Washington. Le 15 août dernier, le Wall Street Journal révélait que le président Donald Trump avait émis l’idée, avec son administration, d’acheter le Groenland1. Alors que le journaliste souligne que cette idée était envisagée avec différents degrés de sérieux, le président Trump évoquait quelques jours plus tard ce qu’il ne considérait que comme une simple « transaction immobilière »2 qui ne figurait pas au sommet de sa liste de priorités. Pourtant trois jours plus tard, le 21 août, le président annulait sa visite prévue au Danemark début septembre, invoquant le refus de la Première ministre Mette Frederiksen de discuter de ce rachat. L’épisode, au départ presque risible, s’est transformé en mini crise diplomatique, basée sur d’« absurdes prémisses »3.
Avant toute chose, il faut souligner qu’il n’appartient pas au Danemark de décider du sort du Groenland, territoire autonome depuis 1979 et dont la semi-autonomie a été renforcée en 2009. Le Groenland n’est pas terra nullius, il s’agit d’un territoire habité. Or la population groenlandaise – première concernée par cette « transaction immobilière » qui semble ne pas tenir compte de son existence – s’est empressé de rappeler que le Groenland n’était pas à vendre. La population groenlandaise, environ 57 000 personnes à majorité inuit, pourrait techniquement déclarer son indépendance depuis 2009 – mais l’obstacle est d’abord financier. Le Groenland, qui vise son indépendance, ne trouverait que peu d’intérêt à passer d’une tutelle à une autre… Il semble aberrant de même envisager ce rachat sans aucune prise en compte des populations locales. En somme, il semble à nouveau nécessaire de rappeler que l’Arctique n’est pas un nouveau Far West à s’approprier.
En réalité, la manœuvre est surtout politique, car le Groenland est un allié à la fois stratégique et historique des États-Unis. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les États-Unis tentent de racheter le territoire. La première proposition datait de 1867, l’année où le pays rachetait également l’Alaska à la Russie. La seconde proposition était portée par le président Truman en 1946, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et alors que le Groenland avait été une base stratégique de premier plan pour les États-Unis. Suite à un accord de défense avec le Danemark signé en 1941, les États-Unis installent une base aérienne à Thulé – qui devient un point nodal de la défense anti-missile nord-américaine. La proximité avec l’Amérique du Nord en fait un poste stratégique, et c’est précisément cette position qui lui redonne aujourd’hui sa priorité.
L’Arctique est un espace stratégique qui attise les appétits politiques des grands acteurs de la planète et alors que les États-Unis bénéficient du statut privilégié de pays riverain de l’Arctique grâce à l’Alaska, ils ont pris du retard par rapport à d’autres acteurs intéressés par la région, notamment la Russie et la Chine. D’ailleurs, dans les deux derniers documents de politique arctique publiés par les États-Unis, la stratégie de la Garde-Côte4 et celle du Département de la Défense5, les deux pays sont mentionnés très directement comme rivaux potentiels. Les deux documents s’inscrivent dans la lignée de l’intervention de Mike Pompeo à la veille de la réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique et qui avait évoqué une nouvelle ère de compétition stratégique dans la région6. Le Groenland constitue un élément clé de cette rivalité politique, notamment entre la Chine et les États-Unis. En septembre dernier, le territoire était à la recherche d’investisseurs pour trois aéroports. La Chine s’était positionnée, dans le cadre de sa grande stratégie des routes polaires de la soie, mais c’est finalement le Danemark qui a proposé un financement, sous l’impulsion notamment des États-Unis, coupant l’herbe sous le pied à la Chine7. Ils avaient notamment fait valoir une potentielle transformation de ces infrastructures en infrastructures militaires, à la porte de l’Amérique du Nord.
Le potentiel stratégique du Groenland réside aussi dans les ressources disponibles sur le territoire, encore difficilement exploitables du fait du couvert de glace, mais que le réchauffement climatique pourrait rendre accessibles : minerais, terres rares, uranium, mais aussi… eau douce ! La manœuvre politique de l’administration américaine, bien qu’extrêmement maladroite, témoigne d’une volonté de se positionner comme un acteur arctique qui garde toute sa pertinence.
Perspectives :
- La visite officielle de Donald Trump au Danemark, prévue pour début septembre a été annulée
- La Première ministre du Danemark a répété que le Groenland n’était pas à vendre, mais qu’un approfondissement de la relation stratégique du Danemark avec les États-Unis était une voie envisagée. La mini-crise diplomatique semble donc avoir déjà trouvé une porte de sortie.
Sources
- SALAMA, Vivian, et. Al., President Trump Eyes a New Real-Estate Purchase : Greenland, The Wall Street Journal, 16 août 2019
- Greenland essentially a ‘large real estate deal’ : Trump, The Globe and Mail, 18 aout 2019
- RAHBEK-CLEMMENSEN Jon, Hot Take on Trump’s Greenland Gambit, Polar Geopolitics [Podcast], 21 Août 2019.
- US COAST GUARD, Arctic Strategic Outlook, avril 2019
- US DEPARTMENT OF DEFENSE, Department of Defense Arctic Strategy, juin 2019
- PIC Pauline, La nouvelle doctrine des USA de Trump dans l’Arctique, Le Grand Continent, 10 mai 2019
- HINSHAW Drew, PAGE Jeremy, How the Pentagon Countered China’s Designs on Greenland, The Wall Street Journal, 10 février 2019.