Alors qu’en 2024 le PIB russe devrait augmenter de 3 % — soit une hausse plus importante que dans 95 % des pays riches —, les principaux indicateurs socio-économiques semblent au vert dans la Russie de Poutine :
- Le taux de chômage est au plus bas. Avec 2,4 % en juin 2024, il est même en dessous des prévisions du marché de 2,6 %.
- Comme le fait remarquer une note de Goldman Sachs citée par The Economist, l’inflation reste élevée — 8,6 % en juin — mais en deçà de l’augmentation des revenus, estimée autour de 14 %1.
Selon les indicateurs socio-économiques étudiés par l’Institut d’analyse russe Levada2, la société russe a connu un pic de confiance depuis la victoire fabriquée par Vladimir Poutine à l’élection du mois de mars.
- Le Social Sentiment Index (SSI), un indice qui permet de visualiser les perceptions positives et négatives de la population sur une série de sujets pour mettre en évidence des changements de tendance, est au plus haut. Il dépasse de 6 points la valeur maximale jamais enregistrée, en mars 2008. À l’époque, l’économie mondiale entre dans la grande récession à la suite de la crise des subprimes et Medvedev vient d’être élu à la présidence de la Russie.
- Le Consumer sentiment index (CSI) — permet de mettre en exergue le sentiment de la population sondée concernant sa situation économique et financière et celle de son pays, les valeurs d’indice inférieures à 100 signifient la prédominance des évaluations négatives dans la société —est quant à lui à 96 %, la deuxième valeur depuis le pic de mars 2008.
Le contraste avec les années 2010 est évident, l’économie russe frappée par les sanctions occidentales de 2014 était prise dans une tenaille austéritaire : augmentation des impôts et baisse des dépenses.
- En 2018 les salaires réels des Russes ne dépassaient pas ceux de 2012.
Selon une note de la Sberbank3, la plus grande institution financière russe, le comportement des consommateurs reflète aujourd’hui une confiance retrouvée dans l’économie.
- Les dépenses de consommation des Russes ont augmenté de 20 % en glissement annuel.
- La consommation de vins mousseux a augmenté de 80 %, l’importation de Cognac de 18 %.
- Les Russes font également davantage d’achats importants (automobiles, meubles…).
Comment expliquer le décollage économique russe ?
- Le contexte de reprise post-pandémique a été fortement perturbé par les trains de sanctions occidentales qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine de février 2022 et qui ont obligé la Russie à transformer son dispositif d’exportation d’hydrocarbures en identifiant d’autres marchés.
- Si le régime de Poutine a réussi à réorienter les exportations d’hydrocarbures russes de l’Europe vers d’autres régions du monde, les volumes exportés ne sortent pas de l’ordinaire : au premier trimestre 2024, la valeur totale des exportations de la Russie était inférieure de 4 % à celle de la même période de 2023 et d’un tiers à celle de 2022.
Deux sources d’explications peuvent être identifiées : une politique fiscale expansive couplée d’une politique monétaire atypique.
Poutine est-il en train de mettre en place un keynésianisme de guerre ?
- Pour la troisième année consécutive, la Russie enregistrera un déficit budgétaire d’environ 2 % (1,9 % en 2023 et 2,3 % en 2022)
- Pour financer l’effort de guerre en Ukraine, entre 2022-2023 les dépenses du budget consolidé de la Russie (qui comprend le budget fédéral, les budgets régionaux et les fonds extrabudgétaires) ont augmenté en moyenne de 15 % par an en termes nominaux. Une hausse légèrement plus faible est prévue pour cette année.
- La Russie ne publie plus le détail des dépenses budgétaires, mais l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) estime que les dépenses militaires de la Russie (en termes nominaux en roubles) ont augmenté de près de 40 % par an au cours de la période 2022-2023. La Banque de Finlande prévoit que les dépenses militaires vont augmenter de 60 % en 20244.
À côté des dépenses militaires, particulièrement favorables à l’industrie mais dont on ne doit pas sous-estimer l’effet multiplicateur, le budget russe contient des dépenses qui ciblent les familles des soldats tués ou blessés au front.
Le média russe indépendant Mozhem Obyasnit (anciennement connu sous le nom d’Open Russia) a analysé le projet de budget fédéral de la Russie pour 20245.
- Le gouvernement aurait alloué 16,335 milliards de roubles (soit 164 335 278 dollars) aux proches des militaires blessés ou décédés. Sur ce montant, 9,987 milliards de roubles (102 917 932 dollars) sont alloués pour des paiements mensuels aux proches des soldats ayant subi un traumatisme.
- En plus des paiements des primes pour le personnel militaire tué en Ukraine, les proches reçoivent également une compensation mensuelle de 21 922,12 roubles (220 euros) du Fonds social de la Russie.
- Le reste du budget, soit 5,798 milliards de roubles (59 749 491 dollars), doit être versé aux familles des militaires tués, 550 millions de roubles (5 667 854 dollars) étant réservés à la réparation des maisons, si le militaire tué assurait le revenu principal du foyer.
Pour contrer une inflation élevée et naviguer dans les sanctions, une politique monétaire atypique a été mise en place.
- La Banque centrale russe a augmenté le taux d’intérêt de 7,5 % à 18 %.
- Le renforcement du rouble a réduit le prix des importations et attiré des investisseurs étrangers (notamment de Chine et Inde).
L’augmentation des taux, en augmentant le taux de remboursement, aurait pu encourager l’épargne et décourager la consommation, mais le gouvernement a réussi à protéger l’économie réelle avec une série d’actions ciblées (suspension du remboursement du prêt pour les soldats en Ukraine, « prêts hypothécaires » avec des taux à 8 % soit 2 fois moins que le taux directeur actuel pour les consommateurs, et de 3 % pour les entreprises, compensation du secteur financier par l’État en cas perte).
- Ainsi l’intervention étatique permet de préserver la consommation malgré l’inflation à travers des prêts à la consommation. Les prêts aux entreprises ont d’ailleurs augmenté de 20 % sur un an.
Trois perturbations pourraient rendre moins aisé l’atterrissage de l’économie russe.
- Selon les calculs de The Economist6, à ce rythme, dans cinq ans, les réserves financières russes seront épuisées alors que les coûts d’emprunt sont élevés.
- L’impasse de Kalecki7. L’accent mis sur la production liée à la guerre aggrave les déséquilibres de l’économie russe. Ces effets sont les plus prononcés dans les secteurs liés à la consommation, où la croissance de la production des industries militaires absorbe les ressources financières et productives. Malgré des besoins d’investissement massifs dans d’autres secteurs, le potentiel de croissance de la Russie est érodé par les dépenses et les investissements du gouvernement axés sur la production et l’infrastructure liées à la guerre.
- La politique de frein à la hausse des taux d’intérêt risque d’installer l’inflation de manière plus durable et structurelle. Face à l’augmentation des prix, le décrochage du pouvoir d’achat pourrait entraîner une crise de confiance.
Sources
- The Economist, Vladimir Putin spends big—and sends Russia’s economy soaring, 11 août 2024.
- Levada est un centre de recherche basé en Russie produisant de la recherche quantitative et des sondages d’opinion. Réputé pour son sérieux, il est considéré comme une référence et le seul institut véritablement fiable et indépendant basé en Russie. En 2016, il a été classé par le Kremlin comme « agent de l’étranger » mais continue d’opérer.
- The Economist, cit.
- Bank of Finland Bulletin, Military dominance increases imbalances in the Russian economy, 7 mai 2024.
- Mozhem Obyasnit, Власти заложили в бюджет 2024 года выплаты семьям 100 тысяч погибших в Украине, 12 octobre 2023.
- Id.
- Dans une conférence donnée en 1942, Kalecki expliquait que si les dépenses militaires avaient un effet de relance à court terme, elles étaient toutefois incapables de remédier aux difficultés structurelles du capitalisme que sont la surproduction et la baisse du taux de profit. Cette incapacité résulterait notamment du fait qu’elles vont à l’encontre des intérêts des milieux d’affaires et de l’industrie (en opérant une socialisation excessive de l’économie).