Le ministère français des Armées a publié en septembre 2019 un document de communication « La France et les nouveaux enjeux stratégiques en Arctique ». Le livret, long de douze pages, présente en plusieurs points thématiques les principaux enjeux qui lient la France à l’Arctique. Les questions de gouvernance, de changement climatique et de présence militaire française y sont abordées à travers une série de courts textes explicatifs, de cartes et d’infographies. La publication de ce document fait suite à une série d’engagements de la France dans le Grand Nord, qui a présenté en 2016 sa première politique arctique intitulée « Le Grand défi de l’Arctique. Feuille de route nationale sur l’Arctique ». La France se revendique comme une nation polaire, ce qu’elle justifie par sa longue histoire d’exploration et de recherche. Dans ce document, il est rappelé que la France est aujourd’hui un État observateur du Conseil de l’Arctique, possède une station de recherche dans l’archipel norvégien du Svalbard et déploie même une activité militaire dans la région.

Le document français, petit fascicule, a fait échos parmi les acteurs de la région. C’est en particulier sa préface, signée de la ministre des Armées Florence Parly, qui a fait réagir. Celle-ci insiste sur l’importance stratégique de l’Arctique, qui « pourrait un jour constituer un espace de confrontation ». Elle compare la région, reprenant une déclaration de l’ancien ambassadeur des pôles Michel Rocard, à « un deuxième Moyen-Orient » et va jusqu’à affirmer que « l’Arctique n’appartient à personne » et « pourrait un jour “constituer un espace de confrontation” » . De vives réactions ont été émises à la suite de cette préface, en particulier de Norvège, dont le ministère des Affaires étrangères a fait savoir son profond désaccord1.

La déclaration française a une visée avant tout descriptive et expose les enjeux stratégiques du changement climatique en Arctique ainsi que les actions menées par le ministère des Armées dans la zone. Peut-on pour autant comparer les enjeux arctiques à la situation du Moyen-Orient ? L’Arctique n’appartient-il vraiment à personne ? La région va-t-elle devenir un espace de confrontation ? Nous proposons de revenir sur ces trois affirmations émises par le ministère des Armées et qui font débat. Il s’agira ici de déconstruire l’idée selon laquelle l’Arctique serait un no man’s land juridique à la merci des appétits d’acteurs et des conflits qui peuvent en découler, et analyser les raisons d’une politique française arctique si peu visible sur la scène internationale.

« Il s’agira ici de déconstruire l’idée selon laquelle l’Arctique serait un no man’s land juridique à la merci des appétits d’acteurs et des conflits qui peuvent en découler, et analyser les raisons d’une politique française arctique si peu visible sur la scène internationale. »

1 – L’Arctique est un ensemble de territoires et de mers largement appropriés juridiquement

L’Arctique, un espace bien délimité dans le cadre des souverainetés nationales

L’engouement ravivé pour les questions de souveraineté en Arctique peut être daté du 2 août 2007, l’année où une expédition russe a planté un drapeau russe en titane au pôle Nord, à plus de 4200 mètres de profondeur sous l’océan. Les conséquences médiatiques de cet événement à portée d’abord scientifique, mais évidemment aussi politique, ont été immédiates. Dans les jours et les mois suivants, la presse s’est empressée d’y voir une revendication de Moscou sur le pôle Nord, et plus généralement les débuts d’une nouvelle Guerre froide pour les territoires et mers arctiques2. Mais ce geste, hautement symbolique, sans conteste une prouesse scientifique, n’avait aucune valeur juridique et ses conséquences politiques sont restées très limitées.

L’Arctique est-il un territoire à s’approprier ? La question s’est posée plus récemment encore, au mois d’août 2019 avec la proposition du président Donald Trump d’acheter le Groenland. La réponse a cependant été sans appel : le territoire n’est pas à vendre. En 2019, l’Arctique n’est pas un espace à s’approprier : c’est déjà un espace régi par le droit international et sous la souveraineté de huit États au nord du cercle polaire.

Il faut sans doute commencer par rappeler, que, contrairement à l’Antarctique, l’Arctique est d’abord un océan entouré de continents. L’Arctique est à ce titre soumis au régime juridique de la Convention des Nations-Unies pour le Droit de la Mer (CNUDM), dite Convention de Montego Bay. Il n’existe plus de terre qui ne soit pas revendiquée dans la région, à l’exception d’Hans Island (Tartupaluk en groenlandais) un petit rocher d’à peine plus d’1 km2 situé entre le Groenland et l’archipel arctique canadien. Les frontières maritimes sont pour la grande majorité établies et l’accord de 2010 entre la Norvège et la Russie pour la délimitation de la frontière en mer de Barents témoigne d’une volonté politique de régler la question.

Un espace aux revendications territoriales encadrées par le droit de la mer

La CNUDM précise la souveraineté sur les espaces maritimes, découlant de la souveraineté sur les territoires. Elle est ratifiée par tous les pays du pourtour de l’océan, à l’exception des États-Unis qui en respectent malgré tout le principe. Elle définit les zones maritimes selon le découpage suivant :

  • La ligne de base est celle qui définit la limite entre les eaux intérieures et la mer territoriale. Il existe plusieurs façons de la définir, selon le tracé de la côte. C’est à partir de cette ligne que sont délimitées les autres zones et sa position est donc très importante. Les eaux intérieures sont situées avant la ligne de base, et l’État a la souveraineté pleine et entière sur ces eaux.
  • Les eaux territoriales sont situées sur une zone de 12 milles nautiques (MN) à partir de la ligne de base. Il s’agit également d’un espace où l’État a pleine souveraineté.
  • Au-delà des eaux territoriales, on passe dans l’espace sous juridiction de l’État. La zone contiguë s’étend jusqu’à 12 MN après les eaux territoriales. Dans cette zone, l’État côtier a le pouvoir d’exercer des droits de douane et de police. Il peut réprimer les infractions dans les domaines douaniers, sanitaires, fiscaux, et relatifs à l’immigration.
  • La zone économique exclusive (ZEE) s’étend jusqu’à 200 MN à partir de la ligne de base. Dans cette zone, l’État côtier possède des droits souverains en matière d’exploration, d’exploitation, de protection et de gestion des ressources naturelles.
  • La CNUDM souligne dans son préambule : « la zone du fond des mers et des océans, ainsi que leur sous-sol, au delà des limites de la juridiction nationale et les ressources de cette zone sont le patrimoine commun de l’humanité ». Dans cette zone, l’appropriation de l’espace s’est faite collectivement remettant en cause la déclaration de la ministre des armées.
  • La haute-mer recouvre quant à elle « toutes les parties de la mer qui ne sont comprises ni dans la ZEE, la mer territoriales ou les eaux intérieures d’un État, ni dans les eaux archipélagiques d’un État archipel »3. La haute mer n’est soumise à la souveraineté d’aucun État. Les espaces sans juridiction d’État sont donc limités.

Les États peuvent demander l’extension de cette ZEE, s’ils arrivent à prouver que leur plateau continental est étendu (qu’il va plus loin que les 200 MN prévus par la Convention) : il faut déposer un dossier de preuves à une commission des Nations Unies qui se chargera de statuer sur la validité scientifique de la demande. Dans le cas où les ZEE se chevauchent parce que moins de 400 MN séparent deux pays comme c’est le cas dans l’océan Arctique central, la frontière maritime devra être négociée entre les deux pays.

Quand l’équipe de scientifiques russe a planté un drapeau sur le pôle Nord en 2007, il s’agissait justement à l’époque d’une expédition visant à prouver l’étendue du plateau continental russe. Une fois la demande déposée par les pays, elle est évaluée par la commission des limites du plateau continental : les conclusions émises par la commission n’auront qu’une valeur consultative et le tracé officiel des frontières devra être négocié par les pays. Le dépôt des demandes est en cours, car les dates limites de dépôt, fixées d’après la date de ratification de la CNUDM, seront bientôt échues. Le Canada est le dernier pays de la région à avoir déposé sa demande de plateau continental étendu en mai dernier. La Russie quant à elle a récemment affirmé avoir déposé des preuves pour supporter le contour du plateau continental étendu qu’elle revendiquait. Si course il y a en Arctique, ce n’est donc pas une course à l’appropriation, : il s’agit surtout de respecter les délais prévus par la CNUDM.

« Si course il y a en Arctique, ce n’est donc pas une course à l’appropriation, : il s’agit surtout de respecter les délais prévus par la CNUDM. »

2 – Le retour de la vieille idée du No Man’s Land

Malgré le strict régime juridique présent en Arctique, l’idée du No Man’s Land reprise dans le document du ministère français des Armées n’est pas nouvelle. Si elle n’est pas présente dans la Feuille de route publiée en 2016, elle a déjà rencontré un succès auprès des décideurs français et européens. Le 9 octobre 2008, le Parlement européen publiait ainsi une résolution sur la gouvernance arctique en réaction à deux tendances de l’année 20074. D’une part, il s’agissait d’une réaction à l’idée véhiculée avec le planter de drapeau russe – toujours lui – selon laquelle l’Arctique serait un territoire à conquérir. D’autre part, la résolution répondait à une prise de conscience avec l’année polaire internationale (2007-2008) de l’ampleur du réchauffement climatique en Arctique et de la nécessité de protéger cette région. Dans sa résolution, le Parlement européen demandait aux cinq pays riverains de l’Arctique (Canada, Danemark, États-Unis, Norvège, Russie) de renoncer à leurs droits prévus dans la Convention de Montego Bay pour renforcer la gouvernance de la région par un traité proche de celui du continent Antarctique.

Le point 15 de la résolution était le suivant5 :

« Suggère que la Commission soit prête à œuvrer en faveur de l’ouverture de négociations internationales visant à parvenir à l’adoption d’un traité international pour la protection de l’Arctique, s’inspirant du traité sur l’Antarctique, complété par le protocole de Madrid en 1991, mais respectant la différence fondamentale résidant dans le fait que l’Arctique est peuplé et dans les droits et les besoins des populations et des nations de la région arctique qui en découlent ».

L’idée d’améliorer la gouvernance de la zone par les États non-arctiques sur le modèle du traité de Madrid pour l’Antarctique était soutenue dès le début par la France par l’intermédiaire de Michel Rocard. Nommé en 2009 Ambassadeur français pour les Pôles, Michel Rocard avait critiqué la gestion régionale de l’Arctique au sein du Conseil de l’Arctique, dont sont États membres les huit pays arctiques, et où la France n’a qu’un siège d’observateur. Cette diplomatie de club a été fustigée à plusieurs reprises par Michel Rocard, qui estimait que l’Arctique était « géré comme un syndic de co-propriété » par les États riverains6.

La proposition du Parlement européen était concomitante à l’adoption par la Commission européenne d’un moratoire sur les produits dérivés de la chasse aux phoques. Le Canada s’est offusqué de cette mesure pénalisant pour lui le mode de vie traditionnel de ses populations autochtone.

Il est flagrant que la résolution du Parlement européen, comme la proposition française, a été perçue comme une ingérence dans la souveraineté des États riverains de l’Arctique. Les cinq pays côtiers de l’océan Arctique s’étaient réunis quelques mois plus tôt à Ilulissat pour adopter une déclaration signifiant au reste du monde que l’Arctique n’était pas un no man’s land7. Dans la déclaration d’Iliussat les États arctiques affirment ainsi « en vertu de leur souveraineté, de leurs droits souverains et de leur juridiction dans de vastes espaces de l’océan Arctique, les cinq États côtiers sont dans une position unique pour répondre à ces opportunités et ces défis »8, « Nous ne voyons donc pas le besoin de développer un nouveau régime juridique global pour régir l’océan Arctique »9.La position européenne remettant en cause les souverainetés des États arctiques a d’ailleurs été sanctionnée. Le 29 avril 2009, le Conseil de l’Arctique a rejeté la candidature de l’Union européenne au statut d’observateur, en partie en raison de l’opposition canadienne : « Le Canada ne sent pas que l’Union ait la sensibilité requise pour le Conseil de l’Arctique à ce stade »10. Aujourd’hui encore, l’Union européenne n’a qu’un poste d’observateur ad hoc au Conseil de l’Arctique, dans la quarantaine d’observateurs au sein du forum de coopération prééminent.

3 – Peut-on parler d’une stratégie française en Arctique ? Ou comment y voir clair dans des intérêts français encore flous

Dichotomie discursive entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère des Armées

Dans ce contexte délicat pour la France et l’Union européenne en Arctique, le chevauchement des discours ministériels ajoute une certaine confusion.

Le ministère des Affaires étrangères présente dans sa feuille de route de 2016 ce qu’il considère comme les « grands défis » de l’Arctique dans les domaines de la coopération scientifique, de l’économie, de la sécurité, de l’environnement et de la gouvernance. La plaquette du ministère des Armées de 2019 se veut être informative et focalisée sur les enjeux stratégiques en Arctique à travers le volet sécuritaire. Dans ces deux rapports, la France s’affirme comme une nation polaire par la recherche scientifique en particulier, en Arctique comme en Antarctique. Outre la reconnaissance que le réchauffement climatique offre de nouvelles opportunités économiques (le développement de la pêche, les nouvelles routes maritimes, etc.), la France réaffirme son haut niveau d’engagement dans la région et son attachement face aux défis qui se concentrent autour de la protection de l’environnement. Pourtant, en dépit de la similarité de leurs discours concernant l’environnement, les deux documents connaissent de grandes divergences sur les questions de souveraineté. Le ministère des affaires étrangères soulignait, en 2016, le statut du droit international et particulièrement les dispositions de la CNUDM, ratifiée par la France en 1996. À travers ce constat, la France reconnaissait la souveraineté des États circumpolaires sur leurs ressources et de facto sur leurs territoires : « En tant qu’observateur au Conseil de l’Arctique, la France reconnaît la souveraineté, les droits souverains et la juridiction des États arctiques dans la zone Arctique »11. Par sa déclaration, le ministère des armées a fait l’objet d’une nouvelle inflexion dès lors que Florence Parly, actuelle Ministre des Armées, a écrit en son nom propre  : « la France veut être une voix lucide face aux appétits grandissants : l’Arctique n’appartient à personne »12. L’enjeu d’une telle déclaration se retrouverait peut-être dans la volonté d’inscrire la France au cœur de l’échiquier stratégique et géopolitique de l’Arctique, bien qu’aucun document faisant état d’une stratégie officielle dudit ministère n’ait encore été publié.

« Florence Parly, actuelle Ministre des Armées, a écrit en son nom propre  : la France veut être une voix lucide face aux appétits grandissants : l’Arctique n’appartient à personne. »

Mise en parallèle des intérêts français et européens : une tentative française de faire cavalier seul ?

La publication de la Feuille de route pour l’Arctique coïncidait en 2016 avec la publication de la Communication de la Commission européenne. Dans un souci de coordination avec la politique commune, la Feuille de route comprend un chapitre dédié à la politique européenne en Arctique13. Ce chapitre rappelait la volonté de la France de mieux coordonner son action avec ses partenaires, en particulier les institutions européennes et les pays de la région arctique, en mettant l’accent sur la solidarité de la France avec les pays de la zone Arctique du fait de son appartenance à l’Union européenne. Le Ministère des Affaires étrangères soutenait également l’établissement d’une politique intégrée européenne pour l’Arctique en vue d’obtenir le statut d’observateur permanent au Conseil arctique.

Par son prisme stratégique et militaire, le document publié par le ministère des Armées sur les enjeux stratégiques en Arctique constitue une inflexion par rapport au document de 2016 en s’éloignant de la vision de la Commission européenne qui jusqu’à présent avait tendance à minimiser ces questions au profit de la promotion du multilatéralisme pour traiter des enjeux globaux.

Depuis le revers diplomatique de 2008, les institutions européennes sont beaucoup plus prudentes sur les questions de souveraineté que la stratégie française et elles n’affirment plus que l’Arctique est un no man’s land. Le Parlement est d’ailleurs revenu sur cette déclaration dans une nouvelle résolution de 2011 en reconnaissant au contraire le cadre de gouvernance déjà existant et l’importance du Conseil de l’Arctique14. En effet, après les premiers tâtonnements de 2008 à 2013, l’Union européenne cherche à définir à partir de 2014, une nouvelle stratégie à hauteur des enjeux qu’elle perçoit comme étant de plus en plus importants. Devant l’intérêt d’autres acteurs internationaux pour l’Arctique, notamment les pays asiatiques, l’Union se lance dans la conception d’une stratégie arctique cohérente qui puisse lui permettre d’asseoir sa légitimité dans la région. En avril 2016 une communication sur la vision d’une politique arctique de l’Union est publiée. Plus consensuelle, la communication focalise son action dans la partie européenne de l’Arctique et reconnaît l’importance du rôle du Conseil de l’Arctique dans la gouvernance de la région et la souveraineté des États riverains et s’abstient de prôner une nouvelle gouvernance de la région. La communication met la science, la recherche et l’innovation au cœur de l’action de l’Union à travers trois priorités stratégiques : la lutte contre les effets du changement climatique, le développement durable et la coopération internationale.

« Devant l’intérêt d’autres acteurs internationaux pour l’Arctique, notamment les pays asiatiques, l’Union se lance dans la conception d’une stratégie arctique cohérente qui puisse lui permettre d’asseoir sa légitimité dans la région. »

Cependant, la Commission européenne est actuellement en cours de rédaction d’un nouveau document reprenant sa stratégie retravaillée et ses recommandations pour les politiques à venir15. Parallèlement, le premier ministre finlandais (Antti Rinne) a déclaré lors de l’Arctic Circle tenu entre le 10 et 13 octobre 2019 : « nous croyons qu’il devrait y avoir davantage d’Union européenne en Arctique et davantage d’Arctique dans l’Union »16. En plus de souligner les enjeux de la construction d’une bonne gouvernance, la Commission émettrait ses inquiétudes quant aux questions de sécurité qui sont intrinsèquement liées aux enjeux de développement dans la région en rappelant qu’il est essentiel de renforcer la coopération dans l’objectif d’éviter les confrontations. En effet, de nouvelles réalités sécuritaires font leur apparition en raison de l’accroissement rapide des activités.

Selon un rapport du Pentagone, le Danemark se serait montré inquiet face aux appétits chinois au Groenland tandis que les États-Unis ont montré leur inquiétude quant à un possible déploiement militaire chinois en Arctique17. L’Union insisterait donc sur le fait que « nous avons besoin d’idées innovantes pour veiller à ce que les États Arctiques et au-delà traitent correctement des questions de sécurité. La sécurité doit être abordée quelque part ». Par ailleurs, dans la déclaration de l’ambassadrice européenne pour l’Arctique, Marie-Anne Coninsx, ajoutait qu’il serait préférable de ne pas faire intervenir l’OTAN dans la région. Parallèlement, l’ambassadrice européenne soulignerait la volonté de l’Union de développer un nouvel axe stratégique dans la perspective de renforcer la coopération et ce par la possibilité de l’instauration d’une nouvelle instance coopérative qui serait à la fois indépendante du Conseil de l’Arctique mais également exclusivement orientée autour des questions relatives à la stratégie régionale.

Si l’Arctique était mentionné dans la stratégie globale pour la politique extérieure et de sécurité de l’Union européenne, Shared vision, common action : a stronger Europe, publiée en juin 2016, c’était la première fois depuis 2008 que l’Union européenne, hors Parlement européen, tenait des déclarations aussi géopolitiques dans un document consacré uniquement à cette région. En effet, depuis 2009, l’Union européenne défendait d’une manière générale une politique consensuelle devant garantir les équilibres environnementaux et géostratégiques. Si la crise ukrainienne a notamment fait prendre conscience de la proximité géographique de l’Union avec la Russie dans la région et des enjeux stratégiques (opposition implicite de la Russie à l’octroi à l’Union du statut d’observateur au Conseil de l’Arctique), il est intéressant de noter que les formats de coopération mis en place en Arctique entre l’Union et la Russie n’ont pas cessé de fonctionner (Dimension nordique, coopération en mer de Barents). Ainsi, si des défis géostratégiques existent bel et bien en Arctique, ceux-ci sont spécifiques à cette région.

« Depuis 2009, l’Union européenne défendait d’une manière générale une politique consensuelle devant garantir les équilibres environnementaux et géostratégiques. »

4 – L’Arctique comme Moyen-Orient : démêler le vrai des fantasmes

Est-il juste de parler d’un Moyen-Orient ?

Si les revendications territoriales sont strictement encadrées par le droit de la mer, il faut souligner de plus que 95 % des ressources de l’océan Arctique sont comprises dans les ZEE appartenant aux États riverains. L’idée d’une course à l’appropriation des ressources est donc à nuancer fortement. De plus, l’idée de comparer une région à une autre est forcément source de mauvaises interprétations. Celles-ci suscitent une image erronée de réalités géographiques, historiques ou politiques bien spécifiques. Le cas de la région arctique comparée à un nouveau Moyen-Orient n’échappe donc pas à ce danger. Une fois cette précaution d’usage dressée, pourquoi en sommes-nous venus à une telle comparaison ?

Un nouvel eldorado pétro-gazier ?

La comparaison entre Arctique et Moyen-Orient est avant tout le fruit d’une mise en parallèle fondée sur le potentiel de ressources naturelles, gaz et pétrole en particulier. En septembre 2011, Michel Rocard, alors Ambassadeur chargé de la négociation internationale pour les pôles Arctique et Antarctique, osait avancer la comparaison en ces termes : « Des estimations sérieuses, pas encore des certitudes, mais pas loin, laissent deviner sous les eaux de l’Océan Arctique un deuxième Moyen-Orient : 30 % des réserves mondiales de gaz et 17 % de celles de pétrole »18. Ce constat se fondait sur l’étude de l’USGS (Institut d’études géologiques des États-Unis) de 2008 qui avait estimé un potentiel de 90 milliards de barils de pétrole, 47 261 milliards de mètres cubes de gaz naturel et 44 milliards de barils de condensats de gaz19.

« Si les revendications territoriales sont strictement encadrées par le droit de la mer, il faut souligner de plus que 95 % des ressources de l’océan Arctique sont comprises dans les ZEE appartenant aux États riverains. L’idée d’une course à l’appropriation des ressources est donc à nuancer fortement. »

Mais la différence majeure entre le Moyen-Orient et l’Arctique est à rechercher dans l’accessibilité à ces ressources. Pour le premier, le gaz et le pétrole sont exploités depuis les années 1930 dans un environnement géologique facilitant leur extraction dans les différents États de la région. Quant au second, l’exploitation du gaz et du pétrole par les États côtiers revêt des défis techniques, financiers et opérationnels que de nombreux industriels n’ont pas, à ce jour, résolu. Si la Norvège a mis en exploitation le champ Snøhvit pour la production de gaz naturel liquéfié (GNL) dès 2007 en mer de Barents, le centre de gravité s’est déplacé. À présent, la péninsule de Yamal, en Russie apparaît comme le centre névralgique en Arctique en matière d’extraction de ressources fossiles. Le lancement du site de production Yamal GNL où sur la première année de production (décembre 2017-2018), 7,5 millions de tonnes de GNL ont été produites et livrées. Et d’autres projets sont en cours, dont le projet Arctic GNL 2. Selon Total, partie prenante du projet (10 % de participation directe), ce projet devrait avoir « une capacité de production de 19,8 millions de tonnes par an (Mtpa) et le premier cargo de GNL d’Arctic GNL 2 est attendu pour 2023 »20.

La perspective d’un nouvel eldorado énergétique fondé sur les ressources fossiles semble aussi hypothétique. D’une part, par la complexité des opérations d’extraction d’une grande partie du potentiel pétro-gazier dans la région polaire. D’autre part, l’éventualité d’une telle extraction signifierait l’enterrement des accords de Paris (2015) pour limiter à 1,5-2°C la hausse moyenne des températures dans le monde.

En somme, prendre la comparaison du Moyen-Orient pour l’appliquer à l’Arctique sous l’angle d’une compétition aux ressources fossiles ne correspond pas aux réalités de la région polaire.

« Comparer l’Arctique au Moyen-Orient sous l’angle d’une compétition aux ressources fossiles ne correspond pas aux réalités de la région polaire. »

Qu’en est-il de l’accroissement des tensions militaires ?

Le Moyen-Orient, dans son ensemble, est perclus d’une multitude de conflits, où l’enjeu des ressources pétro-gazières est un facteur parmi d’autres (conflits interreligieux, interethniques, luttes d’influences géopolitiques régionales et globales, etc.). Difficile dès lors de comparer cette région du monde avec l’espace arctique.

Les tensions en Arctique ont été longtemps le réceptacle de tensions et crises militaires provenant d’autres espaces géographiques. Ainsi, l’Arctique a été un des théâtres de la dissuasion nucléaire entre les États-Unis et l’Union soviétique durant la Guerre froide. À la suite de la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée par la Russie, l’espace euro-arctique a été témoin de nouvelles tensions avec une augmentation des exercices militaires, que cela soit du côté russe ou du côté des pays alliés, membres ou partenaires de l’OTAN21.

En effet, il s’agit là d’une spécificité singulière, parmi les cinq États côtiers, quatre sont membre de l’OTAN (Canada, Danemark, États-Unis et Norvège, et le cinquième est la Russie). Au lieu de comparer l’Arctique à un autre espace géopolitique, il faut comprendre la région polaire comme un prolongement géographique naturel d’un espace stratégique pour la sécurité nord-atlantique.

« Au lieu de comparer l’Arctique à un autre espace géopolitique, il faut comprendre la région polaire comme un prolongement géographique naturel d’un espace stratégique pour la sécurité nord-atlantique. »

Dès lors, pour les États côtiers, membres de l’OTAN, et ses autres alliés, dont la France, le premier objectif est de garantir la sécurité de cet espace. L’Arctique est le prolongement de l’architecture de sécurité du continent européen, au même titre que la mer Baltique ou la mer Noire. La localisation des exercices militaires, de part et d’autre, en Arctique le démontre. La majorité de ces exercices militaires sont concentrés dans l’espace septentrional européen22. Un second objectif est de garantir le « droit de passage inoffensif » dans l’océan Arctique, comme stipulé dans la CNUDM23. Cette situation qui serait plutôt comparable à celle en mer de Chine, où la France entend également réaffirmer ce droit24.

Au total, le logiciel du Moyen-Orient ne correspond pas aux réalités de la région polaire. Néanmoins, il existe une similarité identifiable. Ces deux régions ne sont pas des espaces homogènes uniformes et renferment une véritable diversité, trop souvent occultée ou mal connue.

5 – Le document du Ministère des Armées : erreur interne, maladresse diplomatique ou stratégie offensive ?

Le document du Ministère des Armées s’inscrit en définitive dans la continuité d’une série de maladresses diplomatiques qui entachent la réputation de la France en Arctique, la faisant passer, une fois n’est pas coutume, pour une puissance arrogante, et bien peu scrupuleuse sur les questions de droit international. Nous pouvons remonter jusqu’à la proposition de Michel Rocard de sanctuariser l’Arctique sur le modèle de l’Antarctique, semblant oublier que quatre millions de personnes vivent, travaillent et dépendent des ressources des territoires les plus septentrionaux de la planète. Le chapitre « L’Arctique, enjeu international » de la feuille de route française pour l’Arctique de 2016 s’inscrit dans cette même lignée offensive. Reprenant les mots de François Hollande dans son allocution du 16 octobre 2016 à Reykjavík, on peut y lire : « La France appelle à une responsabilisation accrue des États extérieurs à la zone, utilisateurs potentiels de l’Arctique »25. Cette feuille de route avait déjà reçu un accueil mitigé en Arctique, notamment du côté norvégien.

À la suite de la nouvelle déclaration française, la diplomatie norvégienne a d’ores et déjà réagi. Dans un article de High North News, l’on peut lire que l’ancien ministre norvégien des Affaires étrangères Jonas Gahr Støre réfute l’affirmation selon laquelle « l’Arctique n’appartient à personne ». Il est difficile de voir dans la déclaration de la Ministre des affaires étrangères Søreide au Forum EU-Arctic autre chose qu’une réponse cinglante à Florence Parly : « Le droit international s’applique en Arctique. La convention des Nations Unies sur le droit de la mer est un instrument majeur. La notion selon laquelle l’Arctique est un espace sans loi est incorrecte »26.

« Le document du Ministère des Armées s’inscrit en définitive dans la continuité d’une série de maladresses diplomatiques qui entachent la réputation de la France en Arctique, la faisant passer, une fois n’est pas coutume, pour une puissance arrogante, et bien peu scrupuleuse sur les questions de droit international. »

La déclaration de Florence Parly apparaît ainsi comme une incursion mal perçue dans la souveraineté des cinq États riverains de l’océan Arctique. En déclarant que « l’Arctique n’appartient à personne », la France s’est une fois de plus attiré les foudres de la Norvège et peut être celles à venir d’autres nations sur la question sensible de la souveraineté sur les terres et mers les plus septentrionales du globe. Vision de l’Arctique comme bien commun à sanctuariser, ou remise en question de la souveraineté des États polaires, le message venu de France apparaît brouillé, se contredisant selon les années et les ministères. Le document du Ministère des Armées apparaît en tout cas comme portant la voix de la France de manière bien moins diplomatique que la stratégie du Ministères des Affaires étrangères et plus offensive.

Sources
  1. GUILIKSEN TOMMERBAKKE Siri, TRELEVIK Amund, France compares the Arctic to Middle-East, claims region belongs to no one, 2019.
  2. Voir par exemple : http://content.time.com/time/covers/0,16641,20071001,00.html, TIME Magazine, Oct. 1, 2007
  3. Voir Article 89 de la Convention de Montego Bay
  4. Parlement européen, Résolution du 9 octobre 2008 sur la gouvernance arctique
  5. Voir supra
  6. DENIS Anne, Michel Rocard : “l’Arctique est géré comme un syndic de propriété”, Libération, 2013, https://www.liberation.fr/futurs/2013/02/03/michel-rocard-l-arctique-est-gere-comme-un-syndic-de-propriete_878996
  7. Pour approfondir cette question, voir Dodds, K. (2013). The Ilulissat Declaration (2008) : The Arctic States, “Law of the Sea,” and Arctic Ocean. SAIS Review of International Affairs 33(2), 45-55. doi:10.1353/sais.2013.0018.FR
  8. Traduction de Nicolas Verrier.
  9. LASSERRE Frédéric, Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ?, CERISCOPE Frontières, 2011
  10. Voir : ØSTHAGEN Andreas, The European Union – An Arctic Actor ? , Journal of Military and Strategic Studies, Volume 15, Issue 2, North Norway European Office & The Arctic Institute, 2013 pp.81-82.
  11. Ministère des affaires étrangères, Le grand défi de l’Arctique, Feuille de route nationale sur l’Arctique, Chapitre 7 : Équilibrage entre intérêts nationaux et intérêt général, p. 61, 2016, https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/frna_-_vf_-17-06-web-bd_cle8b359f.pdf
  12. Ministère des armées, La France et les nouveaux enjeux stratégiques en Arctique, 2019.
  13. Ministère des affaires étrangères, Op.cit., Chapitre 6 : L’Union européenne et l’Arctique, p. 53
  14. Parlement européen, résolution sur une politique européenne durable dans le Grand Nord, Strasbourg, 20 janvier 2011 : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P7-TA-2011-0024+0+DOC+XML+V0//FR
  15. STAALESEN Atle, Brussels seeks new solid ground in melting Arctic, The Barents Observer, 2019
  16. Traduction de Nicolas Verrier
  17. STEWART Phil, Pentagon warns on risk of Chinese submarines in Arctic, Reuters, 2019
  18. ROCARD Michel, déclaration de septembre 2011 : http://www.lecerclepolaire.com/fr/le-cercle-polaire/membres-dhonneur/15-le-cercle-polaire-francais/cerclepolaire-fr/membres-dhonneur-fr/39-michel-rocard
  19. STAUFFER Peter, Circum-Arctic Resource Appraisal : Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle, USGS Fact Sheet, No. 3049, 2008, p. 4.
  20. Communiqué de presse de Total, « Russie : lancement du projet majeur Arctic LNG 2 », Courbevoie, Total SA, 5 septembre 2019.
  21. NILSEN Thomas, Northern Fleet puts S-400 air defence system on combat duty at Novaya Zemlya, The Independent Barents Observer, 2019, https://thebarentsobserver.com/en/security/2019/09/northern-fleet-puts-s-400-air-defence-system-combat-duty-novaya-zemlya
  22. Voir par exemple : The Arctic Challenge Exercise
  23. Article 8 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (avec annexes, acte final et procès-verbaux de rectification de l’acte final en date des 3 mars 1986 et 26 juillet 1993). Conclue à Montego Bay le 10 décembre 1982.
  24. GUIBERT Nathalie, PEDROLETTI Brice, Tensions entre la France et la Chine après le passage de la frégate “Vendémiaire” dans le détroit de Taïwan, Le Monde, 2019. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/04/26/frictions-franco-chinoises-dans-le-detroit-de-formose_5455071_3210.html
  25. Ministère des affaires étrangères, Op.cit., Chapitre 7 : Équilibrage entre intérêts nationaux et intérêt général, p. 64
  26. « International law applies in the Arctic. The UN law of the Seas is a prominent instrument. The notion that the Arctic is a lawless space is incorrect« . Source : Twitter