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« L’Europe peut sortir plus forte de cette crise », la leçon de Mario Draghi

Dans sa première prise de parole en public depuis le déclenchement de la pandémie, Mario Draghi propose son interprétation des perspectives, des problèmes et des éléments cruciaux du débat politique et économique contemporain. Une intervention à étudier de près.

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La crise du Covid-19 nous force à réfléchir à la nouvelle orientation et à l’organisation de l’Europe qui viendra. Aujourd’hui, dans sa première prise de parole en public depuis le déclenchement de la pandémie, Mario Draghi a proposé son interprétation des perspectives, des problèmes et des éléments cruciaux du débat politique et économique contemporain. Une intervention à étudier de près, commentée et traduite pour la première fois en français.

Il y a douze ans, la crise financière a causé la plus grande destruction économique jamais vue en période de paix. Nous avons ensuite connu une deuxième récession et de nouvelles pertes d’emplois en Europe. Enfin, il y a eu la crise de l’euro et la lourde menace de dépression et de déflation. Nous avons surmonté toutes ces difficultés. 

Dans la construction d’un discours politique la question de l’hexis (que l’on pourrait à peu près traduire par la question : « d’où parle-t-on ? ») est cruciale. Draghi possède à ce propos un avantage unique. En Italie et dans une partie importante de l’Union, il est reconnu comme l’acteur fondamental de la stabilisation et de la relance de la zone euro. Comme le déclarait Romano Prodi au Grand Continent à propos de l’héritage de Draghi  « En bref : on a, encore, l’euro. » Ce charisme pourrait permettre à l’ancien Banquier central de jouer un rôle dans l’élection du prochain Président de la République italien en 2022. Ce discours peut donc également être lu – bien qu’il ne s’agisse pas de son barycentre — comme une première proposition de politique générale susceptible de présenter des éléments attractifs pour la presque intégralité du spectre politique italien : insistance sur la solidarité et la responsabilité (Parti Démocrate), ainsi que sur la transparence (Mouvement 5 étoiles), méfiance nuancée pour la méthode intergouvernementale (+Europa), critique de certaines règles européennes (Lega et Fratelli d’Italia). Il convient également de noter que Draghi avait déjà été cité par la Ligue comme un possible Premier ministre d’un gouvernement de coalition pour saper Giuseppe Conte et son gouvernement de coalition M5S/PD. 

Alors que nous avions retrouvé confiance, et que la reprise économique avait suivi, nous avons été frappés encore plus durement par l’explosion de la pandémie : elle menace non seulement l’économie, mais aussi le tissu de notre société telle que nous l’avons connue1 jusqu’à présent ; elle répand l’incertitude, pénalise l’emploi, paralyse la consommation et l’investissement. Dans cette succession de crises, les subventions qui sont distribuées partout sont une première forme de solidarité que la la société exprime envers ceux qui sont les plus touchés, avec ceux qui ont essayé tant de fois de rebondir. Les subventions servent à survivre, à recommencer. Mais il faut donner plus aux jeunes : les subventions prendront fin et l’absence de qualification professionnelle subsistera, ce qui risque de sacrifier leur liberté de choix et leurs revenus futurs. La société dans son ensemble ne peut accepter un monde sans espoir ; mais elle doit, après avoir rassemblé toutes ses énergies et trouvé un sentiment commun, chercher la voie de la reconstruction.

L’un des thèmes forts du discours de Draghi concernant l’inégalité générationnelle (« priver un jeune de son avenir est l’une des formes d’inégalité les plus graves ») est ici évoqué pour la première fois. Il précède le thème de l’espérance, un élément clef du discours catholique social du mouvement catholique Comunione e Liberazione qui organise le Meeting de Rimini où Draghi prend la parole.

Dans les circonstances actuelles, le pragmatisme est nécessaire. Nous ne savons pas quand un vaccin sera découvert, et encore moins quelle sera la réalité à ce moment-là. Les avis sont partagés : certains pensent que tout va revenir comme avant, d’autres voient le début d’un profond changement. La réalité se situera probablement au milieu : dans certains domaines, les changements ne seront pas substantiels ; dans d’autres, les technologies existantes permettront des transformations en profondeur. D’autres encore se développeront et se multiplieront en s’adaptant à la nouvelle demande et aux nouveaux comportements imposés par la pandémie. Mais pour certains, un retour aux mêmes niveaux opérationnels qu’avant la pandémie est peu probable. Nous devons accepter l’inévitabilité du changement avec réalisme et, au moins jusqu’à ce qu’un remède soit trouvé, adapter nos comportements et nos politiques. Nous ne devons pas pour autant renier nos principes. La politique économique ne devrait pas ajouter d’incertitude à celle causée par la pandémie et le changement. Sinon, nous finirons par être contrôlés par l’incertitude au lieu de la contrôler nous-mêmes. Nous nous égarerions. Les mots de la « prière pour la sérénité » de Reinhold Niebuhr me viennent à l’esprit, demandant au Seigneur : « Donne-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, / Le courage de changer les choses que je peux changer, / Et la sagesse de comprendre la différence. ».

La référence à une prière ne doit pas étonner ici. Le discours est prononcé lors du Meeting de Rimini, un événement politique italien de premier plan organisé par Comunione e Liberazione, un mouvement catholique fondé en 1954 par Luigi Giussani, particulièrement influent en Lombardie et dans le nord de l’Italie, situé dans la ligne du catholicisme social et de la Démocratie chrétienne. Draghi a par ailleurs des relations étroites avec l’Église et le Pape François : depuis le 10 juillet, il est devenu membre de l’Académie pontificale des sciences sociales. Par ailleurs la prière de Karl Paul Reinhold Niebuhr, un théologien américain protestant qui compte parmi les influences de Barack Obama, a une forte dimension de prière laïque : sa diffusion est en grande partie due à son usage par les Alcooliques Anonymes. 

Je ne veux pas vous donner aujourd’hui un cours de politique économique, mais un message plus éthique pour qu’ensemble nous puissions faire face aux défis de la reconstruction et affirmer ensemble les valeurs et les objectifs sur lesquels nous voulons reconstruire nos sociétés, nos économies en Italie et en Europe. Au deuxième trimestre 2020, l’économie s’est contractée à un rythme comparable à celui connu pendant la Seconde Guerre mondiale. Notre liberté de mouvement, nos interactions humaines, physiques et psychologiques même, ont été sacrifiées, des secteurs entiers de nos économies ont été fermés ou mis en faillite. L’augmentation spectaculaire du nombre de personnes privées de travail qui, selon les premières estimations, seront difficiles à absorber rapidement, la fermeture des écoles et autres lieux d’apprentissage ont interrompu les parcours professionnels et éducatifs, ont aggravé les inégalités.

Selon les prévisions de la Commission européenne du mois de juillet, l’économie européenne enregistrera une contraction de 8,3 % en 2020 (8,7 % pour la zone euro) — 11,2 % pour l’Italie, 10,9 % pour l’Espagne, 10,6 % pour la France, 9 % pour la Grèce, 6,3 % pour l’Allemagne. En 2021, pour l’ensemble de l’Union, la croissance devrait se situer autour de 5,8 %. Les prévisions partent du présupposé qu’il n’y aura pas une deuxième vague d’infections. 

À la destruction du capital physique qui a caractérisé l’économie de guerre, beaucoup de gens aujourd’hui commencent à craindre une  destruction de capital humain d’une ampleur sans précédent depuis les années du conflit mondial. Les gouvernements sont intervenus avec des mesures extraordinaires pour soutenir l’emploi et le revenu. Le paiement des impôts a été suspendu ou différé. Le secteur bancaire a été mobilisé pour continuer à fournir des crédits aux entreprises et aux ménages. Le déficit et la dette publique ont atteint des niveaux jamais vus auparavant en temps de paix. Au-delà des programmes nationaux individuels, l’orientation de la réponse a été correcte. Nombre des règles qui régissaient nos économies jusqu’au déclenchement de la pandémie ont été suspendues pour faire place à un pragmatisme mieux adapté aux nouvelles conditions. Une citation attribuée à John Maynard Keynes, l’économiste le plus influent du XXe siècle, nous rappelle que « lorsque les faits changent, je change d’avis ». Toutes les ressources disponibles ont été mobilisées pour protéger les travailleurs et les entreprises qui constituent le tissu de nos économies. Nous avons ainsi évité que la récession se transforme en une dépression prolongée. Mais l’urgence et les mesures qu’elle justifie ne dureront pas éternellement.

L’heure est venue de faire preuve de discernement dans le choix de l’avenir que nous voulons construire. Le fait que nous ayons besoin de flexibilité et de pragmatisme dans la gestion des affaires publiques aujourd’hui ne peut nous faire oublier l’importance des principes qui nous ont accompagnés jusqu’à présent. L’abandon soudain de tout cadre de référence national ou international est une source de désorientation. L’érosion de certains principes, considérés jusqu’alors comme fondamentaux, avait déjà commencé avec la grande crise financière : la compétence de l’OMC, et avec elle le système multilatéral qui régissait les relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, était remise en cause par les pays qui les avaient conçus, les États-Unis, ou qui en avaient le plus bénéficié, la Chine, mais jamais par l’Europe, qui, grâce à son propre système de protection sociale, a atténué certaines des conséquences les plus graves et les plus injustes de la mondialisation ; l’impossibilité de parvenir à un accord mondial sur le climat, avec les conséquences que cela entraîne sur le réchauffement de la planète ; 

On remarquera que Draghi s’oppose ici d’une manière implicite mais évidente à l’action de Donald Trump, tout en la situant dans une dynamique plus longue et en adoptant le cadre de référence d’un troisième pôle européen à l’intérieur de la nouvelle guerre froide. 

et en Europe, les voix critiques de l’intégration européenne elle-même se sont accompagnées d’un scepticisme croissant, surtout après la crise de la dette souveraine et de l’euro, à l’égard de certaines règles, considérées comme essentielles pour son fonctionnement : le pacte de stabilité, la discipline du marché unique, la concurrence et les aides d’État ; des règles qui ont ensuite été suspendues ou assouplies, suite à l’urgence provoquée par le déclenchement de la pandémie. L’inadéquation de certains de ces dispositifs était évidente depuis longtemps. Mais, plutôt que de procéder rapidement à leur correction, qui n’a été que partiellement faite pour le secteur financier, on a laissé, par inertie, timidité et intérêt, cette critique précise et justifiée devenir, dans le message populiste, une protestation contre tout l’ordre existant. 

Passage très important d’un point de vue politique, notamment sur le plan interne. Draghi semble décrire un processus de politisation des normes et des régulations en proposant une analyse de la vague populiste européenne fondée en partie sur une auto-critique qui a immédiatement été soulignée, d’une manière polémique, par les conseillers économiques de Salvini, Bagnai et Borghi.

Cette incertitude, caractéristique des chemins vers de nouvelles configurations, a ensuite été amplifiée par la pandémie.

Draghi utilise le mot italien « ordinamento » (que nous traduisons par « configuration ») : désignant à la fois l’orientation et l’organisation des institutions.

La distanciation sociale est une nécessité et une responsabilité collective. Mais il faut reconnaître qu’elle est fondamentalement contre nature pour nos sociétés qui vivent de l’échange, de la communication interpersonnelle et du partage. Il est encore difficile de savoir quand un vaccin sera disponible, quand nous pourrons retrouver la normalité de nos relations. Cela est profondément déstabilisant. Nous devons maintenant penser à réformer l’existant sans abandonner les principes généraux qui nous ont guidés au fil des ans : l’appartenance à l’Europe avec ses règles de responsabilité, mais aussi d’interdépendance et de solidarité communes ; le multilatéralisme avec l’appartenance à un ordre juridique mondial. L’avenir n’est pas dans une réalité dénuée de tout point de repère, ce qui conduirait, comme cela s’est produit par le passé (il suffit de penser aux années 70) à des politiques erratiques et certainement moins efficaces, à moins de sécurité intérieure et extérieure, à plus de chômage. Au contraire, l’avenir réside dans des réformes profondes de l’existant. Nous devons y réfléchir maintenant.

Cette lecture des années ‘70 associée à « des politiques erratiques » est spécifique à l’histoire économique et politique italienne qui s’élabore notamment à l’intérieur de la Banque d’Italie (dont Draghi a été gouverneur). Dans un papier de la Rivista della Banca d’Italia on peut lire par exemple : « Avec le retour, à la fin de 1996, à un taux d’inflation inférieur à 3 %, une période dramatique de l’histoire économique italienne s’achève ; une période qui a commencé à la fin des années soixante et qui a duré presque trente ans. Toutefois, le sceau de cette fermeture ne sera apposé qu’avec l’entrée définitive de l’Italie dans l’Union économique et monétaire européenne (UEM) — à supposer que celle-ci ait effectivement lieu au début du nouveau siècle. ». 

Nous devons nous inspirer de l’exemple de ceux qui ont reconstruit le monde, l’Europe, l’Italie après la Seconde Guerre mondiale. Pensez aux dirigeants qui, inspirés par J.M. Keynes, se sont réunis à Bretton Woods en 1944 pour la création du Fonds monétaire international, pensez à De Gasperi, qui a décrit en 1943 sa vision de la future démocratie italienne et à beaucoup d’autres qui, en Italie, en Europe, dans le monde, ont imaginé et préparé l’après-guerre. 

Tout au long de son discours Draghi propose une subtile articulation entre différentes échelles. De Gasperi fondateur et figure cruciale de la Démocratie Chrétienne italienne dialogue ici avec J.M. Keynes. 

Leur réflexion sur l’avenir a commencé bien avant la fin de la guerre, et a produit dans ses principes fondamentaux l’ordre mondial et européen que nous avons connu. 

Comme l’a rappelé Stéphane Audoin-Rouzeau dans un entretien pour Médiapart, la sortie de la Seconde Guerre mondiale a été préparée bien avant sa fin : « Pendant la Première Guerre mondiale en France, on n’imaginait pas vraiment le monde de l’après-guerre. Il fallait gagner, refermer la parenthèse, et puis, ‘l’Allemagne paierait’. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les choses ont été différentes puisque la construction de la société d’après-guerre a commencé bien avant que les combats ne se terminent ». 

Il est probable que nos règles européennes ne seront pas réactivées avant longtemps et certainement pas sous leur forme actuelle. La recherche de cette orientation nécessite une réflexion sur leur avenir qui doit commencer immédiatement. C’est précisément parce que la politique économique est aujourd’hui plus pragmatique et que les dirigeants qui la mettent en oeuvre peuvent faire preuve de plus de discrétion que nous devons être très clairs sur les objectifs que nous nous fixons. Reconstruire ce cadre dans lequel les objectifs à long terme sont intimement liés aux objectifs à court terme est essentiel pour redonner de la certitude aux familles et aux entreprises, mais cela s’accompagnera inévitablement d’un stock de dettes qui restera élevé pendant longtemps

Cette dette, souscrite par les pays, les institutions, les marchés et les épargnants, sera durable, c’est-à-dire qu’elle continuera à être souscrite à l’avenir, si elle est utilisée à des fins productives telles que l’investissement dans le capital humain, les infrastructures essentielles à la production, la recherche, etc. Sa durabilité sera perdue si elle est utilisée à des fins improductives, si elle est considérée comme une « mauvaise créance ». Des taux d’intérêt bas ne sont pas en soi une garantie de durabilité : la perception de la qualité de la dette contractée est tout aussi importante. Plus cette perception se détériore, plus le cadre devient incertain avec des effets sur l’emploi, l’investissement et la consommation.

La question de la dette accompagne celle de la reconfiguration de l’ordre institutionnel européen dans le double volet politique et économique. La « bonne dette » repose sur des investissements productifs permettant un retour à la croissance : dans le capital humain, dans les infrastructures essentielles ou dans la recherche. La « mauvaise dette » est associée à des investissements improductifs. Il s’agit d’un thème qui a des résonnances particulières dans le débat politique italien où la question de la solvabilité de la dette joue — et risque de jouer dans les prochains mois — un rôle central.

Le retour à la croissance, une croissance respectueuse de l’environnement et qui n’humilie pas la personne, est devenu un impératif absolu : pour que les politiques économiques menées aujourd’hui soient durables, pour assurer la sécurité des revenus en particulier pour les plus pauvres, pour renforcer la cohésion sociale fragilisée par l’expérience de la pandémie et les difficultés que la sortie de récession apportera dans les mois à venir, pour construire un avenir dont nos sociétés voient aujourd’hui les contours.

On remarque ici que la question de la croissance est modalisée par une articulation avec deux thématiques qui sont au coeur de la pastorale du Pape François : l’écologie et la critique du capitalisme.

L’objectif est ambitieux, mais il n’est pas inaccessible si nous parvenons à dissiper l’incertitude qui plane aujourd’hui sur nos pays. Nous assistons actuellement à un rebond de l’activité économique avec la réouverture de nos économies. L’effondrement du commerce international et de la consommation intérieure seront suivis d’une reprise, puisque  l’épargne des ménages dans la zone euro est passée de 13 % l’année dernière à 17 %. Il se peut qu’il y ait une reprise des investissements privés et du produit intérieur brut qui, au deuxième trimestre 2020, dans certains pays, étaient revenus aux niveaux du milieu des années 1990. Mais une véritable reprise de la consommation et des investissements ne sera possible que lorsque l’incertitude que nous observons aujourd’hui sera dissipée, avec des politiques économiques à la fois efficaces pour assurer le soutien des familles et des entreprises et crédibles, car durables dans le temps. Le retour à la croissance et la durabilité des politiques économiques sont essentiels pour répondre à l’évolution des désirs de nos sociétés, à commencer par un système de santé dont l’efficacité se mesure également à la préparation aux catastrophes de masse. La protection de l’environnement, avec la conversion de nos industries et de nos modes de vie, est considérée par 75 % des habitants des 16 plus grands pays comme une partie essentielle  de la réponse des gouvernements à ce qui peut être considéré comme la plus grande catastrophe sanitaire de notre époque. La digitalisation, imposée par le changement de nos habitudes de travail, accélérée par la pandémie, est appelée à rester une caractéristique permanente de nos sociétés. C’est devenu une nécessité : aux États-Unis, on estime que le déplacement permanent du travail du bureau vers le domicile représente aujourd’hui 20 % du total des jours travaillés.

Il y a cependant un secteur, essentiel pour la croissance et donc pour tous les changements que je viens d’énumérer, où la vision à long terme doit être combinée à une action immédiate : l’éducation et, plus généralement, l’investissement dans les jeunes. Cela a toujours été vrai, mais la situation actuelle rend impératif et urgent un investissement massif de compétences et de ressources financières dans ce secteur. La participation à la société de l’avenir exigera une capacité de discernement et d’adaptation encore plus grande de la part des jeunes d’aujourd’hui. Si l’on considère les cultures et les nations qui ont le mieux géré l’incertitude et la nécessité du changement, elles ont toutes donné à l’éducation un rôle fondamental pour préparer les jeunes à gérer le changement et l’incertitude dans leur vie, avec sagesse et indépendance de jugement. Mais il y a aussi une raison morale qui doit nous pousser à faire ce choix et à le faire bien : la dette créée par la pandémie est sans précédent et devra être remboursée principalement par ceux qui sont jeunes aujourd’hui. Il est de notre devoir de veiller à ce qu’ils aient tous les moyens de le faire, même s’ils vivent dans des sociétés meilleures que la nôtre. Pendant des années, une forme d’égoïsme collectif a conduit les gouvernements à détourner les capacités humaines et autres ressources au profit d’objectifs à rendement politique plus certain et immédiat : ce n’est plus acceptable aujourd’hui. Priver un jeune de son avenir est l’une des formes d’inégalité les plus graves. 

Quelques jours avant de quitter la présidence de la Banque centrale européenne l’année dernière, j’ai eu le privilège de m’adresser aux étudiants et aux professeurs de l’Université catholique de Milan. Le but de mon intervention à cette occasion était d’essayer de décrire ce que je considère comme les trois qualités indispensables aux personnes en position de pouvoir  : la connaissance qui permet des décisions basée sur des faits et pas seulement sur des convictions ; le courage que les décisions exigent, surtout lorsque toutes leurs conséquences ne sont pas connues avec certitude, car l’inaction elle-même a des conséquences et n’exonère pas de la responsabilité ; l’humilité de comprendre que le pouvoir accordé n’est pas destiné à un usage arbitraire, mais qu’il sert à atteindre les objectifs que le législateur leur a donnés dans le cadre d’un mandat précis. 

Ce triptyque qui avait déjà été formulé lors de son allocution de Milan pourrait être une dérivation, dans un geste nonchalant typique d’une certaine sprezzatura de Draghi, des quatre vertus cardinales établies chez Platon et reprises par la théologie chrétienne : prudentia (connaissance), fortitudo (courage), temperantia (humilité), justitia (justice). En effet, comme le rappelait saint Grégoire dans ses Commentaires moraux aux livres de Job (xxii, 1) : « Il n’y a pas de véritable justice, sans connaissance (prudentia), courage (fortitudo) et humilité (temperantia) ».

J’ai ensuite réfléchi aux leçons que j’ai apprises au cours de ma carrière : je n’aurais pas pu imaginer à quelle vitesse et avec quelle intensité tragique nos dirigeants seraient appelés à montrer qu’ils possèdent ces qualités. Or, la situation actuelle exige un effort particulier : comme nous l’avons déjà indiqué, l’urgence a exigé une plus grande discrétion dans la réponse des gouvernements qu’en temps ordinaire : plus grande que d’habitude devra donc être la transparence de leurs actions, l’explication de leur cohérence avec le mandat qu’ils ont reçu et avec les principes qui l’ont inspiré. La construction de l’avenir, pour que ses fondements ne reposent pas sur du sable, doit impliquer l’ensemble de la société, qui doit se reconnaître dans les choix effectués afin qu’ils ne soient pas facilement réversibles à l’avenir. La transparence et le partage ont toujours été essentiels pour la crédibilité de l’action gouvernementale ; ils le sont d’autant plus aujourd’hui que la discrétion qui caractérise souvent l’urgence s’accompagne de choix destinés à projeter leurs effets dans les années à venir. Cette affirmation collective des valeurs qui nous rassemblent, cette vision commune de l’avenir que nous voulons construire, doivent se trouver à l’échelle nationale et européenne. 

La pandémie a mis à rude épreuve la cohésion sociale au niveau mondial et a également accru les tensions entre les pays européens. L’Europe peut sortir plus forte de cette crise. L’action des gouvernements repose sur un fondement rendu solide par la politique monétaire. Le plan de relance (Next Generation EU) enrichit les instruments de la politique européenne. La reconnaissance du rôle qu’un budget européen peut jouer dans la stabilisation de nos économies, le début d’émissions communes de dette, sont des éléments importants et peuvent devenir le principe d’une conception qui conduira à un Trésor communautaire dont la fonction dans l’apport de stabilité à la zone euro est établie de longue date. 

La position de Draghi représente un consensus assez ample au sein de la BCE, comme le soulignait Vítor Constâncio dans un entretien pour le Grand Continent. Des oppositions profondes et structurées à cette tendance existent toutefois, notamment au sein des pays dits frugaux ou d’une partie des institutions économiques allemandes, comme l’a montré sur Daniela Gabor lors de l’affaire Karlsruhe.

Après des décennies au cours desquelles les décisions européennes ont vu prévaloir la volonté des gouvernements, selon la méthode dite intergouvernementale, la Commission est revenue au centre de l’action. À l’avenir, nous espérons que le processus de décision deviendra à nouveau moins difficile, reflétant la conviction, ressentie par la plupart, de la nécessité d’une Europe forte et stable, dans un monde qui semble douter du système de relations internationales qui nous a donné la plus longue période de paix de notre histoire. Mais nous ne devons pas oublier les circonstances qui ont été à l’origine de cette avancée pour l’Europe : la solidarité, qui aurait dû être spontanée, a été le résultat de négociations. Nous ne devons pas non plus oublier que dans l’Europe forte et stable que nous voulons tous, la responsabilité est nécessaire car elle donne une légitimité à la solidarité. C’est pourquoi ce pas en avant doit être cimenté par la crédibilité des politiques économiques à l’échelle européenne et nationale. Il ne sera alors plus possible, comme certains le prétendent, de dire que les changements apportés par la pandémie sont temporaires. Au contraire, nous pourrons considérer la reconstruction des économies européennes comme une véritable entreprise partagée par tous les Européens, une opportunité de concevoir un avenir commun, comme nous l’avons fait tant de fois par le passé. Il est dans la nature du projet européen d’évoluer progressivement et de manière prévisible, avec la création de nouvelles règles et de nouvelles institutions : l’introduction de l’euro a logiquement suivi la création du marché unique ; le partage européen d’une discipline des budgets nationaux, d’abord, l’union bancaire, ensuite, ont été des conséquences nécessaires de la monnaie unique. La création d’un budget européen, qui est également prévisible dans l’évolution de notre architecture institutionnelle, corrigera un jour cette lacune restante. Nous vivons une période d’incertitude, d’anxiété, mais aussi de réflexion, d’action commune. Nous sommes certainement en route et nous ne sommes pas seuls dans cette quête. Nous devons être proches des jeunes en investissant dans leur préparation. Ce n’est qu’alors, avec la bonne conscience de ceux qui accomplissent leur tâche, que nous pourrons rappeler aux plus jeunes que la meilleure façon de trouver la direction du présent est dans la conception de son avenir.

Sources
  1. Nous traduisons l’accord fautif.
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