À quel point l’élargissement de 2004 est-il important dans l’histoire contemporaine de l’Europe ?
Ce fut une étape historique vers une Union réellement européenne puisqu’elle permettait d’intégrer des pays d’Europe centrale et orientale, moins développés économiquement, marqués par l’expérience communiste et la domination soviétique. De ce point de vue, ce fut un moment clef. Mais après deux décennies, les principales erreurs de cet élargissement sont devenues manifestes. L’adhésion a été trop précipitée. Pour l’Union, la règle était simple : elle validait une transformation formelle et accordait la pleine adhésion si des changements juridiques de base avaient lieu — mais sans se préoccuper assez du reste. Pour moi, la leçon est claire : il vaut mieux multiplier les étapes d’acceptation ; prévoir un temps de candidature plus long, en attendant des changements sociaux plus profonds, qui favoriseraient une meilleure intégration à l’Union européenne.
En quoi cet élargissement se distingue-t-il des précédents élargissements, tant en termes d’ampleur que d’implications ?
Plus que les précédents, il a nécessité une « européanisation » économique des nouveaux membres, ce qui constituait un objectif et une tâche totalement inédits pour l’Union. Il fallait que le cadre juridique des pays qui aspiraient à l’intégrer suive le modèle occidental — ce qui était considéré comme un bon ajustement. Dans la mesure où l’Union était incapable de mesurer la transformation culturelle des sociétés d’Europe centrale et orientale, elle s’est contentée d’évaluer l’évolution de leur cadre juridico-institutionnel.
Je crains malheureusement que cette européanisation n’ait été qu’une illusion, c’est-à-dire l’élaboration d’un cadre démocratique formel, sans que les sociétés ne soient transformées en profondeur. Les cas hongrois et polonais démontrent que des régimes autocratiques d’un nouveau genre pouvaient encore sortir de cette nouvelles structure institutionnelle.
Quelles ont été les motivations initiales derrière le processus et à quel moment cette idée a-t-elle commencé à gagner du terrain en Europe de l’Ouest ?
L’élargissement de 2004 a été fortement influencé par un optimisme, qui confinait parfois à la naïveté. Après la chute spectaculaire de l’Union soviétique et du bloc soviétique entre 1989 et 1990, il y avait un enthousiasme certain en faveur de la création d’une Europe nouvelle, plus unie. Cette période a généré une vague d’optimisme, où de nombreux acteurs politiques et civils ont vu une opportunité historique de réunification du continent après des décennies de division. Il me semble qu’à ce moment-là, les pays d’Europe de l’Ouest ont pêché par optimisme. Ils ont interprété les transformations juridiques et institutionnelles dans ces pays comme des signes indiquant qu’ils étaient déjà alignés sur les normes et valeurs occidentales. Ce faisant, ils se sont convaincus que ces pays étaient prêts pour une adhésion immédiate à l’Union. Avec du recul, une période d’observation et d’évaluation plus longue, peut-être de dix à vingt ans, aurait été bénéfique pour mieux comprendre et anticiper les défis à venir.
Dans quel contexte social et politique, les pays d’Europe centrale et orientale ont-ils rejoint l’Union européenne ?
Bien évidemment, le bloc soviétique s’était effondré quinze ans plus tôt, mais contrairement à une croyance naïve, cela n’avait pas tout changé d’un coup — loin de là. Certains pays de la région avaient des problèmes socio-politiques plus profonds qui n’ont pas disparu avec le changement de régime. Ceux-ci étaient profondément enracinés, au point que la chute de l’URSS n’avait pas changé grand chose. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder ce qui s’est produit en Russie : les tensions et la violence qui s’expriment dans la société russe existaient déjà sous les tsars et elles ont persisté pendant la période soviétique puis sous Vladimir Poutine en s’incarnant de différentes manières.
Certains pays d’Europe centrale et orientale, comme la Pologne et la Hongrie, sont profondément marqués par une tradition d’hostilité à la démocratie et de tentation autocratique. On ne se départit pas facilement du XXe siècle et des différentes dictatures dont ils ont fait l’expérience. Le principal fil rouge, c’est le nationalisme. C’est est un véritable désastre national pour des pays comme la Pologne et la Hongrie.
Pourquoi le nationalisme est-il si prégnant en Pologne et en Hongrie ?
L’histoire tumultueuse de ces pays est au cœur de cette question. Prenons la Hongrie : après la Première Guerre mondiale, elle a perdu les deux tiers de ce qu’elle considérait comme son territoire historique. De son côté, la Pologne a été divisée à plusieurs reprises, de la fin du XVIIIe siècle au XXe siècle. Après avoir obtenu son indépendance après la Première Guerre mondiale, elle a de nouveau été très brutalement occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. Après ce conflit, qui l’a de nouveau exposée au danger du monde russe et du monde germanique, elle a perdu d’importantes étendues territoriales (en partie compensées par des terres qui avaient été allemandes). Le sentiment d’injustice historique est resté très intense — et il constitue un efficace outil de mobilisation politique.
Comment évaluez-vous les transformations économiques de ces pays d’Europe de l’Est dans les années 1990, en préparation à l’adhésion à l’Union européenne en 2004 ?
Très peu de choses ont changé durant cette décennie. Et surtout, les quelques changements économiques ont masqué les véritables difficultés politiques que connaissaient ces pays. Prenons un exemple très concret : la Hongrie était souvent citée comme le pays « modèle », le mieux préparé pour une adhésion rapide à l’Union. Mais, en réalité, elle avait conservé l’ensemble des problèmes socio-politiques qui étaient caractéristiques du régime autocratique et nationaliste de l’amiral Horthy durant l’entre-deux-guerres. L’ascension politique de Viktor Orban, soutenu par une majorité de la population hongroise, est une conséquence directe de ces distorsions.
La revue y participe activement et nous vous y convions : en marge du Sommet de la Communauté politique européenne à Grenade, nous organisons le 4 octobre un événement exceptionnel à l’Université de Grenade, au Palais de la Madraza, qui réunira Olga Stefanishyna, vice-Première ministre de l’Ukraine en charge de l’élargissement, les écrivains Anna Bosch, Javier Cercas et Lea Ypi, et José Manuel Albares, ministre espagnol des Affaires étrangères.
Ces maux socio-politiques incluent notamment un nationalisme tenace, une longue tradition d’antisémitisme et une méfiance envers les étrangers : l’arrivée de migrants a provoqué une recrudescence notable de ces vieux préjugés politiques. Si l’on observe la Hongrie, notamment les victoires successives de Viktor Orban lors d’élections relativement libres, ainsi que la popularité de sa rhétorique anti-Bruxelles, il devient manifeste que, bien que l’adhésion à l’Union soit extrêmement avantageuse, elle n’est pas totalement en phase avec le sentiment d’une majorité de la population. Autrement dit, la Hongrie n’a aucun problème avec la croissance économique que produit l’adhésion au bloc ; mais elle rejette tout le reste du projet politique européen.
Lors de leur adhésion à l’Union, les pays d’Europe de l’Est ont-ils pris modèle sur des précédents historiques, tels que l’adhésion du Portugal, de l’Espagne ou de la Grèce, qui étaient économiques fragiles et sortaient de longue période de dictature ?
Dans les deux cas, l’adhésion à l’Union a été perçue avec un enthousiasme prononcé, comme un acte d’« adhésion à l’Europe » — qui permettait aussi de rompre définitivement avec les régimes autoritaires qui avaient disparu une décennie plus tôt. Cependant, à la différence des pays d’Europe centrale et orientale, — et si l’on excepte la Grèce —, les pays méditerranéens étaient plus proches économiquement et culturellement des pays d’Europe du Nord-Ouest. Leur maturité économique, notamment, était bien supérieure : ils se rapprochaient davantage des normes occidentales que les pays d’Europe centrale et orientale, qui eux-mêmes surpassaient les pays des Balkans.
Dans quelle mesure l’enthousiasme de 2004 a-t-il diminué ? Et pourquoi ?
L’enthousiasme demeure, particulièrement parmi la population urbaine et éduquée. Toutefois, dans les régions rurales, moins éduquées, la perception de l’Union est différente. Ces populations semblent plus enclines à suivre un chef qui prône l’« indépendance » par rapport à Bruxelles, parfois assimilée à l’oppression qui existait à l’époque de la domination soviétique. Cette dynamique n’est pas sans rappeler celle observée au Royaume-Uni, où la population urbaine est généralement plus favorable à l’Union, tandis que les régions rurales ont davantage adhéré aux mouvements eurosceptiques qui existent depuis les années 1980, jusqu’à voter pour le Brexit.
Près de deux décennies après l’élargissement de 2004, comment pensez-vous que les récits historiques des nations d’Europe centrale et orientale ont évolué ou été remodelés du fait de leur adhésion à l’Union ?
Il n’y a pas de réponse unique à cette question. Dans certains pays, comme les pays Baltes, l’effet a été miraculeux ; dans d’autres, comme la Hongrie et la Pologne, il n’a eu aucun impact positif.
Pouvez-vous distinguer entre ces différents cas et tenter d’expliquer pourquoi certains pays ont été transformés et d’autres pas ?
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces différences. Certains sont historiques, d’autres pourraient être considérés comme fortuits. Le succès des pays Baltes, et en particulier de l’Estonie, est enraciné dans leurs liens avec le monde scandinave et la Finlande : aujourd’hui, l’Estonie se perçoit davantage comme un pays « nordique » que comme une ancienne république soviétique.
En revanche, la Hongrie et la Pologne ont été prises en main par des régimes nationalistes d’extrême droite. Le gouvernement d’Orban, par exemple, s’est rapproché de la Russie de Poutine et de la Turquie d’Erdogan. Il a même remis en question la reconnaissance, établie depuis longtemps par les universitaires, des origines et relations finno-ougriennes des Hongrois, préférant mettre en avant une connexion asiatique-turque : à la manière de Poutine ou Erdogan, la logique de réécriture de l’histoire au profit de sa vision politique est totale. Le principal problème réside dans le fait que ces régimes nationalistes d’extrême droite bénéficient d’un soutien majoritaire de la population : le phénomène n’est hélas pas nouveau et, à mon avis, il prend racine dans l’entre-deux-guerres.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine a-t-elle conclu le processus d’élargissement de 2004 ? La Pologne ou les pays Baltes jouent désormais un rôle central dans le débat européen — et leur contribution est reconnue par leurs partenaires d’Europe de l’Ouest.
La guerre en Ukraine a occulté certains des problèmes précédemment mentionnés, mais je ne pense pas qu’elle ait véritablement changé la situation. Il faut absolument changer les règles au sein de l’Union : abolir le droit de veto et introduire la prise de décision à la majorité simple dans tous les cas. A priori, ces réformes paraissent irréalisables, mais la donne est en train de changer.
Le « Groupe des 12 » experts franco-allemands 1 a élaboré d’importants plans de réforme pour l’Union. Les États d’Europe occidentale ont pris conscience du danger institutionnel que pouvait représenter une Union mal construite, et les futurs plans majeurs d’élargissement — qui concernent les Balkans occidentaux, la Moldavie, l’Ukraine, ou la Géorgie — ont démontré qu’ils ne peuvent pas s’agrandir davantage sans apporter de changements structurels et juridiques majeurs, comme — entre autres choses — l’élimination du droit de veto.
Des discussions sur un nouvel élargissement sont sur le point de commencer…
Les nouveaux pays candidats ne sont pas du tout préparés. Il est crucial de ne pas répéter les erreurs de 2004. Parler d’un grand élargissement d’ici 2030 est une erreur. Tout d’abord, d’importants changements sont nécessaires dans l’ensemble du fonctionnement de l’Union. L’introduction de nouvelles étapes d’adhésion serait très utile. Ce devrait être une question prioritaire avant toute négociation.
Mettre en place une prise de décision à la majorité, contrairement à la situation actuelle, empêcherait une politique anti-européenne de la part des pays membres. Enfin, l’élimination du droit de veto est absolument nécessaire.
La récente confrontation entre l’Ukraine et la Pologne montre qu’un élargissement potentiel pourrait provoquer un débat extrêmement houleux d’un point de vue économique. Quels pourraient être les principaux points de discorde entre le bloc de l’Union et les pays candidats ?
Il faudra beaucoup de temps. Un développement majeur, voire historique, est nécessaire dans les Balkans occidentaux, en Moldavie et en Ukraine avant un élargissement. Il serait tragique de précipiter les choses sans que de véritables changements historiques n’aient lieu.
Une transformation socio-culturelle aussi fondamentale demande du temps. Historiquement parlant, cinq à huit années représentent beaucoup trop peu de temps. Le niveau d’éducation doit également être relevé. La création d’un cercle périphérique d’adhésion aiderait à mesurer la transformation et donnerait plus de temps avant une adhésion complète. Il serait suicidaire d’accepter les pays des Balkans, la Moldavie et même l’Ukraine en une décennie. Selon moi, ils devraient patienter dans une « antichambre », un cercle extérieur de l’Union avant de devenir membres à part entière.
À un autre niveau, pensez-vous qu’un élargissement potentiel de l’Union pourrait approfondir les clivages entre certains États membres ?
Absolument. Si vous voulez un élargissement, vous devez aussi envisager une exclusion de l’Union : certains pays ont été acceptés trop tôt.
Vous voulez dire une véritable exclusion ? Ne mettrait-elle pas l’ensemble de l’organisation en péril ?
Pour moi, l’exclusion renforcerait l’Union plutôt que de l’affaiblir. Si un pays ne souhaite pas respecter les lois fondamentales, la « constitution » de l’Union, il est démoralisant pour tous les autres États qu’il puisse le faire sans aucune restriction. Il peut aussi inspirer des imitateurs, puisqu’il n’y a aucun coût lorsque l’on ne respecte pas les règles.
Bien sûr, il y a déjà des outils à disposition, comme le retrait de l’aide financière ou l’élimination du droit de vote. Il faudrait déjà que l’Union soit prête à les utiliser, sauf que pendant longtemps elle a préféré faire des compromis plutôt que d’y recourir… Il me semble que certains signes indiquent aujourd’hui une évolution à cet égard. Je crois que cela pourrait profondément renforcer l’Union.
Sources
- Le groupe de travail a réuni douze experts : Olivier Costa (Rapporteur), Daniela Schwarzer (Rapporteur), Pervenche Berès, Gaëlle Marti, Franz Mayer, Thu Nguyen, Nicolai von Ondarza, Sophia Russack, Funda Tekin, Shahin Vallée, Christine Verger ainsi que le directeur du Grand Continent, Gilles Gressani.