Comment expliquer un tournant ? Pour y voir clair sur les macro-crises, il faut parfois augmenter l’échelle d’analyse — jusqu’à celle de la fin d’année. Pour nous aider à passer de 2023 à 2024, nous avons demandé à Pierre Grosser de commissionner 10 textes, un par décennie, pour étudier et mettre en contexte des tournants plus amples. Après les trois premiers épisodes sur 1913-1914, 1923-1924 et 1933-1934 voici le quatrième sur le tournant de la Seconde Guerre mondiale, en 1943-1944.
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Le « tournant » de la Seconde Guerre mondiale est traditionnellement situé autour de 1942. Cette année verrait le passage rapide des forces de l’Axe de l’offensive globale à la retraite générale. L’historiographie de la Seconde Guerre mondiale s’oriente désormais vers la prise en compte d’une chronologie plus fine et met l’accent sur la diversité des théâtres d’opérations ainsi que sur l’expérience sensible des acteurs et actrices. Elle observe, dans une approche comparative, les dynamiques de chacun des fronts dans une approche de moins en moins euro-centrée. Elle insiste aussi sur un basculement plus lent autour de l’année qui s’étire du printemps 1943 au printemps 1944. Il convient donc de présenter ce basculement à l’échelle des opérations militaires et à celle des relations internationales.
Il faut questionner ce tournant au plus près des femmes et des hommes qui vivent et subissent la guerre, que ce soit au combat, sous les bombardements ou qui agissent au cœur des territoires occupés pour ou contre une force d’occupation ou un régime collaborateur, voire qui se trouvent être la cible d’une politique planifiée d’extermination et de meurtre de masse. En 1943-1944, la victoire est imaginée et non pas acquise pour les Alliés. L’Axe et ses soutiens parient encore sur une victoire finale. Cette période est celle d’un renversement des rapports de forces, perçus à l’échelle globale, mais beaucoup moins à l’échelle des femmes et des hommes en territoires occupés. Au cœur de cette interrogation sur le basculement des années 1943-1944, se pose la question de la perception du temps historique et de l’expérience sensible de ses acteurs et actrices.
« Tournant » de 1942 ou « basculement » de 1943-1944 ?
En apparence, la chronologie de la Seconde Guerre mondiale est simple. Une première phase (1939-1941) verrait les forces de l’Axe voler de victoires en victoires et installer leur domination sur des territoires occupés. Une seconde phase (1943-1944) serait celle de leur débâcle générale : chute du fascisme en Italie, reconquête progressive du Pacifique et de l’Asie sous domination japonaise, de la Méditerranée puis de l’Europe de l’Est. Les débarquements alliés de l’été 1944 à l’Ouest et les offensives des Soviétiques à l’Est provoqueraient mécaniquement la mise à mort finale du nazisme, le 8 mai 1945, dans les ruines de Berlin, capitale fumante d’un Führer ayant mis fin à ses jours. Les 6 et 9 août 1945, deux bombes atomiques annihilent les velléités guerrières du Japon contre qui l’URSS déclare la guerre et qui capitule le 2 septembre 1945. Entre ces deux phases, l’année 1942 serait le « tournant de la guerre », expression régulièrement répétée jusque dans les manuels scolaires. Celle-ci suppose l’existence d’un changement brusque de la dynamique du conflit. Le sort de la guerre serait réglé dans cette temporalité courte d’une année où les forces de l’Axe passent de la conquête implacable au recul inexorable.
Ce tournant, cependant, peine à être précisément situé tant les « batailles décisives » censées faire passer l’Axe de l’offensive à la retraite sont nombreuses. Doit-on le localiser dans le Pacifique lors de la bataille de la mer de Corail (4-8 mai 1942) ou bien au large des îles Midway un mois plus tard (4-7 juin 1942) voire du côté de la campagne de Guadalcanal (7 août 1942-9 février 1943) ? Faut-il l’entrevoir plutôt dans les sables du désert d’Afrique, à El-Alamein (23 octobre-3 novembre 1942) ou bien quelques jours plus tard, sur le littoral méditerranéen des colonies françaises d’Afrique du Nord prises d’assaut par les Alliés dans le cadre de l’opération Torch (8 novembre 1942) ? Rétrospectivement, c’est surtout la bataille de Stalingrad sur le front de l’Est qui est interprétée comme le commencement de la fin. Est-ce l’accumulation de ces défaites et leur relative synchronisation qui sont à prendre en compte ? Cependant, si les forces armées de l’Axe étaient réellement au bord d’une débâcle générale à la fin de l’année 1942, pourquoi fallut-il trois années supplémentaires aux Alliés pour en venir à bout ?
Aucune de ces batailles n’oblitère réellement les capacités opérationnelles des forces de l’Axe, bien loin d’être vaincues à la fin de l’année 1942. Les réussites des opérations alliées de 1943-1944 ne sont pas écrites à l’avance. Il faut une part de chance, et parfois d’incompétence militaire chez leurs adversaires, pour que les armées alliées réussissent, au bout de longues semaines, à s’enfoncer dans l’Europe allemande à l’été 1944 et qu’elles ne soient pas décimées dans les Ardennes durant l’hiver 1944-1945. La reconquête de l’Asie et du Pacifique est moins linéaire qu’elle ne paraît. Considérer l’existence d’un « tournant » en 1942, c’est réfléchir à rebours de la date de la victoire alliée de 1945. C’est opérer une lecture téléologique de la guerre. Il y a une série de défaites certes majeures mais pas décisives. C’est en effet à ce moment que les Nazis donnent la pleine mesure de leur entreprise génocidaire et qu’ils infligent, avec leur allié japonais, des coups sévères aux Alliés — tous fronts confondus. En Asie, la bataille de Singapour (31 janvier-15 février 1942) s’achève sur un désastre pour les Britanniques. Elle ouvre la voie de la conquête japonaise de la Birmanie dont les Alliés sont chassés en mai. Ces derniers n’y reprennent l’avantage qu’au début de l’année 1944.
Il faut plutôt retenir ce que Pierre Grosser appelle le « long basculement 1 » des années 1943-1944. L’expression rend mieux compte de la dynamique à l’œuvre durant ces deux années, en pointant le changement progressif et lent des perceptions des acteurs qui s’exerce à différentes échelles et de manière divergente. Un versant historiographique de la Seconde Guerre mondiale propose une approche globale et structurelle 2. Il met l’accent sur l’aspect militaire du basculement. Il est, dans cette acception, un renversement progressif des rapports de forces entre les puissances belligérantes. Ce renversement, perçu au plus haut niveau des gouvernements et des États-majors alliés, rend la victoire finale imaginable plus qu’inévitable du fait de l’acharnement de l’Axe à défendre ses positions.
Ce basculement doit aussi être interrogé à l’échelle des individus. Peut-il être également perçu selon que l’on s’intéresse au soldat combattant sur le front de l’Est, dans la jungle, sur mer ou dans les airs en Asie et dans le Pacifique voire à son homologue engagé dans les armées en Afrique ? Les auteurs et autrices de l’ouvrage collectif La guerre-monde 1937-1947 pointent, à juste titre, que la guerre a modifié les perceptions de l’espace et du temps et qu’elle-même est un monde en soi. Le basculement est, en effet, une affaire de conscience collective et individuelle et, à ce titre, les perceptions sont là aussi globalement divergentes selon les échelles. Les années 1943 et 1944 sont celles d’une victoire imaginée. Au sommet, le renversement des rapports de forces conduit les dirigeants à réfléchir à une nouvelle organisation des relations internationales. Au niveau des populations, des femmes et des hommes imaginent le monde d’après la victoire. Les uns continuent jusqu’au bout à imaginer un futur passé aux mains de l’Axe, les autres réfléchissent aux réformes à entreprendre au sein des sociétés libérées du joug des dictatures et de leurs complices.
Le basculement des rapports de forces
Pierre Grosser note que « c’est au cours de l’année 1943 que le rapport de forces s’inverse non plus seulement en termes de potentialités, mais en termes de puissance réelle et opérationnelle, permettant les grandes avancées du printemps et de l’été 1944 3 ». Le basculement des années 1943-1944, dans son aspect militaire, est connu. Il se traduit par une reconquête lente, sanglante et coûteuse des territoires occupés non sans que de vastes contre-offensives de l’Axe ne soient organisées.
Ce basculement n’est pas lié au changement d’échelle d’une guerre déjà mondiale avant 1941. Le Royaume-Uni et la France ne sont pas de simples pays européens mais des puissances impériales. Une guerre européenne implique de fait l’Asie et l’Afrique. Réciproquement, une guerre en Asie met en tension les colonies européennes et donc leur métropole. L’expérience britannique des premières années de la guerre ne se résume pas à une petite île combattant vaillamment et toute seule entre 1940 et 1941. Il y a tout un empire derrière et un soutien appuyé de la part des États-Unis. L’argument économique — la puissance industrielle des États-Unis, conjuguée aux capacités britanniques et au redressement de l’URSS auraient permis de surpasser une Allemagne nazie fragilisée — permet de pointer l’importance d’être en capacité de livrer plus de matériels et en meilleure qualité que son adversaire. Cependant, s’il est utile d’avoir plus d’armes que son ennemi, encore faut-il savoir s’en servir judicieusement. Le retentissement mondial de la reddition de la VIe armée du général allemand Paulus, fait maréchal in extremis, le 2 février 1943 à Stalingrad peut être souligné. Cependant, les Soviétiques ont bloqué une armée allemande sur les rives de la Volga, ils n’ont pas détruit l’ensemble des forces ennemies sur tout le front de l’Est. Au Nord, Joukov ne parvient pas à secourir la ville de Leningrad assiégée depuis le 8 septembre 1941. Le siège n’est levé qu’à la fin du mois de janvier 1944 aux prix de pertes civiles et militaires colossales.
Le basculement est permis par le retournement progressif des rapports de forces militaires, sur l’ensemble des fronts. La capacité de l’Armée rouge à sacrifier des millions d’hommes pour repousser la Wehrmacht lui permet de reprendre l’initiative, même si plusieurs de ses succès s’apparentent à des victoires à la Pyrrhus. Du 5 juillet au 23 août 1943, près de deux millions de Soviétiques affrontent 800 000 soldats allemands à Koursk. Les premiers perdent environ 470 000 hommes, 7 000 chars et 3 000 avions. Les pertes allemandes sont moindres : 56 000 tués ou blessés, 1 200 chars et 650 avions 4. L’initiative stratégique revient désormais aux Soviétiques qui remportent une série de succès. Kiev est prise le 6 novembre 1943. Le mois suivant, l’Ukraine est vidée de toute présence nazie mais des populations civiles polonaises sont massacrées par l’armée insurrectionnelle ukrainienne. Les Soviétiques, de leur côté, pénètrent en Pologne. La retraite allemande ne s’explique toutefois pas par l’anéantissement des forces combattantes, mais par la décision d’Hitler de donner la priorité au front Ouest : l’invasion de la Sicile le 10 juillet 1943 laisse planer le doute sur de prochaines offensives.
Une résolution partagée intimement au plus haut niveau des nations alliées s’impose progressivement : la victoire est désormais possible. Le fait est que, si les Soviétiques sont capables de jeter dans une seule bataille des millions de soldats, Britanniques et États-uniens dominent les airs et les océans. Philips O’Brien défend d’ailleurs l’idée selon laquelle la Seconde Guerre mondiale est d’abord une guerre aérienne et maritime et que c’est sur ces espaces que les Alliés ont pu asseoir leur suprématie, davantage que lors des batailles terrestres 5. De manière générale, l’importance des forces maritimes dans le conflit et l’interconnexion rapide entre les différents théâtres d’opération ont donné lieu à des réévaluations récentes 6. Les communications codées allemandes sont décryptées grâce au programme Ultra. L’Allemagne perd le contrôle de l’Atlantique et un nombre considérable de U-boots à l’été 1943. La suprématie aérienne alliée lui permet de soutenir l’avancée des forces terrestres tandis que la Luftwaffe disparaît progressivement du ciel européen. L’Allemagne nazie, le Japon et les territoires occupés sont, de plus, les cibles d’une campagne de bombardements stratégiques dont l’intérêt et l’efficacité restent discutés. C’est en Méditerranée que le basculement est le plus significatif, aussi parce qu’il traduit une évolution des perceptions stratégiques des États-Unis. Les combats en Méditerranée découlent du choix de la « stratégie périphérique » voulue par les Britanniques et appuyées par Roosevelt, contre l’avis initial de généraux comme Georges Marshall exprimé notamment durant la Conférence Trident à Washington (12-27 mai 1943). Finalement, cette stratégie est validée à condition d’économiser les moyens en Méditerranée, de prévoir effectivement un débarquement en Europe au printemps 1944 et de renforcer le front du Pacifique.
En fait, l’invasion de la Sicile sert d’expérience pour l’organisation d’une opération combinée interalliée, ce qui ne va pas de soi. Elle met l’Italie à portée de tirs et provoque la chute de Mussolini le 25 juillet 1943. Toutefois, elle ne fait pas sortir la péninsule de la guerre. Celle-ci est promptement envahie par l’armée allemande où un commando allemand récupère le dictateur italien le 12 septembre suivant. Le 18 septembre, il proclame depuis Munich la « République sociale italienne », qui concerne essentiellement les territoires du Centre et du Nord contrôlés par l’armée allemande. L’Italie est, de fait, coupée en deux, Pietro Badoglio, nommé Premier ministre, soutenant les efforts Alliés.
Quelques jours auparavant, les Britanniques ont franchi le détroit de Messine et une longue reconquête de la péninsule commence. En juin 1944, 27 divisions allemandes bloquent toujours les efforts des Alliés. En Asie, les opérations japonaises en Chine marquent une pause à partir de l’été 1943 avant de reprendre les mois suivants. Les Japonais accroissent leur présence notamment en Indochine, occupée depuis septembre 1940, ainsi que leur pression sur la Birmanie, mettant à mal la puissance britannique dans la région 7. Le Bengale est d’ailleurs touché, en 1943, par une famine meurtrière dont les origines font encore débat et qui engloutit des millions de personnes. C’est au mois de novembre 1943 que se tient à Tokyo la grande conférence impériale ; le Japon y réunit les délégués de la « sphère de coprospérité de la grande Asie orientale » où il se présente comme le défenseur du panasiatisme libéré du colonisateur occidental. Dans le Pacifique, au même moment, la guerre contre les Japonais s’apparente à une guerre d’usure. Ces derniers sont cependant dans l’incapacité d’entraver les circulations dans le Pacifique. L’interception des communications japonaises permet la réussite d’entreprises tel le traquenard dans lequel tombe l’amiral Yamamoto le 18 avril 1943. Tantôt, il s’agit de défendre des territoires menacés, l’Australie au premier chef, tantôt de lancer des offensives qui se déroulent dans des conditions dantesques. En Nouvelle-Guinée, le basculement de 1943-1944 est une référence lointaine pour des soldats épuisés par les combats rapprochés en pleine jungle, au milieu d’un environnement aussi létal que des fusils japonais. Quoi qu’il en soit, au début de l’année 1944, peu importe le front considéré, aucune armée n’est proche de la victoire même si l’avantage revient aux Alliés. La victoire finale reste plus imaginée qu’à portée de main.
Le renversement des rapports de force permet en revanche l’avancée de réflexions sur la nature du « monde d’après » fondé sur une redéfinition des relations internationales. Comme le souligne l’historienne Justine Faure, « les victoires militaires de 1943 rendent possible non seulement la présentation de projets plus détaillés et plus concret sur la future architecture multilatérale, mais aussi les réalisations dont les Américains demeurent souvent le moteur principal 8. Cela se concrétise par une succession de conférences : Casablanca en janvier 1943, Trident en mai, conférence de Québec en août 1943, conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou en octobre, conférence du Caire et enfin de Téhéran en novembre et décembre. La méfiance entre les représentants des pays alliés engendre néanmoins des relations parfois difficiles à tous les niveaux. Les relations avec Staline s’avèrent des plus compliquées, d’autant que les exactions de l’Armée rouge menées contre les Polonais en 1940 sont alors révélées opportunément par les militaires allemands. Staline prend la décision, également, de lancer un programme de construction de la bombe atomique au début de l’année 1943, alors même que le projet Manhattan mené par Robert Oppenheimer suit son cours au même moment, et qu’il est hors de question de procéder au moindre partage d’informations relatives au nucléaire.
La méfiance est également de mise envers les Français libres et notamment le général de Gaulle, dont les relations avec Roosevelt sont notoirement exécrables. Le chef de la France libre, réciproquement, n’ignore pas que des agents s’activent en France au sein de réseaux pilotés par des services secrets alliés et son hostilité à leur égard est assumée. Enfin, l’installation alliée dans les territoires d’Afrique du Nord questionne sur le devenir de l’empire colonial français. Roosevelt est un adversaire déclaré du colonialisme et il multiplie les gestes de soutien aux nationalistes sur place. Ce n’est qu’en août 1943 que Staline accepte de rencontrer Churchill et Roosevelt. La conférence de Téhéran se déroule du 28 novembre au 1er décembre 1943. Elle marque un vrai changement de statut pour la Chine du fait de la présence de Tchang Kaï-chek. Cela s’explique par son ralliement à l’idée d’une grande organisation internationale concrétisée, un mois auparavant, par la signature de la « Déclaration des quatre nations ». Pour les États-Unis qui se posent en soutien, la Chine, garant de la cause anticoloniale dont le Japon se prétend le champion, doit intégrer le club des « quatre gendarmes » chargés d’assurer ordre et stabilité après la victoire. Comme le souligne toujours Justine Faure, « on oublie souvent que dès 1943 la nouvelle architecture multilatérale se concrétise à travers de nombreuses réalisations 9 » comme la FAO, ou encore la Commission des Crimes de guerre des Nations Unies.
[Lire plus : les autres épisodes de notre série sur le XXe siècle en dix fins d’année].
Un basculement des engagements et des pratiques ?
À l’échelle des populations des territoires sous domination de l’Axe, ce basculement des rapports de forces entraîne-t-il des changements drastiques dans les pratiques quotidiennes et dans les comportements ? Il faut souligner, bien sûr, le différentiel majeur qui s’impose entre les territoires soumis à une dictature ou sous domination de l’Axe, et ceux appartenant aux Nations-Unies. Cependant, personne n’est omniscient. La connaissance que les uns et les autres peuvent avoir du basculement des rapports de force dépend de l’accès à l’information. La presse, la radio ou encore les actualités diffusées dans les salles de cinéma sont les vecteurs de l’information privilégiés. Ils répercutent, en tout cas, une information naturellement construite, reconstruite voire censurée : il s’agit de soutenir le moral de la population, ce qui est une condition du maintien du soutien à l’effort de guerre, ou de s’efforcer au contraire de démoraliser l’adversaire.
Dans le cas de l’Allemagne nazie, les images sont, de longue date, au cœur de la propagande du régime. Elles véhiculent l’idéologie, participent à la mobilisation de la société allemande et sont savamment orchestrées. Au cinéma, la diffusion du long métrage est précédée de celle des actualités dont le visionnage est obligatoire depuis 1938, les caisses des cinémas étant closes au début de la séance. Contrôlées par « l’office allemand des nouvelles » puis produites de manière centralisée, elles présentent pendant la guerre des images authentiques prises par les compagnies de propagande qui accompagnent les différents corps d’armée. Ces images sont montées, ensuite, à Berlin, et diffusées à grand renfort de cartes montrant l’avancée inexorable de la Wehrmacht 10. À l’échelle des territoires occupés, l’information est encadrée par les forces d’occupation, avec le concours de femmes et d’hommes convaincus qu’il est de leur devoir d’aider le IIIe Reich. En France, l’Ambassade allemande de la rue de Lille, dirigée par Otto Abetz, reçoit chaque lundi les rédacteurs en chef des principaux journaux autorisés et financés par l’occupant, pour transmettre les directives et orienter l’information. Ainsi, la nouvelle de la reddition allemande à Stalingrad tombe-t-elle brusquement en « une » de la presse autorisée, à la suite d’un nombre considérable d’articles et de déclarations vantant le sacrifice des troupes allemandes et leur victoire inéluctable. En face, tracts et journaux clandestins publiés par les mouvements de résistance s’efforcent d’apporter une autre version des faits et de mobiliser les populations contre l’occupant. Les années 1943 et 1944 voient l’accroissement du nombre d’exemplaires produits dans l’ensemble des territoires occupés. Cela dit, les contraintes techniques de la production et de la diffusion de tels médias dans la clandestinité rendent les résultats de l’entreprise aléatoires.
Ces précisions sont importantes, car une idée reçue voudrait que la seconde phase de la guerre, celle des contre-offensives victorieuses de 1943-1944, fasse basculer les pratiques et les comportements de manière radicale. En France, par exemple, il est commun d’expliquer que la société du temps de la guerre a été tripartite : 2 % de collaborateurs, 2 % de résistants, et un ventre-mou d’attentistes qui s’accommoderaient de l’Occupation en attendant de savoir vers qui le vent tourne pour se positionner, donc entre 1943 et 1944. Les « forces françaises de septembre 1944 » suscitent ainsi beaucoup d’ironie rétrospective, à tort alors que la libération du territoire n’est pas actée par la libération de Paris en août. Persuadée de la victoire dès 1943, la population française se serait donc opportunément jetée dans la Résistance, après avoir été a minima vichyste voire nazie dans sa globalité. Ce schéma interprétatif est rejeté de longue date 11 et les pourcentages cités ne reposent effectivement sur rien. Le basculement de l’opinion entre 1943 et 1944 est à interroger à plusieurs échelles : du global au local, et du collectif à l’individuel. Il met en jeu les perceptions, les sensibilités, les émotions, les représentations et les imaginaires qui ne peuvent être uniformes à l’échelle de la planète. Premièrement, il suppose une connaissance parfaite et univoque par la population aux échelles mondiale, régionale ou locale de la situation militaire. Deuxièmement, ce basculement serait la conséquence d’une certitude : la victoire alliée est acquise dès 1943. Nous avons souligné plus haut à quel point cette affirmation est sujette à caution. Troisièmement, elle ne prend pas en compte la dimension géographique de la question ni l’univers des représentations et des sensibilités. Pierre Laborie a souligné que le détachement de l’opinion française vis-à-vis de Vichy, expression à prendre avec prudence, se situerait effectivement entre 1942-1943. L’historien a travaillé essentiellement sur les correspondances de zone sud — celles venues de zone nord lui permettant d’affirmer la dimension nationale de son analyse 12. Or, dans le cas de la zone rattachée, c’est-à-dire les départements du Nord et du Pas-de-Calais isolés du reste du territoire et dépendant désormais du commandement militaire allemand de Bruxelles, ce détachement est perceptible dès 1940, tout comme l’espérance selon laquelle la victoire serait au bout.
Dans le cas de l’Allemagne nazie, Ian Kershaw démontre que les structures de l’État ont tenu jusqu’au bout 13. Il constate, bien sûr, l’existence de ce qu’il nomme des « dissensions », distinguées des formes de résistance organisée. Il les définit comme « toute la gamme des attitudes et des actions, souvent spontanées, y compris des gens qui partageaient largement les objectifs du régime, trahissant une critique ou un rejet de tel ou tel aspect du national-socialisme 14 ». Il ne s’agit donc pas de critiques rejetant le nazisme dans sa globalité, mais des protestations portées sur des aspects précis qui n’ont pas pour objectif d’abattre le régime en tant que tel. Ni au Japon, ni en Allemagne, les bombardements stratégiques alliés de 1943-1944, qui ont certes porté de rudes coups au moral, n’ont démobilisé la population ni encouragé des velléités de résistance face aux régimes nazis ou impérial.
Le basculement des rapports de force militaires au cours de cette période n’a pas non plus éclairci les rangs des collaborationnistes des territoires occupés, il les a plutôt radicalisés. C’est bien au cours de cette même période qu’ils font leur entrée en force dans le gouvernement collaborateur de Vichy. Marcel Déat, chef du Rassemblement National Populaire (RNP), parti collaborationniste critiquant la « mollesse » de Vichy et appelant de ses vœux l’installation d’une dictature fasciste en France, fait son entrée au gouvernement comme Ministre du Travail en mars 1944. C’est en février 1943 qu’est créée la Milice, dans le contexte de la défaite de Stalingrad. En zone rattachée, les premiers effectifs sont recrutés au printemps 1944. C’est entre 1943 et 1944 que la presse collaborationniste parisienne rivalise d’articles, convoquant de grandes figures historiques, fantasmant une Europe intégralement nazifiée et débarrassée des juifs. Comment expliquer cet acharnement à s’engager en faveur de l’occupant, jusqu’aux derniers jours de l’Occupation, voire au-delà du côté de Sigmaringen, si la situation est considérée comme militairement perdue ? Certes, il y a peut-être une part d’auto-intoxication, mais il y a surtout une certitude sans cesse refondée sur de nouveaux arguments : la victoire allemande est la seule issue possible. Ainsi, ils croient jusqu’au bout, et ce de manière très sincère, que les armes secrètes allemandes ou que des armées, souvent imaginaires, viendront renverser la situation. Cela dit, jamais ces collaborationnistes ne sont considérés comme autre chose qu’un groupuscule peu représentatif et souvent haï.
À l’opposé, la période a-t-elle représenté un basculement pour les femmes et les hommes ainsi incités à s’engager dans la Résistance ? En Allemagne, la défaite de Stalingrad est perçue, par les membres du mouvement de résistance La Rose blanche, comme l’opportunité de mobiliser contre les nazis. Le sixième tract dénonçant la politique guerrière du Reich est distribué dans la nuit du 15 au 16 février 1943 dans Munich. Le reliquat est diffusé par Hans et Sophie Scholl au sein de l’université le 18 février 1943. Ces derniers sont arrêtés, le mouvement est anéanti et la plupart des meneurs sont condamnés à mort, sans que cela ne suscite un élan d’émotion particulier. L’énième tentative d’assassiner Hitler, le 20 juillet 1944 par les conjurés de l’opération Walkyrie, ne rencontre aucun soutien de la part du tissu social, ce qui est une des causes de son échec. Le renversement du rapport de force militaire de 1943-1944 n’a pas fait basculer la population allemande dans l’opposition fondamentale au nazisme, pas plus que les Japonais ne basculent dans l’opposition frontale au régime impérial. C’est dans la même période que la déportation politique monte en puissance. C’est au même moment que le génocide, ce « secret partagé » par les Allemands selon Nicholas Stargardt 15, atteint son climax à Auschwitz-Birkenau, dont la spécificité a été mainte fois soulignée 16. Pour les victimes du génocide, 1943-1944 n’est pas un basculement de la souffrance vers l’espérance, mais de la vie vers la mort.
De fait, en Europe occidentale, les années 1943-1944 sont toutefois caractérisées par la montée en puissance des résistances. Dès les premiers jours de l’occupation, les tracts et quelques journaux clandestins proposaient une ébauche de réformes à entreprendre à la Libération, mais ces discours étaient peu audibles dans le contexte. 1943, en France, c’est la fondation du Conseil National de la Résistance (CNR) et l’approfondissement des réflexions sur un programme à mettre en œuvre une fois les occupants chassés. Le Programme du CNR est ainsi adopté le 15 mars 1944 mais il est cependant peu diffusé et son influence sur les réformes entreprises en 1945 est moins directe qu’il n’y paraît.
Le soutien du tissu social y est, cependant, acquis, ce qui améliore les chances de survie du combattant clandestin. C’est bien en 1943 que le recrutement au sein des réseaux de résistance pilotés par les services secrets alliés connaissent la plus forte croissance 17. Les réseaux, parce qu’ils possèdent des ramifications dans toute l’Europe, voire dans le monde colonial jusqu’en Afrique et en Asie au mépris des frontières et des lignes de démarcation, illustrent l’aspect transnational de la Résistance et son intégration dans le processus de mondialisation de la guerre dès 1940. Les réseaux, et les services secrets dont ils dépendent, ont pour champ de bataille les territoires occupés non seulement en Europe mais aussi en Afrique ou en Asie 18. Dans ce dernier cas, la chronologie est d’ailleurs complètement désynchronisée et la « résistance » n’est pas à comprendre dans le sens européen du terme. Elle concerne autant les différents mouvements indépendantistes hostiles aux colonisateurs que des Chinois communistes ou nationalistes, voire des Européens désireux de résister à l’envahisseur japonais. Dans le cas des réseaux de renseignement actifs en Indochine, le véritable « basculement » se situe après le mois d’août 1944, lorsque la France libre se décide à intervenir dans cette dernière colonie à la fois sous occupation japonaise mais restée vichyste.
Cette accélération du recrutement en 1943 n’est en tout cas pas à mettre en corrélation directe avec un plus grand désir des populations de s’engager dans la Résistance du fait du renversement des rapports des forces. Le recrutement d’un réseau, processus éminemment sélectif, n’est pas fondé sur l’intentionnalité. Il est une démonstration de pragmatisme à grande échelle : femmes et hommes sont recrutés du fait de leur emploi, de leur situation géographique, parce qu’ils peuvent remplir les missions confiées depuis Londres. Pour les réseaux de renseignement en Europe occidentale, l’accélération du recrutement s’explique par un changement de perspective stratégique. Leur mission n’est plus strictement défensive, il ne s’agit plus de prévenir une potentielle invasion de l’Angleterre depuis le continent. Elle est devenue offensive : il faut rendre transparente l’Europe occidentale pour les armées conventionnelles qui préparent l’offensive. Cela accroît l’étendue des missions confiées aux réseaux qui doivent, de fait, recruter davantage. Pour les réseaux Action, il s’agit de recruter plus intensivement du personnel sur le terrain pour construire des liaisons aériennes et maritimes, réceptionner des parachutages et préparer les plans de sabotage. En revanche, le recrutement des réseaux chargés de l’évasion d’aviateurs se tarit, tous ou presque étant détruits au cours de cette même période. C’est en effet entre 1943 et 1944 que la répression des réseaux fait le plus grand nombre de victimes tuées ou déportées, et il devient nécessaire, sans cesse, de combler les pertes subies. Cette accélération du recrutement est aussi à pondérer si on prend l’exemple des maquis. Nés à l’automne 1942, renforcés suite à l’imposition du Service du Travail obligatoire (STO) en février 1943, ils entrent en crise à partir du mois de novembre 1943 et connaissent une phase notable de repli. Ce n’est qu’à partir du printemps 1944 qu’ils connaissent une nouvelle phase d’extension, non pas parce que la victoire serait alors certaine, mais parce que les États-majors alliés les intègrent, enfin, dans leur stratégie 19.
En 1943-1944, la victoire finale devient ainsi possible et non pas inévitable. Il s’agit bien d’une période de « long basculement » caractérisée par un renversement des rapports de forces. Celui-ci fait entrer la capitulation de l’Axe dans le champ des possibles. Cette victoire imaginée encourage l’approfondissement des réflexions sur la nature du « monde d’après » et pose les bases d’une redéfinition des relations internationales. L’idée d’un basculement radical des pratiques et des comportements est également à nuancer. Le lien n’est pas direct entre le renversement des rapports de forces et l’évolution de la nature des engagements à l’échelle des populations. On observe davantage des recompositions des pratiques mais qui ne sont pas contradictoires avec les premières années de guerre. Parce qu’il faut à tout prix défendre l’idée d’une Europe nazifiée, les stipendiés du IIIe Reich radicalisent plus encore leur position. Inversement, parce que la victoire alliée relève désormais de l’imaginable, les perspectives stratégiques changent et des plans sont construits afin de préparer, dans un avenir non défini, la reconquête du continent. C’est cela qui nécessite un recrutement plus intensif de la Résistance, et non la certitude d’une victoire finale. L’engagement dans la Résistance est, ajoutons-le, un pari sur la mort. C’est aussi une projection dans un temps où la chute et la souffrance sont envisagées comme la conclusion logique. Dans ce cadre, la survie et la victoire relèvent de l’espérance davantage que de la certitude.
Sources
- Pierre Grosser, « Printemps 1943-Printemps 1944. Le long basculement » in Alya Aglan, Robert Frank (dir.), La guerre-monde 1937-1947 », t. 1, Paris, Gallimard, 2016, p. 642-705.
- Historiographie récemment synthétisée par Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin, 2023.
- Pierre Grosser, « Printemps 1943-Printemps 1944. Le long basculement », op. cit., p. 642.
- Jean Lopez, Koursk : les quarante jours qui ont ruiné la Wehrmacht, Paris, Economica, 2008.
- Philips Payson O’Brien, How the War was won. Air-Sea Power and Allied victory in World War II, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.
- Pour une synthèse, voir Craig L. Symonds, Histoire navale de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin/Ministère des Armées, 2020.
- Christopher Bayly, Tim Harper, Forgotten Armies. The Fall of British Asia, 1941-1945, Harvard, Harvard University Press, 2005.
- Justine Faure, « La décennie 1940 » in Pierre Grosser (dir.), Histoire mondiale des relations internationales de 1900 à nos jours, paris, Robert Laffont, 2023.
- Justine Faure, « La décennie 1940 », op. cit., p. 428.
- Sur le sujet, voir par exemple Claire Aslangul, « Guerre et cinéma à l’époque nazie », Revue historique des armées, n°252, 2008, p. 16-26.
- Par exemple par Pierre Laborie, Le chagrin et le venin. Occupation, résistance, Idées reçues, Paris Gallimard, 2014.
- Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale, 1936-1944, Paris, Seuil, 2001.
- Ian Kershaw, La fin. Allemagne 1944-1945, Paris, Seuil, 2011.
- Ian Kershaw, L’opinion allemande sous le nazisme, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 11.
- Nicholas Stargardt, La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre 1939-1945, Paris, Vuibert,2017, p. 287-324.
- Voir par exemple Tal Bruttmann, Auschwitz, Paris, La Découverte, 2015.
- Nous nous autorisons à renvoyer à notre ouvrage Guillaume Pollack, L’Armée du silence. Histoire des réseaux de résistance en France 1940-1945, Tallandier/Ministère des Armées, 2022.
- Voir, par exemple, Richard Duckett, The Special Operations Executive in Burma. Jungle Warfare and Intelligence Gathering in World War II, Londres, Bloomsbury, 2019.
- Fabrice Grenard, Les Maquisards. Combattre dans la France occupée, Paris, Vendémiaire, 2019.