Paris. Ces derniers mois ont donné lieu à des développements importants dans la bataille mondiale qui se livre autour de l’économie de plateformes – dont les secteurs les plus emblématiques sont celui des services de taxi (avec des firmes comme Uber et Lyft) et des livraisons de repas (Uber Eats, Deliveroo, Take eat easy). Ces formes nouvelles ont donné lieu à de nombreuses contestations, de la part des taxis traditionnels par exemple, ou bien de la part des travailleurs par des actions de grève ou d’appel au boycott. La répartition mondiale de ces actions syndicales d’un genre nouveau vient d’être cartographiée par l’European Trade Union Institute (ETUI), qui a développé pour l’occasion un indicateur spécifique, le Leeds index of platform labour protest. 1
Mais l’un des domaines les plus actifs de cette lutte est celui du droit, et plus précisément du droit de travail. En effet, le propre de ces plateformes est de se définir elle-même comme de simples interfaces entre les travailleurs (chauffeurs ou livreurs par exemple) et leurs clients. Ainsi, selon son propre discours, Uber ne vendrait pas aux clients des services de taxi, mais simplement son algorithme de mise en relation permettant aux clients et aux chauffeurs de se rencontrer. Les travailleurs seraient donc des autoentrepreneurs indépendants, et non des salariés. L’enjeu est pourtant de taille, car c’est le statut de salarié qui donne accès au droit du travail dans toutes ses dimensions : salaire minimum, limitation du temps de travail, cotisations patronales, règles d’hygiène et de sécurité, réglementation des licenciements, éventuellement syndicalisation et conventions collectives.
La question juridique n’est pas simple à trancher. Les plateformes remplissent certains caractères du travail indépendant, car les travailleurs choisissent leurs horaires et possèdent leurs moyens matériels de travail (le véhicule dans le cas de chauffeurs ou de livreurs), ou y accèdent indépendamment de la plateforme. Mais on y retrouve aussi des caractères du travail salarié comme le fait que le travailleur ne choisit pas ses prix, voit sa position surveillée par la plateforme, et se voit appliquer des sanctions, notamment la « déconnexion », s’il ne suit pas les incitations de l’application. C’est cette équivocité qui donne lieu à une jurisprudence mouvementée, dépendant évidemment des diverses législations nationales. La carte ci-dessous montre certaines des décisions de ces trois derniers mois. 2
Revenons brièvement sur certaines des situations nationales les plus remarquables.
En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a souhaité mettre fin aux revirements de jurisprudence en se prononçant par la voie législative en faveur des plateformes. C’était l’un des buts de la Loi d’orientation des mobilités : les plateformes sont invitées à proposer unilatéralement une Charte sociale, ce qui les prémunirait ensuite contre la reclassification par la justice des travailleurs en salariés (§44). C’est ce paragraphe que rejette le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 décembre 2019. La situation reste donc jugée au cas par cas par les différentes cours de justice. Ainsi, le 29 janvier 2018, le Conseil des Prud’hommes de Paris jugeait qu’un chauffeur Uber était un travailleur indépendant. Il est possible que la tendance soit à la requalification en salariés, depuis la décision de la Cour de cassation du 28 novembre 2018 sur la plateforme Take eat easy, citée par le Conseil des Prud’hommes de Paris dans une décision du 6 février 2020 qui condamne Deliveroo pour « travail dissimulé ».
En Italie, la Cour d’appel de Turin avait, par sa décision du 11 janvier 2019, créé une insécurité juridique : sans requalifier le livreur Foodora comme salarié, elle lui avait reconnu certains droits du travail, mais pas tous. La situation devient plus claire à partir de la décision de la Cour de cassation du 24 janvier 2020 : désormais tout travail organisé par autrui (lavoro etero-organizzato) bénéficie de l’ensemble du droit du travail, sauf convention collective spécifique. 3
Aux Etats-Unis, deux développements récents majeurs vont en sens contraire l’un de l’autre. D’un côté, la Cour suprême de l’État de Californie a établi le 30 avril 2018, à l’occasion d’un procès impliquant la plateforme Dynamex, que tout travailleur contractuel était salarié, à moins que la plateforme ne puisse prouver que les trois critères, dits ABC, soient remplis. Les deux critères les plus importants sont : A) le travailleur n’est pas effectivement sous le contrôle et la direction de la plateforme ; B) l’activité du travailleur n’est pas le cœur de métier de la firme. Cette décision de justice a été adoptée comme loi le 18 novembre 2019 sous le nom de California Assembly Bill 5, ou AB5, et est entrée en vigueur le 1er janvier 2020. Pour pouvoir échapper au critère A, Uber a au cours du mois de janvier tenté plusieurs modifications de son application pour laisser plus d’autonomie au chauffeur : il a plus d’informations à l’avance sur la course, et n’est pas pénalisé s’il la refuse ; des essais localisés ont été faits pour que le chauffeur participe à la fixation du prix. En parallèle, Uber, avec d’autres firmes, a demandé un référendum d’exemption ; elles ont ensemble mis 90 millions de dollars dans la campagne pour que les électeurs californiens la leur accordent. Mais les institutions fédérales se sont prononcées en sens contraire, puisque le National Labor Relations Board a émis le 16 avril 2019 un mémorandum soutenant que les chauffeurs Uber sont bien des indépendants. Cela s’inscrit dans une série de décisions prenant parti pour les employeurs, prises par l’institution depuis que la majorité de ses membres ont été nommés par Trump. 4
Le Brésil est le second plus grand marché pour Uber, avec, selon la firme, 600 000 chauffeurs et 22 millions d’utilisateurs. La situation juridique des travailleurs de plateforme y a connu plusieurs péripéties. En 2017, les tribunaux du travail (Vara do trabalho) de Belo Horizonte avaient pris des décisions contradictoires concernant des plateformes de taxi, qualifiant parfois le chauffeur d’indépendant (p.ex. 43e chambre, 20 juillet 2017), et parfois de salarié (p.ex. 42e ch., 12 juin 2017). Mais deux décisions récentes, par les plus hautes instances de la justice brésilienne, se sont prononcées en faveur d’Uber : la décision du Superior Tribunal de Justiça le 28 août 2019, puis la décision du Tribunal superior do Trabalho du 5 février 2020. Toutes deux font des chauffeurs des indépendants, au motif, notamment, de leur liberté dans le choix des horaires.
Liens
- Landesarbeitsgericht de Munich, décision du 4/12/2019.
- Parlement basque (Eusko Legebiltzarra), résolution non contraignante du 12/12/2019.
- Cour de cassation, Rome, décision du 24/1/2020.
- Tribunal Superior de Justicia de Madrid (Sala de lo Social), décision du 3/2/2020.
- Tribunal superior do trabalho, Brasilia, décision du 5/2/2020 .
Sources
- S. Joyce, D. Neumann, V. Trappmann et Ch. Umney, “A global struggle : worker protest in the platform economy”, ETUI Policy Brief, n° 2/2020
- Nous tirons ces données de l’impressionnant travail de recensement du juriste espagnol Ignasi Beltran de Heredia Ruiz
- A. Aloisi, V. de Stefano, “Delivering employment rights to platform workers”, Rivista Il Mulino, 31 janvier 2020
- A. Jaret et J. Rutter, “Ringing the alarm at the NLRB”, On labor, 6 février 2020