Abonnez-vous à nos Lettres Restez informés des actualités du Grand Continent
Ma première question porte sur la réélection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République. Que pourrait-elle signifier pour l’avenir des relations franco-allemandes ? Vous écrivez dans votre livre World in danger , paru en 2020, « Nous avons une opportunité commune dans les années à venir de faire avancer l’Europe avec un duo franco-allemand plus fort – le couple franco-allemand comme on dit à Paris ». Est-ce encore plus vrai aujourd’hui et quelle perspective cette élection ouvre-t-elle ?
Laissez-moi commencer par dire que nous, Allemands, devrions féliciter nos voisins français pour le résultat de cette élection. L’alternative aurait été difficile à digérer, pour le dire diplomatiquement. Je suis extrêmement heureux et soulagé de voir qu’Emmanuel Macron a été réélu. S’il y avait, quand j’ai écrit mon livre, une opportunité pour la France et l’Allemagne de mener ensemble l’Union à un nouveau niveau de respectabilité et de capacité, cette opportunité est aujourd’hui encore plus grande.
Contrairement à la situation dans laquelle nous nous trouvions il y a deux ans, il est désormais urgent d’avancer. En effet, aujourd’hui, alors que l’Europe est menacée, le Président français dispose d’une capacité unique à changer la donne, en raison de ses prérogatives de commandant des Armées et de ministre « suprême » des affaires étrangères. Certes, il n’en va pas de même en Allemagne, mais Olaf Scholz a été élu à l’automne dernier, si bien que ces deux dirigeants entrent dans une période de stabilité d’au moins trois ans et demi, avant les prochaines élections allemandes. Je pense que s’ils n’utilisent pas cette opportunité pour faire avancer l’Union, pour transformer le statu quo, alors une opportunité historique aura été manquée.
Permettez-moi d’ajouter que l’Allemagne a manqué l’occasion de répondre de manière adéquate aux initiatives proposées par le président Macron en 2017, lors du fameux Discours de la Sorbonne. Je pense donc qu’il est maintenant grand temps pour ces deux leaders de transformer l’Europe. Cela ne signifie pas que l’Allemagne et la France peuvent diriger l’Union comme elles l’ont fait à l’époque de l’ère Mitterrand-Kohl. La situation est plus compliquée car il y a beaucoup plus d’Etats membres. En revanche, ils peuvent montrer la voie ensemble en faisant appel à d’autres Etats membres susceptibles d’être des co-leaders, qu’il s’agisse de l’Italie, de l’Espagne ou de la Pologne. Cette tâche est complexe, mais extrêmement urgente et importante. J’espère que l’opportunité sera saisie dans les semaines à venir et non dans les années à venir. Un premier signal doit être envoyé par Paris et Berlin dans cette crise actuelle extrêmement difficile pour la sécurité européenne.
L’une des difficultés que rencontrent les relations franco-allemandes est la question de l’énergie et de l’embargo potentiel sur le gaz et le pétrole de la Russie. La position du chancelier allemand évolue assez rapidement sur ce point. Le 4 mai, la Commission a proposé un embargo de six mois sur le pétrole et le gaz. Pensez-vous que cette question majeure du pétrole et du gaz sera résolue et comment voyez-vous l’évolution de la position allemande sur ce point ?
Dans le domaine de l’énergie, nous avons une tâche particulièrement difficile. La politique énergétique française est sensiblement différente de la politique allemande. C’est le cas depuis de nombreuses années. La France s’appuie sur le nucléaire tandis que l’avons abandonné. Personnellement, je pense que c’était une erreur, mais cette décision a été prise. Or si nous voulons travailler à la construction de l’Union pour qu’elle soit reconnue comme un acteur crédible de la politique étrangère par le reste du monde, nous ne pouvons pas laisser de côté le domaine de l’approvisionnement en énergie et de la politique énergétique dans la formulation de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union. Il faut inclure l’énergie dans la réflexion sur la politique étrangère et de sécurité européenne. Par le passé, l’Allemagne a insisté pour mener sa propre politique énergétique nationale. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons lancé Nord Stream I, puis Nord Stream II, en dépit des avertissements de nombre de nos partenaires, dont la France, le Parlement européen et notre voisinage oriental. Aujourd’hui, avec le recul, l’Allemagne a commis une énorme erreur stratégique. Nous essayons maintenant de changer cela rapidement. Déjà, l’Allemagne a accepté le fait que l’énergie doit faire partie de la réflexion collective sur la politique étrangère européenne. L’accès au gazoduc Nord Stream I est désormais soumis à la réglementation européenne et non plus à celle de l’Allemagne. Je pense que le gazoduc Nord Stream II ne sera pas opérationnel de notre vivant. Ce n’est pas un vrai problème pour le moment.
Deuxièmement, l’Allemagne vient de se mettre d’accord avec la plupart de ses partenaires pour mettre fin à ses importations de pétrole en provenance de Russie. Il s’agit d’une décision capitale qui, à l’heure où nous parlons, est en passe d’être traduite par une décision à Bruxelles. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un embargo complet, car certains pays sont tellement dépendants qu’ils ne peuvent pas, pour l’instant, mettre fin à l’intégralité de leurs importations de pétrole russe. Il s’agit d’une mesure très audacieuse car la dépendance au pétrole est, dans nos relations avec la Russie, encore plus importante que la dépendance au gaz. En ce qui concerne le gaz, le nouveau gouvernement allemand travaille très dur pour réduire notre niveau de dépendance. Dans ce domaine, je suis tout à fait convaincu que dans quelques mois, et non dans quelques années, nous pourrons nous mettre d’accord pour cesser complètement ou presque de payer des factures de gaz à la Russie, qui lui permettent de financer son aventurisme militaire. Il y a maintenant un processus de convergence en cours qui permettra à l’Allemagne et à la France, en partant de situations énergétiques très éloignées, de trouver une position commune. Nous sommes en bonne voie dans le processus de convergence qui est une précondition essentielle pour prendre des mesures communes dans tous les domaines connexes concernant la politique étrangère, la sécurité et aussi la défense.
Vous avez rappelé que nous entrons dans une période de trois ans et demi sans élections en Allemagne et en France, et donc dans une période de stabilité dans les relations franco-allemandes. Au cours de cette période, sur quel projet de défense pensez-vous que la France et l’Allemagne devraient se concentrer ? Quel projet de défense européenne a le plus de chances de réussir ? Nous avons vu récemment quelques tensions concernant le Future Combat Air System. Peut-être que l’atmosphère actuelle sera plus propice à faire avancer ces projets.
Tout d’abord, ces dernières années, les dépenses de défense étaient sous une forte tension financière. La France a fait ses devoirs, et l’Allemagne doit maintenant les faire aussi. Comme vous le savez, Scholz a annoncé une augmentation de cent milliards d’euros pour la défense. Cette base financière, qui permet des idées plus créatives et des projets plus importants, est désormais en place.
Deuxièmement, je voudrais revenir sur les deux grands projets qui ont été proposés et qui sont en cours, à savoir le SCAF, l’avion de chasse du futur, et le MGCS, le char du futur. Franchement, si vous laissez un tel projet aux entreprises nationales concernées, il est évident que des problèmes surgiront. Qu’il s’agisse de Thales, de Dassault ou d’Airbus, ou de Rheinmetall du côté allemand, elles essaieront d’obtenir la plus grosse part du gâteau. C’est un domaine qui nécessite un leadership politique. Je propose que la prochaine fois qu’Emmanuel Macron et Olaf Scholz se rencontrent, ils consacrent une partie importante de leur agenda à dire : « Contre vents et marées, nous menèrons à bien ces deux projets. Il s’agit d’une décision commune et d’une résolution commune de nos deux nations ». Je suis sûr qu’ils obtiendront le soutien de leurs Parlements s’ils se prononcent fermement en faveur de ce projet. Si nous n’avions pas utilisé cette méthode il y a cinq décennies, Airbus n’aurait jamais décollé. Il a fallu une forte détermination politique dans la période initiale. J’ai bon espoir que ces deux projets, malgré les tensions et les difficultés que vous avez mentionnées, puissent maintenant être accélérés.
Depuis presque trois mois, la guerre de la Russie de Poutine à l’Ukraine bouleverse tout.
Comment comprendre cette crise inédite ?
Un événement intellectuel européen avec entre autres Latour, Balibar, Roudinesco, Colin Lebedev, Gonzalez Laya, Kepel, Pisani-Ferry, Haski, Soutou, Aglietta…
Je voudrais mentionner un troisième point, peut-être plus important, à savoir le nucléaire. Il se trouve que la France est une puissance nucléaire tandis que l’Allemagne ne l’est pas. Nous avons vu dans le débat allemand des commentaires affirmant que si la menace de la Russie augmente, à l’avenir, peut-être que l’Allemagne devrait penser à développer sa propre arme nucléaire. Je suis effrayé par ce débat qui part de prémisses erronées. Bien sûr, cela violerait non seulement le Traité de non-prolifération (TNP) mais aussi le Traité 2 + 4 que la France, la RDA, la RFA, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Russie ont signé en 1990 à Moscou. Je pense donc que nous devons éviter de nous engager dans cette voie. Quelle est la solution ? C’est ce que Macron a proposé lorsqu’il s’est exprimé à l’Ecole militaire il y a deux ans et il a ensuite répété plus ou moins les mêmes choses lorsqu’il s’est exprimé lors de ma conférence à Munich en 2020. Il a proposé de lancer une réflexion sur la stratégie nucléaire française à un niveau qui n’a jamais été fait auparavant. Je pense que nous, les Allemands, devrions maintenant accepter cette offre et entamer un processus confidentiel, et non une discussion publique, pour réfléchir aux méthodes par lesquelles nous pouvons, en tant qu’Européens, renforcer la dissuasion à l’ère nucléaire. La France est la seule puissance nucléaire de l’UE mais, bien sûr, le Royaume-Uni et les États-Unis apportent une puissance nucléaire supplémentaire au sein de l’OTAN. Par le passé, mon pays a été prudent lorsqu’il s’agissait d’approcher la France sur les questions nucléaires. Nous avions tendance à craindre que cela soit perçu en Amérique comme le signe d’une Allemagne se détournant de l’Amérique et s’engageant peut-être sur une « voie française ou européenne » différente, ce qui porterait atteinte à la cohésion de l’OTAN ou à la garantie de l’article V de l’OTAN. Je ne pense pas qu’une telle crainte soit encore fondée aujourd’hui, et j’espère que tous les dirigeants américains sérieux reconnaîtront et comprendront que le renforcement de la dissuasion du côté européen n’affaiblit pas ou ne marginalise pas l’OTAN, mais permet au contraire que l’OTAN dans son ensemble soit considérée comme une puissance nucléaire internationale encore plus forte, une alliance nucléaire comme le Secrétaire général Stoltenberg le souligne toujours. Il se trouve que nous sommes une alliance nucléaire tant qu’il y a des armes nucléaires dans le monde. Je pense donc que nous pourrions entamer une discussion sérieuse et confidentielle sur la question de savoir comment protéger non seulement le territoire français mais aussi les voisins de la France : dans quelle mesure est-ce possible ? Que faudrait-il faire ? Comment ferait-on pour financer ? Quel type de stratégie et de considérations stratégiques faudrait-il discuter ? Ce n’est pas quelque chose qui peut être réglé du jour au lendemain, mais il est grand temps, à mon avis, d’entamer une discussion sérieuse à ce sujet.
Permettez-moi de souligner un quatrième point : si nous dépensons plus d’argent que par le passé pour des projets tels que le SCAF et les chars d’assaut, nous devrions toujours garder à l’esprit que notre objectif ultime n’est pas de militariser l’Allemagne et de faire de la France une grande puissance militaire mondiale, mais de renforcer l’Union européenne. C’est pourquoi je propose qu’à chaque étape, à chaque fois que des décisions doivent être prises sur ces systèmes d’armes, nous devrions toujours penser à la manière dont nous pouvons renforcer leur dimension européenne. Nous devons nous demander si nous pouvons inclure l’Espagne, l’Italie, la Pologne ou tout autre membre de l’UE qui a des capacités dans ce type d’activité industrielle ou de développement. Nous devons avoir à l’esprit qu’à long terme, notre effort de défense doit être au service de la capacité de l’UE à se défendre.
Pour l’idée de renforcer la dissuasion nucléaire, peut-être pouvons-nous nous inspirer de la dissuasion mutuelle entre le Royaume-Uni et la France suite à l’accord de Lancaster House dans lequel les deux pays considèrent qu’ils ne peuvent « imaginer une situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un des deux pays pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre le soient également. »
L’Allemagne et la France sont liées par le Traité de l’Elysée de 1963. Il y a quelques années, ce traité a été revu, modernisé et est devenu officiellement connu en Allemagne sous le nom de nouveau traité d’Aachen – c’est-à-dire d’Aix-la-Chapelle. Dans ce traité bilatéral, il y a une référence au soutien militaire mutuel formulée dans un langage très fort. Par conséquent, nous disposons d’une base extrêmement utile pour présenter au reste de l’UE notre détermination à faire avancer ces questions ensemble.
Le renforcement des capacités de défense de l’UE pourrait permettre d’agir et de soutenir l’Ukraine de manière encore plus forte d’un point de vue militaire. En effet, alors que la guerre dans le Donbass se déroule, le Congrès américain est sur le point de voter une nouvelle aide à l’Ukraine qui pourrait s’élever à 20 milliards de dollars d’aide militaire. Comment pouvons-nous être sûrs que les objectifs européens et américains dans le Donbass et dans cette nouvelle étape de la guerre sont les mêmes ? Ne serait-il pas utile que l’Europe puisse aider l’Ukraine sans dépendre d’un investissement américain massif ?
Permettez-moi de commencer par une remarque d’ordre politique. En ce moment où l’Europe, où les membres de l’Union, où les membres de l’OTAN sont sous une menace directe émanant de l’agression russe, nous pouvons dire que nous sommes extrêmement chanceux d’avoir un leadership américain pro-transatlantique. Je ferais des cauchemars si je devais penser ce qu’il serait advenu, aujourd’hui, en mai 2022, si Donald Trump avait été réélu. Il aurait peut-être dit à Vladimir Poutine : « Allez-y, prenez l’Ukraine, je m’en fiche ». Je ne pense pas que nous aurions alors pu prendre, en tant qu’Européens, des mesures pour aider l’Ukraine de manière significative. Le leadership américain, dans la situation actuelle, est extrêmement important et nous devrions nous en rendre compte.
Cela dit, il n’est pas bon, et je suis tout à fait d’accord avec le sens de votre question, que les États-Unis continuent à prendre l’initiative vis-à-vis de la Russie et à aider l’Ukraine en offrant à eux seuls plus d’aide militaire et peut-être aussi non militaire à l’Ukraine que tous les pays de l’UE réunis. Je pense que ce n’est pas le bon équilibre. Donc, oui, en effet, je pense qu’une capacité de défense européenne plus forte ferait une énorme différence et il est important qu’à l’avenir nous nous rappelions constamment que nous sommes tous, en termes globaux, de petits pays. Même la France est un petit pays comparé à la Chine ou aux États-Unis. Et s’il est vrai que nous sommes tous de petits pays, que nous parlions de l’Estonie, du Portugal, de l’Allemagne ou de la France, nous devons comprendre que si nous ne mettons pas en commun nos capacités militaires de manière plus systématique et plus efficace, nous gaspillons beaucoup d’argent. Pourquoi permettons-nous aux petits pays de l’UE d’acheter 12 avions aux États-Unis ou à qui que ce soit, pourquoi ne pouvons-nous pas imaginer que nous en achetions ensemble ? Si l’UE achète trente navires au même constructeur naval, elle paiera probablement moins par navire que si un pays n’en achète qu’un seul. Avec une bonne négociation, vous pourriez obtenir un meilleur accord. En d’autres termes, l’Europe dispose d’un énorme potentiel que nous utilisons efficacement dans le commerce et les investissements dans le monde entier. Nous sommes des partenaires de négociation importants pour de nombreuses autres régions du monde. Mais nous ne parvenons absolument pas à tirer parti de notre pouvoir d’achat et de négociation quand nous agissons dans le domaine des questions militaires et de défense comme si nous étions encore au XIXe siècle. Chaque pays équipe sa propre armée sans se soucier de ce que font les voisins. C’est dépassé, ce n’est pas ce que nous devons faire au 21e siècle. Là encore, ma réponse sera : plus d’Europe vaut mieux que moins d’Europe et plus d’Europe est nécessaire de toute urgence si nous voulons avoir plus de puissance de combat pour le même nombre d’euros que nous sommes capables de dépenser.
C’est presque faire un parallèle entre le rôle de la Commission dans l’achat du vaccin et l’achat collectif de matériel militaire.
Nous avons le fonds de défense et la boussole stratégique. Nous n’avons pas besoin de commencer à zéro, car nous pouvons nous appuyer sur ces décisions et ces programmes existants et les transformer en quelque chose qui fonctionne réellement et qui n’est pas seulement rhétorique mais significatif dans le renforcement des capacités militaires.
Sur ce point, je tiens également à dire que si nous voulons faire progresser l’UE vers un nouveau niveau de capacité et de respectabilité en matière de politique étrangère, il y a deux façons d’y parvenir. La première serait de surmonter petit à petit la nécessité du consensus. Nous devons aller dans le sens d’une prise de décision à la majorité, même dans le domaine de la politique étrangère. C’est ambitieux et difficile. De nombreux pays membres ne veulent pas s’engager dans cette voie. Je pense que c’est néamoins inévitable si nous voulons avoir un processus de décision crédible en matière de politique étrangère pour 27 pays ou plus. L’autre façon de procéder est la méthode des cercles concentriques. Si la Pologne ou la Hongrie n’est pas intéressée par une nouvelle étape de l’intégration de l’Union à ce stade, pourquoi ne pas inviter les pays membres qui partagent les convictions franco-allemandes à rejoindre une initiative, comme nous l’avons fait avec le système Schengen ou avec l’Euro ? Les traités européens le permettent. Pourquoi ne pas créer une Union de politique étrangère avec un cercle restreint qui démontre au reste de l’Union européenne que c’est une bonne idée et que le rôle des petits pays d’Europe sera beaucoup plus important s’ils parlent d’une seule voix dans un monde de turbulences, de rivalité et de concurrence entre grandes puissances ? Nous devons relever le défi de la meilleure façon de surmonter les obstacles qui empêchent l’UE d’être un acteur plus crédible, plus compétent et plus respecté, qu’il s’agisse des règles de la majorité ou des cercles concentriques.
J’ai aussi une question plus liée à votre passé lorsque vous étiez le directeur politique de l’Auswartiges Amt, dans les années 90, et que vous étiez en charge des négociations de paix en Bosnie et pendant la crise du Kosovo. C’était un moment très important pour la prise conscience de l’importance de la politique étrangère de l’Union. Je pense que nous vivons aujourd’hui un nouveau moment fondamental de prise de conscience. Quelles sont les différences et les similitudes entre cette prise de conscience dont vous avez été témoin dans les années 90 et celle à laquelle nous assistons aujourd’hui, en termes de perceptions individuelles également ?
Quand je pense à la situation dans les années 1990, presque tout est différent. Tout d’abord, la Russie des années 1990 était un pays désireux de travailler avec l’Occident. Certains disent aujourd’hui que c’était uniquement le cas parce que la Russie était financièrement et politiquement faible. Mais, en effet, nous avons travaillé ensemble sur plusieurs questions, notamment sur la manière de mettre fin à la guerre en Bosnie. Plus tard, même sur la manière de mettre fin à la guerre du Kosovo. Il y avait des différences et des conflits, mais nous avons réussi à travailler ensemble. En dehors de cela, ce qui a totalement changé, c’est à la fois la constitutionnalité de l’UE et la situation mondiale. Aujourd’hui, le système international qui semblait fonctionner assez bien, y compris le Conseil de sécurité de l’ONU, dans les années 1990, ne fonctionne plus du tout pour le moment. Nous ne pouvons espérer obtenir une résolution significative du Conseil de sécurité mettant fin à la guerre en Ukraine que si la Russie accepte le texte. Et je suis sûr que la Russie n’acceptera qu’un texte qui décrirait une victoire russe. Donc, en ce moment, en 2022, il y a une incapacité totale du Conseil de sécurité de l’ONU dans certains domaines, y compris la sécurité européenne, et c’est extrêmement inquiétant. Je crois que le Conseil de sécurité est la seule institution de ce type que nous ayons et nous ne devrions pas condamner l’incapacité du Conseil de sécurité mais plutôt essayer de réparer cette incapacité chaque fois que c’est possible. Cela nécessiterait toutefois une approche totalement différente de la part de la Fédération de Russie.
L’autre différence, qui est presque époustouflante, c’est que dans les années 1990, lorsque nous avons finalement pu mettre fin à la guerre dans les Balkans, les dirigeants européens ont annoncé l’heure de l’Europe. C’était la tâche de l’Europe d’intervenir et de mettre fin à l’effusion de sang en Bosnie. Nous avons échoué lamentablement à l’époque et il a fallu l’implication active et le leadership militaire des États-Unis pour accomplir un miracle et mettre fin à la guerre. Aujourd’hui, nous n’avons plus l’excuse d’alors, qui était que l’UE n’avait aucune légitimité sur les questions militaires.
À l’époque, Carl Bildt, qui avait été Premier ministre suédois, représentait la Communauté européenne dans les négociations de paix. Chaque fois qu’une question militaire était soulevée dans ces discussions, la Russie ou les États-Unis faisaient remarquer que Carl Bildt n’avait aucune raison d’être dans la salle, car il n’avait aucun mandat pour discuter de questions militaires. Le représentant européen de l’époque avait un énorme handicap qui a maintenant disparu. Monsieur Borrel ou le président du Conseil Charles Michel peuvent parler avec une certaine autorité. Nous avons maintenant un engagement de défense. Dans les traités européens, nous avons l’article 42.7 qui lie les membres ensemble d’une manière extrêmement intime. Je suis désolé de dire que la plupart des citoyens européens semblent n’avoir jamais entendu parler de l’article 42. Lorsque je vais en Finlande ou en Suède, ils savent exactement ce qu’il contient, car ils ne sont pas membres de l’OTAN et le seul soutien qu’ils peuvent espérer avoir en cas de menace ou d’attaque est celui de leurs partenaires de l’Union européenne. J’espère que nos citoyens sont conscients qu’à l’heure où nous parlons, nous avons un engagement politique et, le cas échéant, militaire envers les autres membres, qui est défini dans les traités de l’Union européenne. Il existe donc aujourd’hui une base très différente pour l’action collective européenne. C’est la différence majeure entre les années 1990 et la situation actuelle. Je pense qu’il n’y a plus aucune excuse pour que l’Union européenne n’assume pas et n’exige pas un rôle à la mesure de notre puissance économique et de notre intérêt politique à défendre les droits de l’homme et nos valeurs. Nous ne pouvons pas laisser cela aux Américains, aux Canadiens ou même à nos amis britanniques qui ont récemment quitté l’UE.
Vous avez évoqué le Conseil de sécurité de l’ONU et son incapacité à mettre fin à la guerre en Ukraine. Ce qui me frappe beaucoup dans la situation actuelle, c’est que même si en 2014-15 nous avons eu de fortes tensions entre l’Occident et la Russie sur la Syrie, la Crimée et même les sanctions, néanmoins, le JCPOA et la COP21 à Paris ont été signés et sont des accords multilatéraux, forts et ambitieux pour la sécurité ou la lutte contre le changement climatique. En tant que personne qui a contribué à une nouvelle forme de multilatéralisme, pensez-vous que c’est la fin de la coopération internationale entre les grandes puissances et si non, comment pourrions-nous guérir la coopération internationale, au moins avec la Chine et les autres principaux pays en développement dans le monde ?
J’espère que la situation actuelle n’est pas un signe de la fin du multilatéralisme efficace. Je pense que le monde a plus que jamais besoin d’un multilatéralisme efficace. L’une des raisons les plus importantes en est le défi climatique. Vous avez mentionné le JCPOA, dont les négociations qui devaient conduire à son retour n’ont pas été finalisées. Je crois qu’il est dans l’intérêt du monde entier de ne pas endommager encore davantage le régime international de non-prolifération. Il est dans l’intérêt de toutes les puissances régionales, même si elles se posent des questions à ce sujet, de redynamiser le processus du JCPOA. En d’autres termes, il existe de nombreuses raisons pour lesquelles nous ne devrions pas relâcher nos efforts et renforcer les institutions internationales.
L’ONU représente bien plus que le Conseil de sécurité. La famille de l’ONU fait beaucoup de choses dans le monde entier. Pensez à l’alimentation, à la santé, à la gestion des crises, etc… En tant que membres de l’Union, nous sommes appelés à poursuivre nos politiques visant à renforcer un ordre international libéral fondé sur l’État de droit. Ainsi, même si le système des Nations unies est actuellement menacé et incapable à certains égards, il ne doit pas le rester définitivement. Si nous n’utilisons pas toutes nos capacités pour amener les autres à la table des négociations, nous commettrions une erreur. Lorsque j’ai écrit mon livre il y a quelques années, nous avons choisi le titre World in danger parce que, même à l’époque, il était clair que le système international, celui que la France, les États-Unis et d’autres avaient créé à la fin de la Seconde Guerre mondiale et que l’Allemagne et le Japon ont ensuite été invités à rejoindre, était fragilisé. Aujourd’hui, sans aucun doute, l’Allemagne est l’un des plus grands contributeurs au système des Nations unies à divers égards, y compris en termes financiers. Nous sommes très heureux de soutenir le multilatéralisme par notre soutien financier à l’ONU. Cependant, il est clair que le multilatéralisme traverse actuellement la crise la plus difficile que j’aie connue depuis l’après-Seconde Guerre mondiale. Nous devons faire tout notre possible pour nous assurer que la Chine, la Russie et d’autres pays n’essaieront pas du tout d’abandonner ce système existant en créant leurs propres institutions et systèmes rivaux. Cela diviserait le monde et je ne pense pas que cela servirait l’idée de paix et de prospérité mondiales si nous avions une situation mondiale encore plus polarisée que celle que nous connaissons actuellement. Notre mission doit être de réanimer, de redynamiser les institutions multilatérales existantes, y compris l’OSCE qui a été totalement marginalisée en raison de l’agression russe en Ukraine, ce qui est bien sûr dommage.
Le premier chapitre de votre livre s’intitule « Le monde hors de ses gonds ». Avec le Grand Continent nous avons récemment publié Politiques de l’interrègne. Nous essayons de proposer ce concept pour penser les grandes crises : la rivalité USA/Chine, la crise écologique qui a des conséquences en termes d’énergie en Europe actuellement, et enfin la transformation de la politique avec l’émergence de nouvelles formes de partis – c’est très net en France actuellement. Êtes-vous d’accord avec le concept d’interrègne ou cela vous rappelle-t-il vos propres réflexions dans World in danger ?
L’idée me rappelle ce que le philosophe italien Gramsci a dit : « l’ancien a disparu et le nouveau n’est pas encore né, nous sommes dans une période de transition ». C’est ce que vous exprimez avec le mot interrègne que je comprends parfaitement. J’espère que l’interrègne ne conduira pas à la disparition de l’acquis constitué depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Pensez par exemple aux tribunaux internationaux. La Cour pénale internationale est une avancée majeure en termes de justice mondiale et de prévention des génocides, etc. Elle ne fonctionne pas aussi bien qu’elle le devrait, mais c’est quelque chose que les dirigeants n’auraient pas pu imaginer il y a cent ans. Nous avons donc fait des progrès considérables en soixante-dix ans, depuis la Seconde Guerre mondiale. J’espère que l’interrègne ne nous conduira pas à une situation où tout cela devra être recréé ou être abandonné pour être remplacé. J’espère que nous pourrons conserver les éléments de la mondialisation, du multilatéralisme qui ont contribué à sortir des centaines de millions de personnes de l’extrême pauvreté. Ils ont permis d’éradiquer de nombreuses maladies qui ravageaient les pays africains depuis de nombreuses générations. N’ignorons pas les progrès qui ont été réalisés en termes de prospérité, en termes de santé, etc…
Malheureusement, l’Occident est actuellement sur la défensive, j’ai bien peur de le dire. L’autoritarisme est en hausse. Regardez la fierté et la confiance avec lesquelles Vladimir Poutine se présente. Je vois le même genre de langage corporel lorsque je regarde comment les dirigeants chinois se présentent. Ils n’ont aucun problème à faire l’éloge de leur système autoritaire qui n’autorise pas la liberté d’expression et la liberté de la presse, qui omet la question centrale de la dignité des êtres humains, des individus. L’autoritarisme et l’illibéralisme prennent des forces. Les systèmes démocratiques qui reposent sur les valeurs occidentales sont en déclin et sur la défensive. Le groupe de réflexion américain Freedom House a publié un rapport annuel qui dresse une liste très précise des pays qui vont dans le sens d’un système plus démocratique et plus respectueux de l’État de droit, et des pays qui vont dans le sens contraire. Les pays autoritaires sont devenus plus nombreux et les pays démocratiques ont diminué en termes de nombre au cours de la dernière décennie ou plus. Nous sommes sur la défensive et c’est pourquoi je pense que nous avons une mission et une responsabilité particulières en tant que membres de l’Union européenne. Nous représentons l’un des plus grands blocs économiques du monde, nous sommes plus riches que de nombreuses autres régions du monde. C’est la raison pour laquelle nous avons la responsabilité de démontrer que nos valeurs et notre système apportent la prospérité, le bonheur personnel et le bien-être aux individus, aux familles et aux nations et que notre système fonctionne. Nous devons défendre la démocratie. Pas à la manière de missionnaires. Ce n’est pas notre rôle d’être des missionnaires dans le monde entier. Nous devons être suffisamment sûrs de nos forces pour démontrer aux autres États que notre système fonctionne et qu’à long terme, il est supérieur aux régimes autoritaires ou dictatoriaux, car il n’ignore pas le besoin qu’a chaque être humain de suivre ses aspirations. La liberté fait partie de la nature humaine et je pense que nous et notre système représentons la liberté mieux que le système concurrent. Je suis un optimiste. Il faut être optimiste si l’on veut être un bon diplomate en exercice. J’ai appris à être optimiste même à des moments qui avaient tendance à être plutôt défavorables.