Buenos Aires. Depuis quelques jours, plusieurs articles sur les conditions de vie des habitants de quartiers populaires1 dans les pays en voie de développement ont été publiés en France2, ce qui a permis de mettre en évidence les débats autour du Covid-19 qui traversent à l’heure actuelle l’ensemble de ces pays. Que ce soit à cause de leur position inégale sur le marché du travail, ou de l’absence des infrastructures de services urbains -notamment ceux permettant l’accès à l’eau potable- et du surpeuplement qui caractérisent leurs espaces de vie, ces articles tendent à souligner les potentielles conséquences dramatiques de l’actuelle crise sanitaire sur ces populations. 

En Amérique latine, les différentes stratégies adoptées par l’Argentine, par le Brésil et par le Mexique par rapport à cette question s’inscrivent plus largement dans leurs conceptions divergentes quant à la gestion de la crise sanitaire. Cependant, elles révèlent aussi l’état actuel des relations entre les secteurs populaires et les systèmes politiques de ces trois pays. L’analyse de celles-ci permet de reconnaître certains défis ou opportunités auxquels pourraient faire face Alberto Fernández, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) et Jair Bolsonaro quant au maintien des niveaux de gouvernabilité, qui reposent sur des styles populistes3 différenciés, pendant -et après- cette crise sanitaire.

En Argentine, allier confinement et protection des secteurs populaires est possible

En Argentine, 4 millions de personnes habitent dans des quartiers populaires. Quelques jours après que l’isolement social, préventif et obligatoire a été décrété par Alberto Fernández, nombreuses organisations politiques de base et de la société civile ont commencé à réaliser plusieurs campagnes dans la presse pour mettre en évidence les difficultés associées à la conformité des habitants de ces espaces aux mesures prévues dans le cadre de la crise sanitaire. En reconnaissant ces difficultés, le gouvernement a, tout d’abord, proposé la mise en place de quelques mesures économiques compensatoires, notamment un versement depuis l’État de 10.000 pesos (soit 140 euros au taux de change officiel) aux travailleurs indépendants et autonomes formels des catégories les plus basses, ainsi qu’à tous les travailleurs du service domestique et tous les travailleurs informels4.

Alors que la consigne officielle du gouvernement a été jusqu’à présent celle de « Quedate en tu casa » (Reste chez toi), la prolongation de l’isolement social, obligatoire et préventif jusqu’au 12 avril a été annoncée avec une transformation de celle-ci : « Quedate en tu casa, Quedate en tu barrio » (Reste chez toi, Reste dans ton quartier)5. D’autres gestes symboliques du gouvernement ont aussi vu le jour, notamment une vidéo dans laquelle Alberto Fernández est accompagné de cinq curés qui travaillent dans des bidonvilles de Buenos Aires -l’Église catholique étant un acteur social essentiel dans ces espaces-, selon lesquels « dans les quartiers populaires, il est aussi possible de se conformer au confinement »6

Le gouvernement est en train de travailler avec les municipalités, les gouverneurs et les organisations sociales pour mettre en place des coopératives afin d’employer les habitants au sein de leurs mêmes quartiers jusqu’à la fin de la crise sanitaire. L’idée est d’assurer le versement d’allocations à ces populations en contrepartie de la réalisation de petits travaux (construction de trottoirs ou maintenance des centres communautaires), dans le cadre du confinement à l’échelle des quartiers populaires7.

Au Mexique, l’impossible confinement face à la fragilité d’une économie majoritairement informelle

Comme dans beaucoup de pays développés, la question des risques d’une paralysie économique s’est imposée dans le débat public au Mexique, le président lui-même ayant nié jusqu’à très récemment tout besoin de procéder à un confinement de la population. À différence de l’économisme ultra-libéral sur lequel reposait le rejet initial des stratégies de confinement de Donald Trump, Boris Johnson ou Jair Bolsonaro, AMLO a défendu sa position en faisant appel au « mauvais héritage du modèle néolibéral », c’est-à-dire un taux d’emploi informel de la population active supérieur à 50 %8. La raison pour laquelle une paralysie économique représentait un risque devait se trouver justement dans le secteur populaire.  

En reconnaissant son admiration pour tous ceux qui se sont employés dans les secteurs de l’économie informelle, au lieu d’avoir intégré le crime organisé, AMLO a annoncé quelques mesures, parmi lesquelles la mise à disposition de 500.000 crédits pour des entreprises informelles, ainsi que le versement de subventions à des personnes âgées, des étudiants ou des enfants handicapés par le Secrétariat du Bien Être9. Dans un pays dans lequel le nombre d’habitants des quartiers populaires est inconnu – Techo, organisation de la société civile avec une forte présence en Amérique latine, a mené en justice l’Institut National de Statistique et Géographie (Inegi) pour l’obliger à octroyer cette information -, aucune mention de la réalité vécue dans ces espaces, au delà de leur intégration inégale au marché du travail, n’a pas été faite de la part du gouvernement. 

Au Brésil, quelques mesures qui arrivent trop tard après un déni aveugle du Covid-19

Ces derniers jours, la décision du Comando Vermelho, la plus grande organisation du crime liée au narcotrafic au Brésil, d’instaurer un couvre feu dans trois favelas cariocas a largement circulé sur les réseaux sociaux et médias européens10. C’est la preuve de l’incroyable persistance d’une réalité bien connue depuis quelques années, c’est-à-dire la structuration de la quotidienneté des habitants des quartiers populaires au Brésil par le crime organisé. La notoriété -voire même sa validation- chez un public étranger de cette réalité peut seulement s’expliquer par le déni aveugle de Jair Bolsonaro quant au Covid-19, qualifié par lui-même le 24 mars d’une « gripezinha » (petite grippe). Alors qu’un jour avant il avait déjà fait marche arrière par rapport à une mesure qui permettait aux entreprises de ne plus payer ses employés pendant quatre mois, le président brésilien est à l’heure actuelle en train de mettre en place quelques mesures économiques compensatoires, notamment pour les travailleurs de l’économie informelle. La Chambre des députés a approuvé une aide de 600 reais par mois (soit 105 euros au taux de change officiel) pendant trois mois, un montant trois fois supérieur à ce qui avait été initialement prévu par le pouvoir exécutif11. Cette aide doit encore être approuvée par le Sénat au cours de la première semaine d’avril, ce qui met en évidence l’inefficacité avec laquelle le gouvernement est en train d’agir pour offrir une réponse. Cela est d’autant plus vrai que les mesures fondées sur l’économisme défendu par Bolsonaro avaient été mises en place par des décrets présidentiels. 

Défis et opportunités pour des styles populistes différenciés

On a tendance soit à considérer le couple Alberto Fernández – AMLO comme l’expression du renouveau d’une gauche populaire en Amérique latine – ou populiste, pour leurs détracteurs -, soit à faire des parallélismes entre les styles populistes du président mexicain et Jair Bolsonaro malgré leurs différences idéologiques. L’étude des stratégies adoptées par leurs gouvernements face au Covid-19, par rapport aux secteurs populaires, contribue à donner quelques éléments pour approfondir ces positions. 

En Argentine il y a eu une rapide contestation de la part des secteurs populaires, grâce à des acteurs sociaux ancrés territorialement, de l’adaptabilité des mesures de confinement à la réalité des espaces d’habitat informels. Le gouvernement d’Alberto Fernández a proposé très vite des mesures économiques compensatoires, mais s’est aussi mis rapidement en communication avec ces mêmes acteurs sociaux pour dresser une stratégie communicationnelle et construire des instruments d’intervention dans les quartiers populaires pour réduire le risque d’un éclatement social. Le confinement, qui a été adopté très tôt, a été perçu de façon très positive par les classes moyennes supérieures historiquement anti-péronistes, ce qui s’est traduit par une considérable augmentation de l’image positive du président (79 %). Bénéficiant d’une forte légitimité, même parmi ceux qui n’ont pas voté pour lui, si les mesures mises en place pour protéger les secteurs populaires se révèlaient efficaces, le gouvernement d’Alberto Fernández ne devrait pas connaître un impact considérable sur les niveaux de gouvernabilité de l’approfondissement de la crise économique. L’efficacité des mesures semble être assurée puisqu’elles sont issues d’un consensus avec les acteurs qui ont une capacité organisationnelle suffisante pour mettre en péril la stabilité du gouvernement. Le maintien des niveaux de gouvernabilité pendant la crise sanitaire n’a pas eu pour l’instant recours à la désignation discursive d’un ennemi, un dispositif assez habituel du péronisme12, particulièrement durant les gouvernements Kirchner13.

Au Mexique, au contraire, AMLO s’est basé sur une confrontation avec le modèle socio-économique qui a caractérisé le Mexique depuis l’arrivée au pouvoir de Carlos Salinas de Gortari en 1988, au delà de quelques mesures économiques dont l’efficacité semble redoutable, notamment dans un pays qui, à différence de l’Argentine, n’a pas connu des problèmes macroéconomiques majeurs ces dernières années. L’absence de mesures territorialisées organisées autour des acteurs présents dans les quartiers populaires peut signifier deux choses : 

  1. Tout d’abord, il pourrait s’avérer qu’AMLO ne conçoive pas celles-ci comme des instruments qui permettraient de garantir les niveaux de gouvernabilité, notamment parce que cela peut être réalisé grâce à de dispositifs discursifs et assistancialistes. D’ailleurs, le président mexicain avait coupé tout type d’aide étatique aux organisations sociales ou de la société civile début 2019 sous prétexte de leur supposée corruption -un autre ennemi discursif du Peje. Dans le contexte actuel de crise sanitaire, cette stratégie, qui puise probablement ses racines dans la volonté de désactiver tout type de capacité organisationnelle qui pourrait constituer une menace pour la stabilité de son gouvernement, peut aboutir à des résultats dangereux. Avec une légitimité en décroissance depuis trois mois14, renforcée par les (inexistantes) décisions prises par rapport au Covid-19 jusqu’à très récemment, l’instabilité potentielle qui pourrait se déclencher par les turbulences économiques dans les quartiers populaires constituerait une menace si les dispositifs discursifs et assistancialistes s’avéraient inefficaces. 
  2. Tout de même, il pourrait s’avérer qu’un calcul politique ait été réalisé et que le gouvernement d’AMLO considère qu’il n’existe aucune capacité organisationnelle des secteurs populaires. C’est une option tout à fait plausible, si nous prenons en compte l’évolution de la capacité d’action et de négociation d’acteurs sociaux enracinés dans les espaces d’habitat informel au Mexique15, largement impactés par les mécanismes historiques de cooptation du Partido Revolucionario Institucional (PRI) jusqu’à la fin des années 1990 et par la récente augmentation de l’influence du crime organisé. Dans ce cas là, les niveaux de gouvernabilité pourraient se voir affectés si les dispositifs discursifs et assistancialistes s’avéraient très inefficaces, et l’image positive du président réduite considérablement, particulièrement parmi sa base électorale. 

Au Brésil, la persistance de la structuration par le crime organisé de l’expérience vécue des habitants de quartiers populaires, observable encore dans le contexte actuel de crise sanitaire,  constitue aujourd’hui un des rares éléments qui pourraient être mobilisés par Jair Bolsonaro pour contrebalancer sa perte de légitimité, l’instabilité politique croissante -mise en évidence par l’organisation de mesures parallèles par les gouverneurs des États ou la colère des membres du Congrès face aux décrets présidentiels- et l’inefficacité de mesures contradictoires et tardives. Pour rappel, l’appui des secteurs populaires au président brésilien lors des dernières élections, qui avait été perçu comme contradictoire par certains médias européens, s’expliquait en partie par cette réalité16. Il semble néanmoins très peu probable que cela puisse aboutir à un maintien des niveaux de gouvernabilité. Compte tenu du contexte actuel, le président brésilien peut seulement espérer que l’impact du Covid-19 ne soit pas si catastrophique, au moins sur l’économie.  

L’analyse des stratégies adoptées par les gouvernements d’Alberto Fernández, d’AMLO et de Jair Bolsonaro face au Covid-19, notamment par rapport aux enjeux qui surgissent depuis les secteurs populaires, rend compte des différences considérables quant à leurs styles populistes. Dans le cas argentin, les dispositifs discursifs laissent place à un pragmatisme qui constitue plutôt une nouveauté. Au Mexique, il semblerait qu’un style populiste de gauche plus classique persiste. La réaction hostile persistante contre le modèle antérieur -sans nécessairement s’attaquer vraiment aux fondements structurels de celui-ci- peut s’avérer insuffisante dans ce contexte. Enfin, au Brésil, il est fort probable que les stratégies populistes d’extrême droite adoptées jusqu’ici se révèlent complètement inefficaces.

Sources
  1. Le terme de « quartier populaire » est souvent associé à celui de « quartier informel » en Amérique latine. La diffusion d’images qui mettent en scène le contraste entre des favelas (Brésil) ou villas miseria (Argentine) et l’architecture des zones résidentielles ou des quartiers d’affaires a contribué à construire une représentation collective du « quartier populaire » latino-américain, caractérisé notamment par des densités très élevées et une trame urbaine irrégulière. Cependant, l’impossibilité de démontrer légalement la possession des logements ou l’absence d’infrastructure de services ou équipements qui définissent une ville peut se présenter dans des espaces dont les caractéristiques territoriales peuvent être bien différentes. C’est le cas, par exemple, des lotissements pirates, qui présentent une trame plus organisée et des densités généralement bases : asentamientos (Argentine), colonias populares consolidés sur des ejidos (Mexique).
  2. MEYERFELD Bruno, Au Brésil, la peur du coronavirus atteint les favelas, Le Monde, 27 mars 2020
  3. GRESSANI Gilles, Le populisme est un style, Le Grand Continent, 4 octobre 2019
  4. Ingreso Familiar de Emergencia, Site web de l’Administration Nationale de la Sécurité Sociale (ANSES)
  5. DA EMPOLI Giuliano, Les apprentis-sorciers européens de la pandémie contrôlée, Le Grand Continent, 15 mars 2020
  6. MERCADO Silvia, “Quedate en tu barrio”, la consigna del Gobierno para los sectores más vulnerables del conurbano bonaerense, Infobae, 27 mars 2020
  7. VALES Laura, La cuarentena en los barrios populares, Página 12, 23 mars 2020
  8. AMLO : “Mala herencia del modelo neoliberal” impide que México pare totalmente por COVID-19, Sin Embargo, 27 mars 2020
  9. Estos son los apoyos que dará el gobierno de AMLO por la contingencia sanitaria, Expansión Política, 25 mars 2020.
  10. LOTHAIRE Fanny, Au Brésil, la lutte contre la propagation du coronavirus s’apparente à une lutte des classes, France24, 27 mars 2020
  11. BRANT Danielle, Câmara aprova ajuda de R$ 600 a informais, e mãe chefe de família receberá R$ 1.200, Folha de S. Paulo, 26 mars 2020
  12. DE IPOLA Julia, Les paris du péronisme à la veille des présidentielles en Argentine : l’attrait du flou, Le Grand Continent, 7 août 2019
  13. Les mesures d’Alberto Fernández ont été approuvées par la grande majorité des forces politiques –Juntos por el Cambio inclus. Dans un pays caractérisé par une extrême polarisation, nous assistons aujourd’hui à un moment politique dans lequel la coopération est plus valorisée que la confrontation. Surprenament, la seule politique d’État qui était jusqu’à présent construite de façon concertée par différents acteurs politiques et sociaux était celle de l’intégration sociale et urbaine des quartiers populaires (cf. BOSCH Felipe, Le consensus (im)possible en Argentine depuis l’urbain ?, Le Grand Continent, 5 mars 2020)
  14. Popularidad de López Obrador cumple 12 semanas a la baja, Infobae, 22 mars 2020.
  15. Pendant les années 1970 et 1980, le Mexique a connu le surgissement de nombreuses organisations de base ancrées dans les quartiers populaires qui contestaient notamment l’organisation du système politique mexicain autour de l’hégémonie du Partido Revolucionario Institucional (PRI). Le Movimiento Urbano Popular (MUP) en est un.
  16. BOSCH Felipe, Le quartier informel formalisé en Amérique latine, Le Grand Continent, 29 octobre 2018.