Lors de sa rencontre à Paris avec Emmanuel Macron en novembre 2021, les médias américains se sont plus concentrés sur les 500 dollars dépensés par Kamala Harris à E.Dehillerin, une enseigne spécialisée dans les articles de cuisine, que sur l’objet de sa visite. Quelques semaines plus tôt, l’Élysée rappelait son ambassadeur à Washington suite à la rupture par Canberra d’un contrat de 34 milliards d’euros pour la construction par l’industriel français Naval Group de 12 sous-marins pour la marine australienne. L’alliance AUKUS était née.
- La visite de Harris avait conduit à un apaisement des tensions franco-américaines, débouchant un an plus tard sur une visite d’État d’Emmanuel Macron aux États-Unis qui visait à montrer la résilience des liens entre Paris et Washington.
- Contrairement à ce qui lui est régulièrement reproché, Harris dispose d’une expérience en matière de politique étrangère conséquente pour une candidate à la présidence1. Mis à part Joe Biden, elle a d’ailleurs plus d’expérience en la matière que tous les présidents américains de la période post-Guerre froide lors de leur arrivée à la Maison-Blanche.
- Harris a passé quatre années en tant que membre de la commission du Sénat sur le renseignement. En tant que vice-présidente, elle a assisté à la quasi-totalité des réunions du Conseil de sécurité nationale ainsi qu’à une grande partie des briefings quotidiens du président. C’est lors de ces réunions que des hauts responsables du renseignement exposent les principales menaces et récents développements ayant un impact sur les intérêts américains dans le monde.
Si elle est élue le 5 novembre prochain, il est cependant peu probable que Harris consacre la majeure partie de son mandat à traiter les crises agitant le monde. Ses électeurs et son parti accorderont plus d’importance à la baisse de l’inflation, à la sécurisation de la frontière avec le Mexique ou bien au vote par le Congrès de législations protégeant les droits des femmes et des travailleurs.
- Afin de prendre des décisions en matière de politique étrangère, Harris — comme la plupart de ses prédécesseurs — devrait principalement se reposer sur trois membres de son administration : son secrétaire à la Défense, son secrétaire d’État et son conseiller à la sécurité nationale. Si elle remporte l’élection, il est probable que ce poste soit proposé à Philip Gordon, qui occupe actuellement cette position auprès de la vice-présidente.
Philip H. Gordon est de la même génération que Kamala Harris. Né en 1962, il est docteur en relations et économie internationale de la réputée Johns Hopkins University School of Advanced International Studies (SAIS). Sa thèse, soutenue en 1991 et publiée deux ans plus tard, s’intitulait : A certain idea of France : French security policy and the Gaullist legacy. Au cours de la deuxième partie des années 1990, il a fait de la recherche et enseigné à l’INSEAD, sur son campus de Fontainebleau, à Sciences Po Paris ainsi qu’au Deutsche Gesellschaft für auswärtige Politik (DGAP), à Bonn. Parfaitement francophone, il a traduit Les cartes de la France à l’heure de la mondialisation d’Hubert Védrine en 2001 ainsi que Témoignage (2007) de Nicolas Sarkozy — ouvrage qui a contribué à populariser à l’époque la figure de Sarkozy au sein du Parti républicain, où il sera vu comme un contrepoint bienvenu après l’ère Chirac marquée par le refus français d’intervenir en Irak.
- La francophilie de Gordon s’intègre en réalité dans une europhilie plus large. En 2004, il crée à la Brookings Institution le Center on the United States and Europe (CUSE), dont les programmes sont axés sur la coopération transatlantique. Cinq ans plus tard, il entre au département d’État, alors dirigé par Hillary Clinton, et occupe le poste de Secrétaire d’État adjoint aux affaires européennes et eurasiennes. C’est sa réputation à Washington d’universitaire accompli, dépassionné et méthodique qui lui avait permis d’entrer en 1998 au Conseil national de sécurité de Bill Clinton en tant que Directeur des affaires européennes.
- Sous l’administration Obama, Gordon occupe le poste stratégique de coordinateur de la Maison-Blanche pour le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et la région du Golfe de 2013 à 2015. L’héritage des printemps arabes et la guerre civile syrienne mobilisent alors une partie importante de l’attention de Washington. ll fut notamment impliqué dans les discussions relatives aux négociations avec l’Iran sur son programme nucléaire, la situation sécuritaire en Irak, les transitions démocratiques ainsi que les relations bilatérales avec plusieurs pays du Golfe.
Philip Gordon considère que l’élection de Donald Trump en 2016 a infligé le « coup de grâce » à la relation transatlantique, déjà affaiblie par « la lassitude croissante des États-Unis face aux défis mondiaux et la préoccupation pour les affaires intérieures des deux côtés de l’océan »2. C’est au moment où il écrit ces lignes, en 2019, qu’il travaille pour la première fois aux côtés de Kamala Harris, de manière informelle, lors de sa campagne avortée pour les primaires du Parti démocrate. En 2022, la vice-présidente le rappelle pour lui proposer le poste de conseiller à la sécurité nationale qu’il occupe actuellement.
- Le champ lexical le plus employé pour définir Gordon comporte souvent les mêmes adjectifs : pragmatique, sceptique, critique. Philip Gordon faisait partie de ceux qui étaient favorables au maintien d’une présence militaire résiduelle en Afghanistan, notamment pour continuer leur mission de lutte anti-terroriste.
- En 2013, il plaide en faveur d’un bombardement de la Syrie en réponse à l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad, qui constituait une « ligne rouge » pour l’administration Obama.
- Gordon se définit lui-même comme ayant été l’un des premiers à être allé « à contre-courant » des efforts de regime change (changements de régime) déployés par Washington. Dans son livre de 2020 Losing the Long Game : The False Promise of Regime Change in the Middle East, Gordon dénonce l’inefficacité des politiques interventionnistes américaines en Iran, en Égypte ou en Libye.
Plusieurs diplomates et hauts responsables ayant cotoyé Gordon s’accordent pour dire que son expérience sous l’administration Obama l’a conduit à adopter une posture de plus en plus critique à l’égard de « la politique étrangère de l’establishment »3.
- Internationaliste libéral qui croit en la force des alliances, de la souveraineté et de la libre circulation des capitaux, les positions de Gordon sur les principaux sujets de politique étrangère américaine — Ukraine, Israël, Chine, Afghanistan notamment — sont peu connues.
- S’il soutient l’appui politique, économique et militaire de l’administration Biden à Kiev, son expérience au Moyen-Orient l’a conduit à douter des chances de succès de négociations entre Israéliens et Palestiniens ainsi que de l’efficacité de l’outil diplomatique pour traiter avec des autocrates comme Vladimir Poutine4.
Gordon pourrait être qualifié de transatlantiste réaliste. Il croit fermement en l’importance de conserver des liens sécuritaires forts entre l’Europe et les États-Unis, mais considère également que Washington ne peut plus se permettre de « payer pour la défense de l’Europe » sans s’attendre à ce que « l’Europe paie sa part »5. Face aux défis mondiaux, Gordon considère que les États-Unis doivent adopter une certaine « humilité »6 : Washington doit témoigner de son soutien indéfectible à ses alliés et à l’architecture de sécurité transatlantique — notamment l’Article 5 de l’OTAN —, tout en acceptant les limites de la diplomatie et de la dissuasion militaire américaine.
Sources
- Fred Kaplan, « Kamala Harris Has Been Much More Involved in Foreign Policy Than We Realize », Slate, 6 août 2024.
- Philip H. Gordon et Jeremy Shapiro, « How Trump Killed the Atlantic Alliance. And How the Next President Can Restore It », Foreign Affairs, 26 février 2019.
- Alexander Ward, « The Skeptic Who Could Shape Kamala Harris’s Foreign Policy », The Wall Street Journal, 28 août 2024.
- Felicia Schwartz, « Philip Gordon, the foreign policy pragmatist with Kamala Harris’s ear », Financial Times, 22 août 2024.
- Steve LeVine, « Wake for the Atlantic alliance », Axios, 27 février 2019.
- Jeffrey Goldberg, « Obama’s Former Middle East Adviser : We Should Have Bombed Assad », The Atlantic, 20 avril 2016.