La plupart des frontières sont aujourd’hui fermées tandis qu’environ la moitié de la population mondiale est confinée, deux phénomènes inédits à l’origine de la réduction drastique des mobilités. Au cours de l’année 2019, le monde comptait environ 270 millions de migrants internationaux (c’est-à-dire, selon l’ONU, les personnes qui ont changé de pays de résidence pendant plus d’un an), soit environ 3 % de la population mondiale, réfugiés compris. En 2020, la baisse devrait être spectaculaire a fortiori lorsque l’on ne considère pas seulement les migrations internationales ou le critère de résidence d’une année de l’ONU.
En effet, il n’y a pas de définition internationale juridiquement entérinée de ce qu’est un migrant (au contraire du statut de réfugié, reconnu depuis 1951) et le phénomène migratoire recouvre des réalités complexes. Si la différence cruciale entre les migrations et les autres types de circulations (par exemple, le tourisme) repose sur le changement de lieu de résidence, les premières peuvent aussi concerner un large spectre de phénomènes : migrations à l’intérieur d’un État, migrations saisonnières, etc. Cette pluralité de situations et l’absence de définition harmonisée invitent donc à une étude très diversifiée et non linéaire du processus migratoire à l’aune de la crise du COVID-19.
Le Grand Continent vous propose donc de mettre en lumière les changements de logiques migratoires provoqués ou amorcés par le Covid-19. Notre grille d’analyse s’articule autour de quatre questions, qui apparaîtront en filigrane de nos 10 points :
- N’y a-t-il que ralentissement des flux et un raccourcissement des distances parcourues ou d’autres évolutions sont-elles repérables ? Pour quelles catégories de migrants et dans quels pays et régions ?
- Ces changements constituent-ils une intensification des situations précédentes ou leur remise en cause ? Seront-ils temporaires ou s’inscriront-ils dans la durée ?
- Sont-ils la résultante systémique du fonctionnement préalable à la crise ou le produit de décisions récentes en réponse à la crise ?
- Ces évolutions pendant la crise sont-elles choisies ou subies par les migrants ?
1 – Le vocabulaire des migrations
Le discours usuel tend à confondre les différents termes qui définissent de loin ou de près les personnes liées à la migration. Précisons d’abord que dans le langage statistique et institutionnel, un étranger est défini par sa nationalité : est dit étrangère en un pays une personne qui n’a pas la nationalité de ce pays. Elle peut y être née et y avoir toujours vécu ou au contraire y être venue à un moment de sa vie. En revanche, un immigré est une personne née à l’étranger qui a ensuite quitté son pays d’origine pour s’installer durablement (au contraire d’un touriste) dans un autre pays : c’est le processus migratoire qui définit l’immigré. Un immigré peut ensuite acquérir la nationalité du pays d’accueil par naturalisation : il devient alors citoyen de cet État et n’est donc plus étranger, en revanche il est encore un immigré (car il a migré). Il existe ainsi des étrangers immigrés, des étrangers non immigrés et des immigrés non étrangers. Évidemment, ces définitions très précises ne recoupent pas la façon dont étrangers et immigrés sont perçus par l’opinion publique. Il faut ajouter que les enfants des immigrés nés dans le pays d’accueil peuvent ou non avoir la nationalité de ce pays (selon le droit du sol ou du sang qui prévalent) ; dans tous les cas il s’agit de « descendants de migrants » (et non d’« immigrés de seconde génération », terme qui constituent un anglicisme issu de l’anglais second-generation migrant). Le terme « migrant » lui-même n’est pas défini juridiquement – généralement, son emploi désigne ce que nous avons défini plus haut comme « immigré » (une personne dont le statut est lié à un processus migratoire).
De plus, le débat public donne souvent lieu à une opposition entre les « migrants économiques » et les « réfugiés », notamment depuis l’afflux important de personnes étrangères dans l’Union européenne en 2015. Clarifions de ce fait le processus de demande d’asile. Certains personnes fuient leur pays pour demander l’asile dans un autre pays : pendant la procédure de demande d’asile, ils ont donc le statut de demandeurs d’asile. Si l’asile leur est accordé, en particulier s’ils correspondent à la définition du statut de réfugié de 1951 1 (mais il existe d’autres motifs d’asile dans certains États 2), ils obtiennent alors le titre de réfugié, qui se traduit généralement par un titre de séjour pérenne dans l’État d’accueil. Ainsi, techniquement et stricto sensu, un afflux de personnes souhaitant demander l’asile (comme à la frontière gréco-turque) n’est pas à proprement parler un afflux de réfugiés car ce n’est qu’au terme de la procédure de demande d’asile que ce statut peut être accordé.
En revanche, les migrants économiques – notion aux contours flous – désignent en principe des personnes qui souhaitent migrer dans un autre pays pour d’autres raisons que pour demander l’asile ; on appellerait alors migrant économique une personne souhaitant trouver un travail ou cherchant un « avenir meilleur » dans le pays de destination. À cela, il faudrait ajouter d’autres types de migrants, définis encore une fois par la cause de la migration, comme les migrants familiaux (souhaitant rejoindre un proche) ou les migrants climatiques.
Ces éléments de discours tendent cependant à réduire la complexité du processus de migration à une cause unique. De plus, la distinction entre réfugiés et autres types de migrants peut se révéler problématique, car elle peut inciter à distinguer du même coup les « bons » des « mauvais » migrants, entraînant une logique de suspicion généralisée affaiblissant les droits fondamentaux des étrangers, comme le soulignait le Défenseur des droits 3.
2 – L’état des frontières en temps de pandémie
Avant même la mise en place de restrictions sur les déplacements à l’intérieur des territoires nationaux, les restrictions sur les frontières extérieures ont fait partie des premières mesures de défense adoptées par les États contre la pandémie. Dès la fin du mois de mars, la pandémie et les mesures instaurées pour la contrer avaient réduit de manière sans précédent la libre circulation des personnes, y compris au sein des unions régionales. Aujourd’hui, alors que les restrictions à l’intérieur des États s’assouplissent, la crainte d’une seconde vague importée de l’étranger diffère la réouverture des frontières. Dernier exemple en date, la Chine a connu une hausse du nombre de contaminations qui semble avoir été provoquée par le rapatriement de Chinois vivant à l’étranger, passés notamment par la frontière terrestre avec la Russie – de nouvelles restrictions sur les entrées ont été mises en place dans la ville frontalière de Harbin.
En Europe, les degrés de restriction diffèrent : des pays comme la Pologne, la Belgique, la Hongrie ou l’Espagne ont fait le choix de la fermeture totale, l’Allemagne a opté pour une méthode de filtrage intensif en interdisant l’entrée de personnes en provenance de pays européens désignés (notamment la France et le Luxembourg), d’autres pays comme la France ou la Roumanie ont renforcé les contrôles aux frontières. En plus des frontières extérieures de l’Union, fermées depuis le 17 mars, une grande partie de ses frontières intérieures sont aujourd’hui closes, empêchant en particulier le passage des travailleurs saisonniers. En France, la libre-circulation des nombreux travailleurs frontaliers est cependant préservée, à condition que leur activité soit reconnue comme indispensable selon les critères établis par le pays où ils l’exercent. Depuis la fermeture unilatérale de la frontière autrichienne avec l’Italie au début de l’épidémie, l’harmonisation de la gestion des frontières de l’espace Schengen n’a pas été de mise, mais les dernières annonces françaises exemptant de mise en quatorzaine tout arrivant de pays de l’espace européen – les mesures sanitaires y étant alignées – pourraient signifier la volonté d’un retour progressif à la libre-circulation européenne.
En Afrique, les unions régionales comme la CEDEAO ont fermé leurs frontières internes à la circulation des personnes. Sur le continent, 32 pays ont imposé la fermeture totale de leurs frontières : seules les marchandises et l’aide humanitaire sont encore autorisées à circuler.
De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump a annoncé la suspension de l’immigration de résidents permanents en direction des États-Unis. Cas emblématique des possibilités de politisation de la crise sanitaire, il n’a pas hésité à inscrire cette fermeture des frontières dans la lignée du programme « America first » qui a fait son élection, ayant déclaré explicitement que la mesure vise à protéger les citoyens américains de « l’ennemi invisible » qu’est le virus, mais aussi à protéger « leurs emplois ».Notons ainsi que, selon le Pew Research Center 4, 54 % des migrants dans le monde viennent d’un pays qui a fermé partiellement ou complètement ses frontières aux voyageurs. Dans certains pays, dont les États-Unis, l’Espagne, la Bulgarie, le Danemark, la Roumanie, l’Italie, les Pays-Bas ou la Hongrie, les services d’asile ont été suspendus. Selon Frontex, au mois de mars, le nombre des franchissements illégaux de frontières sur les principales routes migratoires européennes a diminué de près de moitié par rapport au mois de février 5.
3 – L’Europe sans pandémie : un continent d’immigration
En 2015, au moment où le continent a connu un afflux important de réfugiés, l’Union européenne accueillait au total 2,4 millions de migrants s’ajoutant et se mêlant à une population de 509 millions d’habitants 6. En 2018, 22,3 millions de personnes, soit 4,4 % de la population totale de l’Union étaient des citoyens non européens 7. À ces chiffres s’ajoutent les 22 millions de citoyens 8 de l’Union européenne qui vivent dans un autre État membre. On observe à l’intérieur du continent, avec des exceptions notables, deux blocs caractérisés par des phénomènes distincts : l’Europe centrale, de l’est, et de sud-ouest, marquée par un phénomène d’émigration et l’Europe de l’ouest, d’immigration.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe occidentale ont connu chacun des périodes d’immigration d’intensité variable : pour la France ce sont les années juste après-guerre, et les années 1970 avec le regroupement familial. Pour l’Allemagne les années 1990, pour l’Italie et l’Espagne les années 2000.
En matière de stock de migrants 9, en 2018 l’Allemagne en compte le plus grand nombre, avec 13,1 millions de personnes (15,7 % de la population totale), suivie par le Royaume-Uni (9,1 millions, soit 13,8,1 % de la population totale) et la France, avec 8,1 millions (12,5 % de la population totale) 10.
En Europe de l’Est, les chiffres sont bien différents : en Roumanie, les migrants ne représentent que 2,4 % de la population, mais le pays figure, à côté de la Pologne, l’Italie, le Portugal et la Bulgarie parmi les pays dont un grand nombre de citoyens vivent à l’étranger 11. À titre d’exemple, 3,6 millions des citoyens roumains et 1,5 millions des citoyens bulgares habitent à l’étranger, sur une population de 19 millions et 7 millions respectivement. À cela s’ajoute une population vieillissante et une politique anti-immigration. Toutefois, malgré le discours politique, la Pologne fait de plus en plus appel à la main-d’œuvre étrangère : selon l’OCDE, le pays, pratiquant de plus en plus activement une politique de migration choisie, est la première destination des migrants temporaires de travail dans le monde 12. En 2018, la Pologne a délivré 1,1 million de nouvelles autorisations à des travailleurs non européens 13.
En ce qui concerne les demandeurs d’asile, en 2018, l’Allemagne était le pays qui accueillait le plus grand nombre de réfugiés en Europe, suivie par la France et la Suède. Par rapport à 2015, quand les réfugiés ont emprunté la route de la Méditerranée orientale pour arriver en Europe, les années 2018-2019 ont vu un flux important sur l’itinéraire de la Méditerranée occidentale. L’Organisation mondiale pour la migration met en évidence également le taux de mortalité dans la Méditerranée centrale, passé de 2,6 % en 2017 à 3,5 % en 2018 et à 10 % en avril 2019 14.
En période d’épidémie, les conséquences d’un autre phénomène migratoire sont en question : la fuite des cerveaux (ou brain drain), migration des travailleurs qualifiés recherchant de meilleures rémunérations ou conditions de travail à l’étranger.
Dans le cas de l’Europe de l’Est, celle-ci touche particulièrement les professions médicales. En plus du manque d’équipements, certains pays peuvent ainsi faire face à la contrainte du manque de médecins : on estime que, depuis 2015, la Roumanie a perdu la moitié de ses médecins. Ainsi, la fédération Solidaritatea Sanitara, estime un déficit de 40 000 salariés dans le secteur public hospitalier (soit 17,5 % du personnel qui serait nécessaire à son bon fonctionnement). À l’inverse, les pays d’arrivée bénéficient de cette main d’oeuvre venue d’Est ou du Sud dans le secteur médical. Les remerciements remarqués de Boris Johnson au personnel médical et tout particulièrement à l’infirmière néo-zélandaise et à l’infirmier portugais qui l’ont pris en charge ont fait office de rappel symbolique de la présence de ces travailleurs immigrés dans les hôpitaux de la NHS britannique.
4 – La baisse des transferts monétaires des migrants à l’étranger, conséquence inévitable de la pandémie
Au mois de mars, plus de 250 000 Roumains sont retournés dans le pays, poussant le président Klaus Iohannis à appeler la diaspora à ne pas tenter de rentrer pour les vacances de Pâques. Au-delà des effets immédiats, une précarisation de la situation des migrants dans les pays d’accueil pourrait avoir des effets économiques importants sur les pays d’origine, à travers la baisse des envois de fonds : pour la Croatie, ceux-ci représentaient 6,3 % du PIB en 2018, pour la Bulgarie et la Lettonie, 3,6 %.
Parmi les victimes collatérales du Covid, on trouve donc les transferts monétaires des migrants vers leur pays d’origine (les remittances ou remesas, parfois traduites par « remises migratoires » en français). La Banque mondiale 15 prédisait fin avril un « repli sans précédent » de ces transferts. Ils devraient chuter d’environ 20 % en 2020, essentiellement parce que les salaires et le taux d’emploi des travailleurs migrants, souvent parmi les plus précaires de la population active, devraient largement baisser.
La situation est problématique pour les pays à revenu faible ou intermédiaire, dont le niveau des ménages dépend souvent en partie de ces transferts et qui pourraient se détourner des dépenses jugées non nécessaires (comme l’éducation des enfants) au profit de la sécurité alimentaire, selon la Banque mondiale. Comme la plupart des indicateurs, ces transferts devraient remonter en 2021, mais sans atteindre le pic record de 2019.
5 – Le statut des migrants en période de pandémie : des réactions politiques diverses
Les migrants font partie des populations les plus vulnérables, les plus susceptibles de ne pas bénéficier d’une sécurité sociale ou d’être employés avec des contrats de travail temporaires. À titre d’exemple, l’OIM estime qu’en Europe, sur la période post-crise économique 2009-14, le taux de chômage des immigrants est resté supérieur à 15 %, soit cinq points de plus que celui des natifs.
La crise du Covid-19 et la fermeture des frontières de certains États membres ont laissé les migrants européens dans des positions précaires et différentes réponses politiques ont été adoptées. Le Portugal a décidé de régulariser les candidats à un titre de séjour pour une période allant jusqu’au 1er juillet : cette régularisation temporaire leur permet ainsi d’accéder aux aides sociales, au chômage et aux dispositifs spécifiques mis en place pendant la crise. La question du travail au noir a également été soulevée en Italie et le ministre pour le Sud et la cohésion territoriale Giuseppe Provenzano a déclaré que « Nous devrons aussi aider ceux qui travaillent au noir ». La ministre de l’agriculture italienne a demandé la régularisation des quelques 600 000 travailleurs en situation irrégulière, le gouvernement ayant reconnu leur rôle essentiel dans les activités de soins et dans la filière agricole pendant le confinement. Le pape François a également pris la parole en défense de ces travailleurs présents dans le domaine agricole. Dans le contexte de la mise en place de mesures de soutien aux salariés et aux entreprises, les travailleurs non déclarés sont en effet hors des radars de l’État et ne peuvent bénéficier de ces aides. En France, des associations de défense des personnes en situation irrégulières, comme La Cimade, demandent également leur régularisation pour assurer leur protection. Des nombreuses mesures ont été adopté dans d’autres pays : la Lituanie, le Canada et la Corée du Sud ont suspendu la déportation des personnes étrangères dont le permis de séjour a expiré, en Pologne les permis de séjour ont été renouvelés automatiquement. Des nombreuses pays ont également mis en place des procédures permettant aux demandeurs d’asile d’accéder au marché du travail, surtout pour les professionnels de la santé : la France et l’Espagne en Europe, New York et New Jersey aux États-Unis ont permis aux réfugiés et aux migrants diplômés de médecine de pratiquer leur métier. Toujours en France, dans le département Seine-et-Marne des réfugiés ont été recruté pour les travaux saisonniers 16.
6 – Un nouveau facteur de tensions à la frontière gréco-turque
Le coronavirus a entraîné la mise entre parenthèses du bras de fer géopolitique entamé par le président Erdoğan à la fin du mois de février, lorsque ce dernier avait menacé 17 l’Union européenne d’ouvrir sa frontière avec la Grèce aux 4 millions de réfugiés présents sur son territoire. Si les négociations prévues fin mars entre l’Union et la Turquie ont été suspendues, l’afflux de personnes et la montée des tensions provoqués par l’annonce d’Erdoğan ont cependant laissé la frontière dans une situation préoccupante en pleine crise sanitaire.
La situation sur l’île de Lesbos, principale porte d’entrée sur l’Europe pour les migrants arrivant de Turquie, est un bon indicateur de la montée des tensions et de l’accroissement de la pression sur la Grèce : la fin du mois de février a été marquée par des manifestations des populations locales, d’une part, et des migrants, d’autre part, dénonçant leurs conditions de vie dans les camps surpeuplés de l’île – le camp de Moria, dont la capacité est de 2 840 personnes, accueille aujourd’hui 20 000 demandeurs d’asile. Du fait de la promiscuité et du manque d’accès aux soins, les habitants des camps sont particulièrement exposés à la pandémie : la diffusion des consignes de distanciation sociale et l’apprentissage des gestes barrières dans les écoles des camps constituent les premiers remparts contre le virus.
L’attention du régime turc est désormais focalisée sur la crise sanitaire et ses conséquences sur l’économie nationale, un test pour l’AKP au pouvoir qui fait déjà face à des critiques 18 de la part du personnel de santé sur sa gestion de la crise. Par ailleurs, le contrôle de sa frontière avec la Syrie 19 reste un autre enjeu de poids qui focalise l’attention d’Ankara. Du côté européen, la crise du coronavirus et l’inquiétude sur la situation sanitaire dans les camps de réfugiés présents sur le sol européen, la Grèce en première ligne, ne fait que rappeler des manquements de la politique migratoire de l’Union déjà présents bien avant la pandémie, à commencer par l’immobilisme sur la question de la répartition des arrivants demandeurs d’asile entre les pays membres.
7 – Les migrations temporaires aux temps du coronavirus
En Europe, le Luxembourg et la Suisse sont les pays qui accueillent le plus grand nombre de migrants temporaires de main-d’œuvre par rapport à leur population. Selon l’OCDE, dans l’Espace économique européen, les migrants temporaires de main-d’œuvre représentent près de 1 % de la population active. Dans ce cadre, en 2017, on dénombre en Europe 2,7 millions travailleurs détachés 20, le principal canal de recrutement temporaire, suivi par 800 000 nouvelles autorisations de travail accordées dans le cadre des programmes saisonniers. À elle seule, l’Allemagne accueille chaque année environ 300 000 saisonniers issus majoritairement des pays d’Europe de l’Est.
S’inscrivant dans une Europe des inégalités territoriales, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence la dépendance des pays d’Europe occidentale à cette main-d’oeuvre peu chère issue d’Europe de l’Est. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont mis à disposition des travailleurs roumains des vols spéciaux pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur agricole. Faute des ressources pour soutenir une catégorie sociale dont le travail saisonnier représente la seule source de revenu, le gouvernement roumain n’a eu qu’à accepter. À l’aéroport de départ, aucune règle de distanciation sociale n’a été respectée. L’Autriche, fortement dépendante de la migration temporaire pour le personnel d’aide-soignants a ouvert ses frontières aux travailleurs arrivant de Slovaquie, de la République tchèque, de la Hongrie et de la Slovénie. Pour le personnel venant de Roumanie, à partir du 2 mai, le gouvernement autrichien a mis en place un train de nuit qui présente, au moins sur le papier, l’avantage de permettre le respect des mesures barrières.
Enfin, en Asie du Sud-Est, le retour des travailleurs migrants dans leurs pays d’origine a provoqué d’importants flux de populations 21 – avec le retour de plus 60 000 Birmans et 15 000 Laotiens, comme l’estime l’OIM 22. Concernant les migrations temporaires internes aux pays, la fermeture des usines, notamment dans le secteur du textile et d’assemblage, a déclenché des retours à domicile des travailleurs, dont l’insécurité économique pourrait s’accroître si l’interdiction des déplacements se prolonge.
8 – En Inde : le Covid dévoile la précarité des migrants internes
Le confinement très rapidement mis en place en Inde par Modi a entraîné une situation catastrophique pour les millions de travailleurs migrants que compte le sous-continent. En effet, le pays abritait en 2011 près de 150 000 migrants internes 23 (sur une population de 1,25 milliard à l’époque) qui ont quitté leur village natal pour chercher un emploi généralement non qualifié et très peu rémunéré, à la journée, en ville. Avec le confinement, nombre d’entre eux se sont retrouvés sans emploi en quelques heures et ont donc eu pour seule solution de rentrer chez eux le plus vite possible dès la mi-mars. La suspension quasi totale des trains et des bus a cependant rendu le retour très ardu : des millions d’Indiens ont marché des dizaines, voire des centaines de kilomètres, dans des conditions d’immense précarité. Il s’agirait du « plus grand exode depuis la partition de l’Inde » 24 (à l’indépendance en 1947). Cette situation de détresse a été redoublée par des mesures sévères prises par certaines autorités, qui ont arrêté et placé en quarantaine, parfois dans des situations de quasi-détention, les migrants qui ne respectaient de ce fait pas les mesures de distanciation sociale. Des images de migrants battus en pleine rue ont beaucoup choqué.
Une situation alarmante pour la Haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU Michelle Bachelet 25, qui a par ailleurs accueilli favorablement l’instruction de la Cour suprême indienne, qui appelait à un traitement humain et non dégradant des migrants. L’État indien a également organisé une distribution de vivres et a encouragé le paiement des salaires. Pourtant, Bachelet considérait que ces solutions n’étaient pas suffisantes et que la « tragédie humaine » se poursuivait sous nos yeux, redoublée par le caractère stigmatisant et discriminatoire du traitement infligé aux migrants.
Il faut dire que la situation actuelle agit comme un grand révélateur de l’immense précarité des conditions des migrants en Inde 26. Les migrants occupent les positions sociales les moins élevées et n’ont aucune chance de mobilité sociale. Si la constitution indienne leur garantit des droits égaux, en particulier de se déplacer librement sur le territoire, les gouvernements national et locaux ne leur offrent jamais un véritable accès aux prestations sociales auxquelles ils ont droit. La hausse des migrations, témoignage de la détresse sociale d’une part importante de la population, se traduit au contraire par un accroissement du discours anti-migrants, devenus boucs-émissaires. « La distanciation sociale ne marche pas sans sécurité sociale », écrivait cependant la journaliste N. Lal. Dans un État où, depuis les victoires du BJP et de Modi, les questions de sécurité ont clairement pris le pas sur le développement 27, il y a fort à craindre pour l’avenir des migrants indiens.
9 – Une crise de la subjectivité nomade : vers le retour à une société sédentaire ?
Le temps de la crise, l’ensemble de nos sociétés ont dû trouver des moyens de se sédentariser. La distinction entre les anywhere nomades et les somewhere sédentaires, amenée par David Goodhart 28 dans le cadre d’une sociologie du vote du Brexit, s’est révélée opérante pour analyser une nouvelle forme de clivage politique et culturel : ce sont non seulement les modes de vie, mais aussi les subjectivités qui peuvent être qualifiées de nomades ou de sédentaires.
Avec la pandémie, ce sont tous les types de mobilités qui sont touchés : du touriste international au migrant saisonnier dans le secteur agricole, en passant par l’universitaire ayant l’habitude de rencontrer ses pairs lors de conférences internationales.
Tous ont dû, suspendre leurs déplacements. Dans le cas européen, ce sont « les 17 millions » de citoyens européens vivant dans un autre État membre qui ont vu la libre-circulation entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil se limiter. Ces émigrés, qui « s’ils étaient un pays, seraient plus peuplés que les Pays-Bas ou que la Belgique, et à peine plus petits que la Roumanie », comme le rappelait Alberto Alemanno, recouvrent un large spectre de catégories sociales et professionnelles. Symptôme d’un glissement du discours sur le spectre nomade-sédentaire, le terme de « relocalisation » 29 a trouvé un nouvel écho à l’occasion de cette crise, comme l’illustre les propos du Président français qui n’a pas hésité à parler de « rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique » comme d’une nouvelle priorité. Si changement de modèle de production il y a, il est peu probable que ce soit vers plus de nomadisme et les nouvelles sédentarités imposées par les circonstances pourraient même se muer en choix stratégique.
10 – Vers une future « crise migratoire » ?
La question de « l’après » est toujours très épineuse, a fortiori dans le contexte actuel d’une crise sanitaire et économique généralisée au monde entier. Dans un article de Politique internationale publié le 5 avril dernier 30 et repris depuis par plusieurs médias, l’ancien directeur du FMI Dominique Strauss-Kahn consacrait quelques réflexions au futur des migrations, parmi d’autres considérations sur l’économie mondiale post-pandémie. Pour DSK, dans les pays en développement, les plus démunis pâtiront directement de la crise économique mondiale, aussi bien que la « classe moyenne émergente » qui a acquis une certaine fortune et un statut social dans les secteurs tournés vers l’exportation ou le tourisme. Les processus de relocalisation partielle de la production dans les pays développés et le ralentissement des mobilités mondiales pourraient ainsi appauvrir considérablement ces personnes.
Si la crise fait émerger un sentiment d’appartenance commune des sociétés humaines et d’interdépendance – alors même que les individus n’ont jamais été aussi isolés que depuis le confinement – elle pourrait donc s’accompagner à moyen terme de flux migratoires renforcés vers les pays développés, lorsque les frontières seront rouvertes, et en particulier l’Europe, dont la politique migratoire n’est en rien claire et unifiée. DSK propose une pluralité de politiques pouvant modifier le volume de ces flux, allant de la risposte budgétaire unifiée à des politiques monétaires massives, en passant par l’allègement des dettes des pays les plus pauvres 31. Pourtant, il n’est pas sûr que la fragmentation du monde actuel et des politiques nationales arrive à répondre efficacement à cette question.
On le sait, l’Afrique sera durement frappée par le virus 32. Remarquons cependant que les prévisions de croissance de nombreux pays en développement (et en particulier en Afrique) sont bien meilleures que celles des pays développés, selon le FMI.
Face à ces données, il semble raisonnable de se demander si les citoyens de pays en développement décideront d’émigrer vers l’Europe. Cette carte souligne combien les migrants risquent de ne pas être vraiment attirés par une région où la croissance économique sera atone pour de longs mois, voire de longues années. De plus, la politique migratoire des États européens est rapidement passée d’une situation assez frileuse avant la crise à une fermeture complète des frontières ; il n’est pas sûr que le continent européen se révèle particulièrement attractif pour les migrants hors Union en 2021, d’autant que la migration n’est jamais un phénomène anodin mais a bien un coût important, financièrement et en matière de capital social. De ce fait, les années 2021-2023 pourraient être davantage celles d’un accroissement de la diversification des destinations migratoires vers des horizons non-européens peut-être plus accueillants, ou alors d’une augmentation de l’immigration irrégulière vers l’Europe dans un contexte de contrôles renforcés des frontières. Au niveau interne, nous l’avons souligné, la pandémie a mis en évidence la dépendance des économies de l’Europe de l’Ouest de de la migration saisonnière issu majoritairement des pays est-européens. Des nombreuses questions concernant avant tout la précarité et le manque d’un système de protection sociale au niveau européen de cette main d’oeuvre, peu chère, restent à être adressées.
Si l’Europe devait faire face à des flux migratoires plus importants dans les années à venir, rappelons tout de même la question principale de ce que le débat courant appelle « crise migratoire », comme en 2015 : il s’agit moins d’afflux absolument impossibles à résorber que d’une crise des politiques pour y faire face. Ce n’est peut-être pas une crise migratoire mais une crise de la politique, une crise de l’Europe. Le Défenseur des droits soulignait déjà que la notion même de « crise » pouvait amener à considérer que la situation résultait de la fatalité, comme une « tragédie » ou un « drame », et qu’elle provenait moins de choix politiques, à la fois nationaux et européens 33. De même, lors de notre cycle Une certaine idée de l’Europe du printemps 2018 34, l’historien Patrick Boucheron partageait une analyse similaire de l’année 2015 : cela ne l’étonnerait pas si des historiens du futur marquaient la fin du grand récit européen en 2015, qui mêlait “la crise de la dette grecque, la crise de l’Europe face à l’accueil des réfugiés et la crise de la démocratie”. Face au Covid-19 et à ses conséquences, il semble que le même constat pourrait donc se faire jour : « On peut s’accorder, au fond, pour dire que ce qui manque à l’Europe, aujourd’hui, ce que le mot même de construction européenne désigne comme manque, c’est une politique. »
Sources
- Selon la convention de Genève relative au statut de réfugiés du 28 juillet 1951, le statut de réfugié est délivré à « toute personne qui […] craignant avec raison d’être persécutée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays. »
- En France, l’asile constitutionnel peut être attribué à « toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté » (Constitution de 1946 ; alinéa 4 du Préambule).
- Défenseur des droits, 9 mai 2016, Les droits fondamentaux des étrangers en France.
- Phillip Conor, “More than nine-in-ten people worldwide live in countries with travel restrictions amid COVID-19”, Pew Research Center, 1er avril 2020.
- Frontex, Situation at EU external borders in March, 2020-04-16
- François Héran, Migrations et sociétés, Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi 5 avril 2018.
- Données Eurostat.
- Chiffres pour 2017, IOM.
- Nombre de personnes nées dans un pays autre que celui dans lequel elles vivent à un moment précis.
- OCDE Migration data, les données incluent les personnes nées à l’étranger avec la nationalité de leur pays de résidence actuel. En terme de population étrangère (personnes ayant conservé la nationalité de leur pays d’origine) selon l’OCDE, en 2018, l’Allemagne comptait 12,9 % de sa population, le Royaume-Uni 9 %, la France 7,1 %.
- Selon l’Organisation Internationale Pour les Migrations.
- https://read.oecd-ilibrary.org/social-issues-migration-health/international-migration-outlook-2019/summary/french_0262a434-fr#page1
- Données OCDE, 2019.
- Selon l’Organisation Internationale Pour les Migrations.
- Banque mondiale, “Selon la Banque mondiale, les remises migratoires devraient connaître un repli sans précédent dans l’histoire récente”, 22 avril 2020.
- Pour un aperçu complet des mesures prises par les États à travers le monde : https://www.odi.org/migrant-key-workers-covid-19/
- FILL Alice, Chronique d’une crise annoncée : tension et violence à la frontière gréco-turque, Le Grand Continent, 17 mars 2020
- CAILLAUD Matthieu, Épidémie de coronavirus : la situation préoccupante de la Turquie, Le Grand Continent, 8 avril 2020
- CAILLAUD Matthieu, Erdoğan en route vers son rêve syrien, Le Grand Continent, 13 janvier 2019
- L’OCDE définit les travailleurs détachés comme suite : Travailleurs salariés ou indépendants qui exercent généralement leur activité dans un autre pays membre tout en restant affiliés au système de sécurité sociale de leur pays d’origine. Le détachement ne peut excéder 24 mois.
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- GOODHART, David, The Road to somewhere, Londres, C. Hurst & Co, 2017
- Retrouver le sens des responsabilités : un effort commun pour augmenter la production de masques médicaux en Europe
- D. Strauss-Kahn, 5 avril 2020, “L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise”, Politique internationale.
- H. de Vauplane, 9 avril 2020, “Covid-19 : Faut-il annuler les dettes abyssales à venir des États ?”, Le Grand Continent.
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- P. Boucheron, 1er mai 2019, “Ce qui a manqué à l’Europe” in Groupe d’études géopolitiques, Une certaine idée de l’Europe