En tant qu’ambassadeur des États-Unis auprès de l’Union européenne de 2014 à 2017, j’ai dû faire face à un certain nombre de crises européennes et transatlantiques critiques, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des allégations d’atteintes à la protection des données du gouvernement américain, des attaques terroristes meurtrières dans de nombreuses villes européennes, une migration massive en Europe qui menaçait de miner la solidarité de l’Union, un référendum au Royaume-Uni pour quitter l’Union, des négociations acharnées afin de maintenir la Grèce hors zone euro, des négociations intenses pour remplacer un accord essentiel États-Unis/Union européenne et une épidémie de virus Ebola en Afrique occidentale.
J’ai également été chargé de promouvoir un accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne. Bien que nous ayons, à mon grand regret, échoué sur cet objectif, les États-Unis et l’Union ont réussi à relever d’autres défis, et à négocier un accord historique sur le changement climatique remis en question, comme la plupart des éléments de continuité stratégique entre nos deux espaces, par l’administration Trump.
1 – Le sens d’une mission
Si je devais proposer une synthèse de cette longue et complexe séquence en une dizaine de sujets ou de chantiers géopolitiques je commencerais sûrement par revenir sur le rôle personnel qu’a joué pour moi la nomination en en tant qu’ambassadeur des États-Unis auprès de l’Union européenne.
Ma mission a été gratifiante sur le plan professionnel et surtout personnel en raison de mes liens de longue date avec l’Europe, en particulier l’Italie. Pendant trois décennies, ma carrière a été liée à l’Union européenne. Mes premières expériences en tant que stagiaire à la Commission, avocat pratiquant le droit de l’Union dans un cabinet d’avocats international à Bruxelles et directeur des affaires européennes au Conseil de sécurité nationale sous l’administration du président Clinton ont toutes confirmé ma conviction que le partenariat entre l’Europe et les États-Unis était fondamental et largement sous-estimé aux États-Unis.
Ma carrière en témoigne, pendant au moins six décennies, les administrations américaines des deux partis politiques ont à juste titre conclu que l’intégration européenne était dans l’intérêt politique et économique des États-Unis. Les multiples efforts de l’administration Trump pour saper l’Union constituent en ce sens une erreur stratégique et une rupture réelle de nos relations 1.
2 – L’échec du TTIP
L’échec de la conclusion d’un accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union a été une erreur stratégique profonde. La conjoncture politique en Europe n’était certes pas favorable a priori à la conclusion d’un tel accord, mais les parties prenantes ont surtout commis plusieurs erreurs de communication et de stratégie.
Il est désormais très peu probable qu’un accord de libre-échange transatlantique important puisse être conclu sous l’administration Trump. Et bien qu’il soit tout aussi peu probable qu’une future administration puisse simplement reprendre les négociations là où elles s’étaient arrêtées sous le gouvernement Obama, il y a de nombreuses leçons précieuses à tirer de l’échec du TTIP.
Les deux parties doivent faire preuve d’un plus grand réalisme quant à ce qui peut être réalisé. Plutôt que d’attaquer l’Union et de saper l’ordre commercial international fondé sur des règles, les États-Unis devraient travailler plus intensément avec l’Union européenne pour réformer l’OMC et relever les défis que pose la Chine.
Éviter le multilatéralisme pour les accords commerciaux bilatéraux et les sanctions commerciales unilatérales (même à l’encontre des alliés) nuit aux intérêts américains à long terme.
3 – La question critique des données
Après que les tribunaux de l’Union ont invalidé l’accord Safe Harbor 2 qui, depuis lors, avait fourni une base juridique pour le transfert de données personnelles des citoyens de l’Union aux États-Unis, les États-Unis et l’Union européenne ont dû travailler intensivement pour négocier un nouvel accord appelé Privacy Shield, qui prévoit de nombreuses améliorations pour Safe Harbor.
Sous le gouvernement Obama, les réformes des pratiques de surveillance du gouvernement américain et de la législation accordant aux ressortissants de l’Union les mêmes droits que les ressortissants américains de demander réparation devant les tribunaux en ce qui concerne certains types d’atteintes à la vie privée ont été essentielles pour conclure les négociations. Mais l’avenir de cet accord et des autres moyens de transférer les données personnelles des citoyens européens aux États-Unis demeure incertain, car ils sont contestés devant les tribunaux européens.
Les États-Unis et l’Union européenne doivent continuer à coopérer, afin de veiller à ce que le bouclier de protection de la vie privée et d’autres outils pour le transfert transatlantique de données à caractère personnel restent en place.
4 – L’économie et les environnements numériques
L’Union européenne a résisté avec succès aux pressions occasionnelles visant à utiliser le marché unique numérique européen comme un instrument protectionniste contre les États-Unis. Les États-Unis ont, à juste titre, soutenu cette ligne extrêmement bénéfique pour la croissance et l’innovation en Europe. Il n’y a aucune preuve d’anti-américanisme dans les enquêtes de l’Union en matière de concurrence ou de fiscalité sur les entreprises européennes des géants américains de la technologie.
Sur de nombreux champs de bataille clefs de l’économie numérique, tels le droit d’auteur et les obligations des plateformes en ligne, les entreprises américaines ont fait l’objet des deux côtés le sujet de nombreuses questions-clefs.
Alors que l’Union européenne continue d’être un régulateur actif qui fixe des normes mondiales dans de nombreux secteurs, de nombreuses entreprises américaines concentrent leurs activités de plaidoyer à Bruxelles plutôt qu’à Washington.
Les États-Unis et l’Union ne devraient pas permettre que des conflits à court terme sur des questions comme la mise en place d’une taxe de vente numérique les empêchent de collaborer à l’économie numérique, en particulier l’élaboration de normes internationales sur l’internet des objets.
5 – Le jeu transatlantique des sanctions
La coopération entre les États-Unis et l’Union européenne en vue d’appliquer des sanctions restrictives à l’encontre de la Russie et de l’Iran représente l’une des plus grandes réalisations du partenariat transatlantique.
Sans les sanctions à l’encontre de la Russie, Poutine aurait probablement été tenté d’exploiter encore plus l’avantage militaire de la Russie. La baisse des prix du pétrole a certes contribué à affaiblir l’économie russe au cours de la période 2014-2016, mais les sanctions ont eu un impact majeur. Compte tenu des expositions économiques divergentes et des liens historiques avec la Russie, il est remarquable que l’unité transatlantique ait tenu bon. Ni les États-Unis ni l’Union européenne n’auraient pu, à eux seuls, élaborer des sanctions aussi efficaces.
De même, la coopération américano-européenne sur les sanctions iraniennes a contribué à amener Téhéran à s’asseoir à la table des négociations pour limiter ses ambitions nucléaires. Le rejet du JCPOA est une autre grande rupture stratégique de l’administration Trump. Les États-Unis peuvent infliger de graves souffrances à court terme à l’Iran, ainsi qu’à beaucoup d’autres pays, par leurs sanctions unilatérales, mais seulement au prix de la désunion transatlantique et de l’inefficacité à long terme de ces sanctions.
6 – Terrorisme et grande criminalité à l’échelle pertinente
Les attentats terroristes qui ont balayé l’Europe en 2014-2016 ont souligné l’importance vitale de la coopération entre les services répressifs américains et européens. Presque toutes les attaques avaient une composante internationale et se sont produites parce que la police et les services de renseignement n’ont pas réussi à partager l’information en temps opportun.
Les États-Unis ont progressivement renforcé leur coopération avec Europol, l’agence de police européenne, en raison de la contribution croissante d’Europol à la lutte commune contre la grande criminalité et le terrorisme. Les accords entre les États-Unis et l’Union qui traitent de l’échange de dossiers passagers, de la protection de la confidentialité des données pour le transfert de données policières et de l’accès des États-Unis aux dossiers des transactions financières détenues par SWIFT, ont largement contribué à renforcer la sécurité transatlantique et même mondiale.
Les États-Unis et l’Union européenne doivent maintenant négocier un accord sur leur accès réciproque aux preuves électroniques afin d’aider les services répressifs à réagir rapidement aux actes criminels et terroristes graves.
7 – Les risques de la sécurité énergétique européenne
Depuis des décennies, les États-Unis et l’Union européenne collaborent pour renforcer la sécurité énergétique européenne. Leurs efforts se sont largement concentrés sur le degré élevé de dépendance de l’Europe à l’égard du gaz russe importé.
La domination de Gazprom a longtemps permis à Moscou de s’adonner à l’escroquerie des prix et à des comportements à motivation politique. En se concentrant sur la diversification des sources d’approvisionnement et des voies d’importation du gaz en Europe, ainsi que sur la promotion de la libre circulation du gaz au sein de l’Union européenne afin d’éliminer les « îlots énergétiques » en Europe centrale et orientale qui ont été fortement dépendants des approvisionnements de Gazprom, les États-Unis et l’Union ont fait baisser les coûts de consommation et permis à de nombreux pays de retrouver leur souveraineté.
L’un des exemples les plus impressionnants de coopération américano-européenne en matière de sécurité énergétique est l’aide qu’ils apportent à l’Ukraine pour améliorer l’efficacité énergétique, réduire la demande, diversifier l’approvisionnement énergétique et améliorer la transparence de son secteur énergétique notoirement opaque et corrompu.
8 – Coopération militaire et de sécurité
Bien que l’Union européenne joue un rôle relativement modeste sur les questions militaires et de sécurité, la coopération avec les États-Unis est importante dans ce domaine, en particulier en Afrique.
Dans certains conflits difficiles dans son voisinage méridional et oriental, l’Union fournit des capacités qui font défaut aux États-Unis, et apporte donc une contribution importante à la stabilité régionale et même à la sécurité américaine. Son identité militaire croissante se révèle malgré tout jusqu’à présent complémentaire de celle de l’OTAN et non concurrentielle par rapport à elle.
Exhorter l’Union européenne à dépenser davantage pour sa propre défense n’est qu’une partie du tableau ; l’Europe doit dépenser plus efficacement et elle a besoin d’une industrie de défense à plus grande échelle et à capacité d’innovation accrue.
En revanche, parler d’une armée européenne est prématuré et constitue une distraction coûteuse par rapport au véritable travail de renforcement des capacités sur le champ de bataille : une doctrine de défense cohérente et la concentration sur des domaines limités mais à forte valeur ajoutée, où l’Europe peut contribuer à la sécurité dans son voisinage.
9 – Le changement climatique et l’environnement
Les États-Unis et l’Union européenne sont des partenaires essentiels pour relever les défis critiques du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. Jusqu’à l’administration Obama, ils ont alterné les rôles de leadership pour protéger la couche d’ozone qui s’amincit et pour réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pendant les deux mandats d’Obama, le travail entre les Américains et les Européens a été important, jusqu’à déboucher sur un accord très important : l’accord de Paris.
Bien que l’accord de Paris ne soit pas parfait, son abandon par l’administration Trump demeure une erreur stratégique majeure. La COP21 représente un juste équilibre entre les exigences divergentes des principales parties prenantes, engage les principaux pays en développement à prendre des mesures et met le monde sur la bonne voie pour faire face au réchauffement planétaire qui s’aggravait rapidement. Son succès dépend, en partie, de la mise en œuvre réussie de règles détaillées et d’un cycle vertueux d’attentes croissantes et d’innovation dans le secteur privé.
Un élément qu’on ne considère pas toujours à sa juste mesure dans la relation transatlantique qui a lieu littéralement autour de l’Océan : les États-Unis et l’Union sont également des acteurs essentiels dans la recherche de la protection des mers et des espèces menacées dans le monde.
10 – Aide étrangère et assistance humanitaire
Ensemble, les États-Unis et l’Union fournissent les deux tiers de l’aide humanitaire mondiale pour l’atténuation des situations d’urgence résultant de catastrophes naturelles ou causées par l’homme et 80 % de l’aide étrangère mondiale pour des programmes d’aide au développement à long terme.
Il est donc essentiel qu’ils poursuivent leur partenariat étroit pour que leurs dollars et leurs euros soient dépensés le plus efficacement possible, à une époque où les contraintes budgétaires sont de plus en plus sévères.
L’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014 est un bon exemple de la manière dont les États-Unis et l’Union ont réussi, quoique tardivement, à faire face à une crise sanitaire majeure qui aurait pu se transformer en pandémie mondiale.
Dans de nombreuses régions d’Afrique, les deux ensembles collaborent étroitement à la définition de priorités communes, notamment en matière de sécurité alimentaire, de résilience et d’électrification. Ils comptent également parmi les principaux donateurs du Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme et de l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination.
Un bilan conclusif
Pendant les soixante années qui ont précédé l’administration Trump, la politique étrangère américaine a poursuivi un objectif bipartisan de promotion de l’intégration européenne. L’Union bénéficie aux intérêts économiques et politiques européens et américains.
Au cours de cette période, les États-Unis ont activement promu avec leurs alliés l’ordre multilatéral fondé sur des règles qu’ils ont contribué à bâtir après la Seconde Guerre mondiale grâce à une forme singulière d’intérêt personnel éclairé.
Saper l’Union et le multilatéralisme, comme l’administration Trump a tenté de le faire, n’a aucun sens. America First a trop souvent signifié Amérique seule. Or même les États-Unis ne peuvent pas relever seuls une partie grandissante des défis régionaux et mondiaux les plus urgents.
Ils ont besoin de leurs alliés européens, non seulement des États membres, mais aussi des institutions de l’Union qui fournissent une gamme unique de capacités à forte valeur ajoutée.
Comprendre ces capacités sera crucial pour réparer les dégâts dans les relations transatlantiques produits par l’administration Trump.
Sources
- L’accueil favorable de l’administration Trump à l’égard du Brexit est profondément malavisé. Car le plus grand acte d’automutilation qu’une nation ait commis de mémoire d’homme affaiblira également l’Union européenne, compliquera les efforts déployés par les États-Unis pour établir des partenariats avec l’Union et sapera l’utilité du Royaume-Uni pour les États-Unis en tant que partenaire sur des questions régionales et mondiales.
- Le 12 avril, la Cour de Justice de l’Union européenne a été saisie d’une question préjudicielle de la Haute Cour Irlandaise sur le ‘Privacy Shield’, l’accord entre l’UE et les Etats-Unis sur le transfert des données des deux côtés de l’Atlantique. Si jamais les juges européens estiment que cet accord peine à respecter les standards européens de la vie privée, ces derniers peuvent tout à fait le retoquer. Comme ils l’ont fait en 2015 avec l’accord ‘Safe Harbor’, le prédécesseur du Privacy Shield. Voir : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/04/16/zuckerberg-jadis-oppose-aux-reglements-europeens-les-copie-desormais/