Géopolitique de Donald Trump

Lebensraum : de Hitler à Trump, sources et généalogie d’un concept

Depuis un an, la Maison-Blanche a développé un argumentaire révisionniste : les États-Unis auraient « besoin » de s’étendre.

Prendre le Groenland serait devenu une nécessité « vitale ».

Pour comprendre le recours désinhibé de Trump au concept nazi de Lebensraum, nous traduisons et expliquons cinq documents qui forment une généalogie — des biologistes du XIXe siècle à l’AfD.

Auteur
Florian Louis
Image
© Samuel Corum

« Nous avons besoin du Groenland pour la sécurité nationale, nous devons l’avoir ». 

Pour justifier la nomination d’un envoyé spécial américain pour le Groenland — le gouverneur républicain de Louisiane Jeff Landry — Donald Trump s’est contenté d’affirmer, sans vraiment l’expliquer, le caractère selon lui indispensable d’une annexion du Groenland par les États-Unis. 

Engagé depuis son retour à la Maison-Blanche dans une réaffirmation agressive de la doctrine Monroe, le président américain laisse ainsi entendre que la sécurité des États-Unis dépendrait de l’annexion du Groenland et que la première puissance mondiale serait en « insécurité » par le seul fait que la grande île boréale, pourtant placée sous la souveraineté de son fidèle allié danois, ne soit pas absorbée par Washington. 

En présentant de la sorte sa volonté d’étendre le territoire états-unien non comme une décision impérialiste assumée, mais comme un impératif qui s’imposerait à lui, Trump renoue avec un type d’argumentaire cher à la géopolitique classique en vogue dans les années 1930 qui consistait à motiver l’expansionnisme territorial au nom de présumés impératifs catégoriques géographiques 1

Ce recours à l’impératif a souvent été une manière de tuer dans l’œuf toute contestation — immédiatement discréditée comme étant « irréaliste » — en préparant un passage en force.

Cette manière de justifier par des nécessités prétendument « vitales » la violation de la souveraineté d’un État voisin ravive les échos qu’on croyait lointains du Lebensraum, cet « espace vital » dont les nazis affirmaient que le peuple allemand avait un besoin impératif pour survivre et qui justifia leur expansion mortifère vers l’Est. 

Le caractère prétendument « vital » du Lebensraum nazi n’était toutefois pas de même nature que celui dont parle Trump à propos du Groenland.

Dans le premier cas, il s’agissait de prendre possession de terres censées être indispensables pour fournir de quoi lotir et nourrir une Allemagne en pleine croissance démographique — négligeant au passage, en bonne logique autarcique, la possibilité d’importer les éventuelles ressources qui viendraient à manquer au peuple allemand.

Dans le second, l’annexion du Groenland n’est pas présentée directement comme un moyen de fournir aux États-Unis des ressources naturelles 2même si cette dimension prédatrice est en fait clef — mais comme une façon de leur garantir une forme de glacis protecteur au nord face aux menaces de pénétrations chinoises ou russes.

Reste que dans les deux cas, c’est la sécurité et la prospérité de la puissance impérialiste qui rendraient inéluctable son expansion territoriale, présentée comme une question de vie ou de mort non seulement pour sa victime, mais pour elle-même. Dans la matrice des théories du Lebensraum,  la proie doit renoncer à sa souveraineté et périr pour que le prédateur puisse survivre.

Bien que rendue mondialement célèbre par le régime nazi, la notion de « Lebensraum » n’est pas son invention.

Comme nombre des idées structurantes de l’imaginaire national-socialiste, elle a été puisée dans le répertoire intellectuel de la fin du XIXe pour être ensuite recyclée et en partie déformée 3.

Issue d’un croisement entre malthusianisme et darwinisme social, l’idée de Lebensraum repose sur le postulat que comme tout être vivant, l’être humain aurait besoin pour s’épanouir de jouir d’un espace minimal lui garantissant de disposer des ressources et de l’environnement indispensables à sa perpétuation.

Généralement traduit en français par « espace vital », le Lebensraum désigne donc plus exactement, selon la traduction qu’en a proposé Johann Chapoutot, le « biotope » — soit le lieu (topos) nécessaire à l’épanouissement de la vie (bios). Ou, pour le dire en termes nazis : « cet espace sans lequel la survie de la race est impossible » 4.

De la biologie à l’anthropologie : Oscar Peschel

Oscar Peschel Partout où les hommes se sont aventurés jusqu’à présent sur les continents, on a découvert des traces d’habitants, car peu avant que le marin Morton et l’Esquimau Hans n’atteignent, le 24 juin 1854, le cap Constitution sur la côte ouest du Groenland […], ils avaient remarqué les débris d’un traîneau. Cela prouve la présence antérieure d’Esquimaux, que nous devons louer, pour reprendre les termes d’Homère, comme les plus lointains des hommes (ἔσχατοι ἀνδρῶν). À côté de l’homme, nous découvrons également les traces d’au moins un animal domestique : le chien a toujours été son compagnon. Il reste encore à trouver un endroit sur Terre qui ne soit pas habité ou au moins visité par un peuple quelconque.

Les transitions entre différents climats ne peuvent toutefois pas se faire soudainement. 

Même les Islandais qui s’installent à Copenhague y succombent à la tuberculose, bien qu’ils aient une origine commune avec les Danois et qu’ils parlaient encore une langue qui était commune il y a 800 ans. Alors que les Espagnols se sont adaptés à l’espace vital [Lebensraum] tropical du Nouveau Monde et des Philippines, ni les Britanniques en Inde, ni les Hollandais dans les îles de la Sonde n’ont réussi à peupler ces régions avec des descendants d’Européens. Tous les enfants de parents anglais nés en Inde sont malades et meurent avant d’atteindre l’âge de dix ans. C’est pourquoi les Britanniques envoient leurs enfants en Europe à l’approche de ce moment dangereux, et les Hollandais font de même. 5

Le premier théoricien du Lebensraum est l’ethnographe allemand Oscar Peschel (1826-1875).

Partant des travaux du naturaliste bavarois Moritz Wagner (1813-1887), qui s’était intéressé au « territoire de vie » (Lebensgebiet) des espèces animales, Peschel proposait d’appeler Lebenseraum l’aire géographique propice à l’épanouissement d’un peuple donné.

Selon lui, de même que les espèces végétales ou animales ne seraient pas adaptées à tous les milieux et à tous les climats, les peuples seraient conditionnés par le cadre géographique dans lequel ils vivent et ne pourraient s’en écarter sans péril.

D’abord proposé, en 1860, dans une recension de L’Origine des espèces de Charles Darwin, dont l’édition originale en langue anglaise avait paru l’année précédente 6, la notion de Lebensraum est développée par Peschel dans son Traité sur la géographie et l’ethnologie (Abhandlungen zur Erd- Und Völkerkunde, 1874). Elle y désigne le milieu géographique au sein duquel un peuple est susceptible de vivre adéquatement. Comme n’importe quelle espèce vivante, les hommes ne seraient en effet pas adaptés à tous les environnements et pourraient même périr s’ils étaient jetés dans un milieu pour lequel ils n’ont pas de prédispositions.

Le darwinisme géopolitique de Friedrich Ratzel

Friedrich Ratzel Il existe une contradiction [Wiederspruch] entre le mouvement de la vie, qui ne se repose jamais, et l’espace terrestre, qui est immuable. C’est de cette contradiction que naît la lutte pour l’espace [Kampf um Raum]. La vie a rapidement soumis le sol terrestre, mais dès qu’elle en a atteint les limites, elle s’est repliée. Depuis lors, la vie lutte contre la vie pour l’espace, partout et sans répit, sur toute la Terre. La lutte pour la vie [Kampf ums Dasein], expression très galvaudée et encore plus mal comprise, ne signifie en réalité rien d’autre que la lutte pour l’espace. Car l’espace est la condition première de la vie et l’étalon à l’aune duquel se mesurent les autres conditions de la vie, en particulier l’alimentation. Dans la lutte pour la vie, l’espace a une importance similaire à celle de ces moments décisifs de la lutte des nations [Völkerkampf] que nous appelons batailles. Dans les deux cas, l’enjeu est l’acquisition d’espace dans des mouvements d’avance et de retraite. Une espèce attaquée peut s’échapper tant qu’elle a accès à de l’espace, mais dans un espace restreint, la lutte devient désespérée. 

Dans le célèbre troisième chapitre de son ouvrage L’Origine des espèces, Darwin prend pour acquis les vues de Malthus sur la relation entre la multiplication des organismes vivants et leur espace vital [Lebensraum]. Il estime que, bien que les êtres humains soient des créatures qui se reproduisent lentement, en moins de mille ans de reproduction effrénée, ils rempliraient la Terre de telle manière qu’il ne resterait plus d’espace libre. Son argument ne laisse aucun doute sur le fait que la lutte pour la vie des êtres humains est en grande partie une lutte pour l’espace. […]

Il est clair que la limitation de l’espace vital sur terre exige qu’une ancienne espèce libère l’espace dont une nouvelle a besoin pour se développer. En ce sens, la création et le progrès présupposent le recul et la disparition. Il en va de même pour la mort et la naissance des individus. L’ancienne espèce libère son espace en se retirant lentement, tandis que la nouvelle avance tout aussi progressivement, étape par étape, pour combler les vides ainsi créés. 7

Au début du XXe siècle, le concept de Lebensraum est retravaillé et diffusé par  Friedrich Ratzel (1844-1904). Zoologiste allemand devenu géographe 8, père fondateur de la « géographie politique » (Politische Geographie), Ratzel développe une conception agonistique du Lebensraum, nourrie de sa lecture croisée de Charles Darwin et de Thomas Malthus. 

De Darwin, Ratzel retient l’idée d’une inéluctable compétition entre les espèces pour l’accès aux ressources naturelles, se traduisant par un processus de sélection naturelle qui voit les plus aptes d’entre elles triompher des moins adaptées. De Malthus, il retient l’idée d’une croissance exponentielle de l’espèce humaine qui ne pourrait que conduire à un décalage mortifère entre le nombre des hommes et la quantité des ressources disponibles pour subvenir à leurs besoins. 

Assimilant les États à des organismes vivants en lutte perpétuelle pour la survie de leurs peuples, Ratzel en vient à théoriser l’inéluctable lutte pour l’espace (Kampf um Raum) à laquelle ils seraient condamnés.

Engagés dans un affrontement à somme nulle, les États seraient en conflit permanent pour défendre ou accroître leur Lebensraum au détriment de celui des autres. Car dans un monde fini mais en pleine croissance démographique, il ne saurait y avoir de ressources pour tout le monde et seuls les plus forts pourraient espérer survivre.

Le Lebensraum ratzélien désigne ainsi la quantité d’espace dont un État aurait besoin pour assurer la survie de son peuple. Une quantité qui dépendrait d’une part de la taille de ce peuple et d’autre part de la nature de cet espace — qui pourrait s’avérer plus ou moins fertile et riche en ressources.

Naturaliser l’impérialisme : Karl Haushofer 

Karl Haushofer Une politique étrangère réussie doit reposer sur un principe qui n’est pas choisi arbitrairement, mais qui découle des exigences de la situation. La lutte pour l’espace vital [Lebensraum] semble être le fondement le plus naturel et le plus logique d’une telle politique. En effet, chaque nation se préoccupe avant tout de sa préservation dans un environnement hostile. Comme son existence même dépend de la possession d’un espace suffisant, la préservation et la protection de cet espace doivent déterminer toutes ses politiques. Si cet espace est devenu trop petit, il doit être agrandi et un homme d’État habile se fera un point d’honneur de répondre à ce besoin en exposant son peuple au moindre risque possible. Si, en revanche, cet espace est menacé par des ennemis extérieurs, ce danger doit être contré avec toute la puissance de la force nationale.

L’espace vital lui-même doit être cultivé et ses ressources exploitées dans toute la mesure du possible. Car l’opinion mondiale est toujours extrêmement réticente à accorder à une nation le droit de s’étendre. Ce n’est qu’après s’être convaincue qu’un pays est incapable de subvenir aux besoins de sa population sur son propre territoire sans mettre en danger son environnement qu’elle acceptera, à contrecœur, une expansion, comme dans le cas du Japon et de l’Italie. […] Aujourd’hui, l’Allemagne et le Japon doivent installer, nourrir et vêtir plus de 130 personnes par kilomètre carré. L’Allemagne doit accomplir ce miracle en Europe septentrionale, au nord des Alpes, où le sol ne peut nourrir en moyenne plus de 100 habitants. La Saxe compte jusqu’à 330 personnes au kilomètre carré, la province rhénane plus de 200, les zones rurales de la Ruhr 800, et sa partie industrielle naturellement encore beaucoup plus. L’empire insulaire d’Asie orientale, situé dans une zone plus tropicale, est au moins un peu plus chanceux. Des précipitations régulières et abondantes permettent à son sol volcanique fertile de produire jusqu’à trois récoltes par an. De plus, son littoral de 41 600 kilomètres lui offre de riches zones de pêche et lui donne accès à un commerce maritime sans entrave.

Les anciens peuples coloniaux (Belgique, Grande-Bretagne, France, Pays-Bas, États-Unis et Russie soviétique), en revanche, n’ont nulle part une densité de population supérieure à 25 habitants au kilomètre carré si l’on rapporte leur population à l’ensemble de leurs possessions territoriales. Il n’est donc pas étonnant que des pays vastes et saturés en termes d’espace, comme l’Australie, ne comprennent pas les besoins des nations à l’espace restreint. Il va sans dire que l’espace restreint devient encore plus oppressant si les richesses minérales, le climat, les précipitations et la fertilité des « peuples sans espace »  sont inférieurs à ceux des nations plus favorisées sur le plan spatial. 9

À la suite de Ratzel, le concept de « Lebensraum » est mobilisé par le politiste suédois Rudolf Kjellén (1864-1922) selon qui « les États forts et vigoureux n’ayant qu’une faible aire de souveraineté sont dominés par l’impératif catégorique d’élargir cette aire par la colonisation, l’union avec d’autres États, ou divers types de conquêtes » 10. Il rencontre surtout un large écho dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, traumatisée par la défaite de 1918 et plus encore par le « diktat » de 1919, qui se sont traduits par une atrophie territoriale perçue comme un carcan obstruant toute perspective de redressement national.

Selon cette logique, popularisée notamment par l’écrivain Hans Grimm (1875-1959), les Allemands seraient « un peuple sans espace » (Volk ohne Raum), donc géographiquement condamné à dépérir 11.

Partant de ces prémisses, Karl Haushofer (1869-1946), ancien officier bavarois devenu dans les années 1920 le principal promoteur de la géopolitique (Geopolitik) allemande, en vient à justifier l’expansionnisme de son pays au nom d’un impératif biogéographique de survie nationale. Cartes à l’appui, il dénonce comme une scandaleuse et dangereuse « injustice » : l’obligation faite à 80 millions d’Allemands de se partager un territoire d’à peine plus de 400 000 kilomètres carrés quand 45 millions de Britanniques règnent en maîtres sur un empire de 30 millions de kilomètres carrés. 

Pour une Allemagne rapetissée et frappée de plein fouet par la crise économique — deux réalités qui ne sont selon lui pas sans rapport — Haushofer est convaincu que le salut ne peut venir que de l’expansion territoriale.

Contrairement au colonialisme des Britanniques ou des Français, l’impérialisme allemand ne serait ainsi pas un luxe superflu que s’offrirait un État repu, mais bien une nécessité « vitale » pour un État rabougri dont la population étoufferait à l’intérieur de frontières par trop resserrées. Dans de telles conditions, l’impérialisme n’est plus présenté comme un choix mais comme une « obligation ».

Coloniser l’Europe de l’Est : Adolf Hitler

Adolf Hitler La politique étrangère de l’État völkisch doit garantir l’existence de la race rassemblée par l’État en créant un rapport sain, viable et naturel entre, d’une part, le nombre et la croissance du peuple et, d’autre part, la taille et la qualité du territoire dont il dispose. Seule une situation garantissant l’alimentation d’un peuple sur son propre territoire peut être considérée comme saine. Toute autre situation, même si elle dure des siècles, voire des millénaires, n’en reste pas moins malsaine et conduira tôt ou tard à la détérioration, voire à la destruction, du peuple concerné. Seul un espace suffisamment vaste sur cette Terre garantit à un peuple la liberté d’exister.

À cet égard, on ne peut juger de la taille nécessaire du territoire uniquement à partir des besoins actuels engendrés par sa population, ni même à partir du rendement du sol, converti en fonction du nombre d’habitants. Car, comme je l’ai déjà expliqué dans le premier volume sous l’intitulé « La politique d’alliance allemande avant la guerre », la superficie d’un État est importante, non seulement en tant que source directe de subsistance d’un peuple, mais aussi du point de vue de la politique militaire. Si un peuple a assuré sa subsistance grâce à la taille de son territoire, il est néanmoins nécessaire de réfléchir également à la sécurisation de ce territoire lui-même. Celle-ci réside dans la puissance et la force politiques générales de l’État, qui sont à leur tour largement déterminées par des considérations de géographie militaire. […]

L’Allemagne n’est pas aujourd’hui une puissance mondiale [Weltmacht]. Même si notre impuissance militaire actuelle était surmontée, nous n’aurions plus aucun droit à ce titre. Que signifie aujourd’hui sur la planète une entité aussi misérable que l’actuel Reich allemand en termes de rapport entre population et superficie ? À une époque où la Terre est progressivement divisée entre des États dont certains couvrent presque des continents entiers, on ne peut parler de puissance mondiale pour une entité dont le territoire est limité à une superficie ridicule d’à peine 500 000 kilomètres carrés. D’un point de vue purement territorial, la superficie de l’Empire allemand disparaît complètement face à celle des puissances mondiales. Il ne faut pas citer l’Angleterre comme contre-exemple, car la mère patrie anglaise n’est en réalité que la grande capitale de l’Empire britannique, qui possède près d’un quart de la surface totale de la Terre. Ensuite, nous devons considérer comme des États géants en premier lieu les États-Unis, puis la Russie et la Chine. Toutes ces entités ont une superficie parfois plus de dix fois supérieure à celle de l’actuel Reich allemand.(…)

Si le mouvement national-socialiste veut vraiment recevoir la consécration devant l’histoire d’une grande mission pour notre peuple, il doit, imprégné de la conscience et rempli de la douleur de sa situation réelle sur cette Terre, mener avec audace et détermination la lutte contre l’irrésolution et l’impuissance qui ont jusqu’à présent guidé notre peuple allemand dans sa politique étrangère. Il doit alors, sans tenir compte des « traditions » et des préjugés, trouver le courage de rassembler notre peuple et ses forces pour avancer sur la voie qui le mènera hors de l’exiguïté actuelle de son espace vital [Lebensraum] vers de nouvelles terres et ainsi le libérer à jamais du danger de disparaître sur cette Terre ou de devoir servir les autres en tant que peuple esclave. 12

La justification de l’impérialisme allemand au nom de la nécessité d’accroître le Lebensraum n’est pas l’apanage de savants — fussent-ils d’anciens militaires et militants nationalistes comme Haushofer. Elle infuse également l’argumentaire de nombreux leaders politiques d’extrême droite sous la République de Weimar.

Adolf Hitler (1889-1945), qui a rencontré Karl Haushofer par l’intermédiaire de leur ami commun Rudolf Hess, s’en fait explicitement l’écho dans son livre programmatique Mein Kampf, rédigé pour partie durant son emprisonnement consécutif à l’échec du putsch de la brasserie de 1924.

Le futur dictateur y défend une vision du monde postulant qu’il n’y aurait pas de place pour tous sur une Terre aux dimensions et donc aux ressources limitées. L’Allemagne aurait ainsi un besoin impératif d’étendre son territoire à l’Est, un cadre qu’il estime géographiquement plus adapté au peuple allemand que les milieux exotiques et lointains où prospèrent alors le colonialisme européen. Dans la logique hitlérienne, les  « races » prétendument « inférieures » d’Europe orientale auraient vocation à être asservies ou éliminées pour permettre l’épanouissement de la « race des seigneurs » (Herrenvolk) allemands 13

Dans le chapitre de Mein Kampf dans lequel il explicite ce projet d’expansion impériale vers l’Est, Hitler déploie une interprétation du Lebensraum qui dépasse le seul argumentaire « biologique » d’un Ratzel ou d’un Haushofer.

Préfigurant les récentes déclarations de Donald Trump sur le Groenland, il explique en effet que si l’Allemagne a besoin d’étendre son territoire vers l’Est, ce n’est pas seulement pour disposer de ressources naturelles nécessaires à la survie du peuple allemand mais aussi parce qu’elle doit maîtriser des espaces militairement cruciaux pour garantir sa sécurité. 

Selon Hitler, un État ne doit pas seulement se rendre maître de l’espace nécessaire pour subvenir matériellement aux besoins de sa population mais doit également s’assurer la maîtrise de l’ensemble des territoires nécessaires à sa sécurisation : à l’espace vital « biologique », s’ajouterait donc un espace vital « stratégique » destiné à garantir la pérennité du premier.

L’Alternative für Deutschland (AfD) et l’écologie du Lebensraum

Image prise par Thomas Wieder (X/Thomas Wieder)

Coutumier des clins d’œil plus ou moins explicites à la terminologie nazie, qui ont valu une condamnation à son leader thuringien Björn Höcke, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) s’est distingué en la matière lors de la campagne pour les élections régionales de Saxe en 2024. Sur des affiches de campagne, on pouvait en effet lire en gros caractères sur fond bleu : « Lebensraum erhalten windkraft stoppen ! », que l’on peut traduire par « Stopper les éoliennes pour préserver notre cadre de vie ! ».

Le choix du mot « Lebensraum » pour désigner le paysage germanique censément mis en péril par la prolifération des éoliennes n’est évidemment pas anodin et constitue un clin d’œil explicite à la vieille conception impérialiste et nourricière de l’espace. En choisissant en 2024 de présenter les éoliennes comme une menace pour le « Lebensraum » allemand, l’AfD joue très explicitement avec une référence nazie sous couvert de protection de l’environnement.

Cet écologisme d’extrême droite — qui s’oppose au développement d’une énergie renouvelable et non polluante (les éoliennes) tout en promouvant l’usage des énergies fossiles 14 au motif de préserver un cadre et un mode de vie traditionnels — n’est au demeurant pas si éloigné de celui dont se réclamaient les nazis. Ces derniers, tout en faisant l’éloge du retour de l’homme germanique à une nature idéalisée sous les traits d’un antidote à la modernité, entretenaient un rapport mercantile et prédateur à l’environnement, mis en coupe réglée par un productivisme forcené. Un rapport pour le moins ambigu à la nature dont témoigne précisément le concept de Lebensraum, qui envisage l’espace géographique non en soi mais au prisme des ressources dont il recèle.

Dans cette optique, la nature n’est pas perçue comme un simple cadre de l’activité humaine, mais d’abord et avant tout comme un instrument permettant à certains hommes de produire et d’en dominer d’autres — l’important n’est pas tant de préserver l’espace que de le préempter.

Sources
  1. Florian Louis, Qu’est-ce que la géopolitique ?, Paris, Puf, 2022, p. 39.
  2. « Nous avons besoin du Groenland pour la sécurité nationale, et non pour les minéraux. Nous avons tellement de sites pour les minéraux, le pétrole et tout le reste. Nous avons plus de pétrole que n’importe quel autre pays au monde. Nous avons besoin du Groenland pour la sécurité nationale. Si vous regardez le Groenland, si vous regardez le long de la côte, vous voyez des navires russes et chinois partout » (Donald Trump, conférence de presse du 22 décembre 2025 à Mar-a-Lago).
  3. Sur la genèse, l’évolution et les usages du concept de Lebensraum, voir Abrahamsson, Christian. “On the Genealogy of ‘Lebensraum’ », Geographica Helvetica, 68, 2013, pp. 37- 44 ; Ian Klinke et Mark Bassin Bassin, « Introduction : Lebensraum and its discontents », Journal of Historical Geography,  61, 2018 ; Richard Overy, « Lebensraum, Autarky, and a New Imperial Order », in Mark Roseman et Dan Stone (dir.), The Cambridge History of the Holocaust, volume 1 : Contexts, Origins, Comparisons, Entanglements, Cambridge University Press, 2025, pp. 448-501.
  4. Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014, pp. 415-416. J’ai pour ma part proposé de le traduire en termes péreciens par « espace d’espèce », soit l’aire dont une communauté aurait besoin pour prospérer. Voir :  Florian Louis, Qu’est-ce que la géopolitique ?, Paris, Puf, 2022, p. 24.
  5. Oscar Peschel, Völkerkunde, Leipzig, 1874, p. 21 (traduction Florian Louis).
  6. Oscar Peschel, « Ursprung und Verschiedenheit der Menschenrassen », Das Ausland, 33, p. 393, 1860.
  7. Friedrich Ratzel, Der Lebensraum : eine biogeographische Studie, Tübingen, H. Laupp, 1901, p. 51 (traduction Florian Louis).
  8. Sur la vie et l’oeuvre de Ratzel, on peut se référer à Günther Buttmann, Friedrich Ratzel : Leben und Werk eines deutschen Geographen, Stuttgart, Wissenschaftliche Verlagsgesellschaft, 1977 ; Gerhard H. Müller, Friedrich Ratzel (1844-1904), Naturwissenschaftler, Geograph, Gelehrter, Stuttgart, GNT, 1996 ;  Alexandros Stogiannos, The Genesis of Geopolitics and Friedrich Ratzel : Dismissing the Myth of the Ratzelian Geodeterminism, Cham, Springer, 2019 ; Ian Klinke, Life, Earth, Colony : Friedrich Ratzel’s Necropolitical Geography, University of Michigan Press, 2023.
  9. Karl Haushofer, Geographische Grundzüge auswärtiger Politik Quelle : Süddeutsche Monatshefte, München , janvier 1927 (traduction Florian Louis).
  10. Rudolf Kjellén, Staten som Lifsform, Stockholm, Hugo Geber, 1916.
  11. Hans Grimm, Volk ohne Raum, München : Albert Langen, 1926.
  12. Adolf Hitler, Mein Kampf, Livre II, Munich, Franz-Eher-Verlag, 1925 (traduction Florian Louis).
  13. Vejas Gabriel Liulevicius, The German Myth of the East : 1800 to the Present, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Robert L. Nelson (ed.), Germans, Poland, and Colonial Expansion to the East : 1850 through the Present, New York, Palgrave, 2009.
  14. D’autres affiches de l’AfD proclament que « le diesel, c’est super ! »
Le Grand Continent logo