Points clefs
- La guerre lancée par la Russie le 24 février 2022 fera de l’armée ukrainienne la plus expérimentée en Europe et accroîtra ses capacités, ce qui aura des implications d’ordre géopolitique qui ne peuvent pas être sous-estimées pour l’Union européenne.
- La concentration des efforts de défense à l’est ne doit pas conduire à l’oubli des enjeux méditerranéens et du voisinage sud de l’Europe qui risquent de se multiplier cette année.
- Le renforcement des efforts de défense américains en Europe ainsi que l’assistance sécuritaire à l’Ukraine ne doivent pas occulter le fait que Washington considère la gestion de crise sur le Vieux Continent — et dans le voisinage immédiat de l’Europe — davantage comme une responsabilité des Européens.
1 — Il faudra s’attendre à une longue période de conflit — et se doter d’outils pour répondre aux menaces de la Russie sous le seuil d’une guerre
Nos 10 points sur la défense européenne en 2022 s’ouvraient sur le constat que les Européens devaient s’apprêter à repenser la guerre sur leur continent. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a brutalement démontré que cet impératif allait bien au-delà des réflexions théoriques, en demandant aux États-membres de l’Union de répondre à une guerre à ses frontières. S’il reste à espérer que cette guerre, en termes de combats sur le terrain, prendra fin en 2023, un retour à l’ère d’avant-guerre est définitivement exclu. Quel que soit l’état de la Russie au moment où d’éventuelles négociations seront entamées, sa violation flagrante du droit international, y compris de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, a fondamentalement changé la manière dont les pays européens la regardent.
Alors que certains, en particulier l’Allemagne, ont entretenu d’importantes relations commerciales avec Moscou, de telles relations sont inimaginables dans les années à venir. En outre, la Russie est aujourd’hui perçue par les pays européens, à l’unanimité, comme une menace. Son comportement agressif à l’égard des États-membres et des institutions européennes se manifeste d’ores et déjà dans une multitude de domaines sous le seuil d’une guerre conventionnelle, à l’instar d’une récente attaque cyber visant le Parlement européen après que celui-ci a classé la Russie comme « État promoteur de terrorisme ». Qu’il s’agisse de la désinformation ciblée ou d’attaques cyber, ces événements ne semblent constituer que les prémisses d’un conflit hybride de la part de la Russie auquel les Européens doivent se tenir prêt. Afin de pouvoir répondre à la fois aux attaques directes et aux implications pour l’architecture de sécurité européenne, une stratégie basée sur deux piliers centraux s’imposera cette année : un travail sur la résilience dans tous les domaines, à l’instar des infrastructures critiques ou de la société civile, et une stratégie à moyen et long-terme pour contraindre la Russie.
2 — La Boussole stratégique à l’épreuve de la réalité
Dans le contexte de la confirmation de l’importance de l’OTAN et des priorités divergentes des États-membres, les ambitions formulées dans ce document de référence font face au risque de perte du niveau d’ambition pour l’intégration de défense dans le cadre des structures de l’Union.
Adoptée en mars 2022, seulement un mois après la début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, la Boussole stratégique est le premier livre blanc pour la défense européenne. Avec ce document, l’Union s’est dotée à la fois d’une stratégie de défense et d’une feuille de route avec des objectifs précis à atteindre d’ici 2030. Une multitude de ces objectifs importants pour faire avancer la défense européenne sont censés être atteints d’ici fin 2023. À titre d’exemple, l’Union européenne cherche à trouver un accord sur les modalités d’opérations de sécurité aérienne, à lancer des exercices communs dans tous les domaines et à développer des propositions pour sa force de déploiement rapide. Au moment de sa publication, ce document a été décrit comme une opportunité pour la défense européenne dans la mesure où une feuille de route aussi précise obligerait les États-membres à tenir un cap pour la défense européenne. En effet, si les 27 et les institutions réussissaient à mettre en œuvre ces objectifs, cela pourrait contribuer à la capacité de l’Union d’agir sur l’échiquier géopolitique.
Néanmoins, la mise en œuvre des ambitions de la Boussole stratégique nécessite de la volonté politique de la part des États-membres et une cohérence dans leur vision pour la défense européenne dans le cadre institutionnel de l’Union — or, ces deux aspects sont actuellement mis en question. L’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN ont clairement démontré que la clause de solidarité de l’Union européenne — le fameux article 42.7 du TUE — ne constituait pas une garantie de sécurité suffisante, raison pour laquelle les pays européens se tournent davantage vers l’OTAN pour ce qui concerne la dissuasion et la défense territoriale, faute de capacités crédibles de l’Union dans ces domaines. Cela ne doit pas forcément constituer un problème pour l’intégration en matière de défense dans le cadre de l’Union européenne dans la mesure où cette nouvelle cohésion européenne au sein de l’OTAN a contribué à clarifier la division des tâches entre les deux organisations. Néanmoins, cela engendre également le risque que les pays davantage otaniens accordent moins d’importance à l’intégration de défense au sein de l’Union, qu’il s’agisse de l’industrie de défense, de la résilience ou de toute question allant au-delà de la gestion des crises dans le voisinage européen.
Si les Européens sont sérieux dans leur ambition de véritablement renforcer la défense européenne, ils doivent éviter de tomber dans le piège des discussions sur une éventuelle concurrence de la PSDC par rapport à l’OTAN, mais davantage comprendre les mécanismes prévus dans le cadre de la Boussole stratégique comme une opportunité d’améliorer la complémentarité des deux institutions dans un espace de défense européenne.
3 — Beaucoup reposera sur le positionnement de l’Allemagne
S’il est certain que la stratégie de sécurité allemande déterminera le niveau d’ambition de la coopération de défense au sein de l’Union, la persistance de l’orientation otanienne à Berlin rendra des initiatives franco-allemandes difficiles.
Quand le chancelier allemand Olaf Scholz avait annoncé, le 27 février 2022, la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros d’investissements dans la défense allemande, son discours a suscité des réflexions sur la question de savoir si l’Allemagne pourrait devenir la première puissance militaire européenne. Dans la mesure où une partie considérable de ce fonds sera utilisée pour combler les lacunes capacitaires, cela ne semble guère probable. Néanmoins, l’évolution de la doctrine stratégique allemande, et les premières manifestations du « changement d’époque » (Zeitenwende) annoncé par le chancelier, auront un impact considérable sur l’avenir de la défense européenne. La première stratégie de sécurité du gouvernement, qui sera présentée dans les premiers mois de l’année 2023, sera décisive pour les formes d’institutionnalisation que prendra la défense européenne ; elle est donc très attendue. Il y a fort à parier pour que Berlin mette l’OTAN au centre de sa stratégie de sécurité, donnant un rôle simplement complémentaire aux structures de la PSDC dans les domaines où l’Alliance est éventuellement moins agile, à l’instar du déploiement des missions de formation dans les pays-tiers.
Si le niveau d’ambition pour l’OTAN sera sans doute élevé, l’Allemagne reprendra très probablement aussi des objectifs de la Boussole stratégique de l’Union dans sa propre stratégie. Or, la réalité politique montrera dans laquelle des deux institutions Berlin s’engagera davantage comme force de proposition. Par ailleurs, les premiers choix de l’Allemagne en termes d’industrie de défense — notamment l’achat de 35 avions de combat américains de type F-35 — démontrent clairement que la défense allemande gardera sans aucun doute un barycentre proche des États-Unis. Les choix de l’Allemagne dans le domaine de l’industrie de défense ne sont qu’un des nombreux points de divergence avec la France : à moins d’une annonce surprise lors du prochain conseil des ministres franco-allemands, prévu pour le 60ème anniversaire du Traité de l’Élysée le 22 janvier, il semble peu probable que le fameux moteur franco-allemand puisse s’avérer efficace dans le domaine de la défense.
4 — Cette année sera l’occasion de rapprocher le Royaume-Uni de la défense européenne – la France peut y jouer un rôle-clef
Depuis le référendum de 2016, la position britannique par rapport à la coopération de défense européenne était claire : le seul cadre institutionnel dans lequel Londres souhaitait coopérer en matière de sécurité et défense avec les autres pays européens était l’OTAN — ou, sur les dossiers plus transversaux, l’OSCE. En revanche, la coopération avec l’Union européenne n’était pas du tout envisageable dans le contexte post-Brexit, qu’il s’agisse d’un accord formel ou d’une coopération dans un cadre plus flexible.
Depuis la prise de fonction de Rishi Sunak comme Premier ministre, des signes positifs pour une coopération plus pragmatique et moins guidée par les « Brexit politics » se sont manifestés. L’avancée la plus concrète est sans aucun doute la participation de Londres au projet de mobilité militaire dans le cadre de la coopération structurée permanente ; après les États-Unis, la Norvège et le Canada,le Royaume-Uni est le quatrième pays non-membre de l’Union à s’y joindre. La revue intégrée publiée en mars 2021 avait prévu un tilt vers l’Indo-Pacifique, et ainsi suscité des craintes de voir l’aspiration de Londres à rester « fortement impliqué dans la sécurité de l’Europe » demeurer creuse, étant donné sa réticence de coopérer avec les Européens. La réponse britannique à l’invasion russe de l’Ukraine a cependant confirmé la place du Royaume-Uni comme allié fiable dans l’architecture de sécurité européenne.
Certes, les différends entre l’Union et le Royaume-Uni, en premier lieu sur le protocole sur l’Irlande du Nord, restent considérables. Pour autant, dans le domaine de la sécurité et de la défense, 2023 pourrait offrir une véritable fenêtre d’opportunité. Ceci est d’autant plus le cas que les relations franco-britanniques se sont améliorées depuis la prise de fonction de Rishi Sunak, ce qui constitue un contexte très favorable pour le sommet franco-britannique qui devrait se tenir au premier trimestre de cette année. Les priorités stratégiques de la France et du Royaume-Uni ont déjà, de fait, commencé à se rapprocher, notamment en Indo-Pacifique et malgré l’affaire AUKUS. Alors que la France vient d’actualiser sa revue stratégique et que le Royaume-Uni doit présenter la sienne au début de l’année, ces documents constitueront un point de départ important pour la coopération bilatérale, qui pourrait également servir de catalyseur pour une coopération au niveau européen, qu’il s’agisse de coalitions ad hoc ou d’une coopération de type plug and play entre l’Union et le Royaume-Uni — comme c’est le cas avec la coopération structurée.
5 — Les coalitions flexibles seront des outils puissants, au service d’une « défense européenne de projets »
En 2023, la tendance à une flexibilisation de la défense européenne pourrait se confirmer, la rendant plus fonctionnelle et agile. Au sein de l’Union, cette flexibilisation pourrait se manifester principalement à travers l’usage de l’article 44 du traité de l’Union, qui permet la délégation d’une tâche de la PSDC à un groupe de pays membres « capables et volontaires ». La Boussole stratégique adoptée en mars 2022 prévoit que les États-membres décident des modalités d’application de l’article 44. 2023 s’annonce ainsi comme l’échéance idéale pour réfléchir aux formes concrètes de ce format de coopération. Au-delà, la Boussole prévoit également le déploiement de présences maritimes coordonnées, c’est-à-dire le déploiement simultané de marines dans des régions qualifiées de « zones d’intérêt maritimes ». Pour l’instant, le Golfe de Guinée et le Nord-Ouest de l’Océan Indien ont été identifiés comme telles.
D’un point de vue géographique, c’est surtout en Indo-Pacifique que les pays européens ont davantage démontré leur volonté de coopérer au sein de formats dits « minilatéraux ». Si l’on peut penser à l’AUKUS, cette tendance se manifeste également dans le domaine de l’industrie de défense, à l’instar du projet de bouclier antimissile European Sky Shield Initiative, lancé par l’Allemagne et 13 autres pays membres de l’OTAN.
Ces formats de coopération flexibles conduisent à deux phénomènes qui se renforcent mutuellement : d’une part, ils permettent aux Européens de surmonter les obstacles institutionnels et de créer une coopération de « défense européenne des projets », c’est-à-dire à la base de projets concrets. D’autre part, ces formats contribuent à l’objectif d’autonomie stratégique européenne dans la mesure où ils renforcent la capacité des Européens à agir. Or, cela n’écarte pas le risque d’une Europe de la défense à plusieurs vitesses, et nécessite un degré considérable de coordination pour éviter des duplications ou des effets de fragmentation. L’année 2023 sera un test des capacités des Européens à employer ces formats de manière efficace, ou s’ils s’avèrent davantage une option de réserve, faute de compromis institutionnel.
6 — L’industrie de défense européenne se retrouve dans une crise de croissance et court le risque de la fragmentation
Suite à l’invasion russe de l’Ukraine, de nombreux pays européens ont annoncé une augmentation de leur budget de défense pour 2023. À cela s’ajoutent des commandes d’armes de 2022, qu’elles soient destinées directement à l’Ukraine ou aux stocks européens. La guerre en Ukraine a ainsi généré une demande considérable sur le marché. Sur le papier, bien que celle-ci puisse constituer une bonne nouvelle pour l’industrie de défense européenne, celle-ci doit faire face à des difficultés pour répondre à cette demande accrue. De même, tous les choix annoncés dans les capitales ne se traduisent pas forcément par des achats de systèmes européens, même si la Commission européenne encourage les États-membres à se servir des mécanismes européens pour renforcer la base industrielle et technologique de l’Europe de la défense.
L’exemple le plus évident dans ce contexte est l’Allemagne, qui a fait le choix d’acquérir 35 avions de combat de type F-35 de production américaine. D’autres pays européens, à l’instar de la Finlande, ont pris des décisions similaires. Ces acquisitions auront un impact sur les stratégies d’acquisition de ces pays sur le moyen et long terme, et démontrent clairement que l’idée de « buy European » est loin d’être acquise. De manière similaire, les différends entre la France et l’Allemagne concernant la construction du système de combat aérien du futur, le SCAF, ont clairement démontré les difficultés qu’impliquent des projets multinationaux dans le domaine de la défense.
Alors que la Commission européenne a lancé de nombreuses initiatives pour promouvoir le développement et l’acquisition commune par les États-membres, la Boussole stratégique contient également de nombreux points ambitieux pour mieux coordonner les investissements dans la défense européenne. Or, tous ces instruments ne sauraient s’avérer utiles si les 27 manquent de volonté politique. Surtout, avec l’adhésion de la Finlande et la Suède à l’OTAN — et l’adhésion du Danemark à la PSDC —, tous les États-membres qui ne sont pas neutres appartiennent également à l’OTAN. Étant donné les moyens financiers de l’Union et les mécanismes pour coordonner les investissements de défense, échouer à donner un nouvel élan à l’industrie de défense européenne constituerait une opportunité ratée pour la base industrielle et technologique de l’Europe de la défense.
7 — La question de l’avenir de l’Ukraine impliquera de repenser l’intégration européenne comme projet géopolitique
Le statut de l’Ukraine comme pays candidat à l’Union européenne impose toute une série de réflexions aux Européens. Comme de nombreux pays membres ont annoncé qu’un autre tour d’élargissement — qui concernera également les Balkans occidentaux, et éventuellement la Géorgie et la Moldavie — nécessitera la renégociation des traités, cela implique, en premier lieu, des réflexions sur l’avenir institutionnel de l’Union en tant que telle. De manière similaire, cela devra être accompagné de décisions concernant le processus d’adhésion, tout comme le soutien financier et économique, qui sera nécessaire pour aider l’Ukraine — dont le PIB per capita s’élève actuellement à un tiers de celui de la Roumanie — à se hisser aux niveaux européens. Dans un prisme plus spécifique, cela concernera également, et de manière substantielle, l’Europe de la défense.
Après bientôt une année de guerre, l’Ukraine dispose de l’armée la plus expérimentée en Europe. Elle disposera également de capacités considérables à la suite des livraisons d’armes occidentales, ce qui aura des implications d’ordre géopolitique qui ne peuvent pas être sous-estimées pour l’Union européenne. Est-il préférable que l’Ukraine rejoigne l’Union, ou l’OTAN, ou les deux ? Si oui, quel sera le bon moment ? Serait-il plus facile de gérer ce partenaire dans le cadre d’un nouveau modèle de partenariat, à l’instar de la Communauté politique européenne, pour accompagner le processus d’adhésion à l’Union et à l’OTAN ? Comment répondre au fait que l’état de droit et la corruption constituent toujours des défis pour le rapprochement de l’Ukraine aux standards européens ? Dans l’hypothèse d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union, quel sera son poids politique ? Enfin, comment les Européens pourraient-ils gérer la nouvelle frontière de plus que 2 000 kilomètres qu’ils partageraient avec la Russie ?
Ces questions soulignent également la nécessité pour les Européens de repenser la finalité du projet de fond en comble, tout comme le processus d’intégration. L’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne fera de chaque État-membre actuel, quel que soit son PIB, un contributeur net pour permettre à l’Ukraine d’atteindre des standards européens. Le fait que le statut de candidat ait été accordé à l’Ukraine pour des raisons clairement géopolitiques soulève la question de la mesure dans laquelle l’Union se servira de l’élargissement comme outil géopolitique. Si la création de l’Union était basée sur la volonté de rendre la guerre entre États-membres impossible, l’élargissement peut également être pensé comme outil géopolitique, dans la mesure où l’intégration européenne constituera une alternative à l’influence d’autres puissances — ou, au moins, un moyen pour limiter celle-ci. Dans le contexte de l’intégration européenne de l’Ukraine, les États-membres devront se mettre d’accord sur quel chemin poursuivre.
8 — Les enjeux sécuritaires de l’Union européenne dans la Méditerranée restent multiples
La définition des priorités de la politique de sécurité européenne revient traditionnellement à un équilibrage entre les pays davantage focalisés sur le voisinage Sud du continent, c’est-à-dire la Méditerranée et ses régions limitrophes, et les pays de l’Europe de l’Est, davantage concernés par la menace et l’influence russe à leurs frontières. Au cours des dernières années, on a pu observer une convergence croissante entre les intérêts de sécurité, à l’instar de la Suède ou de l’Estonie, qui ont déployé des forces spéciales dans la task force Takuba au Mali, ou de la France qui avait, dès avant l’invasion russe de l’Ukraine, renforcé ses troupes en Roumanie. Avec l’invasion russe de l’Ukraine, les efforts de défense se sont naturellement concentrés à l’Est, et toute réflexion sur la défense européenne s’est ainsi cantonnée au contexte de la menace russe.
Néanmoins, cela n’a pas mené à la disparition des enjeux méditerranéens, et les défis du voisinage Sud risquent de se multiplier cette année. L’instabilité croissante dans le Sahel causée par la menace terroriste, des famines d’une ampleur considérable qui s’annonce en Éthiopie et en Somalie à la suite de plusieurs années de sécheresse, et des possibles reprises des conflits au Yémen et en Syrie ne constituent qu’une partie des urgences auxquelles l’Union européenne devra répondre. De même, des missions de la PSDC restent déployées dans la région, à l’instar de la mission IRINI en Méditerranée qui veille au respect de l’embargo contre la Libye. Toutes ces activités nécessitent des ressources et, dans le scénario d’une détérioration de l’une des situations mentionnées ci-dessous, les pays de l’Europe du Sud, en particulier, se prononceront éventuellement en faveur d’un renforcement de ce flanc. Ce contexte sécuritaire demandera ainsi un arbitrage entre les intérêts de sécurité des différents États-membres, alors que les pays de l’Europe du Nord et de l’Est continueront probablement à donner la priorité à l’action européenne dans l’Est.
Un enjeu clef, dans ce contexte, sont les relations entre les pays européens et la Turquie. Le régime d’Erdoğan vient en effet de reprendre les frappes aériennes dans le nord de la Syrie, tout en échangeant avec la Russie sur ce dossier. Toujours pays d’accueil pour près de quatre millions de réfugiés, la Turquie est un partenaire crucial pour l’Union européenne dans la gestion des flux migratoires. L’accord conclu en 2016 en témoigne. Or, le rôle de la Turquie, tout comme son implication dans la guerre en Syrie et ses relations avec la Russie, demeurent un enjeu important pour les Européens — et plus largement pour ses alliés de l’OTAN. Conscients de tous les différends qui rendent la coopération difficile, ils sont aussi parfaitement alignés sur le fait que la coopération avec Ankara est souvent la meilleure option possible.
9 — Le débat sur le burden-sharing entre l’Europe et les États-Unis fera son retour
Les États-Unis auront probablement des attentes élevées envers les Européens en termes de défense, de reconstruction de l’Ukraine et de gestion des crises dans le voisinage européen. Washington a présenté sa réponse ferme à l’invasion russe de l’Ukraine comme une nécessité plus que comme un choix, en souhaitant assumer un rôle de « gendarme de l’Europe ».
Le réinvestissement dans la sécurité et la défense européenne n’était pas prévu dans la doctrine américaine qui, depuis la présidence d’Obama, met le « pivot vers l’Asie » et la compétition avec la Chine au centre de sa politique étrangère. La nouvelle stratégie de sécurité des États-Unis, parue en automne 2022, souligne que la guerre de la Russie contre l’Ukraine n’a pas changé cette orientation. Certes, les États-Unis sont le plus grand donateur à l’Ukraine en termes d’équipement militaire, et ont clairement démontré que les Européens dépendaient d’eux pour leur sécurité. Néanmoins, l’invasion russe de l’Ukraine est également vue à Washington comme une confirmation du récit d’un affrontement entre démocraties et autocracies. Tout cela est donc directement lié au grand contexte de la compétition entre les États-Unis et la Chine, au centre de la doctrine Biden.
Si les États-Unis ont ainsi démontré qu’ils restent un allié fiable des pays membres de l’OTAN, ils ne laissent également aucun doute sur le fait qu’ils considèrent la gestion de crise dans le voisinage européen davantage comme une responsabilité des Européens. Alors que le soutien à l’Ukraine est contesté par une partie du camp républicain et par quelques démocrates, la compétition ainsi qu’une approche ferme envers la Chine font consensus aux États-Unis, au-delà des divisions partisanes. Au moment où des négociations entre l’Ukraine et la Russie seront entamées, les Européens doivent s’attendre à faire face à une pression plus forte de Washington. Cela concernera, dans un premier temps, la Méditerranée, mais l’administration Biden demandera probablement également aux Européens de s’engager davantage en Afrique et au Moyen-Orient. Le prisme par lequel les États-Unis appréhendent de futurs conflits dans ces régions s’inscrit ainsi dans la continuité de la compétition avec Pékin. Dans cette approche d’une compétition entre sphères d’influence, un retrait complet des forces américaines de ces régions paraît peu probable.
10 — La stratégie de sûreté maritime permettra de comprendre le niveau d’ambition de l’Union en Indo-pacifique
Pour l’instant, l’approche de l’Union européenne envers l’Indo-Pacifique se retrouve en premier lieu dans sa stratégie pour la coopération dans la région. Or, cette stratégie met clairement l’accent sur les enjeux économiques, de coopération multilatérale et de gouvernance, à l’instar de la lutte contre le changement climatique ou les projets de connectivité. En revanche, la stratégie manque de détails concernant l’approche de l’Union envers la région dans le domaine de la sécurité, en évoquant seulement l’objectif de s’appuyer sur l’expérience des présences maritimes coordonnées pour explorer le potentiel des déploiements navals par les États-membres dans la région.
Cet objectif se retrouve d’ailleurs également dans la Boussole stratégique. Néanmoins, la position européenne concernant d’éventuelles missions dans le cadre de la PSDC — par exemple pour garantir la liberté de la navigation — reste vague. Cela pourrait changer avec la publication de la stratégie de sûreté maritime de l’Union européenne, prévue pour 2023. Le dernier document remontant à 2014, son actualisation s’appuiera sur une consultation et englobera de nombreux aspects de la sûreté maritime, y compris le changement climatique, la biodiversité ou la liberté de la navigation. Basée sur ces éléments, elle permettra d’apporter des clarifications sur les ambitions en termes de sécurité maritime en Indo-Pacifique, et aussi sur la volonté des Européens de s’engager — ou non — dans des contextes géopolitiques marqués par des tensions accrues. Si cette stratégie ne fera probablement pas les unes des journaux européens ou internationaux, elle aura un impact non-négligeable sur ce que les partenaires peuvent attendre de l’Union européenne en Indo-pacifique.