Pour accompagner le lancement de l’édition italienne du Grand Continent, qui suit l’édition espagnole nous ouvrons nos pages aux décideurs de l’espace politique italien. Pour soutenir notre travail, n’hésitez pas à vous abonner.
Dans un de ses textes, « Il existe une culture européenne », Julia Kristeva, en s’interrogeant sur l’identité européenne, fait une proposition de grande portée : « À la question “Qui suis-je ?”, la meilleure réponse, européenne, n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. »
Je perçois, dans ces mots, la conscience des fractures qui, depuis des décennies, traversent le continent, des conflits encore irrésolus entre de multiples formes identitaires, géographiques, sociales, linguistiques, jusqu’aux toutes récentes tensions de générations, de genre, d’alphabétisation numérique, de sensibilité environnementale. Et pourtant, j’entrevois aussi l’urgence d’une réponse, la recherche d’une clef pour affronter la crise — les nombreuses crises — que l’Europe a connue ces dernières années.
Ce n’est peut-être qu’à l’intérieur d’un large périmètre aux limites encore incertaines que l’on peut retrouver le sens du chemin qui a conduit à la construction de l’édifice européen, décliné sous des formes et des institutions complexes, certainement pas sans critiques et apories. L’Union européenne a été le résultat d’un processus d’approximations continues, caractérisé par des accélérations prophétiques et de longues phases de stase, dans une tension permanente entre perspectives visionnaires et gestion laborieuse de la routine.
La conjoncture historique dans laquelle nous évoluons nous met au défi : nous avons traversé deux crises financières de grande ampleur, celle de 2008-09 et celle de 2011-12 ; nous avons affronté et surmonté le défi historique de la pandémie ; nous sommes au milieu d’un conflit armé qui se déroule au cœur du continent et nous assistons à l’ouverture tragique d’un nouveau front de guerre au Moyen-Orient, avec des résultats imprévisibles et des conséquences dévastatrices.
Face à tout cela, nous sommes appelés à un effort commun, nourri par un grand sens des responsabilités : nous avons la tâche de relancer le projet européen, de lui faire retrouver sa crédibilité et sa cohésion, d’accroître sa durabilité, son efficacité et sa plausibilité. Nous devons retrouver — pour reprendre la suggestion de Kristeva — son identité la plus profonde.
Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui, au seuil d’un rendez-vous électoral — le renouvellement du Parlement européen — d’une extrême importance pour le réaménagement des équilibres politiques, pour la redéfinition conséquente des priorités parmi les politiques que l’Union devra mener et, en général, pour l’avenir de l’Europe.
Le défi le plus grave et le plus total auquel l’Europe a été appelée à faire face ces dernières années a objectivement été l’urgence pandémique. À cette occasion, elle a su réagir au choc, de manière efficace et innovante à plus d’un titre.
Son innovation la plus importante a été la création d’une structure, « Next Generation EU », qui prévoit un plan de financement massif, non seulement pour réparer les dommages économiques et sociaux causés par la pandémie, mais aussi pour stimuler le redressement et la résilience des États membres.
Je pense que cette initiative a marqué un tournant important dans l’histoire de l’Union européenne, marquant un saut qualitatif dans le processus d’intégration : l’Union nouvelle génération — avec la facilité de redressement et de résilience — peut en réalité ouvrir la voie à la possibilité d’un mécanisme d’investissement permanent, fondé sur l’émission d’une dette commune. Aujourd’hui, ce programme souffre des difficultés rencontrées dans la phase de mise en œuvre et de déploiement, qui — comme on le sait — est laissée aux plans nationaux de relance et de résilience et, par conséquent, à la capacité de mise en œuvre des différents États membres.
L’Italie, qui a transmis son plan à la Commission européenne le 30 avril 2021, a connu une phase critique qui ne semble toujours pas avoir été résolue. Le versement de la troisième tranche, lié à la réalisation des objectifs pour le second semestre 2022, a entraîné un retard global qui, en tout état de cause, risque de compromettre la mise en œuvre complète du plan dans les délais prévus. En effet, nous n’avons pas encore atteint les 27 objectifs, initialement prévus pour le 30 juin de cette année. A ces objectifs, auxquels s’est ajouté un autre objectif initialement lié à la 3ème tranche mais qui ne fut pas atteint à temps, est en fait lié le déboursement de la 4ème tranche, d’un montant de 16,5 milliards d’euros.
En outre, le gouvernement italien a présenté une nouvelle programmation du plan, qui n’a pas encore reçu l’approbation des institutions européennes concernées. Il ne fait aucun doute que cette incertitude et ce rapprochement sont une source d’inquiétude, car l’Italie a confié ses plus grandes perspectives de développement et de modernisation aux investissements du PNRR, comme l’a souligné à juste titre un éditorial du Financial Times du 5 septembre.
Il faut agir avec le plus grand sérieux car la crédibilité du pays et l’avenir des jeunes générations sont en jeu. Personne n’en est plus conscient que moi, ayant moi-même encouragé le lancement de cette initiative, qui peut changer complètement les politiques européennes, en inversant radicalement les orientations passées.
Pour éviter ce risque et faire en sorte que cette initiative, bien que née dans le contexte d’une crise économique et sociale spécifique et grave, s’inscrive fermement dans le cadre des politiques européennes, nous ne devons renoncer à aucun de nos objectifs et nous devons respecter le calendrier. La mobilisation d’un montant aussi important de ressources, destinées à des objectifs d’investissement conformes aux priorités européennes et financées par la dette commune, a été un succès pour l’Italie et un pas décisif pour renverser le paradigme de l’austérité sur lequel reposait la réponse des institutions européennes aux crises passées. Ne pas pouvoir utiliser ces ressources aujourd’hui constituerait une erreur historique.
Dans le moment historique que nous vivons, l’Europe doit aussi se tourner vers d’autres objectifs tout aussi prioritaires, auxquels nous devons apporter une contribution originale et consciente.
Tout d’abord, il faut plus de courage dans le grand jeu de la réforme de la gouvernance économique de l’Union européenne, en favorisant un véritable équilibre entre partage et réduction des risques. Les solutions proposées laissent perplexe.
La proposition de la Commission tend à réintroduire les paramètres habituels des finances publiques, dont l’inadéquation a été démontrée par les crises des quinze dernières années. Ce qu’il faut, c’est une orientation plus orientée vers la construction d’un système qui — dans la démonstration de la stabilité du pays — prenne en compte les investissements publics, notamment dans la sphère de la transition écologique et numérique, en les découplant de la mesure du déficit. Car les dépenses d’investissement, a fortiori dans des secteurs stratégiques pour l’avenir de l’Union, ne sont pas un simple coût, mais une condition de la croissance future.
Dans cette perspective, je crois que la politique des subventions publiques doit également évoluer.
L’expérience tragique de la pandémie et de la guerre en Ukraine nous a beaucoup appris à cet égard, compte tenu du fait que l’Europe a dû faire face aux choix d’autres puissances mondiales qui, pour soutenir leurs propres industries nationales, ont approuvé le versement d’importantes subventions publiques, susceptibles de fausser la concurrence sur les marchés mondiaux. Je pense notamment à la loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA), qui prévoit des investissements substantiels visant, entre autres, à soutenir la compétitivité et l’écocompatibilité de la production américaine.
Comment l’Union pourrait-elle ne pas réagir, unie et déterminée ?
C’est pourquoi je crois que, parallèlement à la réforme de la gouvernance économique, il est nécessaire de procéder avec la même détermination à la révision de la discipline en matière d’aides d’État non urgentes, valable pour la nouvelle période de programmation 2021-2027.
Cependant, aucune réforme des politiques fiscales ne sera efficace si elle n’est pas accompagnée de politiques du travail courageuses et réellement capables de restaurer la « dignité sociale » des citoyens européens.
Le défi d’une Europe sociale ne sera relevé que si nous nous engageons, avec la plus grande détermination, à créer des instruments efficaces contre le chômage et pour protéger les salaires. Ces objectifs ne sont pas un facteur de déficit et d’instabilité, mais un moteur pour l’avenir de notre continent et le meilleur antidote contre les dérives nationalistes. Sur ce point, toutes les forces progressistes d’Europe, dans la perspective des prochaines élections pour le renouvellement du Parlement européen, ne peuvent se diviser, sous peine de perdre leur vocation commune au progrès et à l’amélioration des conditions de vie des citoyens européens, notamment ceux qui éprouvent le dénuement matériel, la précarité sociale et l’insécurité de l’emploi. Nous devons continuer à nous serrer les coudes et à partager des batailles communes, en soutenant des mesures courageuses axées sur la protection et la croissance. Parmi celles-ci, j’ai toujours considéré la création d’une assurance chômage européenne comme une mesure prioritaire et qualifiante. Dans cette perspective, l’instrument de soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (SURE) va dans la bonne direction, mais il faut continuer à le mettre en œuvre, en le rendant structurel et en le mettant à disposition des États membres, précisément dans les périodes où le cycle économique est défavorable, et lorsque les ressources nationales ne suffisent pas à elles seules à soutenir les crises de l’emploi.
L’Europe ne saurait en outre être prise au dépourvu face à la nouvelle révolution déclenchée par l’Intelligence artificielle qui, si elle semble susceptible de soutenir — grâce à ses nombreuses applications industrielles et technologiques — une forte augmentation de la croissance économique, n’est pas sans danger en raison de l’impact négatif sur l’emploi, notamment dans des secteurs tels que le droit, la médecine, la finance, l’information et le divertissement.
De nombreuses études internationales attestent que l’impact négatif en termes d’emploi sera compensé par la création de nouvelles professions, mais il est clair qu’au cours de la période de transition, nous serons exposés à de forts dérèglements, auxquels nous devrons remédier par des politiques adéquates d’aide au revenu.
Toutes ces questions seront au cœur de la prochaine campagne pour les élections européennes, à l’occasion de laquelle se mesurera la capacité des forces progressistes à offrir aux citoyens européens un projet alternatif à la droite.
Nous devons être capables de conserver l’électorat et d’attirer les citoyens européens, en particulier les jeunes, qui se sentent découragés et désillusionnés. Beaucoup dépendra de la capacité des partis progressistes à présenter ensemble des propositions crédibles et courageuses, à renverser radicalement le paradigme sur lequel le marché unique a été structuré et à embrasser une vision plus avancée, plus fermement ancrée dans la valeur de la personne humaine saisie dans la matérialité de son existence.
Au cœur de l’agenda européen se trouve aussi, sans aucun doute, le grand défi de la transition écologique. L’accélération de tous les objectifs de décarbonation doit être une priorité absolue, conformément à la proposition de règlement de la Commission, le « Net Zero Industry Act », sur l’établissement d’un cadre de mesures visant à renforcer l’écosystème européen des produits technologiques à zéro émission.
Dans la perspective de la transition énergétique, une déclinaison particulière, pour les effets qu’elle peut avoir sur le tissu productif et en termes d’emploi, est le passage définitif, en 2035, aux véhicules électriques.
L’Italie, tout en assurant qu’elle est pleinement engagée dans l’objectif de décarbonation du secteur du transport routier, a fait preuve d’une prudence excessive sous le gouvernement Meloni. Cette pusillanimité persistante nous éloigne de l’axe principal vers lequel s’orientent non seulement l’Europe, mais aussi toutes les grandes économies avancées. Mais ce n’est pas tout. En affichant trop d’incertitude, nous risquons de perdre des rendez-vous décisifs qui, d’une part, permettent d’accompagner la transition vers l’énergie électrique avec des mesures de soutien aux secteurs les plus touchés et, d’autre part, permettent de réduire les coûts de la transition vers le nouveau modèle.
Loin de faire preuve d’incertitude, l’Italie devrait s’engager sur la voie de l’électrification totale dans toute son ampleur et sa radicalité. Le monde qui nous entoure — de l’industrie manufacturière à la recherche de pointe en passant par les secteurs industriels avancés les plus ouverts à l’innovation — est déjà bien positionné sur ces horizons.
En outre, les objectifs d’émissions nettes nulles pour 2050 sont étroitement liés aux perspectives d’autonomie stratégique de l’Europe, qui est devenue une question centrale et urgente à la suite du conflit en Ukraine, qui subit une flexion très insidieuse, obligeant à des analyses courageuses, libres de tout conditionnement idéologique.
L’enjeu pour l’Europe est de taille.
Comme on le sait, l’Union européenne a exclusivement orienté sa stratégie sur deux axes d’intervention : d’une part, des mesures restrictives à l’égard de la Russie ; d’autre part, la fourniture directe d’armes à l’Ukraine ou le financement de l’acquisition de matériel et de munitions. Ni notre position atlantique — et donc le partage des choix de politique militaire avec nos partenaires historiques et naturels, à commencer par les États-Unis — ni le soutien au pays agressé ne sont en cause. J’ai cependant toujours douté qu’une stratégie confiée exclusivement à l’assistance militaire, qui bannit toute stratégie de négociation parallèle, puisse déboucher de manière réaliste sur une perspective de paix.
Le risque concret — que je dénonce depuis le début — est que les coûts énormes engendrés par la poursuite de la logique d’escalade militaire et la lassitude des opinions publiques nationales incitent les gouvernements qui s’approchent progressivement des échéances électorales à marquer un désengagement en termes d’aide militaire, avec pour conséquence que l’Ukraine se retrouve, comme cela s’est déjà produit en Afghanistan en août 2021, soudainement livrée à elle-même, submergée par une nouvelle offensive russe.
Une plus grande autonomie de l’Europe dans la gestion de la crise ukrainienne aurait également renforcé son autonomie stratégique, tant dans le domaine de l’énergie que dans celui de la défense. Sur ce point, les dirigeants européens ont fait preuve d’une aphasie inquiétante, si l’on excepte certaines positions prises par le Président Macron et résumées dans une interview au journal Les Échos le 11 avril.
Je reste convaincu que la voie, certes difficile mais incontournable, que l’Europe doit continuer à emprunter, conformément à sa plus noble tradition de politique étrangère, est le multilatéralisme, un modèle fondé sur une logique de « responsabilité partagée », de dialogue et d’inclusion.
De plus, en renonçant à toute voie de négociation possible face à une crise géopolitique qui se déroule sur son territoire, l’Europe a affaibli sa position sur l’échiquier mondial, accentuant une image d’insignifiance substantielle.
La faiblesse de l’Europe risque de réapparaître tragiquement face à la crise israélo-palestinienne. Nous avons été consternés par l’horreur perpétrée par le Hamas contre les civils israéliens le 7 octobre. Il s’agit d’un acte terroriste brutal et aveugle qui a déclenché la revendication légitime d’Israël d’agir en représailles pour défendre son peuple.
L’Europe a immédiatement reconnu le droit d’Israël à la défense, tout en affirmant que ce droit devait être exercé dans le respect du droit international et du droit humanitaire international, comme l’a déclaré le Conseil européen dans les conclusions du sommet des 26 et 27 octobre.
À mon avis, l’Union européenne ne doit pas craindre d’affirmer, même dans cette tragique éventualité de guerre, qu’à côté de la reconnaissance du droit à la sécurité du peuple juif, le droit de l’État palestinien à exister en toute indépendance et souveraineté reste intact, comme le réaffirment les nombreuses résolutions des organisations internationales qui œuvrent en faveur de la paix et de la sécurité dans cette région troublée du monde.
Une fois de plus, face au glissement inexorable vers une guerre à l’issue imprévisible et aux conséquences dévastatrices pour l’équilibre mondial, l’Europe a fait preuve d’une impuissance inquiétante. À cet égard, le vote du 27 octobre sur la résolution de l’Assemblée des Nations Unies pour un cessez-le-feu humanitaire dans la bande de Gaza apparaît emblématique, marquant un désaccord retentissant entre les États membres de l’Union européenne. Cette division confirme malheureusement la faiblesse de l’Europe, incapable de s’affirmer comme un interlocuteur crédible et faisant autorité auprès des autres acteurs internationaux, a fortiori en présence de crises qui ne concernent pas des zones circonscrites et lointaines, mais mettent directement en jeu la sécurité de l’ensemble du continent européen.
L’Italie, à l’occasion de ce vote, s’est abstenue pêle-mêle, avec — entre autres — l’Allemagne, alors que d’autres pays européens, comme la France et l’Espagne, se sont clairement prononcés en faveur d’une trêve qui pourrait être le prélude à une voie diplomatique orientée vers la stabilisation de la zone du Moyen-Orient. À mon avis, le gouvernement italien a donc manqué à son engagement, affirmé à plusieurs reprises par le Premier ministre, en faveur de solutions constructives susceptibles d’enrayer la spirale de la violence et de la mort aux dépens des civils, tant israéliens que palestiniens.
L’Union européenne doit insister, d’une voix forte et unie, pour qu’Israël défende son peuple sans piétiner le droit international humanitaire et pour que des corridors et de l’aide soient assurés afin d’éviter que la catastrophe humanitaire ne s’étende au détriment de la population civile palestinienne.
Elle doit également reprendre ses efforts en faveur de négociations de paix qui empêchent l’embrasement de tout le Moyen-Orient, en convainquant Israël d’abandonner la politique d’occupation que les colons juifs suprémacistes mènent en Cisjordanie et d’œuvrer en faveur d’une Autorité nationale palestinienne plus légitime et plus efficace.
Une autre question centrale pour l’avenir de l’Union européenne est celle des perspectives d’élargissement. À cet égard, la guerre en Ukraine a redéfini les priorités et le calendrier d’un processus qui, notamment en ce qui concerne la région des Balkans occidentaux, nécessite à la fois une vision stratégique, du courage et du pragmatisme.
En tant que Premier ministre, j’ai fortement soutenu les efforts de l’Albanie, de la Macédoine du Nord, du Monténégro et de la Serbie en vue d’entamer des négociations d’adhésion, ainsi que ceux de la Bosnie-et-Herzégovine en vue d’obtenir le statut de candidat à l’adhésion.
En 2022, le processus d’adhésion de ces États a été accéléré, et la guerre en Ukraine lui a donné une forte impulsion. En revanche, lorsque, lors du Conseil européen des 23 et 24 juin 2022, la perspective européenne de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie a été acceptée et qu’il a été décidé d’accorder immédiatement le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, la situation a changé.
Le processus d’adhésion de la région des Balkans s’inscrit, à ce stade, dans la stratégie plus générale d’endiguement de la Russie.
Il ne fait aucun doute que l’entrée des pays de la zone des Balkans dans l’Union européenne peut représenter une étape centrale vers une plus grande autonomie stratégique de l’Europe, en particulier dans le secteur de la défense.
Cependant, la logique et les stratégies liées à la sécurité du continent sont une chose, le chemin d’intégration — politique, juridique, économique — des nouveaux États dans l’ordre de l’Union européenne en est une autre. Une accélération imprudent, sans une vérification minutieuse du respect de certaines conditions décisives (État de droit, renforcement des institutions démocratiques, droits fondamentaux, réforme de l’administration publique, développement économique et compétitivité) est susceptible de causer des dommages significatifs au fonctionnement des institutions. En outre, le danger le plus imminent est celui d’un ralentissement pathologique des processus décisionnels, jusqu’à un risque concret de paralysie, souvent causé par l’utilisation du droit de veto précisément par les pays ayant adhéré plus récemment et qui sont moins intégrés dans l’acquis euro-unitaire.
Prenons garde à ne pas favoriser ceux qui, précisément en encourageant un élargissement progressif et rapide, ont intérêt à affaiblir l’Union européenne et à compromettre sa capacité d’agir — de façon autonome et prépondérante — dans le contexte géopolitique mondial.
Dans cette perspective, la réflexion sur une Europe à deux vitesses, dont nous avons déjà l’expérience, de la zone euro à l’espace Schengen, pourrait être relancée.
La géographie et l’architecture du continent pourraient être repensées, sans affaiblir l’Union. Emmanuel Macron lui-même, reprenant une proposition faite en 1989 par le François Mitterrand, a appelé à la création d’une communauté politique européenne plus large, qui permettrait de trouver de nouveaux espaces de coopération en dehors de l’Union européenne.
La gestion européenne de la dimension interne du phénomène migratoire n’est pas moins complexe.
En vue d’une réforme globale des politiques migratoires de l’Union, la Commission européenne a présenté en septembre 2020 un « nouveau pacte sur les migrations et l’asile », auquel j’ai personnellement consacré beaucoup d’efforts, conscient de sa centralité stratégique pour un pays comme l’Italie, fortement exposé à la pression migratoire le long des routes méditerranéennes, qui, loin de diminuer, s’intensifie de manière significative au point de susciter l’inquiétude des communautés locales les plus exposées au phénomène.
Les progrès réalisés à ce jour sont malheureusement encore insuffisants. L’Italie n’a pas été en mesure de donner un tournant décisif à la politique migratoire européenne, ni de vaincre la résistance à toute forme de solidarité concrète dans le mécanisme européen d’accueil et d’asile des migrants, manifestée précisément par les États gouvernés par des forces politiques proches des partis soutenant le gouvernement Meloni, qui ont d’ailleurs opposé leur veto au Conseil européen des 29 et 30 juin, contribuant ainsi à freiner toute velléité de réforme. Le Conseil européen des 26 et 27 octobre n’a pas non plus permis d’avancer de manière significative sur la question des migrations.
Le plus grand objectif sur lequel se jouera l’avenir du continent, celui sur lequel il faut concentrer toute l’attention et l’engagement maximum, en vue des élections du Parlement européen, est la récupération de la dimension pleinement politique de l’Union, qui se traduit par la création pleine et définitive d’un peuple européen.
À la suite de ces décennies d’intégration européenne, les citoyens européens, surtout les plus jeunes, comprennent l’Europe comme un espace physique et juridique unitaire, qui leur permet chaque jour de partager leur propre patrimoine d’expériences humaines, culturelles et professionnelles, en acceptant de plus en plus les spécificités nationales comme des déclinaisons d’une même sensibilité, comme des manières différentes de participer à un « sentiment commun ».
Le processus de création d’un peuple européen a été fortement imprégné par la dimension juridique. À cet égard, l’action menée, chacune dans son domaine de compétence, par la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice, en lien étroit avec les cours constitutionnelles nationales, a été fondamentale. Ce système de protection juridictionnelle avancé et articulé, désormais inscrit de manière indélébile dans le patrimoine juridique de l’Union, représente un acquis de civilisation qui doit être défendu et préservé, précisément en raison des effets vertueux qu’il est en mesure de produire dans l’imaginaire collectif du citoyen européen, en favorisant la conscience de faire partie d’un destin commun, d’être un peuple au sens d’une communauté participant à un système uniforme de droits et à un processus de civilisation fructueux.
Plus encore aujourd’hui, nous devons défendre ce modèle, malheureusement menacé à l’intérieur par les décisions de certains États membres — les cas de la Pologne et de la Hongrie sont emblématiques — qui portent atteinte aux droits et libertés constitutionnels.
Aucune concession ne peut être tolérée en ce qui concerne le respect de l’État de droit : la protection des minorités, l’indépendance de la justice, l’équité des procédures électorales, la lutte contre la corruption et la liberté de la presse sont des valeurs inscrites dans notre code génétique. Aucun Etat, qu’il soit membre de l’Union ou désireux de le devenir, ne peut légitimement et sans conséquence reculer sur ce terrain.
En ce sens, je me félicite de l’arrêt du 5 juin dernier, dans lequel la Cour de justice a confirmé le recours en manquement introduit par la Commission européenne contre la Pologne, suite à l’approbation d’une loi nationale sur l’organisation des organes de la justice ordinaire, de la justice administrative et de la Cour suprême elle-même, dans le but de réduire de manière significative leur indépendance. Il s’agit d’une décision très importante, non seulement sur le fond, mais aussi parce qu’elle affirme, au plus haut niveau et sans ambiguïté, la centralité de l’État de droit, qui fait partie de l’identité même de l’Union et qui s’incarne dans des principes qui entraînent des obligations juridiquement contraignantes pour les États membres.
Malgré tout, nous n’avons pas encore réussi à devenir véritablement et pleinement un « peuple », nous n’avons pas eu le courage de construire un modèle inclusif qui, de manière réaliste, au-delà de toute rhétorique, favoriserait la création d’un demos européen. Nous n’avons pas eu l’élan « prophétique » des grands hommes d’État de l’après-guerre. Avant la pandémie, l’Union européenne s’était fermement ancrée dans la dimension purement économique, dans une perspective univoquement orientée vers la mise en œuvre de lignes directrices libéralistes, visant à favoriser la privatisation des services et des biens essentiels, la réduction de la réglementation dans les secteurs économiques vitaux, et la contraction des politiques de soutien social et d’aide sociale, qui ont accru les inégalités en matière de richesse et d’opportunités. La politique européenne s’est repliée craintivement du côté de la froide grammaire des procédures, perdant progressivement le contact avec ses peuples et rendant de plus en plus infranchissable la distance, qui n’est pas seulement géographique, entre Bruxelles et les nombreuses périphéries du continent.
Progressivement et inexorablement, la politique a renoncé à sa fonction de légitimation et de représentation, apparaissant — aux yeux des citoyens — à la fois distante et « oligarchique », incapable de comprendre les besoins réels de la communauté. Elle était devenue, comme l’a fait remarquer le politologue Jan Zielonka, « un paramètre cérémoniel couvrant des opérations mondiales très complexes, largement incompréhensibles, voire secrètes ».
La pandémie et la guerre en Ukraine ont certes changé la donne, mais il faut être vigilant, car la nouvelle perspective n’est pas solidement ancrée dans l’héritage européen. Nous voyons des signes inquiétants, notamment de la part des forces conservatrices et nationalistes, d’un dangereux retour au passé, à des modèles de gouvernance inadaptés aux défis qui nous attendent.
Nous nous trouvons à un tournant décisif de l’histoire de l’Europe unie ; des choix fondamentaux pour notre avenir nous attendent.
La conviction européenne du XXIe siècle, à mon avis, présuppose inévitablement une évolution des formes et des institutions qui ont caractérisé l’histoire de l’intégration au cours des trente dernières années ; il exige d’urgence une véritable « conversion », qui est aussi — à certains égards — un retour aux origines, aux raisons fondatrices du rêve européen.
L’Europe que nous imaginons sera-t-elle capable d’exprimer une force motrice, et pas seulement stabilisatrice, dans l’intérêt de ses citoyens, de ses États membres et des intérêts communs ? La question du sens, posée par Julia Kristeva, et par laquelle j’ai commencé mon intervention, revient sur le devant de la scène : quelle Europe voulons-nous ? De quelle Europe avons-nous besoin pour garantir aux citoyens européens un avenir à la hauteur des décennies de paix et de prospérité que l’Union a assurées ?
Ma réponse est toujours la même : l’Europe doit être proche de ses peuples. L’Union européenne, au XXIe siècle, doit poursuivre son projet « par les peuples » et « pour les peuples ». La politique n’est pas une dimension neutre par rapport à la vie, elle n’est pas une variable indépendante sans conséquence sur notre existence. Isocrate écrivait dans L’Aréopagitique : « Le gouvernement est l’âme de la cité, et il a autant de pouvoir que l’esprit en a dans le corps. C’est précisément le gouvernement qui délibère sur chaque affaire et devient le gardien du bien. Il est inévitable […] que chacun vive bien ou mal selon le type de gouvernement qu’il a ». Dans La Politique, Aristote définit la communauté idéale comme une communauté « née en vue de vivre, mais existant essentiellement en vue de bien vivre ».
Nous ne voulons pas (sur)vivre, nous contenter d’arracher des espaces de liberté souffrants, ni flotter dans un présent confus dans l’attente d’un avenir incertain.
Nous voulons « bien vivre » en Europe, pour citer Aristote : un objectif qui n’est possible que si la personne humaine, avec sa valeur irréductible, avec ses droits inaliénables, est la finalité et le critère de toute action politique. Et si l’État-nation est le lieu inaliénable du (re)règlement des conflits, il faut redonner à l’Europe le sens d’une communauté coopérative et vigilante, unie par un destin commun. Telle est la maison que nous voulons habiter. C’est l’idée que nous nous faisons de l’Europe.
Dans cette perspective, il est vivement souhaité que, dans les différents forums de coopération interparlementaire, un débat s’engage sur les moyens de renforcer et de promouvoir les principes démocratiques et les systèmes parlementaires dans l’Union européenne, en tenant compte également des menaces émanant de pays tiers, susceptibles d’interférer dans les processus démocratiques de l’Union européenne, y compris les risques de désinformation.
L’initiative promue par le vice-président du Parlement européen, Othmar Karas, lors d’une réunion avec des représentants des parlements nationaux à Bruxelles en février 2022, dans le but d’élaborer une charte du parlementarisme en Europe, est extrêmement positive.
En ce qui concerne plus particulièrement les « menaces hybrides », qui exacerbent notre démocratie, l’imminence de l’échéance électorale de 2024 requiert la plus grande attention, notamment en raison de l’importance des élections au Parlement européen pour la définition du nouvel équilibre politique au sein de l’Union, en particulier dans la perspective de la formation de la nouvelle Commission. D’autre part, les dangers liés à la manipulation de l’information, d’autant plus lorsqu’elle est effectuée avec les outils de l’Intelligence artificielle, sont très élevés.
Dans ce contexte, il sera intéressant de connaître dès que possible le paquet législatif annoncé pour la défense de la démocratie, qui devrait contenir un éventail articulé de mesures visant à contrer la désinformation et les cyberattaques destinées à manipuler les processus démocratiques, en particulier dans la phase la plus sensible, la phase électorale.
Mais ce n’est pas tout. Des mesures ont été annoncées pour garantir une plus grande transparence dans la représentation des intérêts, en particulier en ce qui concerne les contacts entre les lobbies et les députés, ainsi que pour contrôler les éventuels financements provenant de pays tiers, afin d’intercepter efficacement les comportements illégaux et les phénomènes de corruption. Les faits qui ont impliqué certains membres du Parlement européen, au-delà de l’issue des affaires judiciaires individuelles, nous donnent une image opaque et ambiguë qui alimente la méfiance et le détachement des citoyens. La plus grande sévérité s’impose pour sanctionner sévèrement ces épisodes et prévenir de tels comportements répréhensibles à l’avenir.
Dans la perspective plus générale d’un renouvellement courageux de l’architecture institutionnelle de l’Union européenne, les travaux de la Conférence sur l’avenir de l’Europe doivent être poursuivis. Malheureusement, les conclusions de la Conférence, pour la naissance de laquelle j’avais déployé beaucoup d’efforts au Conseil européen, n’ont pas été très courageuses. Le conflit en Ukraine et la crise énergétique ont obligé à reconsidérer les priorités et, par conséquent, ont enlevé de l’espace et de la centralité à une initiative qui était née avec des ambitions bien différentes.
Le travail accompli était pourtant d’une importance absolue, et les nombreuses propositions contenues dans le rapport final capturent bien les trajectoires vers lesquelles les politiques européennes devront s’orienter dans les années à venir : le changement climatique et l’environnement, la santé, la justice sociale et l’emploi, le rôle de l’Union européenne dans le monde, l’État de droit, la sécurité, la transformation numérique, le renforcement de la démocratie, les migrations, la culture et la jeunesse.
Tout cela devra inévitablement se traduire par des projets concrets, après avoir identifié les priorités sur lesquelles concentrer les travaux. À cet égard, je suis d’accord avec la proposition faite par Emmanuel Macron lors de l’événement de clôture de la Conférence de convoquer une Convention pour la révision des Traités. Face aux nouveaux défis qui attendent l’Europe, le moment est propice à la constitution d’un processus de réforme vaste et ambitieux, capable également de projeter l’Europe sur la scène internationale en tant qu’interlocuteur autorisé et crédible, capable d’influencer les équilibres géopolitiques mondiaux, d’autant plus dans une conjoncture historique marquée par l’insécurité et l’émergence envahissante d’anciens et de nouveaux conflits.
Il s’agit tout d’abord de simplifier les processus décisionnels, en recourant davantage au vote à la majorité qualifiée, en élargissant les sujets sur lesquels il est possible de dépasser la contrainte de l’unanimité, a fortiori dans la perspective de nouveaux élargissements.
Il est vrai que cet objectif, grâce à l’instrument de la clause dite « passerelle », est réalisable même sans modifier les traités. Toutefois, une intervention au niveau « constitutionnel » (s’il est permis d’utiliser cette expression dans ce contexte), aurait le mérite d’ordonner, de manière claire et systématique, l’ensemble du cadre des compétences et des procédures.
Il est également souhaitable d’agir avec audace pour renforcer de manière adéquate le rôle et les pouvoirs du Parlement européen, la seule institution qui jouisse d’une légitimité démocratique directe, notamment en ce qui concerne le pouvoir d’initiative législative et d’enquête, mais aussi au regard du pouvoir général de responsabilité vis-à-vis des autres institutions européennes.
En même temps, un renforcement adéquat des institutions de la démocratie directe représente, également d’un point de vue européen, un développement essentiel pour la récupération de la crédibilité vis-à-vis des citoyens.
Mais surtout, pour contrecarrer les tendances centrifuges et la désintégration européenne, qui sont parfois les filles de la désillusion européenne, nous avons besoin d’une définition plus claire et renouvelée des objectifs (neutralité climatique, croissance, emploi, justice sociale, lutte contre les inégalités, protection des droits), qui puisse renouveler le pacte de confiance des citoyens et restaurer l’enthousiasme pour le projet européen, en particulier au profit des jeunes générations.
Les forces progressistes sont appelées à relever un défi décisif : contrer le repli identitaire et l’asphyxie dans le périmètre de l’« intérêt national », repousser le vent nationaliste qui souffle sur le continent. La meilleure façon de gagner ce défi est d’œuvrer, avec une vision concrète, pour renforcer la crédibilité et la fiabilité de la maison commune européenne, en embrassant, avec courage et confiance, une perspective de renaissance, de conversion vers un modèle de développement plus juste, plus solidaire, plus écologique, orienté vers le développement plein et intégral de la personne et fondé sur de nouveaux rapports entre l’homme et le monde, entre l’éthique et la technologie, entre l’environnement et le développement.
C’est un défi à relever avec enthousiasme et générosité, un grand défi pour la nouvelle Europe.