Alors que le nombre de cas de Covid-19 semble de nouveau augmenter à l’échelle européenne, la confusion persiste autour d’une « deuxième vague » de l’épidémie déjà présente ou encore à venir. Alors que nous nous apprêtons à vivre avec le virus pendant encore un moment, comment appréhender cette nouvelle phase ? Il faut revenir sur quelques notions clefs.
1 – Qu’est-ce que la « deuxième vague » épidémique ? Ce terme est-il adapté pour décrire la situation ?
Les grandes épidémies à Influenza du XXe siècle étaient toutes caractérisées par une évolution cyclique 1. En l’absence de vaccination, plusieurs épisodes de recrudescence épidémique sont nécessaires pour atteindre l’immunité grégaire et stopper la circulation virale, épisodes dont la temporalité et l’ampleur sont déterminés par des facteurs d’adaptation virale, de variation démographique, et de saisonnalité. Par sa capacité de multiplication massive dans les voies aériennes supérieures et le potentiel de diffusion épidémique qui en découle, la dynamique de propagation virale du SARS-Cov-2 se rapproche de celle des virus à Influenza, faisant émerger la crainte d’une recrudescence épidémique à l’instar des pandémies grippales passées.
Ainsi, plus qu’une définition épidémiologique reposant sur des critères clairement définis, le terme de « vague épidémique » découle de l’analyse rétrospective des épidémies Influenza, et fait référence à un motif caractéristique montrant une recrudescence suivie d’une diminution des cas.
Dans le contexte actuel, cependant, la pertinence de l’expression « deuxième vague » pour décrire la recrudescence actuelle ou à venir de l’activité épidémique peut poser question.
D’abord parce qu’elle ne saurait s’appliquer qu’à des territoires particuliers, dans lesquels la « première vague » serait terminée, c’est-à-dire que le nombre des cas y serait significativement redescendu avant de s’accroître à nouveau. Cette analyse est donc inapplicable à des pays tels que l’Ukraine ou la Moldavie, dont le nombre de nouveaux cas quotidiens s’est constamment accru depuis février. Elle pose également problème pour plusieurs États-membres de l’Union, notamment la Roumanie pour laquelle la baisse du nombre des cas au début de l’été fut de courte durée et d’une ampleur bien moindre qu’en Italie ou en Espagne. L’idée d’une « deuxième vague » pourrait tout au plus s’appliquer à l’Europe de l’Ouest et du Sud, avec des temporalités fluctuant selon les zones géographiques.
Ensuite parce que, contrairement à la pratique historique qui distingue des « vagues » dans les épidémies du passé pour mieux saisir leur déroulement – vagues qui, en tant que repères historiques, n’acquièrent leur pertinence que dans un regard rétrospectif -, l’usage contemporain du terme est nécessairement flou, imprécis, et donc sujet aux effets de manche et aux manipulations. À ce jour, sur la base des seuls chiffres européens, on peut tout aussi bien arguer que la seconde vague est déjà là, et que nous ne la percevons qu’avec retard (en témoigne la recrudescence indiscutable du nombre de cas depuis quelques semaines après l’accalmie du début de l’été), que prétendre que, par son ampleur encore limitée, ce phénomène n’est qu’un simple sursaut encore insuffisamment significatif. On perçoit aisément les usages qui peuvent être faits, dans l’espace public, de l’affirmation ou de la négation de l’arrivée de la « deuxième vague ». En définitive, seule une analyse historique, qu’il est encore bien trop tôt pour engager, identifiera peut-être au sein de la chronologie globale ou locale du phénomène épidémique des « vagues », des phases ou des stades distincts.
Dans un monde qui n’a pas pu oublier les images du tsunami de 2004, il y aurait encore beaucoup à dire sur l’imaginaire de la « vague », évoquant déferlement et submersion, c’est-à-dire de la vague comme « choc ». Cette vision, qui fait appel à des peurs profondément ancrées dans l’inconscient collectif, n’entretient cependant qu’un rapport distant avec la métaphore épidémiologique de la vague, laquelle fait bien davantage référence à un phénomène de diffusion progressive qu’à celui d’un front d’écume venant soudainement heurter la côte de plein fouet. L’image de la vague comme « choc » peut ainsi être mobilisée pour idéaliser la période séparant les « vagues » comme une période d’absence totale de risque, alors qu’il s’agit seulement d’une période de circulation moindre. À l’inverse, elle peut constituer un moyen puissant d’entretenir la peur d’un regain épidémique brutal balayant tout sur son passage, regain pourtant impossible à prévoir en tant que tel. Dans les deux cas, la représentation qui est donnée de la « vague » convient mal à une réalité scientifique complexe, et contribue à alimenter des schémas de pensée simplificateurs, voire politiquement dangereux.
La « deuxième vague », en définitive, pourrait être davantage un fait politique et anthropologique qu’un phénomène médical et historique bien déterminé : celui de sociétés s’affrontant peu à peu au retour, dans la réalité sanitaire comme dans leur conscience immédiate, d’un phénomène biologique et social qu’elles ont déjà expérimenté, sans être parvenus encore à l’intégrer pleinement à leur vision du monde.
2 – Quels scénarios pour la deuxième vague ?
La réactivation de la circulation virale ne suit pas un schéma stéréotypé ; la survenue d’une deuxième vague épidémique peut prendre plusieurs formes. Or, les mesures de santé publique à mettre en œuvre sont différentes selon la façon dont le virus resurgit. Pour bien comprendre les stratégies sanitaires, il faut d’abord utiliser le bon cadre de lecture.
Dans son avis du 2 juin, le Conseil scientifique avait identifié quatre scénarios possibles à court et moyen terme pour la période du post-déconfinement2.
Aujourd’hui, avec quelques mois de recul, force est de constater que la majorité de ces scénarios se sont réalisés à l’échelle internationale, la situation ayant évolué de façon très disparate entre pays.
Dans le premier scénario, le plus favorable, l’épidémie est sous contrôle ; les clusters3 sont localisés et peuvent rapidement être repérés et endigués. Le nombre de contaminations est bas et stable dans le temps. Cette évolution a pu être observée en Chine et en Thaïlande, qui ont réussi à aplatir leur courbe depuis mars et mai respectivement4. Tant que le virus est présent, un tel scénario requiert tout de même une poursuite des gestes barrières pour être maintenu dans le temps.
Dans un second scénario, on assiste à l’apparition de clusters critiques au décours du déconfinement. Avec un nombre de cas par cluster plus importants, il y a ainsi un risque de perte de contrôle des chaînes de contamination, et donc de perte de contrôle de l’épidémie. Ce scénario demande la prise de mesures ciblées et localisées. Ainsi, malgré un déconfinement contrôlé, l’Allemagne a ainsi été confrontée à un cluster de 1000 cas positifs dans un abattoir de Rheda-Wiedenbrück fin juin, menant à un reconfinement partiel de la ville.
Une troisième possibilité réside dans la reprise progressive, insidieuse, à bas bruit de l’épidémie. On assiste à une réémergence de la circulation virale sans parvenir à identifier – et donc contrôler – les chaînes de transmission. Ce scénario, à fort risque de perte de contrôle, correspond grossièrement à la situation observée en Espagne au cours de l’été, et requiert la prise de mesures strictes à une échelle plus large, régionale voire nationale.
Enfin, le quatrième scénario correspond au cas le plus défavorable, avec une réelle perte de contrôle de l’épidémie, faisant émerger la difficile question du confinement national généralisé. Cette situation n’est pas encore advenue pour la seconde vague.
En France, on assiste à une recrudescence récente et préoccupante de l’épidémie. Dans son rapport du 27 août5, Santé Publique France rapporte une progression importante (+57 %) du nombre de cas confirmés du COVID19, du taux de positivité aux tests de dépistage et du nombre de clusters. À l’heure actuelle, plus de trois-quarts des départements français ont dépassé le seuil de vigilance du taux d’incidence (10 cas pour 100 000 habitants / semaine) et 14 départements ont franchi le seuil d’alerte (50/100 000 h).
Santé Publique France alerte par ailleurs sur un enjeu préoccupant : alors que le nombre de nouveaux clusters continue d’augmenter, ils ne représentent qu’une part minime dans l’incidence (18 % du 3 au 9 août), traduisant une réelle difficulté à identifier – et donc interrompre – les chaînes de transmission. Une réévaluation de la part des clusters dans l’incidence est nécessaire pour confirmer ou infirmer cette tendance.
Ainsi, au vu de la progression des indicateurs, la situation est en train d’évoluer d’un scénario 1 « contrôlé mais fragilisé » au cours de l’été, vers un scénario 2 ou 3 présentant un fort risque de basculement.
3 – La deuxième vague est-elle différente de la première vague ?
De nouvelles tendances épidémiologiques se dessinent dans cette deuxième phase de la pandémie. Une première spécificité se situe dans une modification des profils : bien que toutes les classes d’âges soient touchées, la recrudescence épidémique est particulièrement marquée chez les adultes jeunes, associée à une augmentation du nombre d’hospitalisations chez les moins de 40 ans depuis la fin juillet. Cette tendance au rajeunissement des profils se retrouve également à l’international : en Espagne et en Belgique, l’augmentation la plus importante du taux d’incidence a été rapportée chez les 15-29 et 20-29 ans respectivement, et l’âge moyen des cas est de 38 ans en Italie, contre plus de 65 ans au début de l’épidémie.
Ce phénomène peut s’expliquer de plusieurs façons. D’une part, les capacités de dépistage ont fortement évolué depuis le début de l’épidémie. Alors que les tests étaient initialement réservés aux sujets symptomatiques les plus vulnérables, ils sont aujourd’hui recommandés de façon massive pour toute personne ayant été en contact avec un cas positif ou présentant des symptômes évocateurs, et leur utilisation est étendue à visée de dépistage chez des sujets asymptomatiques. Mais cette augmentation n’est probablement pas le simple reflet d’un biais de dépistage. Progressivement, l’arrivée de l’été s’est accompagnée d’un relâchement progressif dans les gestes barrière, notamment chez les adultes jeunes (voir le graphique 7a présenté ici).
L’autre spécificité se situe dans la relative résilience des systèmes de santé. À l’heure actuelle, la reprise des hospitalisations reste basse, et l’occupation des lits de réanimation par des patients atteints du Covid-19 est estimée aux alentours de 8 %. Cela peut être interprété comme étant une conséquence directe du rajeunissement des profils – ils développent des formes moins graves, ne nécessitant que rarement des hospitalisations lourdes – et de la bonne adhésion des personnes âgées aux gestes barrières.
Cependant, il importe de rester vigilant : à cause de la longue durée d’incubation du virus, on observe un décalage entre l’augmentation du nombre de cas et celle de l’occupation des lits de réanimation. Les conséquences hospitalières d’une dégradation de la diffusion virale se manifesteront donc avec un certain retard.
4 – Quelles sont les zones les plus à risque d’une 2e vague ?
Si certains États ont connu une décroissance plus lente que d’autres (Suède, Royaume-Uni), la diminution généralisée du nombre de contaminations dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest contribue à rebattre durablement les cartes. La géographie de l’épidémie s’est modifiée, et les régions les plus durement touchées par la première vague ne sont pas forcément celles qui sont le plus affectées par une réémergence virale.
La raison la plus souvent invoquée est celle du développement d’une forme d’immunité collective dans les zones les plus durement touchées par la première vague de l’épidémie (Madrid, la Lombardie, Stockholm, Londres ou Bruxelles). Cet aspect doit toutefois être considérée avec prudence. Des études ont certes montré des niveaux d’anticorps importants dans certaines zones très affectées par l’épidémie, par exemple à New York6 où le taux d’immunité grégaire peut atteindre 40 % dans certains quartiers. Cependant, de tels niveaux d’exposition au virus restent extrêmement rares, et probablement très localisés. Lorsqu’on change d’échelle, on estime ainsi que de l’ordre d’un habitant de New-York sur 5 a développé une immunité ; à Madrid, ce chiffre est d’environ 11 %7 ; il est de 5 % pour l’ensemble de l’Espagne. Exception faite de quelques communautés particulièrement touchées par la première vague, et dans certains cas encore imparfaitement identifiées, il est donc impossible d’affirmer à ce stade qu’une immunité de groupe développée dans certaines zones déterminera de manière significative la géographie d’une deuxième vague.
En revanche, dans un contexte d’épidémie évoluant « à bas bruit », les aléas de la contagion feront certainement émerger de nouveaux foyers dans des régions jusque là relativement épargnées par l’activité épidémique. C’est d’ores et déjà le cas en Moldavie, en Ukraine ou dans les Balkans, régions où la contagion est relativement importante. À l’Ouest, Genève ou le Luxembourg présentent également une dynamique significative. Mais la complexité des flux est telle qu’il est très difficile de prévoir où ces foyers – très locaux ou plus étendus – émergeront. À titre d’exemple, la Suisse a été confrontée pendant l’été à une recrudescence de cas importés de Serbie et du Kosovo, tendance qui a été aussi observée en Allemagne du Sud, mais est passée largement inaperçue en France ou en Italie. Entre clusters massifs mais très localisés (l’abattoir Tönnies de Gütersloh) et mouvements transcontinentaux touristiques et familiaux, la diversité des vecteurs potentiels est telle que la prévision des zones à risque relève très largement de la spéculation.
5 – Quelles mesures attendre dans cette seconde phase de l’épidémie ? Un nouveau reconfinement est-il possible ?
La posture politique sanitaire de cette deuxième phase est celle de la prévention et des mesures différenciées et adaptées à chaque territoire de santé. Alors que la première vague avait pris le monde par surprise, les autorités peuvent maintenant s’offrir le luxe de l’anticipation.
Le premier échelon de cette politique sanitaire de prévention réside dans la respect des gestes barrières et de la distanciation sociale, qui demeurent les moyens les plus efficaces de maintenir la circulation virale en dessous des seuils de vigilance. En parallèle, la généralisation du dépistage permet l’adoption de la stratégie « Tester-Tracer-Isoler » afin de permettre l’interruption rapide des chaînes de transmission. Enfin, des mesures plus strictes de reconfinement peuvent être déployées de façon ponctuelle et localisée, selon les spécificités épidémiologiques de chaque territoire.
Le succès d’une telle stratégie repose avant tout sur la participation de la société civile. Or, on constate actuellement en France un recul de l’adhésion aux gestes barrières et de la participation aux mesures d’identification des cas et des contacts. Les personnes avec signes évocateurs de Covid-19 peinent à se faire dépister, les cas avérés contactés par les autorités sanitaires sont réticents à communiquer leurs contacts.
Les priorités de la rentrée seront ainsi de sensibiliser la population aux enjeux sanitaires par la multiplication des campagnes de prévention, mais aussi de simplifier l’accès aux tests RT-PCR et diminuer les délais de rendez-vous, afin d’éviter de se retrouver dans une situation dégradée posant la question d’un nouveau reconfinement national.
6 – Quels indicateurs pour suivre l’émergence d’une deuxième vague ?
Le 14 août, Paris et Marseille sont passées en « zones de circulation virale active ». Les préfets concernés peuvent dès lors intensifier les mesures sanitaires : restrictions sur la circulation des personnes et des véhicules, ordonnances de fermeture provisoire de bars, musées et restaurants… Les indicateurs épidémiologiques jouent un rôle central dans l’évaluation du risque sanitaire et se révèlent ainsi déterminants dans la gestion de la crise du Covid-19.
Or, le suivi de la dynamique virale est une question complexe requérant l’étude de plusieurs indicateurs8.
Le premier indicateur – le plus connu – est le taux de reproduction R, correspondant au nombre moyen de personnes contaminées par chaque personne atteinte. Ce taux peut être calculé à partir des données de passage aux urgences ou à partir du nombre de tests PCR positifs9. De façon simplifiée, un R supérieur à 1 traduit une augmentation du nombre de contaminations.
Ce taux de reproduction est un indicateur important pour le suivi de la réactivation de la circulation virale, mais nécessite une interprétation prudente du fait de sa volatilité. Toute augmentation du R ne traduit pas une intensification de la circulation virale dans la population. Par exemple, la survenue d’un cluster très localisé et contrôlé peut conduire à une augmentation ponctuelle du R (par augmentation du recours aux urgences et du dépistage), sans que cette augmentation ne traduise une augmentation de la diffusion virale au sein de la communauté.
Il est donc indispensable de mettre cet indicateur en perspective, en l’analysant de façon intégrée avec d’autres indicateurs : le taux d’incidence, plus stable, correspondant au nombre de tests RT-PCR positifs par semaine pour 100 000 habitants ; le taux d’occupation des lits de réanimation, traduisant la tension hospitalière et sa capacité à faire face à la crise ; le taux de positivité RT-PCR, permettant la prise en considération du biais lié à l’augmentation des capacités de dépistage (i.e. de nombreux sujets étant asymptomatiques, on détectera plus de cas si on dépiste plus), le nombre de clusters… Le ministère de la Santé et des Solidarités a défini des seuils de vigilance et d’alerte pour chacun de ces paramètres, lui permettant une adaptation rapide de la stratégie selon le niveau de risque épidémiologique10.
7 – Retour de la « cacophonie » dans la prise de décision à l’échelle européenne ?
La complexité de la situation, ainsi que des disparités parfois considérables entre États à bien des niveaux, rendent très difficile la mise en place d’une « réponse européenne coordonnée ». Il convient de distinguer différents types de réponse, que l’on pourrait séparer en trois grands champs d’application. Tout d’abord la réponse sanitaire à proprement parler, consistant essentiellement dans des mesures d’intervention non pharmacologique ainsi que de contrôle des frontières ; ensuite la réponse économique, regroupant les mesures de compensation des pertes par l’État et les mesures d’endettement commun ; enfin ce que l’on pourrait qualifier de « contre-attaque sanitaire », c’est-à-dire la stratégie de recherche de traitement et de développement d’un vaccin.
Pour ce qui est de la réponse sanitaire à proprement parler, on peut considérer qu’il est légitime qu’au sein d’un territoire aussi vaste, des plans d’action soient décidés localement pour s’adapter à la diversité des situations. Même dans un État fédéral comme les États-Unis, les gouverneurs et même les maires prennent in fine beaucoup de décisions critiques, concernant par exemple le port du masque ou l’ouverture des commerces. Il n’est donc pas choquant a priori que la liste des rues de Bayeux où le port du masque sera ou non obligatoire ne soit pas arrêtée à Bruxelles. L’échelle pertinente d’un grand nombre de mesures d’intervention non pharmacologiques précises semble ainsi plutôt l’échelle locale. Il faut également avoir à l’esprit qu’une des caractéristiques de ces mesures d’intervention non pharmacologiques est le rythme effréné d’actualisations qu’elles subissent. Or, même si elle a pu faire montre de réactivité lors de moments critiques, l’Union Européenne ne possède pas réellement de structures ni même de culture permettant des prises de décisions concertées et rapides à un rythme régulier. Il faut ajouter à cela que les 27 pays ne sont pas administrés de la même façon ; tant sur le plan des structure que sur celui de la culture, les différences sont là aussi significatives.
Si nul ne remet en cause la pertinence d’une concertation et d’échanges approfondis entre les États quant aux différentes stratégies d’intervention non pharmaceutiques, il semble irréaliste à ce stade d’envisager l’élaboration d’une ligne unique, qui plus est susceptible d’évoluer rapidement, et de vouloir imposer son implication dans les 27 États de l’Union. Certes, à l’échelle nationale, les constitutions de certains États-membres (mais pas, par exemple, celle de l’Allemagne) permettent bel et bien au gouvernement central de décider d’une ligne et d’une stratégie qui sera ensuite mise en place et appliquée par l’ensemble des acteurs locaux. À l’échelle européenne, cependant, les traités ne confèrent aucune autorité ou capacité d’arbitrage à l’Union dans ce domaine ; l’adoption d’une ligne commune nécessiterait donc des négociation complexes, là où le temps et l’énergie ainsi déployés pourraient être plus utilement investis ailleurs. Une stratégie plus réaliste consiste à échanger et à communiquer le plus possible, tout en conservant la possibilité d’acter des divergences stratégiques. L’adoption d’une échelle pertinente européenne sur les sujets de plus en plus nombreux qui l’exigent nécessite dans le même temps l’allègement des débats à Bruxelles, via l’utilisation d’une échelle locale là où cela est possible et pertinent.
Concernant la réponse économique commune, on peut considérer que le travail considérable qui a été accompli et qui a permis de mettre sous pression les pays dit « frugaux » pour franchir le pas historique d’un endettement commun (solution envisagée puis abandonnée lors de la crise de 2008 face aux réticences de ces mêmes États et d’Allemagne) est proche du maximum envisageable dans la situation actuelle. On peut espérer que le franchissement de ce pas historique d’une dette partagée, puissant en termes symboliques, marquera un précédent et en entraînera d’autres innovations importantes. Dans l’état actuel des choses, et au vu des institutions et des forces politiques en présence, il semblait difficile d’attendre davantage des négociations européennes.
Enfin, sur le plan de la « contre-attaque sanitaire », deux éléments se distinguent. Tout d’abord la prise de position franco-allemande, forte et relativement précoce, annonçant le financement d’un vaccin qui serait disponible pour tous, à contre-pied de la stratégie de préférence nationale d’un Donald Trump. Ensuite la bonne situation du secteur européen de la recherche : on peut considérer que l’Europe s’est dans une certaine mesure déjà dotée de moyens permettant une mise en commun des ressources scientifiques. En effet, un certain nombre de dispositifs et d’outils financés ou co-financés par l’Union Européenne permettent la mise en commun des moyens humains et financiers sur le plan scientifique. Qu’il s’agisse du programme Erasmus permettant aux étudiants d’aller étudier dans d’autres Universités de l’Union au cours de leurs cursus nationaux, du Conseil européen de la recherche (ERC), programme titanesque de bourses de recherche finançant sur le budget de l’Union de nombreux laboratoires de pointe, notamment en recherche biomédicale, ou tout simplement de la libre circulation des personnes, qui permet aux scientifiques d’aller étudier ou travailler librement dans le laboratoire de recherche au sein de l’Union qui correspond le mieux à leurs projets. Tous ces outils de coopération scientifique mis en place par l’Union contribuent aujourd’hui à la lutte contre le coronavirus, ce d’autant plus qu’ils ont donné lieu, par le passé, à un grand nombre d’avancées qui sont exploitées par la recherche actuelle au niveau mondial, que ce soit dans le domaine des tests diagnostics, du développement des vaccins, ou des modèles mathématiques si utiles en épidémiologie.
8 – Que retenir de l’exception suédoise ?
En Suède, la stratégie défendue depuis près de six mois par l’épidémiologiste d’État (statsepidemiolog) Anders Tegnell ne semble pas remise en question. Contrairement à une idée reçue souvent reprise par les médias hors de Suède, le pays ne mise pas réellement sur l’immunité collective, mais bien sur une limitation de la contagion. Certes, Tegnell a pu à l’occasion suggérer que le développement de l’immunité pouvait constituer l’un des vecteurs d’amélioration de la situation. Mais il s’est aussi efforcé de rappeler que la Suède partageait pour l’essentiel l’approche d’une immense majorité d’autres États européens, consistant à la limiter les contacts entre individus afin de réduire la circulation du virus.
En réalité, la spécificité de la stratégie suédoise est ailleurs. Elle consiste pour les autorités à faire reposer la prévention de l’épidémie sur un principe de responsabilité individuelle, là où la plupart des autres États ont introduit des mesures beaucoup plus contraignantes, notamment des formes de confinement généralisées jugées incompatibles avec la libre circulation garantie par les lois fondamentales suédoises. Le port du masque n’est pas imposé en dehors du domaine médical. Le directeur de l’Autorité nationale de santé Johan Carlson jugeait encore ces derniers jours qu’une recommandation générale de port du masque ne serait pas de nature à augmenter la sécurité de la population, tout en évoquant un usage possible au cas par cas dans les mois à venir.
Alors que les interdictions portant sur les rassemblements et les déplacements ont été bien plus limitées qu’ailleurs, la contagion importante dans certaines zones a pu un temps suggérer une certaine inefficacité de l’action publique. La Suède a connu un nombre de victimes plus élevé que la moyenne européenne, mais qui reste plus faible, y compris dans la capitale, que celui observé à Bruxelles, à Madrid ou en Lombardie où des politiques bien plus restrictives ont été mises en place. À ce stade, la situation épidémique en Suède est calme, avec de légers signes de reprise, particulièrement dans la région de Stockholm. L’économie suédoise s’est contractée de 8,6 % au second semestre 2020, soit moins que l’Allemagne (10 %) ou la France (13,8 %). Les autorités de santé ont présenté récemment trois scenarii à un horizon d’un an ; celui jugé le plus vraisemblable envisage une épidémie se poursuivant principalement à bas bruit, mais avec un certain nombre de foyers locaux pouvant présenter une activité plus importante. Dans ce scénario, le nombre de décès supplémentaires pendant l’année à venir pourrait atteindre 3000, soit environ 50 % de la mortalité totale à ce jour.
Dès les premiers mois de l’épidémie, les autorités sanitaires et politiques suédoises avaient insisté sur la nécessité de mettre en place une stratégie durable, respectueuse des libertés individuelles et évitant les revirements brutaux. La Suède n’a pas varié de cette ligne et se trouve donc d’ores et déjà dotée d’une stratégie de moyen-terme. À l’inverse, conscients qu’un nouveau confinement serait à la fois extrêmement coûteux et difficilement accepté par la population, la plupart des autres États d’Europe se voient contraints, à l’orée de la « deuxième vague », de réinventer leur stratégie.
9 – Après l’hydroxychloroquine, la deuxième vague est-elle le nouveau « terrain de jeu » du populisme médical ?
Les débats autour de l’efficacité ou non de l’hydroxychloroquine semblent pour l’essentiel terminés. Malgré l’embarassant retrait de l’étude publié dans The Lancet dans un premier temps perçue comme le premier signe clair de décantation de ces débats, les études se sont succédées, convergeant toutes pour souligner l’absence de preuves tangibles d’une quelconque efficacité de l’hydroxychloroquine pour lutter contre le Covid-19. Les autorités sanitaires de la majorité des pays ont mis fin aux essais et aux autorisations spéciales de prescription, et les débats sur le sujet ont dans l’ensemble cessé.
Ainsi, la brèche de l’absence d’éléments de preuves dans un sens comme dans l’autre s’étant largement refermée, il semble être apparu plus pertinent à ceux qui défendaient ardemment l’efficacité de l’hydroxychloroquine par scepticisme envers l’unanimité et la virulence du rejet de la molécule par la communauté scientifique – plus que par conviction de l’efficacité de la molécule – d’exprimer leur scepticisme et leur défiance envers « le système » en alimentant d’autres débats plus attrayants, et aux failles plus béantes et plus faciles à attaquer. On citera ainsi l’arrivée ou non d’une seconde vague, la justification des mesures sanitaires prises – et notamment la généralisation du port du masque – et enfin l’existence même d’une crise sanitaire et d’un danger.
Là ou l’hydroxychloroquine constituait une cible nette et un cheval de bataille clairement identifié, le populisme médical se retrouve dorénavant sur de multiples fronts plus diffus. La moindre statistique, le moindre graphique, est passé à la loupe, et la moindre imprécision ou faute de frappe devient manipulation et complot.
Le port du masque est de plus en plus attaqué car il présente deux attraits majeurs. D’une part, il permet de mettre les autorités françaises face à leurs contradictions et leurs déclarations sur l’inutilité du masque en début de crise. Ensuite, même si le port du masque se justifie en apparence de manière assez simple et intuitive au vu du mode de propagation par gouttelettes du virus, les éléments de preuves sont immensément complexes à analyser et interpréter. Étant donné le grand nombre de facteurs qui influent sur le taux de reproduction du virus, et étant donné que les mesures de port du masque sont presque systématiquement accompagnées de tout un arsenal de mesures préventives, il semble assez complexe de disposer d’études attribuant une réduction précise du risque de contamination au seul port du masque. Ainsi malgré l’aspect intuitif du bénéfice du port du masque et malgré le faisceau de preuves statistiques indirectes qui montrent une réduction du taux de transmission et du nombre de cas là ou des mesures de prévention sont prises, parmi lesquels le port du masque, celui-ci est de plus en plus attaqué. Attaqué non seulement parce qu’il serait inefficace pour ses adversaires, mais surtout en tant qu’il constituerait une « entrave aux libertés individuelles », et parce qu’il génèrerait des contraintes à l’usage. Ce dernier point est particulièrement critique car il ramène aux origines de mouvements comme les bonnets rouges ou les gilets jaunes et de certaines de leurs revendications phares ayant trait à ce qui est perçu comme un mattraquage de réglementations toujours plus complexes et absurdes conçues par des technocrates complètement déconnectés de la réalités et qui peut se résumer dans une formule simple : « arrêtez d’emmerder les Français ». La formule, adressée en 1966 par Georges Pompidou à Jacques Chirac, alors chargé de mission lui apportant une pile de décrets à signer, étant depuis régulièrement reprise pour symboliser cette lassitude face à ce qui est perçu comme un raz de marrée bureaucratique d’un certain nombre de français. Le procès d’intention fait n’est ainsi plus celui de vouloir préserver les intérêts financiers des lobbys, mais une volonté de restriction des libertés et de contrôle de la population dont la docilité et les velléités de résistance seraient ici « mises à l’épreuve et évaluées ». Ne rien faire et accepter de respecter les consignes sanitaires serait ainsi un signe de soumission, conduisant cette forme de populisme médical à se révéler de plus en plus populiste, complotiste et insurrectionnel, et de moins en moins médical.
10 – Lassitude, épuisement et désir de « retour à la normale » : les nouvelles menaces de la deuxième vague ?
À de nombreuses reprises durant les derniers mois, un parallèle a été fait entre les mesures adoptées dans le cadre de la crise actuelle et celles prises en temps de guerre. Ce parallèle est toujours d’actualité sur au moins un point : le paradoxe entre la lassitude d’une fraction croissante de la population d’une part et le risque persistant d’autre part se retrouve également dans les situations de conflits. En gardant bien à l’esprit toutes les immenses limites de la comparaison, on pourrait s’intéresser à la deuxième guerre d’Irak américaine et à la manière dont la lassitude de l’opinion a poussé certains dirigeants à tenter de mettre fin à la situation de manière hâtive, ouvrant la porte à la résurgence de dangers toujours présents. Mais tout comme il n’a pas suffi que le peuple américain soit lassé du conflit irakien et appelle au retour de ses troupes pour que les menaces encore présentes disparaissent, la lassitude envers les gestes barrières et l’envie d’un retour à la normale ne feront pas pour autant diminuer le nombre de nouveaux cas positifs quotidiens.
On a pu ainsi observer plusieurs exemples de tentatives de « normalisation » aussitôt rattrapées par la réalité. Des États américains dont les gouverneurs républicains ont subi une intense pression du président Trump pour « tout rouvrir le plus vite possible », comme la Floride, se sont ainsi vu contraints de fermer de nouveaux leurs espaces publics, leurs bars, leurs restaurants, et d’adopter des mesures de distanciation sociale drastiques face à l’explosion du nombre de nouveaux cas. La volonté de faire redémarrer l’économie et de « passer à autre chose » était certes très forte, mais le nombre de nouveaux cas et de nouveaux morts quotidiens ne s’en est pas moins fortement accru.
Autre grand sujet de débat, l’enseignement supérieur américain. L’administration Trump a entamé un bras de fer avec plusieurs institutions de premier plan telles que Harvard et Yale pour les forcer à rouvrir en les empêchant de délivrer des visas à leurs étudiants internationaux si elles ne reprennaient pas les cours en présentiel ; celles-ci ont attaqué l’administration Trump en justice. Au milieu de ces débats, l’Université de Caroline du Nord, suivant la volonté présidentielle, a redémarré son année Universitaire autour du 10 août, avant de se voir contrainte de la suspendre et de devoir annuler son semestre une semaine plus tard suite à l’apparition d’un cluster sur son campus.
Là où la première vague nécessitait une réponse rapide et intense, une rupture dans nos modes de fonctionnement quotidiens, l’enjeu de cette nouvelle phase se situe dans sa durée.
Le virus est là, et il le sera encore jusqu’à l’arrivée d’un vaccin efficace.
Il nous faut apprendre à vivre avec une menace permanente sans se laisser décourager, maintenir notre endurance dans le respect des gestes barrières tout en reprenant une vie « la plus normale possible ».
Dans cette nouvelle phase de l’épidémie, le défi principal est de réussir à composer avec le virus sans plus se laisser entièrement absorber.
Sources
- Mark A Miller, Cecile Viboud, Marta Balinska, and Lone Simonsen. The signature features of influenza pandemics—implications for policy. New England Journal of Medicine, 360(25):2595–2598, 2009)
- https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_2_juin_2020.pdf
- Définition de santé publique France : « foyers de contamination d’au moins 3 cas confirmés ou probables sur 7 jours, appartenant à une même communauté ou ayant participé à un même rassemblement de personnes, qu’ils se connaissent ou non »
- John Hopkins University : https://github.com/CSSEGISandData/COVID-19
- https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/maladies-et-infections-respiratoires/infection-a-coronavirus/documents/bulletin-national/covid-19-point-epidemiologique-du-27-aout-2020
- https://www.nytimes.com/2020/07/09/nyregion/nyc-coronavirus-antibodies.html
- https://english.elpais.com/society/2020-07-06/final-round-of-coronavirus-study-confirms-that-52-of-spanish-population-has-antibodies.html?ssm=TW_CM_EN
- https://dashboard.covid19.data.gouv.fr/suivi-indicateurs?location%3DFRA&sa=D&ust=1598091300132000&usg=AFQjCNHh0lNHnB70T5Nq1vwiYAXACWjKpw
- https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/260875/2645569
- https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/maladies/maladies-infectieuses/coronavirus/tout-savoir-sur-la-covid-19/article/comprendre-le-nombre-de-reproduction-r# :~:text=Qu’est-ce%20que%20le,par%20un%20porteur%20du%20virus