Passeport diplomatique
Notre recension des Mémoires de Gérard Araud, entre goût pour l'anecdote et théorie des relations internationales.
Passeport Diplomatique était un livre attendu avec la plus grande impatience par un certain nombre d’aspirants diplomates, tant la personnalité de Gérard Araud est devenue, au cours des dernières années, la figure de loin la plus célèbre de la diplomatie française, et la seule connue du grand public, en raison de sa capacité à incarner une diplomatie à la fois « à l’ancienne » (élégance, humour, raffinement, et connaissance de l’histoire) et ancrée dans la réalité contemporaine la plus pragmatique (compte Twitter, nouvelle définition du rôle de l’ambassadeur, controverse avec Trevor Noah du Daily Show).
Le livre montre que l’on assisterait à un retour de l’Histoire (symbolisé par l’élection de Donald Trump) qui révèle en fait la nature profonde des relations internationales, faites de conflits et de rapports de forces, et dans lesquelles le rôle du diplomate est simplement de comprendre les faits et les situations pour pouvoir prendre des décisions favorables aux intérêts nationaux qu’il défend. La longue et riche carrière de Gérard Araud est l’occasion d’appliquer cette grille de lecture à un nombre important de situations, de personnes, et d’institutions.
Le récit prend la forme de mémoires dont la trame est principalement chronologique, puisque l’on suit le diplomate depuis sa formation jusqu’à la fin de sa carrière, comme le montre l’aridité relative des titres de chapitres : « Secrétaire d’ambassade à Tel-Aviv 1982-1984 », « Au Centre d’analyse et de prévision 1985-1987 », « Conseil d’ambassade à Washington 1987-1991 », « À la Direction des Affaires européennes 1991-1993 », « Au cabinet du ministère de la Défense 1993-1995 », « Représentant permanent adjoint à l’Otan 1995-2000 », « Ambassadeur en Israël 2003-2006 », « Ambassadeur à Washington sous Obama 2014-2016 », « Ambassadeur sous Trump ». Le cheminement professionnel est présenté comme celui d’un « technocrate », tel qu’il se décrit lui-même au début de son ouvrage (p. 11). À ces chapitres s’entremêlent d’autres thématiques, sur l’Irak, la crise nucléaire iranienne, l’Assemblée générale des Nations unies, le Conseil de sécurité, Donald Trump et Emmanuel Macron.
Le livre contient ce que nous attendions avec impatience venant de mémoires d’un diplomate, une sorte de manuel de la diplomatie française. L’auteur distribue en effet un certain nombre de conseils à destination de diplomates ou de curieux et décrit l’évolution interne du Quai d’Orsay, conditionnée par internet (apparition du premier ordinateur en 1988 à Washington, ouverture de son fameux compte Twitter en avril 2014, p. 23-26), par la démocratisation, et par la fin de l’antiaméricanisme structurel qui prévalait selon lui au début des années 80.
Le récit est parsemé d’explications sur le fonctionnement méconnu d’un certain nombre d’institutions. Ainsi, Gérard Araud explique les raisons qui ont conduit à la création du Centre d’analyse et de prévision (CAP, aujourd’hui le CAPS), p. 47-49 ; le rôle des cabinets ministériels dans l’accélération des carrières p. 76 ; les relations difficiles entre le ministère de la Défense (où il a été conseiller diplomatique) et celui des Affaires étrangères p. 79-82 puis 89-92 ; les débats sur les relations entre la France et l’Otan p. 95-109 ; le fonctionnement de l’Assemblée générale des Nations unies et le poids du G77 (131 pays qui comprennent ce qu’on appelait jadis le tiers monde), p. 205-222 ; le poids de la France au sein du Conseil de sécurité p. 225-231 ; le processus de prise de décision (avant Donald Trump) à la Maison Blanche p. 309. Il raconte également comment un diplomate a vécu, de l’intérieur, un certain nombre de crises : le début de la première guerre du Golfe p. 62-64 ; le génocide au Rwanda p. 82-89 ; l’opposition française à la guerre en Irak, alors qu’il est directeur des affaires stratégiques à Paris, p. 119-126 ; la crise du nucléaire iranien qu’il a suivie depuis Israël, en tant que directeur politique du MAE, et depuis les États-Unis p. 131-169 ; les interventions en Libye et en Syrie vues depuis le Conseil de sécurité p. 231-241 ; le suivi des élections puis la nuit de l’élection de Donald Trump le 08 novembre 2016 p.262-271 ; le premier voyage d’Emmanuel Macron à Washington p. 344-345.
On trouve également, et c’est probablement là où les lecteurs pressés iront directement en sautant les passages les plus historiques, pléthore de portraits savoureux de personnalités politiques de premier plan que Gérard Araud a eu l’occasion de fréquenter : Jim Baker p. 62 ; Roland Dumas p. 77 ; Dominique de Villepin p. 128-129 ; Bruno Le Maire p. 135 ; John Bolton p. 138 ; Javier Solana p. 143 ; John Kerry p. 152-153 ; Edouard Balladur p. 178-179 ; Ariel Sharon p. 189-190 ; Jared Kushner p. 201 ; Philippe Douste-Blazy p. 206 ; Bernard Kouchner p. 206-207 ; Emmanuel Macron p. 222 ; un portrait étonnamment critique de Barack Obama comme très orgueilleux p. 257-259 puis comme « technocrate ultime » p. 310 ; Donald Trump p. 282-285 ; Kellyane Conway p. 287 ; Mike Pence p. 319-320 ; et Stephan Miller p. 321-323.
Jusque-là, tout semble indiquer des mémoires assez classiques, factuels, destinés principalement à de jeunes diplomates qui recherchent une description précise de l’évolution d’une carrière idéale, ou à des passionnés de relations internationales qui souhaitent lire un point de vue interne sur des crises connues par ailleurs. Son intérêt principal réside pourtant dans l’écho de deux autres voix, que l’on perçoit sous le ton du diplomate-écrivain : la voix de l’individu et celle du théoricien des relations internationales.
Le livre repose en effet sur une vision du monde qui justifie son existence même : Gérard Araud explique que l’idée d’écrire ces mémoires est née du constat d’un retour inattendu de l’Histoire et de la fin du néo-libéralisme triomphant, incarné selon lui par l’élection de Donald Trump, dont la présence parcourt l’ensemble du livre.
Ce constat se nourrit d’une théorie générale des relations internationales, cynique, selon laquelle les rapports de force brutaux seront toujours prépondérants sur les déclarations d’intention. Cette analyse s’accompagne d’une série de critiques à l’encontre des diplomates qui finissent par adopter les arguments du pays ou de la région dans lesquels ils résident, et ce, notamment vis-à-vis du Moyen-Orient et de la direction au Quai d’Orsay Afrique du Nord et Moyen-Orient1.
Enfin, le livre propose un certain nombre de prédictions sur l’avenir, qui sont d’ailleurs des hypothèses assez fortes : il n’y aura pas de processus de paix en Israël (p. 195), il n’y aura pas de réforme au Conseil de Sécurité dans le sens d’un siège permanent européen ou de cinq nouveaux membres permanent (mais il pourrait y en avoir une avec des membres semi-permanents) p. 246-248 ; Emmanuel Macron doit continuer à être « l’adulte » dans sa relation avec Trump p. 349. En somme, le livre n’a pas seulement une fonction de compte-rendu, mais aussi de programme — on le suppose, à destination du président —, comme le montre le titre du dernier chapitre : « Que peut faire la France ? » (p. 365-371).
Derrière le récit de carrière et les théories, Gérard Araud apparaît aussi en tant qu’individu, alors même que sa vie personnelle est à peine évoquée.
Tout d’abord, sa théorie des relations internationales repose sur une vision pessimiste de la nature humaine, et de son rapport au Péché et au Mal. Cette hypothèse de départ est beaucoup plus importante qu’il ne pourrait y paraître, puisqu’elle conditionne l’ensemble de la vision de la diplomatie selon Gérard Araud : « Chrétien de formation sinon de croyance, j’y [dans Auschwitz] vois la preuve du péché originel. Oui, le Mal, avec une majuscule, était en l’homme », p. 44. Cette croyance fondamentale le conduit aussi à expliquer une partie de l’histoire américaine par sa relation au péché, p. 352-355. Il y a donc là une forme de pessimisme métaphysique chrétien, qui détonne dans un ouvrage par ailleurs plus contenu. Ce pessimisme pourrait aussi expliquer un certain manque d’enthousiasme vis-à-vis de son propre parcours, présenté comme une succession de hasards et de fuites : Gérard Araud fait des études d’ingénieur alors qu’il aime l’histoire (« Je choisis d’être diplomate par exil », p. 11), de la diplomatie parce qu’il veut quitter Paris, accepte des postes à contrecœur (même à Washington, p. 256, ce qui est tout de même un comble…), et envisage à plusieurs reprises de quitter son métier.
Ensuite, il y a l’humour personnel de Gérard Araud, qui n’en est pas peu fier, et va même jusqu’à faire une blague filée sur l’absurdité de l’expression « le plus petit dénominateur commun » (p. 10 puis p. 114), tel un irréductible taupin, et rappelle, d’ailleurs, plutôt sur le mode de la confession de péchés assumés que sur celle de la repentance, un certain nombre d’ennuis que lui ont valu ses multiples calembours et jeux de mots laids. On en retiendra un, qui permet de s’imaginer aisément une scène des plus croquignolesques à propos des négociations nucléaires : « Je me rappelle avoir fait sourire mes collègues en remarquant que « nous faisions du strip-tease pendant que les Iraniens regardaient ailleurs » ».
La forte présence de l’individu dans le livre est une source du charme de la lecture, mais aboutit au constat d’une apparente contradiction : s’il faut être réaliste et ne se soucier que du rapport de force, alors pourquoi se soucier de la défense de ses valeurs, de l’environnement, de la protection des libertés fondamentales ? Comment peut-on être, en d’autres termes, un technocrate neutre et efficace préoccupé par les intérêts nationaux tout en ayant une personnalité intellectuelle, et par conséquent, des affinités, des idées sur le monde, des préférences ? Un certain nombre d’épisodes apportent une réponse partielle à cette question : la qualité d’une décision se mesure aux réactions des citoyens d’autres pays, où les ambassades servent de baromètres. Ainsi, Gérard Araud raconte comment, à la suite de telle décision, l’ensemble des ambassades de France et du personnel diplomatique recevaient des lettres de remerciement, de félicitations. On pourrait donc supposer que le travail diplomatique sert non seulement à éviter des choses mauvaises en soi (ce qui implique bien des valeurs), mais aussi à accroître la quantité de soft power d’un pays, en prenant des décisions populaires car rationnelles.
C’est du moins la piste à laquelle Passeport diplomatique semble aboutir.
Sources
- Un exemple parmi d’autres : « Une note rédigée à Bagdad, dans les années 1980, où notre ambassadeur, nommé Courage (sic) concluait qu’il n’avait aucune preuve de violation des droits de l’Homme dans l’Irak de Saddam Hussein. C’était précisément cette lâcheté que je refusais de toute mon âme même si, par ailleurs, je savais que nous devions coopérer avec ce régime », p. 30. Il parle aussi de « syndrome de Stockholm » à propos de l’indulgence de l’ambassadeur français à Téhéran p. 133.