L’année 2025 — celle d’un nouveau pape, celle où Trump a décidé de faire la guerre commerciale au monde et de rencontrer Poutine et où Israël et l’Iran, l’Inde et le Pakistan, la Thaïlande et le Cambodge se sont affrontés dans des conflits armés, celle où nous sommes désormais plus proches de 2050 que de 2000 et où le brainrot est entré dans nos vies — touche à sa fin.
Dans une année vertigineuse où les dernières règles du jeu semblent avoir sauté, qu’est-ce qui, au fond, a réellement changé ?
De l’IA à l’économie mondiale en passant par l’explosion de la Chine, le front ukrainien ou la monarchie en Amérique, nous vous proposons cette semaine une rétrospective sur les chiffres et les mots d’une année vertigineuse.
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En 1819 1, le philosophe industrialiste Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon imaginait une parabole frappante et ironique qui saisissait un dilemme toujours présent pour les sociétés modernes, de Pékin à la Silicon Valley, de Bruxelles aux couloirs de l’Assemblée nationale 2.
Supposons que l’on élimine l’élite technique, artisanale et scientifique d’un pays ; que l’on perde les ingénieurs, architectes, médecins, cultivateurs, ceux qui produisent savoirs et marchandises, plans et infrastructures. La nation, dit Saint-Simon, en sortirait ruinée, un « corps sans âme » vulnérable et sans ressort.
Supposons par contraste que la même nation — Saint-Simon pense évidemment à la France — perde son élite aristocratique et juridique, ses officiers, ministres, conseillers, cardinaux, préfets, juges et propriétaires terriens. « Il n’en résulterait », dit-il, « aucun mal politique », car ces derniers sont ce qu’il appelle des « nuisibles », ou des parasites, qui coûtent à la nation une fortune en pensions, gratifications et indemnités ; ce coût, ils l’infligent sans contribuer à l’effort productif qui propulse la société vers l’avant, et qui seul peut désormais fournir le critère de la légitimité des élites.
Avant que le mot ne s’impose dans le contexte de la grande dépression américaine, Saint-Simon inventait la technocratie, qu’il assimilait à une réinvention de l’autorité dans les sociétés industrielles ; celle-ci était pour lui un approfondissement de l’idéal démocratique. Fonder l’autorité et la fabrication de l’avenir dans les compétences techno-scientifiques était en effet une façon de couper court à l’illégitimité des élites de naissance et de condition, d’ancrer un ordre politique méritocratique, efficace et juste. Si le concept de technocratie a par la suite connu de multiples transformations et redéfinitions, souvent critiques, c’est cette impulsion initiale qu’il faut retenir.
Deux cents ans plus tard, dans les nouveaux centres géographiques de la promesse moderniste et développementaliste, de nouvelles versions de cette parabole émergent.
Il est frappant de constater que, dans des vocables renouvelés et en fonction d’idéaux politiques très différents les uns des autres, la parabole saint-simonienne trouve des échos remarquablement fidèles.
Personne ne fait plus référence au philosophe français mais tous analysent l’ensemble des problèmes politiques, économiques et écologiques de la modernité tardive à l’aune de cette scission entre élites productives et parasitaires 3. Saint-Simon est oublié, mais son idée, située à un point de faible différenciation entre libéralisme et socialisme, raison d’État et raison du peuple, reste opérante dans le contexte de polycrise, où l’ancien pèse sur le nouveau de tout son poids.
L’enjeu climatique est sans doute le test ultime de la légitimité démocratique, dans sa confrontation naissante avec le paradigme de l’efficacité pure.
Pierre Charbonnier
Un triptyque du nouveau saint-simonisme
Pour dégager cette résurgence du saint-simonisme, je partirais de trois livres parus à quelques mois d’écart en 2025, qui illustrent ce renouveau de la technocratie dans le débat public mondial.
Ces ouvrages partagent l’idée selon laquelle l’efficacité technique est à même de régénérer l’ordre politique affaibli des démocraties libérales tardives, que les ingénieurs doivent prendre leur revanche sur les juges et peut-être même l’État de droit, que l’impératif de construire doit prendre le pas sur le désir castrateur de régulation, et que, peut-être, la démocratie même, inapte à répondre aux demandes de développement et de prospérité, doit s’effacer devant la pure et simple efficacité 4.
Le premier livre de cette trilogie technocratique est Abundance, des journalistes américains Ezra Klein et Derek Thompson. Il s’agit, de façon à peine voilée, d’un programme de reconstruction du parti démocrate autour de la relance des grands projets d’infrastructures, d’énergie, de transports et d’urbanisme. C’est un plaidoyer pour le mouvement YIMBY, Yes in my backyard, qui combat l’emprise de la régulation, surtout environnementale, sur la lutte contre la rareté qui doit unir les ingénieurs, investisseurs et la classe moyenne aux prises avec l’inflation.
Breakneck, du polymathe sino-canadien Dan Wang, dresse pour sa part un portrait comparatif des États-Unis et de la Chine, les premiers étant enserrés par un système de régulations juridiques contraignantes qu’il baptiste « lawyerly society », et les seconds les initiateurs, après la France saint-simonienne, d’un « engineering state » où l’impératif de déploiement des infrastructures prédomine sur le contentieux légal, la procédure, et, parfois, la démocratie.
The Technological Republic, enfin, est un essai d’Alex Karp, co-fondateur avec Pieter Thiel de Palantir, géant de l’informatique et du renseignement et vaisseau amiral de la Silicon Valley MAGA. Son auteur y prolonge les énigmatiques briefings aux investisseurs qu’il publie régulièrement, et exprime une vision politique très claire, où l’innovation technologique doit bénéficier du soutien total de l’État — et donc d’une libération à l’égard des contraintes réglementaires — en échange d’une contribution directe à l’effort de sécurité nationale mise en œuvre par une élite dont le statut politique en devient quasi-divin, thaumaturgique 5.
Chacun de ces trois livres alimente un plaidoyer radical contre le pouvoir des avocats et de la procédure, contre l’allongement de la durée des permis, l’esprit de précaution que traduisent les interminables consultations locales, le freinage de l’innovation par la peur du risque. Ils militent, ou feignent de militer contre la protection des intérêts particuliers qui s’exprime dans une société judiciarisée, comme quand les propriétaires fonciers et immobiliers tentent de ralentir l’installation de grands projets d’industrie ou d’infrastructure, convoquant des raisons environnementales et faisant donc perdre le collectif contre les droits individuels des plus aisés 6.
Les trois livres entretiennent un rapport nostalgique à l’âge d’or des réalisations techno-politiques du passé : le projet Manhattan, le New Deal, l’urbanisme musclé de Robert Moses, le développement sous la conduite directe de l’État, apparaissent comme des références historiques incontournables — Karp se rêve en Oppenheimer ou Vannevar Bush — qui sont projetée sur l’avenir ; tout se passe comme si seul le passé détenait le secret du futur. Tous à leur manière procèdent à une capture du « bien commun » au nom de l’efficacité.
Ce néo-modernisme technocratique, qui entend prendre acte de l’inefficacité de la gouvernance actuelle, ne s’exprime toutefois de façon véritablement originale que dans l’exemple de la Chine.
Par son expérimentation socio-économique et impériale actuelle, la Chine, enfin, semble en effet mettre tout le monde d’accord, que ce soit comme modèle avoué, critiqué, ou comme rival existentiel. Tel que décrit par Dan Wang, le décollage économique, l’urbanisation, l’émergence géopolitique et la stabilité politique du géant asiatique semble paradoxalement répondre à tous les désirs des auteurs américains, progressistes ou plus oligarchiques, et qui pourtant font de la Chine l’ennemi tapi dans l’ombre auquel il s’agit de résister. En faisant de l’autorité technique le critère de sélection des élites et en s’assurant que sa modernisation ne se compromette pas avec l’avènement des libertés individuelles et du pluralisme éthique, la Chine aurait en effet dépassé son supposé maître en donnant l’exemple d’une conquête de l’avenir méritocratique, garante du sens de la communauté et de la priorité des producteurs sur les parasites. En filigrane du débat sur les relations entre technologie, État et démocratie, on trouve donc le problème de la référence que pourrait constituer aujourd’hui pour la philosophie politique un système qui semble avoir défait le lien historique établi en Europe, puis considéré comme universel, entre prospérité et légitimité démocratique.
Derrière cette variété de thèmes et d’approches, des questions communes aux auteurs transparaissent — qu’elles soient énoncées explicitement ou lisibles entre les lignes. En effet, la variété des objectifs politiques réels qui peuvent se cacher derrière la revalorisation du pouvoir de l’ingénieur, du technicien, révèle une angoisse fondamentale du capitalisme démocratique en stagnation : le système des droits et les équilibres institutionnels célébrés sous le nom de démocratie sont-ils devenus des artifices qui cachent mal l’absence d’orientation historique de nos sociétés ? Faut-il troquer une démocratie paralysée contre des systèmes techno-politiques où la décision est éclairée moins par l’assentiment de tous que par une vision futuriste de lutte contre la rareté, de sécurité nationale, de dominance impériale ? La technologie est-elle, en définitive, la réponse à la crise de légitimité contemporaine, et si oui, quelles technologies exactement — l’IA, l’énergie verte, l’industrie lourde peut-être — revêtent ce statut de moteur de l’histoire ? Que cela nous dit-il de la démocratie ?
Alex Karp : la technocratie contre le déclin américain
L’essai d’Alex Karp, The Technological Republic, s’inscrit dans une tendance plus large qui voit le monde de la grande entreprise et de l’innovation se positionner dans le débat théorique et philosophique.
Karp, ainsi d’ailleurs que son proche collaborateur Peter Thiel, ne se contente pas de défendre les intérêts de son entreprise et de rechercher la coopération de l’État américain. Il semble que les opérations de justification idéologique fassent partie du business model de Palantir, comme en témoigne par exemple l’idée selon laquelle le produit vendu par l’entreprise serait « l’ontologie ». Par ce mot, il faut comprendre que Palantir prétend fournir au pouvoir souverain un contact étroit avec la réalité, autrement dit de l’information stratégique, ce qui attesterait sa capacité à façonner l’ordre social de fond en comble.
Saint-Simon est oublié, mais son idée reste opérante dans le contexte de polycrise — où l’ancien pèse sur le nouveau de tout son poids.
Pierre Charbonnier
Avec Karp, la philosophie politique revient à son rôle le plus étroit peut-être, mais non négligeable, d’appareil idéologique de légitimation d’un projet qui semble ne s’exprimer que secondairement dans l’activité d’une entreprise, avec ses produits et ses investisseurs. Il s’agit avant tout de faire fonctionner le pouvoir, de lui donner ses instruments, et de consacrer la figure d’un philosophe-ingénieur-roi, amorçant un changement de régime 7.
De la même manière que Henry Ford, en produisant des voitures à la chaîne, contribuait de façon consciente à la genèse d’un nouvel ordre politique, les logiciels commercialisés par Palantir sont situés au cœur d’une vision d’ensemble de la nation, de l’histoire, comme s’ils en étaient l’infrastructure fondatrice, ou la synecdoque. Le pouvoir considérable que détiennent aujourd’hui certaines entreprises de la tech et de l’IA s’exprime donc non seulement dans une capacité à dominer les marchés et à dessiner les schémas de consommation, mais aussi dans des philosophies politiques qu’il faut prendre au sérieux comme telles.
Un pacte techno-politique
Le livre d’Alex Karp est structuré par un conflit interne aux entreprises de la tech de la Silicon Valley. Il condamne fermement la trahison implicite des grandes compagnies qui offrent à la population des services numériques, comme Facebook, ou Instagram, ou du divertissement, et qui contribuent à l’idée que le progrès se manifeste par l’accès à de nouvelles formes de consommation, par la consolidation de la citoyenneté économique et la réponse à des besoins immédiats — trouver un taxi, se faire livrer un repas, etc.
À ce modèle, que Karp interprète comme un dévoiement de l’idéal fondateur du pacte techno-politique américain, il oppose l’ambition de sa propre entreprise, consistant à fournir à l’État une infrastructure technologique de pointe répondant à des questionnements systémiques. En effet, si Palantir doit ses recettes à 50 % au marché privé, l’autre moitié résulte de commandes publiques dans le domaine de la défense et de la surveillance 8, et c’est essentiellement cette dimension qu’Alex Karp met en avant. Son travail de contracteur pour la plus grande armée du monde et la police lui permet ainsi de donner à son activité une dimension allant au-delà de l’entreprenariat classique, puisqu’elle s’interprète comme une contribution à la stabilité de la nation, à la sécurité de la population, à la dominance géopolitique et militaire.
Le livre de Karp est en ce sens lisible comme une note de remerciement à l’appareil d’État américain, qui lui a livré les clés de son infrastructure numérique de surveillance. L’auteur insiste en échange sur le fait que l’État ne peut remplir ses missions qu’en accordant sa confiance à l’innovation privée : entre les élites privées et les élites publiques, une passerelle doit être reconstituée, sur le modèle du projet Manhattan à l’âge atomique.
Derrière l’utopie, la hantise du déclin
Cet ouvrage repose néanmoins sur deux paradoxes fondamentaux — ou peut-être s’agit-il de contradictions pures et simples.
Le premier est que ce pacte techno-politique prend la forme d’une répétition, d’un retour à l’état antérieur des choses — avant que le marché et la chose publique ne soient dissociés par l’hédonisme consumériste. Karp défend une néo-technocratie modelée sur le keynésianisme militaire des années encadrant la Seconde Guerre mondiale, et dont la bombe nucléaire et le programme spatial étaient les réalisations prototypiques. Il se situe, comme bien des penseurs contemporains, dans une vague nostalgique d’autant plus frappante qu’il prétend incarner la « frontière » techno-scientifique 9 – autrement dit la capacité de la technique à forger l’avenir 10.
Si l’IA et plus largement les technologies de traitement de l’information sont bel et bien des innovations technologiques, le projet qu’elles nourrissent et informent prend la forme d’un retour aux origines, ou à des origines fantasmées. Il ne s’agit pas là seulement d’une intériorisation stratégique de la composante réactionnaire du pouvoir en place aux États-Unis, qu’il s’agirait de flatter, mais d’une conviction maintes fois répétées dans le livre et dans les diverses positions publiques de Karp : l’innovation est au service d’une mission politique qui traverse le temps sans nécessité de réinvention, la nouveauté technique est au service de la permanence politique, de la Restauration.
La preuve ultime de cet engagement sélectif en faveur de l’avenir est la compatibilité des technologies numériques avancées avec l’extractivisme fossile le plus old school dans le cadre du projet trumpien 11 : ce qui importe n’est pas de renouveler la base matérielle de la société pour en résoudre les pathologies, mais d’accaparer les sites d’extraction de valeur. Ceci entre ainsi en contradiction totale avec la parabole de Saint-Simon, qui entendait renverser les hiérarchies anciennes, et laisse penser qu’il n’existe aucune voie alternative entre une modernisation hédoniste consumériste et un futurisme restaurateur.
Aujourd’hui, l’ensemble des familles politiques sont aimantées par la tentation de l’efficacité pure et de la technocratie.
Pierre Charbonnier
Le second paradoxe gravite autour du principe de sécurité. Le reproche principal qui est adressé aux acteurs de la Silicon Valley est qu’ils se sont désintéressés des besoins collectifs pour servir les désirs privés, si ce n’est les créer. Karp endosse à de nombreuses reprises dans son livre le discours de la communauté, voire le capture ; il se fait le chantre de la prévalence de l’intérêt commun sur l’individualisme, de l’ordre sur l’anomie ; pourtant, à ses yeux, il ne semble pas exister d’autre dimension du collectif que l’impératif de défense nationale.
L’anthropologie politique de Karp fait de la violence et du risque existentiel le cœur de la légitimité et du fonctionnement de l’État. Les fondements de cette représentation de l’ordre social ne sont pas exposés dans le livre, et si la formulation du propos reste mesurée, peu théâtralisée, on ne peut comprendre l’opération de pensée proposée que comme un programme de soumission du citoyen, du sujet politique, à une élite militaro-industrielle justifiée par la résistance à la compétition chinoise, et secondairement au terrorisme.
Karp offre sa protection à la population américaine par l’intermédiaire de son entreprise, mais ce contre quoi il s’agit de se protéger est formidablement étroit : il n’est question ni de risques sociaux, ni de risques écologiques. De la même manière que le projet de restauration, ce projet sécuritaire est en porte-à-faux par rapport aux promesses techno-scientifiques plus ordinairement formulées dans le cadre libéral, qui suggèrent d’orienter l’histoire par la création de nouveaux horizons sociaux, et par l’élimination de la violence ; il est également en tension avec les prétentions avouées du complexe militaro-industriel de l’âge atomique, puisque, pour le meilleur ou pour le pire, Roosevelt et Truman portaient une visée universelle de développement humain, quand l’imagination politique se rétracte ici dans un bastion national isolé et acculé.
La technocratie de Karp véhicule donc une représentation extrêmement étroite du potentiel politique des sciences et des techniques : loin de contribuer à la définition d’objectifs collectifs de rupture, de promettre la résolution de pathologies sociales comme la pauvreté ou la pollution, elle est un outil au service d’un mode d’intégration de l’individu au collectif qui est à la fois modelé sur le passé — une masse populaire régie par l’élite technique au nom de l’intérêt national —et structuré par l’angoisse de l’agression extérieure : la souveraineté et la grandeur de la nation ne sont mis en avant qu’au motif d’une crainte du déclassement dans un contexte de compétition impériale et d’immigration.
La variété des objectifs politiques réels qui peuvent se cacher derrière la revalorisation du pouvoir de l’ingénieur et du technicien révèle une angoisse fondamentale du capitalisme démocratique en stagnation.
Pierre Charbonnier
L’ancrage de la légitimité politique dans la technique alimente ainsi une forme de fatalisme : l’ingénieur devient la figure auprès de laquelle on trouvera protection et sécurité, non pas dans un mouvement organiquement lié à l’émancipation ou à la création institutionnelle, mais sous la forme d’un jeu à somme nulle entre efficacité et démocratie.
C’est pour cette raison que, en dépit du ton volontiers futuriste de l’auteur, et plus généralement des représentations collectives associées à l’IA et aux technologies de pointe, The Technological Republic apparaît comme un signe de déclin, involontairement révélé par l’un des acteurs clefs de la prétendue renaissance américaine. Le thème du « changement de régime », originellement porté par les révolutionnaires progressistes résolus à se débarrasser des élites oligarchiques prédatrices, est ici repris par l’une d’elles. Si Karp n’est pas un soutien historique de Trump 12, il est clair qu’il fait résonner le slogan MAGA en insistant sur le dernier terme, peut-être le plus crucial : again.
Ezra Klein et Derek Thompson : Build, baby, build
La seconde version du nouveau consensus technocratique vient, elle, d’un duo de journalistes résolus à libérer l’Amérique des fardeaux administratifs, des avocats procéduriers, des fonctionnaires sans goût du risque, pour faire face à la crise du logement et du climat, et renouer avec l’esprit d’innovation d’un pays désormais sclérosé. On retrouve dans leur essai la survivance de la parabole de Saint-Simon, opposant des élites obsolètes qui bénéficient de la complicité de l’État sans fournir de preuves de leur contribution au bien commun, et d’autres qui en dépit de leur rôle stratégique pour l’avenir, la croissance et la sécurité, seraient brimées ; mais ce qui est frappant est que, cette fois, le trope technocratique est activé non pas pour légitimer une restauration politique nationale-sécuritaire, mais pour contrer l’avènement de Trump et donner au libéralisme progressiste de nouvelles armes. Les fins sont opposées, mais les récits sont similaires et la confrontation se dessine selon les mêmes contours.
La fable de l’abondance
La parabole abondanciste contemporaine pourrait se raconter comme suit.
Il était une fois un pays riche et démocratique, héritier d’une histoire d’innovation et de grands projets, qui a occupé la frontière technologique pour le bien de sa population et du monde, et qui se trouve au XXIe siècle incapable de construire des lignes de chemin de fer à grande vitesse, incapable de fournir à sa population un urbanisme de qualité et accessible, incapable aussi de développer les énergies vertes nécessaires pour répondre au défi climatique. La grande nation, la nation indispensable, est en train de manquer le tournant du siècle, au risque de précipiter son modèle démocratique dans l’abîme.
Le verrou qui rend impossible ce déploiement d’infrastructures est la judiciarisation de la société, qui exprime elle-même la volonté de chacun de protéger ses acquis par l’abus de procédure. Cet empilement de normes et de régulations est en partie une conséquence de la sensibilité environnementale exacerbée, qui cherche à multiplier les freins au développement sous prétexte de protection du milieu, mais qui ne parviendrait qu’à protéger les intérêts acquis 13.
Pour Klein et Thompson, la libération d’une grande vague de construction permettrait de sortir d’une idéologie de la rareté qui constitue le trait d’union invisible entre l’environnementalisme et les inégalités. De ce point de vue, l’analyse est à la fois originale et consistante : il est vrai que la consécration de la propriété foncière et immobilière a trouvé un allié de circonstances efficace dans la protection de l’environnement, qui permettait de donner des justifications altruistes à une volonté plus terre-à-terre d’éloigner les nuisances induites par les équipements collectifs. Entre l’écologie et la guerre de tous contre tous, le point commun est donc une représentation de la société comme un jeu à somme nulle — je n’ai accès à un bien que si je t’en prive —, comme une lutte permanente contre la finitude dans un contexte d’horizons historiques bouchés 14. Cette représentation peut être dépassée, selon les auteurs, par un mouvement de réhabilitation des arts et métiers, qui se trouve être également ajustée au besoin de réinvestissement dans les infrastructures publiques.
Abundance ne cite jamais les auteurs de la galaxie réactionnaire technophile absorbée par le mouvement MAGA. Il ne se présente pas comme une réponse, sur leur propre terrain, aux oligarques de la Silicon Valley ; c’est pourtant ainsi qu’on peut le lire.
Dans un contexte marqué par la préemption de l’avenir par une technocratie du software et de la sécurité, alliée aux industries fossiles sous l’ombrelle du trumpisme et de l’idéologie de la frontière, le néo-progressisme abondanciste accepte le schéma technocratique et l’idée d’une révolte contre les lourdeurs administratives. Il fait cependant jouer l’idéal technocratique sur un plan différent, en consacrant le chemin de fer, l’urbanisme, les énergies vertes, la santé, comme le cœur de l’ingénierie du futur.
Là où Karp ne voit que la sécurité pour forger un projet national de stabilité et de croissance, Klein et Thompson réactivent des formes plus ouvertes d’action collective, même si elles reposent aussi sur une forme d’idéalisation du passé. Le propos du livre s’approche souvent de la théorie socialiste classique en insistant sur l’accès de tous aux bien fondationnels que sont l’énergie, le logement, le soin, en décrivant les pathologies provoquées par la financiarisation de ces biens essentiels, et en prolongeant la réflexion collective de la gauche sur les dispositifs permettant de lutter contre l’inflation ; pourtant, l’ouvrage donne aussi des gages à la veine plus libérale en dénonçant l’idéologie redistributive, qui perçoit l’État comme un guichet où se pressent les lobbys et groupes d’intérêt pour capter la ressource publique. Les nombreux appels à la dérégulation, dans le domaine de l’environnement et du zonage urbain en particulier, résonnent aussi comme une validation paradoxale des thèses néolibérales sur l’État minimal. Le livre veille donc à construire une coalition libérale progressiste en adressant des messages positifs d’un côté et de l’autre du spectre politique.
Du projet à ses bénéficiaires, un fossé à combler
Ce qui frappe pourtant dans la construction et dans cette stratégie implicite est que les classes populaires et ouvrières, pourtant aux premières loges de ce mouvement de reconstruction verte de la modernité, ne sont nulle part mentionnées.
Tout en démontrant qu’une action publique efficace serait de nature à mettre fin au sentiment collectif de pénurie et à la fatalité de la compétition pour des ressources rares sur lequel prospèrent les mouvements populistes réactionnaires, il semble que la contribution de la grande ingénierie au bien commun se fasse de manière mécanique, sans qu’il soit nécessaire de réfléchir à l’organisation du travail, aux droits sociaux, à ce qui en d’autres termes permettrait d’impliquer les opérateurs réels de ce mouvement de construction régénératrice dans son efficacité et sa légitimité.
En d’autres termes, la conversion de l’efficacité en démocratie est postulée par les auteurs comme un acte de foi, et l’analyse se limite en réalité à identifier quelques obstacles à la démocratisation sans en étudier les conditions positives. La réécriture de la parabole saint-simonienne par les abondancistes ne propose d’ailleurs pas de critère de sélection des technologies pertinentes pour l’avenir. Elle ne donne pas non plus le détail des réglementations à adoucir, et sa façon de dénoncer en bloc le poids de la bureaucratie commet l’erreur d’alimenter le discours général de dérégulation, y compris en ce qu’il touche à des aspects essentiels de la préservation du vivant.
Le modèle de l’abondance n’est donc pas en mesure de déterminer avec suffisamment de finesse ce qui dans l’appareil réglementaire est le produit d’un lobbyisme délétère et ce qui joue son rôle de gardien de la société. À l’exception des énergies fossiles qui sont explicitement écartées, l’énergie verte et le logement sont juxtaposés à l’IA dans la liste des domaines à faire grandir 15, comme si l’innovation pouvait se substituer aux choix politiques.
Dan Wang : Saint-Simon en Asie
L’ombre portée par le succès économique et technologique de la Chine sur l’Europe et le monde est aujourd’hui aussi monumentale que silencieuse. Le développement industriel du géant asiatique contraste de façon frappante avec la stagnation des anciens pôles de prospérité capitaliste, la vigueur de l’innovation y est manifeste, elle tient lieu de modèle — en particulier dans le domaine de la transition énergétique. Tout porte à croire que la légitimité du Parti Communiste plonge ses racines dans ces succès, ou dans une version mythifiée de ce succès.
Le China Shock à venir
Les guerres commerciales qui s’ouvrent depuis quelques années, à grand bruit avec les États-Unis et de façon plus discrète avec l’Union, ne sont que la manifestation de surface de l’aura historique de ce chemin de modernisation alternatif et des tensions qu’il engendre. Le véritable China Shock 16 ne s’est pas encore totalement produit, mais on en ressent quelques vibrations : la tentation technocratique MAGA est une tentative de riposte sur le terrain à la fois commercial, industriel et idéologique, et sa version démocrate vise en parallèle à tenir compte de l’efficacité de la planification verte.
Breakneck est un des livres qui expliquent cette onde de choc, en réitérant encore la structure saint-simonienne du récit d’ensemble. Dan Wang l’adapte en soulignant tout simplement que l’essentiel de la technostructure américaine, y compris ses présidents, a été formée dans les écoles de droit des grandes universités, quand celle de la Chine est principalement composée d’ingénieurs. C’est pour cette raison que les États-Unis sont entravés par le poids de leurs cadres réglementaires, eux-mêmes le résultat d’une démocratie clientéliste qui a intériorisé les demandes de différents lobbys au détriment des projets d’intérêt commun, et qui a engendré une classe d’insiders suffisamment au fait des codes de procédure pour en bénéficier — au prix de la sclérose.
La Chine, au contraire, a fondé l’exercice du pouvoir sur la résistance à ces groupes d’intérêt, auxquels elle oppose la compétence gagnée dans la conduite de grands travaux d’infrastructures — barrages hydrauliques, centrales nucléaires, ponts, et désormais le déploiement des énergies renouvelables et de l’automatisation. Saint-Simon n’a à notre connaissance jamais été une référence explicite pour le régime chinois, mais si l’on en croit Dan Wang, le philosophe français, bien plus que Marx, est son inspirateur réel.
Partant de ce constat, le livre met en miroir deux trajectoires de développement qui, à partir d’un idéal commun de modernisation techno-politique et d’hégémonie, finissent par diverger lorsque le leadership américain laisse gouverner une élite en vase clos repliée sur ses intérêts, et devient incapable de s’adapter à la révolution infrastructurelle demandée par la crise climatique.
La légitimité par la performance
Dans ce contexte, le conflit entre démocratie et efficacité devient absolument limpide, puisque la doctrine officielle du Parti Communiste chinois consiste à sauvegarder le monopole du pouvoir en répondant aux demandes de développement, de qualité environnementale, et en anticipant d’éventuelles demandes de pluralisme résultant d’un constat d’inefficacité.
Dans un essai publié le 16 octobre dernier, Kaiser Kuo formule le concept clef de cette stratégie : « Si la légitimité reposait autrefois principalement sur les procédures et les formes — constitutions, élections, parlements —, elle repose désormais de plus en plus (mais pas exclusivement) sur la performance. Quoi de plus important que la capacité de préserver l’habitabilité même de la planète
17 ? »
Cette légitimité-performance (performance legitimacy) dont parle l’auteur est un renversement du rapport entre le pouvoir et ses sources sociales. Alors que la démocratie libérale euro-américaine procède — du moins officiellement — en collectant les intérêts pluriels de la société dans un cadre parlementaire et légal qui les fait coexister, au risque de ne plus pouvoir qu’édifier un système de contraintes mutuelles contre-productives, le Léviathan technologique chinois fonde la reconnaissance de son autorité dans l’anticipation des demandes collectives et dans la mobilisation autour d’un projet indissociablement civilisationnel et technologique.
Le livre de Wang décrit en détail cette république technologique mise en place en Chine, partout jalousée sans qu’elle ne puisse être explicitement prise comme modèle. Même si le cadre binaire de l’analyse ne peut livrer qu’une épure de ce système politique, le contraste avec les démocraties libérales est frappant — et le règne de l’efficacité y est célébré avec un certain nihilisme moral.
À la fin des années 1980, le politiste chinois Wang Huning, professeur à Fudan, parcourait les États-Unis à la recherche des leçons que ce pays pourrait malgré tout donner au sien. Il en tira un récit saisissant, America against America, dans lequel l’observation des pathologies du surdéveloppement technique — le règne de la voiture, du téléphone, de la carte de crédit — jouent un rôle central. Pour Wang Huning, la réussite économique des États-Unis était nécessairement compromise à plus long terme par l’émergence d’une société civile vidée de sa cohésion culturelle, saisie par l’individualisme consumériste et le désir de pluralisme éthique.
Wang Huning a par la suite converti cette étude en machine politique extrêmement puissante, puisqu’il est devenu membre du comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois, c’est-à-dire l’une des sept personnalités les plus puissantes du pays, et le conseiller idéologique le plus proche de Xi Jinping 18. Il est le principal maître d’œuvre d’un projet de rattrapage industriel compatible avec le maintien des structures traditionnelles de la société chinoise, d’une accélération conservatrice visant précisément à rendre gouvernable la société par le développement technologique et contre ses effets désintégrateurs : dans ce projet l’efficacité est explicitement dirigée contre la démocratie, entendue ici au sens de l’émergence d’une culture politique pluraliste.
À cet égard, Breakneck n’est que le bilan, trente-cinq ans plus tard, de cette formule qui redéfinit en profondeur, à l’échelle mondiale, le sens du processus de modernisation que l’Europe avait voulu faire coïncider avec la démocratisation. En Chine comme dans le discours de Karp, le développement des biens de consommation privés est interprété comme une pathologie majeure, qui témoigne de la victoire des puissances d’argent et de la décomposition du collectif 19 ; l’insistance sur l’impératif de sécurité y joue aussi un rôle central.
L’analyse que propose Dan Wang consiste à aller aux sources de cette suprématie de l’industrie lourde dans le modèle politique chinois et à confronter les États-Unis et l’Europe aux choix qui semblent ainsi inévitables : allons-nous prendre le chemin d’une légitimité-performance, au risque de la démocratie ? On serait tenté d’ajouter : dans un contexte de domination de la Chine dans de nombreux secteurs industriels, quelle marge de manœuvre reste-t-il aux démocraties libérales pour soutenir leur légitimité face au monde et à leurs populations ?
Une synthèse : la technocratie comme réenchantement de l’austérité
Le néo-saint-simonisme est une vague idéologique et politique qui n’a pas encore totalement déferlé sur monde — mais cela ne saurait tarder.
La plupart des commentateurs politiques ont les yeux rivés sur le conflit entre le techno-césarisme de la Silicon Valley et les autres factions de l’Amérique MAGA, sur leur rivalité avec les néolibéraux du parti démocrate et la renaissance sociale-démocrate de Mamdani, mais aussi sur la place de l’Europe dans ce nouveau paysage idéologique et stratégique ; ailleurs, la compétition entre les États-Unis et la Chine est surtout commentée au prisme des rapports de forces commerciaux et de leur éventuelle explosion.
Toutes ces considérations sont évidemment importantes, mais elles font écran à l’autre dimension de ces mouvements tectoniques et du China shock. Il est en effet possible que, sous la double pression du succès chinois et des adaptations néo-réactionnaires du gouvernement technique et algorithmique, le principe démocratique s’évapore ou soit projeté à la marge du débat politique.
Une telle chose se constate déjà en filigrane des trois publications discutées ici : l’ensemble des familles politiques, ainsi qu’une bonne partie des aires géopolitiques sont aimantées, d’une manière ou d’une autre, par la tentation de l’efficacité pure et de la technocratie. Cette tendance doit bien être comprise comme une tenaille idéologique liée à la rupture monumentale que constitue la modernisation chinoise et sa proposition politique implicite (Wang), à la volonté de l’élite technique américaine de fonder un contre-modèle susceptible de résister au choc (Karp), et à l’amorce d’une tentative d’adaptation progressiste (Klein et Thompson).
En Europe, la gauche et les leaders centristes confrontés à la crise de l’Union voient tous dans la renaissance technologique et infrastructurelle, dans l’industrie verte, le motif d’une réconciliation entre démocratie et efficacité.
Mario Draghi et Enrico Letta, la présidence de la commission avant les élections de 2024, les sociaux-démocrates et la gauche dite radicale sont en réalité unis dans une forme de consensus néo-technocratique qui articule — au moins verbalement — légitimité, souveraineté, décarbonation, emploi vert, dans un programme qui affirme la valeur existentielle des infrastructures de transition et la mobilisation de la finance publique et privée dans cette grande transformation. L’explosion de ce consensus entre ses versions populiste, réformatrice, techno-solutionniste, en compromet la viabilité politique, et l’opposition mieux structurée du parti fossile conservateur met au défi cette regrettable fracturation.
Le développement de l’IA, l’enjeu climatique et la suprématie industrielle chinoise alimentent donc une réflexion angoissée sur le rôle de la technique dans le développement historique en Europe, dans un continent qui se trouve dépossédé du projet de modernisation qu’il pensait avoir initié. Le couplage implicite entre l’innovation et l’ouverture politique est remis en question, et par contraste l’esprit démocratique apparaît de plus en plus comme une éthique de la faiblesse et de l’inaction.
Le tragique de cette histoire est que, de manière évidente, l’inefficacité caractérise les démocraties libérales depuis longtemps. En matière de réduction des inégalités, de contrôle des élites financières, de transparence institutionnelle, de réponse aux crises géopolitiques, d’innovation scientifique et industrielle, ces régimes ne semblent plus en mesure de remplir leurs propres objectifs L’enjeu climatique est sans doute le test ultime de la légitimité démocratique, dans sa confrontation naissante avec le paradigme de l’efficacité pure. Le régime chinois l’a compris, et organise ses politiques climatiques en partie pour anticiper toute demande de démocratisation.
Ces échecs offrent un boulevard à des critiques de plus en plus virulentes qui peuvent revendiquer le bien commun contre l’establishment libéral 20, et qui peuvent aisément plaider pour l’abandon des garde-fous institutionnels au nom de la réponse aux urgences du pouvoir d’achat ou de la sécurité.
L’inefficacité est une maladie mortelle pour la démocratie, parce qu’elle sape les fondements de sa légitimité : qui ne préférerait pas des objectifs bien remplis par un homme providentiel à une accumulation de règles obscures ? Cette inefficacité ouvre ainsi la voie à des stratégies idéologiques qui s’y engouffrent pour dénoncer l’idéal démocratique comme tel 21. Pire encore, les finalités définies à l’intérieur de l’espace démocratique, comme la lutte contre la crise climatique ou le pluralisme ethno-culturel, peuvent être décrédibilisées comme des expressions de cette inefficacité, du pouvoir illégitime des élites libérales manipulatrices qui inventeraient de faux problèmes pour contrôler la population.
Le néo-saint-simonisme est une vague idéologique et politique qui n’a pas encore totalement déferlé sur monde — mais cela ne saurait tarder.
Pierre Charbonnier
Le DOGE et ses émules
Dans ce contexte, les vautours planent au-dessus du corps affaibli de la démocratie, qu’elle soit libérale ou sociale, et pourraient bien avoir raison d’elle. A ces problèmes il n’y a qu’une solution logique : casser l’assimilation entre démocratie et bureaucratisation et se souvenir des longues périodes où l’on baptisait « planification » cette façon pour la démocratie d’être efficace, et qui ont vu l’ouverture politique et la discipline fiscale garantir sécurité, prospérité et, plus encore, faire figure de destin historique inévitable.
La création d’un « Department of Government Efficiency » (DOGE) par Donald Trump dès son retour au pouvoir en janvier 2025 est à ce jour l’expérimentation la plus avancée pour éliminer la bureaucratie parasitaire en exploitant les technologies de l’information. L’executive order qui l’institue formule très clairement le lien entre l’innovation dans le domaine du software, l’effort de modernisation de l’État, et la réduction de la dépense publique ; ici, le culte de l’efficacité correspond à une remise de la puissance publique entre les mains d’une élite technique, incarnée par Elon Musk, qui entend faire bénéficier le citoyen ordinaire de coupes budgétaires drastiques tout en démontrant le transfert de légitimité du cadre procédural vers l’expertise.
Aux États-Unis, l’État de droit 22 se trouve confronté à la compétition que lui oppose un techno-solutionnisme fait de traitement automatique des données couplé à une opération de redimensionnement des missions fédérales 23 ; le gouvernement par l’IA met ainsi la démocratie sous pression en revendiquant de meilleurs résultats, dont la baisse des impôts serait l’indiscutable manifestation.
En France, la tentation de l’efficacité pure, dans sa version techno-césariste ou chinoise, n’est encore qu’un horizon assez lointain. Certains réactivent parfois la fable saint-simonienne, mais essentiellement sous une forme nostalgique et désabusée 24. Pourtant, cette tentation est bien réelle, sous la forme d’une recherche de l’efficacité budgétaire : dans le contexte de la crise des finances de l’État, c’est en effet la dépense publique qui apparaît comme l’expression principale du déséquilibre entre les réglementations bureaucratiques et la poursuite d’objectifs substantiels.
L’une des figures montantes de la droite française, David lisnard, a fait de cette idée un cheval de bataille en introduisant un concept non sans ressemblance avec le mode de légitimité du régime chinois ; sur le site web de son mouvement politique « Nouvelle Énergie », on lit ainsi le 17 novembre 2025 : « Il faut remplacer l’État-providence par un État-performance 25. » D’autres figures politiques endossent aussi cette dénonciation de l’inefficacité bureaucratique, comme Guillaume Kasbarian, député membre du groupe Ensemble Pour la République, qui a parlé de « tronçonneuse » pour mettre fin au chèque énergie 26, et qui propose la suppression du Haut-Commissariat au Plan 27.
En France, ce néo-saint-simonisme n’a pas de contenu technologique spécifié — ni IA, ni énergie solaire, ni industrie lourde au programme — mais il joue bien sur l’opposition entre élites efficaces et inefficaces, les premières étant définies par leur capacité à substituer au modèle redistributif une action publique sobre en moyens mais performante.
Le message est clair : il serait possible de répondre en même temps à la crise des finances publiques et aux aspirations populaires, puisque l’appareil bureaucratique est ce qui provoquerait l’une en trahissant les secondes. Ce réenchantement de l’austérité pourrait avoir un avenir politique glorieux si s’imposait l’idée selon laquelle la justice socio-économique organisée par l’État est un fardeau et une composante non nécessaire de la vie démocratique.
L’efficacité démocratique
Mais qu’en est-il si on souhaite les libertés individuelles et l’État-providence, et engager la modernisation industrielle, et la lutte contre la crise climatique ? Y a-t-il une impossibilité logique et financière entre ces différentes contraintes, comme le supposent les nouveaux technocrates ? La démocratie sociale est-elle en elle-même un rêve obsolète ? Ou y a-t-il au contraire un effet d’entraînement entre compétition politique ouverte, vigueur économique, créativité techno-scientifique et légitimité démocratique ?
La tâche est évidemment très complexe ; une première étape pourrait consister, pour la gauche, à embrasser plus résolument les vertus du saint-simonisme dans son impulsion initiale. Au lieu de mener une critique infantile des puissants et célébrer de façon pavlovienne la consultation publique, il s’agirait de promouvoir des élites politiques qui refusent le dilemme entre efficacité et démocratie, qui ne réduisent pas la première à l’épuration des finances publiques et qui imposent le lien de nécessité entre efficacité et finalités socio-écologiques.
L’abandon quasi total à gauche du discours de modernisation est à la fois la conséquence et la cause de son décrochage : prisonnière de son association symbolique aux conquêtes du passé, elle les cultive de façon patrimoniale et tombe sous le coup des accusations de clientélisme bureaucratique. Tout l’enjeu consiste à reconstruire la boucle entre modernisation technique et industrielle, emploi, conquêtes émancipatrices et stabilité institutionnelle, à définir les objectifs transformateurs de l’État social et de ses exigences fiscales, au lieu d’en défendre abstraitement l’héritage.
Comme le rappelait Keynes, la contrainte financière n’existe pas en elle-même, mais comme le reflet d’une incapacité politique plus profonde : anything we can do we can afford. L’économiste précisait, dans un entretien donné en 1939, au-devant de la guerre et du défi lancé par les régimes totalitaires qui alors prétendaient fournir un modèle d’agir politique purement efficace : « L’idée que nous ne pourrions pas faire ce qui semble nécessaire sans mettre en danger nos libertés individuelles et nos institutions démocratiques est un épouvantail 28. » En d’autres termes, la démocratie s’alimente de l’efficacité, à condition d’en définir le contenu réel.
Le rétablissement de l’égalité d’accès aux biens fondamentaux, la réponse aux chocs cognitif (IA), démographique (vieillissement), climatique et géopolitique, constitue le socle sur lequel la légitimité démocratique peut être bâtie de nouveau.
Cette reconstitution peut se faire non seulement au niveau des principes abstraits de justice et d’égalité, mais aussi à partir d’une réappropriation de l’innovation technologique au service du commun, ce qui a pour conséquence à la fois de sortir de l’idéologie dominante du jeu à somme nulle entre riches et pauvres, et de priver les technocrates conservateurs de leur argument favori : « Nous incarnons le progrès ».
Dans cette perspective, il faut se réapproprier la grammaire du changement de régime, initiée par les révolutionnaires progressistes et aujourd’hui capturée par les mouvements conservateurs et la coalition fossile. Une sociologie critique des élites est nécessaire pour identifier les groupes responsables de l’inaction, des entraves à la transformation socio-écologique, entre représentants de la rente, de la neutralisation institutionnelle, du statu quo technologique, voire de la complicité avec les empires fossiles.
Réciproquement, les gardiens de la société de demain doivent être mis en lumière : celles et ceux qui conçoivent et déploient les infrastructures performantes accessibles au public, qui anticipent les risques et planifient les possibilités techno-politiques, qui mobilisent le capital humain et financier, qui soignent, adaptent, réparent. La nouvelle parabole n’oppose plus ingénieurs et bureaucrates, manipulateurs de choses et manipulateurs d’idées, mais à l’intérieur de chacun de ces groupes ceux et celles qui sont alignés avec les sciences, l’intérêt stratégique et socio-écologique de transformation, et ceux qui sont compromis avec le passé, l’extraction de rente, l’intérêt minoritaire.
Rien ne serait donc plus efficace et démocratique qu’un État au service de la coalition climat ; et rien ne serait plus ajusté au sens de l’histoire qu’une stratégie consistant à répondre au China shock politique sans se soumettre au modèle asiatique, sans exclure la question écologique et sociale de la définition de la performance, et sans exploiter les nouvelles menaces en accusant la démocratie d’inefficacité — pour mieux s’en débarrasser.
Sources
- Ce texte doit beaucoup aux conseils d’Arnaud Miranda, Antoine Trouche, Jean-Yves Pranchère, Stefan Eich, ainsi qu’à ceux de la rédaction du Grand Continent.
- Saint-Simon, Œuvres Complètes, Paris, PUF, 2019, p. 2119 et suivantes.
- Pour une interprétation différente de cette opposition, qui la rapporte à l’émergence de l’extrême droite, voir Michel Feher, Producteurs et parasites, Paris, La Découverte, 2024.
- En 1901 déjà, W. Wilson se battait contre les accusations d’inefficacité portées contre le système démocratique. « Democracy and efficiency », The Atlantic Monthly, Mars 1901, vol. 87, 289.
- On notera que seul ce dernier livre a été écrit par ce que l’on pourrait appeler un ingénieur, ce qui indique que ce nouveau mouvement technocratique renvoie peut-être plus à une idéalisation qu’à une analyse factuelle de leur rôle potentiel et réel dans l’organisation sociale. Il faut également remarquer que ces trois livres ont été écrits par des hommes, ce qui n’est pas anodin dans un contexte où une partie essentielle des activités critiques du soin, de l’assistance, de la reproduction sociale, sont assumées par les femmes.
- Chez Klein et Thompson, et de façon plus nette encore chez Karp, ces arguments s’articulent à une critique des élites culturelles démocrates formées dans les universités progressistes, de l’individualisme et de la culture dite « woke », qui priorise le « droit à » des intériorités sacralisées aux grands projets collectifs fondant une nation, sous l’autorité de leaders techniques proches du pouvoir.
- Steinberger, Michael. The Philosopher in the Valley : Alex Karp, Palantir and the Rise of the Surveillance State, New York, Simon and Schuster, 2025.
- Q3 2025 | Letter to Shareholders, Palantir, novembre 2025.
- Karp cite ainsi beaucoup l’ingénieur américain Vannevar Bush.
- Pour une autre expression de ce lien entre techno-césarisme et idéologie de la frontière, voir Marc Andreessen, The Techno-Optimist Manifesto, 16 octobre 2023.
- Sur cette alliance, voir Fred Turner, « The Texan Ideology », The Baffler, novembre 2025.
- Sur son évolution politique récente et son soutien désormais clair au mouvement MAGA, voir Alex Karp Went From Biden Donor to Trump Enabler. Why ?, The New York Times, 10 novembre 2025.
- Exemplaires de cette mentalité inhibée, les politiques de zonage urbain sont interprétées comme une technique permettant à la fois de préserver les rigidités sociologiques de l’Amérique — quartiers riches, quartiers pauvres, quartiers blancs, quartiers noirs —, et d’accroître le déséquilibre entre la demande et l’offre de logement, aboutissant à l’explosion du coût de la vie.
- Ezra Klein, Derek Thompson, Abundance, New York, Simon and Schuster, 2025, Ch. 2. « Turning global politics into a zero-sum contest for allotted energy rations will not deliver a greener future ».
- Ibid., dans l’introduction : « Across the economy, the combination of artificial intelligence, labor rights, and economic reforms have reduced poverty and shortened the workweek. Thanks to higher productivity from AI, most people can complete what used to be a full week of work in a few days, which has expanded the number of holidays, long weekends, and vacations. Less work has not meant less pay. AI is built on the collective knowledge of humanity, and so its profits are shared. »
- L’expression vient d’une étude qui mettait en lumière les conséquences de l’émergence économique de la Chine sur le marché de l’emploi américain. David H. Autor, David Dorn, et Gordon H. Hanson. « The China Shock : Learning from Labor-Market Adjustment to Large Changes in Trade », Annual Review of Economics 8, no Volume 8, 2016 (2016) : 205‑40.
- The Great Reckoning, The Ideas Letter, 16 octobre 2025 : « If legitimacy once rested primarily on procedures and forms—constitutions, elections, parliaments—it now rests increasingly (though by no means exclusively) on performance. What could matter more than the ability to safeguard the very habitability of the planet ? »
- Pour un exemple récent de cette influence : Xi Jinping, « Building China’s Strength and Advancing Its Rejuvenation Through Modernization Drive », Qiushi, 16 mai 2025.
- En 2020, par exemple, Xi avait tapé du poing en faisant tomber en disgrâce Jack Ma, entrepreneur à succès du commerce en ligne qui non seulement se montrait critique du régime, mais incarnait surtout ce tournant vers l’émancipation consumériste.
- C’est l’argument central de Patrick J. Deneen, Regime Change, New York, Sentinel, 2023, l’une des principales contributions théoriques au mouvement post-libéral.
- C’est la stratégie d’ensemble du blogueur-philosophe Curtis Yarvin. Voir par exemple sa récente conférence : Curtis Yarvin, Youtube, 22 octobre 2025.
- Josh Russell, « Federal judge extends order barring unauthorized DOGE access to Treasury payment system », Courthouse News Service, 9 décembre 2025.
- Comme en témoigne le démantèlement de l’USAID.
- Jean-Louis Borloo, sur LCI le 20 novembre 2025 : « On était un pays de producteurs, d’ingénieurs, d’agriculteurs, d’ingénieurs, de médecins, vraiment un pays de créateurs et on est devenu un pays d’inspecteurs, de contrôleurs, de conseiller d’État (…). On a changé de monde, (…) ce pays est mort. » Voir LCI, X, 20 novembre 2025.
- Voir le site du parti Nouvelle Énergie : « Face à la fin du vieux modèle d’État-providence, fondé sur une forte natalité, une immigration de travail maîtrisée et des gains de productivité élevés, David Lisnard assume une rupture : ‘Il faut remplacer l’État-providence par un État-performance.’ Cela passe par une baisse massive de la dépense publique, une débureaucratisation profonde et une stratégie claire : moins de normes, moins d’agences et d’organismes, plus de moyens et de simplicité pour ceux qui produisent et pour les services publics de terrain. » Quelques jours plus tôt, David Lisnard reprenait le slogan de Javier Milei en lançant « Afuera la réglementation ».
- Guillaume Kasbarian, X, 13 novembre 2025.
- Guillaume Kasbarian, Facebook, novembre 2025.
- Keynes, Collected Works, vol. xxi, p. 491. « The idea that we cannot do what seems necessary without endangering our personal liberties and democratic institutions is a bogey. »