De Giuliano da Empoli et sa thèse structurante — le Parti communiste et la Silicon Valley travaillent à un avenir post-humain — en passant par Adam ToozeChris Miller jusqu’à la nouvelle doctrine du «  changement radical  » signée Mario Draghi nous poursuivons notre série de publications sur l’affrontement du siècle : la guerre des capitalismes politiques.

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En l’espace de 15 ans seulement, l’Europe a été confrontée à un choc financier provenant des États-Unis, à un choc pandémique — provenant de la Chine mais qui aurait pu venir de n’importe où — et à un choc énergétique provoqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ces événements ont conduit à réexaminer les compromis entre efficacité et sécurité qui résultent de l’intégration internationale, et en particulier du processus de spécialisation du commerce international et des vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement mondiales.

Les économistes et les décideurs politiques s’inquiètent depuis longtemps de la tension entre efficacité et sécurité. Elle découle fondamentalement de la contradiction habituelle entre la croissance et les crises économiques : une croissance plus élevée s’accompagne souvent d’une plus grande instabilité. Par exemple, la réglementation des marchés financiers et des marchés de biens peut prévenir ou atténuer les risques financiers ou environnementaux au prix d’un ralentissement de la croissance des entreprises. À l’inverse, dans les économies ouvertes, l’intégration commerciale et financière peut être favorable à la croissance, mais expose à des risques plus forts en cas de chocs étrangers.

Les inquiétudes les plus récentes1 diffèrent pourtant de ces préoccupations habituelles à deux égards.

Premièrement, les risques économiques dépendent de plus en plus non seulement de crises ou de chocs, mais également d’une coercition économique délibérée de la part de gouvernements étrangers ou même d’entités non gouvernementales comme les groupes criminels. C’est probablement la raison pour laquelle le terme de « sécurité » — par opposition à « stabilité » ou « résilience » — est devenu si populaire pour décrire l’atténuation des menaces économiques plutôt que des menaces de sécurité nationale. L’une des sources de préoccupation concerne la Chine, pays de plus en plus puissant et autoritaire, qui applique régulièrement une réponse coercitive aux actions politiques de ses partenaires commerciaux — par exemple, la demande d’enquête de l’Australie sur l’origine de la pandémie Covid-19 et la décision de la Lituanie d’autoriser Taïwan à ouvrir un bureau de représentation à Vilnius2. Mais les inquiétudes ne se focalisent pas uniquement sur la Chine : la politique de Donald Trump entre 2017 et 2020 a montré que même les alliés les plus proches de l’Union pouvaient être tentés de tirer parti de leur pouvoir de marché et de leur contrôle des infrastructures techniques et financières de la mondialisation. La possibilité d’un second mandat Trump oblige l’Europe à réfléchir aux moyens de se préparer à un tel risque3.

Deuxièmement, les préoccupations récentes se sont davantage concentrées sur les vulnérabilités liées au commerce plutôt que sur les vulnérabilités financières. En effet, les risques liés au commerce sont devenues plus importants en raison de la spécialisation et de la vulnérabilité croissante des chaînes d’approvisionnement mondiales qui maximisent leur efficacité — mais au prix de la création de fragilités cachées. Cependant, la prédominance des préoccupations liées au commerce pourrait refléter un raisonnement plutôt motivé uniquement par le fait que les deux ou trois derniers chocs externes que l’Europe — et, dans une moindre mesure, les États-Unis — a subis étaient aussi liés au commerce : ainsi des perturbations de la chaîne d’approvisionnement liées au Covid-19 et des chocs des prix de l’énergie à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Des ouvriers travaillent sur le site de construction d’une usine industrielle dans le village de Zhuwu, canton de Lianyun, comté de Yuexi, ville d’Anqing, province de l’Anhui (Chine de l’Est), le 11 juin 2023. © CFOTO/Sipa USA

Conformément à cette préoccupation, nous nous concentrons principalement sur la sécurité économique extérieure liée au commerce. Il ne faut pas en déduire que l’Europe ne doit pas se préoccuper de la sécurité financière. Mais contrairement à la sécurité liée au commerce, les risques financiers continuent d’être principalement de l’ordre de la stabilité financière, liés aux chocs et aux vulnérabilités financières plutôt qu’aux coercitions géopolitiques. Le risque principal d’une coercition financière proviendrait potentiellement des États-Unis si Trump est réélu. En revanche, les risques de sécurité extérieure liés au commerce sont omniprésents.

Les préoccupations récentes se sont davantage concentrées sur les vulnérabilités liées au commerce plutôt que sur les vulnérabilités financières — car les risques de sécurité extérieure liés au commerce sont omniprésents.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer

Dans cet article et le rapport dont il est issu, nous cherchons à répondre à deux questions essentielles. Premièrement, comment identifier les vulnérabilités liées au commerce et quelles relations commerciales rendent l’Europe particulièrement vulnérable aux chocs et à la coercition ? Deuxièmement, comment réduire ces vulnérabilités tout en minimisant les coûts de réduction des risques et en réduisant les possibilités de conséquences imprévisibles ?

Nous considérons quatre types de coûts potentiels :

  • Le renoncement à une partie des bénéfices issus de la spécialisation et de l’ouverture commerciales. Ce manque à gagner pourrait peser sur la croissance et la compétitivité européennes qui dépendent de la spécialisation des exportations et de l’importation de matières premières et d’intrants intermédiaires à un prix inférieur à celui auquel ils pourraient être produits dans le pays — si tant est qu’ils puissent l’être. Elle pourrait également rendre plus difficile la réalisation des objectifs de réduction des émissions, en augmentant le coût de la transition vers les sources d’énergie renouvelables. À son tour, cette situation pourrait exacerber les divisions sociales et politiques liées à l’action climatique.
  • Une augmentation de la vulnérabilité aux chocs intérieurs, notamment aux catastrophes naturelles, aux épidémies et aux crises financières locales — et plus généralement à tout choc dont les conséquences seraient atténuées par le commerce international et/ou les flux de capitaux.
  • Une perturbation forte de la coopération internationale. Cela pourrait inclure la coopération de l’Union européenne avec la Chine sur des questions vitales d’intérêt commun, telles que l’atténuation du changement climatique ou le respect des règles du système commercial multilatéral. Malgré les problèmes rencontrés par l’Organisation mondiale du commerce au cours de la dernière décennie, ces règles continuent d’être largement respectées4. Un « de-risking » agressif des relations commerciales européennes par le biais d’outils de politique commerciale et de subventions pourrait déclencher des réactions protectionnistes de la part des partenaires commerciaux, en particulier si les mesures enfreignent les règles de l’OMC. Cela pourrait également servir d’excuse aux protectionnistes à l’intérieur l’Union, qui pourraient utiliser des arguments de sécurité économique pour défendre leurs intérêts particuliers.
  • Une forte perturbation de la cohésion au sein de l’Union. Les pays de l’Union diffèrent par leurs structures commerciales et leur dépendance à l’égard de marchés d’exportation et d’importation spécifiques. Par conséquent, les tentatives de réduction des risques commerciaux peuvent présenter des avantages nets pour certains et des coûts nets pour d’autres. Si la réduction des risques devient une source de division, elle peut être contre-productive, car les divisions internes de l’Union sont en partie ce que ses adversaires — qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie ou du président Trump — pourraient essayer d’exploiter. Et c’est de fait ce qu’il s’est déjà passé.

Définir les risques pour la sécurité économique

Comme le note Chad Bown5, la sécurité économique demeure un concept émergent. À son niveau le plus abstrait, elle peut être définie comme la prévention de mauvais résultats économiques et la garantie que si les risques se matérialisent, leurs dommages seront minimisés. En d’autres termes, les sociétés se soucient à la fois d’augmenter leur prospérité et de réduire leurs risques et la sécurité économique s’intéresse à ce dernier aspect.

Définie de cette manière générale, la sécurité économique est une préoccupation habituelle des décideurs politiques depuis des siècles — et pas seulement des décideurs économiques, puisque des dommages économiques peuvent être infligés par des chocs « non économiques », y compris des perturbations politiques et des guerres. L’intervention de l’État y compris par des politiques industrielles et commerciales, pour répondre à ces préoccupations, n’est pas nouveau non plus6. La question est donc de savoir en quoi le concept de « sécurité économique » diffère de la « prévention des crises économiques » ou de la « sécurité nationale ». Dans la mesure où la conscience du risque et de sa propagation a changé, il est important de comprendre comment les risques changent, d’éviter les doubles emplois et de prévenir les réactions excessives aux nouveaux risques perçus, alors que les anciens risques et canaux de propagation des risques pourraient toujours exister.

Les économistes qui s’intéressent à la prévention et à l’atténuation des crises se concentrent généralement sur les risques et les vulnérabilités liés au système financier ou à la structure de production. Par exemple, les cycles de crédit peuvent exposer les pays à des crises financières, qui se propagent au niveau international. La dépendance à l’égard des exportations ou des importations de matières premières expose les économies aux fluctuations des prix internationaux et aux perturbations de la production nationale qui en dépend.

Les militaires et spécialistes en sécurité s’inquiètent d’un autre type de menace : les dommages infligés délibérément par des acteurs extérieurs, généralement des États-nations, mais aussi des organisations terroristes ou criminelles. Kevin Murphy et Robert Topel7 ont élargi la définition de la sécurité nationale pour y inclure toutes les « menaces substantielles » pesant sur la sécurité et le bien-être des citoyens d’un pays, notamment les catastrophes nationales et les menaces pour la santé publique. Définie de manière large, la sécurité nationale comprendrait la préparation et l’atténuation de tout acte nuisible mené par des gouvernements étrangers ou des organisations non gouvernementales avec des moyens militaires ou non militaires, y compris les sanctions économiques, et les menaces liées à l’infrastructure physique et d’information.

L’utilisation récente du terme « sécurité économique » se situe à l’intersection des crises économiques non financières et de la sécurité nationale au sens large, telle que définie par ces deux auteurs8. Plus précisément, elle se concentre sur les dommages causés par les relations économiques internationales — et en particulier commerciales — qu’elles soient le résultat de chocs exogènes (tels que les perturbations commerciales liées au Covid-19) ou d’actions délibérées de gouvernements étrangers ou d’organisations non gouvernementales9. Ces risques sont particulièrement forts aujourd’hui en raison de la combinaison de l’intégration économique par le biais du commerce et des investissements directs à l’étranger, de la spécialisation, des longues chaînes d’approvisionnement et des acteurs susceptibles d’exercer une coercition par le biais de ces canaux.

L’utilisation récente du terme « sécurité économique » se situe à l’intersection des crises économiques non financières et de la sécurité nationale au sens large.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer

C’est dans ce sens que le terme « sécurité économique » sera utilisé dans la suite de ce document. Dans cette définition, la sécurité économique implique la prévention et l’atténuation des risques suivants :

  • La perturbation des importations essentielles, qu’elle soit accidentelle ou délibérée ;
  • La coercition économique par des restrictions ou des boycotts visant des exportations spécifiques, à l’instar des mesures prises par la Chine à l’encontre de l’Australie, ou par des pressions exercées sur des entreprises étrangères, même lorsqu’elles produisent localement (par exemple, en menaçant de les priver d’accès au marché national, en restreignant le rapatriement des bénéfices ou en procédant à des expropriations) ; 
  • Une perturbation générale du commerce mondial à une échelle ayant un impact macroéconomique, par exemple à la suite d’un conflit géopolitique entraînant des sanctions économiques ou d’une guerre tarifaire prolongée avec un partenaire commercial majeur. Parmi les événements susceptibles de déclencher de tels scénarios figurent une attaque chinoise contre Taïwan, ou la réélection du président Trump qui déclencherait une forte détérioration des relations politiques entre les États-Unis et l’Union.

Il est important de souligner qu’il s’agit d’une définition étroite – peut-être inappropriée – de la sécurité économique, et ce pour deux raisons.

Premièrement, elle ne tient pas compte de la possibilité de perturbations économiques résultant de chocs intérieurs, qui ont historiquement été une source majeure de crises économiques (voir tableau infra). Il serait donc préférable de parler de « sécurité économique extérieure » pour désigner ce type de risques et leurs solutions en matière de sécurité économique. Cette terminologie nous rappelle qu’il peut exister des tensions non seulement entre la sécurité économique et la croissance, mais aussi entre la sécurité économique extérieure et la sécurité provenant de chocs intérieurs. L’intégration internationale peut accroître l’exposition aux premiers, mais offre une protection contre les seconds.

Deuxièmement, cette définition étroite ignore largement les risques de sécurité économique extérieure d’origine financière. Or la finance internationale — y compris le système de paiement international et la confiscation d’actifs financiers situés dans des juridictions étrangères — est un instrument évident de coercition économique et de sanctions économiques, comme le montrent les sanctions du G7 contre la Russie depuis son invasion massive de l’Ukraine. La principale raison pour laquelle les risques financiers ne sont pas prioritaires dans la littérature récente sur la sécurité économique européenne est que l’Europe est beaucoup moins susceptible d’être la cible de telles sanctions, étant donné le contrôle exercé par les États-Unis et leurs alliés sur la finance internationale. Mais cela pourrait rapidement changer si le président Trump est réélu aux États-Unis et décide d’utiliser la coercition financière contre l’Europe pour quelque raison que ce soit — par exemple, pour forcer l’Europe à aligner ses politiques étrangères ou commerciales sur celles des États-Unis, comme ce fut le cas lorsque les États-Unis ont menacé les entreprises de l’Union de « sanctions secondaires » pour avoir violé les sanctions imposées par les États-Unis à l’égard de l’Iran.

Une analyse plus large de la sécurité économique européenne devrait tenir compte de ces risques économiques et financiers, ainsi que des moyens pour les atténuer. Pour notre part, nous nous concentrons sur les risques liés au commerce et à l’investissement. Ceux-ci sont particulièrement pertinents vis-à-vis de la Chine, mais pourraient également le devenir en cas de retour du président Trump à la Maison-Blanche et de relance des droits de douane américains contre l’Europe, qu’ils soient imposés pour des raisons mercantilistes ou politiques.

Comment réduire effectivement les risques ?

Nous incitons les entreprises à éviter de devenir dépendantes d’un seul ou d’un petit nombre de fournisseurs ou de clients, en particulier lorsque ces derniers sont exposés à des risques élevés échappant à leur contrôle, comme l’interférence politique. Cependant, comme l’ont souligné Isabelle Méjean et Pierre Rousseaux10, l’intérêt privé des entreprises en matière de sécurité risque de ne pas être suffisant pour répondre à l’intérêt collectif de l’Union en matière de sécurité. Souvent, les entreprises ne prennent pas la mesure d’à quel point les fournisseurs ou les clients sont eux-mêmes exposés à des risques, simplement parce qu’elles ne connaissent pas l’ensemble de la chaîne de valeur. Les entreprises n’internalisent pas non plus les coûts potentiels de la dépendance d’un fournisseur ou d’un client sur l’ensemble de la chaîne de valeur et, en fin de compte, sur le bien-être des citoyens. Si une relation avec un fournisseur représente un maillon essentiel de cette chaîne, les coûts sociaux de la défaillance de ce maillon peuvent dépasser de loin les coûts privés pour l’entreprise. Cet argument, qui est globalement cohérent avec les résultats présentés par Chad Bown précédemment cités11, peut justifier une réduction des risques par les pouvoirs publics.

Mais quels sont les domaines qui nécessitent une réduction des risques ? Comment les décideurs politiques peuvent-ils décider que les dépendances commerciales sont excessives, au sens où les risques pour la sécurité économique du commerce l’emportent sur ses avantages, à la fois pour l’efficacité et la croissance, et pour protéger les perturbations nationales ? L’idéal pour répondre à cette question serait de disposer d’un modèle des relations commerciales et d’approvisionnement à l’échelle de l’entreprise, tant au niveau transfrontalier qu’au sein de l’Union. Le modèle comprendrait qui commerce avec qui, comment les intrants spécifiques entrent dans chaque étape de la production et à qui les entreprises vendent. Il disposerait également d’informations sur la facilité de changer de fournisseur en cas de défaillance ou d’augmentation brutale des prix. Un tel modèle pourrait être utilisé pour tester les économies européennes face à des risques spécifiques liés à telle chaîne d’approvisionnement ou à telle clientèle. Si des effets importants étaient alors constatés, le modèle pourrait être utilisé pour identifier les relations commerciales qui méritent une réduction des risques. Malheureusement, un tel modèle n’existe pas — et pourrait ne jamais exister en raison du manque de données. Nous sommes donc limités par les informations disponibles et nous devons en tirer le meilleur parti.

En raison du manque de données, un modèle des relations commerciales à l’échelle de l’entreprise n’existe pas — et pourrait ne jamais exister.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer

Biens essentiels et risque de perturbation des importations 

Supposons que nous soyons principalement intéressés par les risques liés à la perturbation des importations. Ce serait le cas si les exportations étaient bien diversifiées ou si elles étaient principalement destinées à des pays que l’on ne considère pas comme des sources majeures de risques. Dans ce cas, l’approche suivante pourrait être un substitut proche du modèle parfait. En utilisant les données les plus précises possibles, il faudrait identifier les produits pour lesquels : 

  • une grande partie de la consommation de l’Union dépend de produits importés ; 
  • l’offre étrangère de ces produits est très concentrée ; 
  • il est difficile de trouver d’autres fournisseurs en cas de perturbation, et 
  • la rupture d’approvisionnement aurait un coût économique élevé. 

Contrairement au troisième, ce dernier critère traite de la substituabilité des produits au niveau de la consommation ou de la production, par opposition à la substituabilité des relations avec les fournisseurs. 

Les produits qui remplissent les quatre critères seraient des candidats prioritaires à une réduction des risques.

Cette approche, qui s’appuie sur les travaux entrepris par la Commission européenne, suit la méthode adoptée par Isabelle Méjean et Pierre Rousseaux. Leur principale innovation par rapport aux travaux de la Commission et d’autres auteurs est précisément ce troisième critère, qu’ils mettent en œuvre en éliminant les produits pour lesquels le « relationship stickiness » — la durée moyenne des relations entreprise-fournisseur — tombe en dessous d’un seuil spécifique. Par exemple, si le seuil de rigidité est fixé à la médiane de l’échantillon, le nombre de produits pour lesquels l’Union devrait se considérer comme dépendante des importations chute de 378 à 105 seulement, et à 49 seulement si les 75 % de produits les moins « rigides » d’un point de vue des relations entreprise-fournisseur sont éliminés (voir la figure infra). Si l’on se concentre uniquement sur les produits intermédiaires en amont — pour lesquels une interdiction d’exportation affecterait de nombreuses chaînes d’approvisionnement et aurait donc des coûts économiques élevés — la liste se réduit encore à 21 produits seulement. Pour 12 d’entre eux, le principal fournisseur est la Chine. 

Les auteurs suggèrent d’ajouter quelques biens essentiels qui, s’ils sont insuffisamment approvisionnés, « peuvent entraîner des pertes humaines et d’autres conséquences non économiques graves ». Il s’agirait de deux à dix-neuf produits pharmaceutiques, en fonction du seuil de substituabilité fixé, ainsi que des intrants de la transition verte. Il est intéressant de noter que la majorité de ces intrants — y compris la plupart des matières premières essentielles qui ont été l’une des principales justifications à l’origine de l’idée de de-risking, en particulier sur les importations en provenance de Chine — échouent actuellement à un ou plusieurs des tests de dépendance de Méjean et Rousseaux. Les batteries et leurs composants, les technologies de l’hydrogène, les métaux de terres rares et les panneaux solaires, tout en étant très « rigides » d’un point de vue des relations entreprise-fournisseur, échouent au test de concentration, et la plupart des composants des panneaux solaires échouent à la fois au test de concentration et au test des relations. Mais les auteurs appellent à la prudence en ce qui concerne ces produits, au motif que la demande évolue si rapidement que la structure des importations de l’Union au cours de la période 2015-2019, sur laquelle sont constitués les indices de concentration et les besoins d’importation, pourrait être une mauvaise approximation des dépendances commerciales à l’avenir.

Leur travail représente l’analyse la plus exhaustive à ce jour pour identifier les dépendances en s’appuyant sur un classement des importations critiques en termes de concentration et de substituabilité des relations, et pour décider des seuils au-delà ou en-deçà desquels la concentration est jugée trop élevée ou la substituabilité trop faible. C’est précisément parce qu’elle est plus approfondie et plus complète que les tentatives précédentes dans cette littérature, qu’elle illustre ses propres limites intrinsèques. 

  • Nous ne disposons à ce jour d’aucun moyen systématique de déterminer quelles importations sont véritablement critiques. En se concentrant sur les produits en amont de la chaîne de valeur et les produits pharmaceutiques, on risque d’en oublier d’autres — comme les puces électroniques — dont la pénurie accidentelle entraînerait d’importantes pertes économiques ou non économiques. Par ailleurs, certains produits en amont de la chaîne de valeur et des produits pharmaceutiques peuvent ne pas poser de problèmes critiques s’ils peuvent être remplacés par d’autres. L’approche de la Commission européenne consistant à désigner des « écosystèmes » entiers — secteurs tels que la santé, l’énergie, le numérique, l’électronique et l’aérospatiale — comme critiques semble encore plus problématique, à la fois parce que de nombreux produits au sein de ces secteurs ne sont en fait pas critiques et parce que des produits en dehors de ces secteurs qui sont critiques pourraient être omis, comme la plupart de se qui sont en amont de la chaîne de valeurs.

Nous ne disposons à ce jour d’aucun moyen systématique de déterminer quelles importations sont véritablement critiques.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer
  • Les limites des données impliquent que les mesures de la dépendance à l’égard des importations ne représentent pas les risques indirects. Si l’Union importe des produits d’un pays qui est lui-même tributaire des importations de la Chine pour ce produit — ou un intrant intermédiaire important —, la dépendance totale des importations de la Chine pourrait être significativement sous-estimée. 
  • Les listes finales peuvent être très sensibles à la méthode selon laquelle les seuils sont fixés, d’une manière quelque peu arbitraire. Que les seuils de substituabilité des relations soient fixés au vingt-cinquième, au cinquantième ou au soixante-quinzième centile ajoute ou soustrait de grandes quantités de produits de l’échantillon.
  • En temps normal, les relations avec les fournisseurs ont tendance à être relativement longues (25 et 19 mois respectivement, pour les soixante-quinzième et cinquantième centiles de l’échantillon pris dans l’article de Méjean et Rousseaux). Cela implique qu’à moins que la durée de remplacement ne se réduise significativement en temps de crise, une interruption des importations pourrait être très préjudiciable, même pour des produits qui sont relativement peu sensibles aux durées de relations en temps normal. Mais l’effet d’une interruption forcée sur la période de remplacement est complexe à analyser. Les entreprises cherchant à remplacer leurs fournisseurs sous la contrainte seraient incitées à le faire beaucoup plus rapidement qu’en temps normal. Toutefois, trouver de nouveaux fournisseurs en concurrence avec un grand nombre d’autres entreprises qui ont le même objectif pourrait prendre plus de temps et/ou entraîner des hausses de prix pour des fournitures rares, ce qui pourrait s’avérer néfaste à l’économie.

Risques liés aux perturbations des exportations et au découplage

Un autre problème réside dans le fait qu’une approche axée sur la réduction de la dépendance à l’égard des importations critiques ne tient pas compte des perturbations des exportations, qui pourraient également avoir un impact macroéconomique si elles étaient fortement concentrées dans un seul pays de destination. Par exemple, 20 % des exportations de l’Union sont destinées aux États-Unis, 13 % au Royaume-Uni et 9 % à la Chine, tandis que 41 % des exportations du Royaume-Uni sont destinées à l’Union, 21 % aux États-Unis et 5 % à la Chine. En outre, comme pour les données relatives aux importations, les chiffres sur les exportations ne tiennent pas compte des risques indirects. Par exemple, la dépendance directe des exportations britanniques vers la Chine n’est que de 5 %, mais l’exposition indirecte du Royaume-Uni via l’Union seule pourrait être plus importante si les produits britanniques faisaient partie des chaînes de valeur des biens destinés en fin de compte au marché chinois.

Si les chocs de la demande via les exportations sont un risque classique de l’intégration commerciale, les conflits géopolitiques peuvent porter ce risque à un tout autre niveau. Tout d’abord, les exportations d’industries spécifiques peuvent être atteintes par des interdictions d’importation, des droits de douane élevés ou des campagnes sur les réseaux sociaux : ces risques constituent une forme de coercition géopolitique. Comme le rapportent Chad Bown ainsi que Conor McCaffrey et Niclas Poitiers12, il existe de nombreux exemples de coercition chinoise de ce type. Elles ne sont généralement pas critiques d’un point de vue macroéconomique, mais peuvent chercher à exploiter le pouvoir de lobbying des groupes qui sont lésés, ainsi que les divisions internes — typiquement, dans le cas de l’Union, les divisions entre États membres. Des sanctions économiques délibérées peuvent évidemment avoir un impact beaucoup plus important que des variations de la demande d’exportation déclenchées par des fluctuations économiques normales, ou même qu’une crise économique chez un partenaire commercial.

Si les chocs de la demande via les exportations sont un risque classique de l’intégration commerciale, les conflits géopolitiques peuvent porter ce risque à un tout autre niveau.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer

D’autres auteurs13 ont simulé l’effet d’un découplage par rapport à la Chine dans un modèle commercial comprenant 43 pays et 56 secteurs, sous la forme d’un arrêt complet des échanges entre un bloc « d’amis » comprenant les pays du G7, l’Espagne, les Pays-Bas et un pays artificiel comprenant le reste de l’Union, et un bloc de « rivaux » comprenant la Chine et la Russie, en supposant que les échanges se poursuivent à la fois à l’intérieur de ces blocs et avec le reste du monde. Comme on peut s’y attendre, les effets à court terme sont considérables, la production allemande diminuant de 3 à 5 % du PIB. Dans le même temps, les simulations suggèrent que le coût d’un découplage complet avec la Chine serait relativement faible s’il était réalisé lentement au fil du temps : environ 1,25 % du PIB pour l’Allemagne et le Japon, tandis que les États-Unis et les autres pays européens souffriraient d’une baisse comprise entre 0,47 % et 0,69 % du PIB. L’intuition qui sous-tend ce résultat est que les coûts en termes de bien-être d’une rupture de l’intégration commerciale entre la Chine et le groupe des « amis » sont atténués par le fait que les « amis » continuent à commercer entre eux et avec les « neutres », et que ces groupes sont suffisamment importants et diversifiés pour préserver la plupart des bénéfices du commerce.

Bilan

La combinaison de ces idées avec celles de Méjean et Rousseaux, dans l’hypothèse selon laquelle les risques économiques externes comprennent non seulement des chocs exogènes sur le commerce, mais aussi les coercitions géopolitiques — et éventuellement une perturbation plus large du commerce impliquant la Chine — permet de tirer les conclusions suivantes.

Premièrement, il est tout à fait justifié de réduire les risques liés aux importations critiques, soit en diversifiant l’offre, soit en se préparant à atténuer les perturbations. Cependant, l’identification de ces produits s’avère assez ardue, principalement parce qu’il est difficile d’évaluer le caractère critique des produits — c’est-à-dire les pertes de bien-être infligées par une pénurie ou une flambée des prix. Si nous savons que certains produits sont critiques — les puces, l’énergie, certains produits pharmaceutiques, certains minéraux et certains intrants en amont — nous n’en savons guère plus sur les autres. Pour commencer, il faudrait réduire les risques liés aux produits notoirement critiques. Nous ne savons pas combien de temps il faudrait pour trouver de nouveaux fournisseurs en cas de crise, ni à quel point les prix de ces importations pourraient être sensibles à la perte des principales sources d’approvisionnement. C’est pourquoi les produits notoirement critiques devraient être découplés par défaut, même si la rigidité de leurs relations en temps normal est assez faible.

L’identification de ces produits doit évidemment tenir compte des coûts et des avantages de la réduction des risques. 

Prenons l’exemple des panneaux solaires et de leurs composants, souvent cités comme un candidat de choix pour le de-risking en raison de leur importance dans la transition verte et de la part de marché mondiale écrasante de la Chine (63 %, selon Méjean et Rousseaux). Toutefois, les coûts économiques à court terme pour l’Union d’un arrêt complet des importations de panneaux solaires en provenance de Chine seraient minimes — ils toucheraient principalement les services d’installation, la capacité solaire restant inchangée. Contrairement aux importations de gaz en provenance de Russie, l’interruption des importations de panneaux solaires en provenance de Chine n’aurait pas d’effet direct sur l’approvisionnement en énergie, même si elle affecterait l’augmentation de la capacité énergétique installée et augmenterait le coût de remplacement des panneaux devenus obsolètes. Par conséquent, le principal avantage de l’élimination des risques liés aux importations de panneaux solaires chinois serait de se prémunir contre une perturbation éventuelle de la transition énergétique vers les énergies renouvelables, qui pourrait entraîner une forte hausse des prix des panneaux solaires. Cet avantage doit être mis en regard des conséquences qu’aurait la diversification des importations de panneaux solaires de sources non chinoises mais plus chères, car ces coûts plus élevés risquent de ralentir la transition verte.

Les simulations suggèrent que le coût d’un découplage complet avec la Chine serait relativement faible s’il était réalisé lentement au fil du temps.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer

Deuxièmement, la réduction des risques liés aux dépendances commerciales ne peut pas être la seule protection imaginée contre les perturbations des importations, car il ne sera jamais possible d’identifier et de réduire les risques liés à tous les produits critiques. Au-delà de la réduction des risques commerciaux, il est donc essentiel de renforcer la résilience des économies européennes face aux chocs d’importation, quelle qu’en soit l’origine. Cela passe par un marché unique plus fonctionnel et plus flexible, et l’élargissement des relations commerciales internationales par le biais d’accords de libre-échange avec des pays amis. 

Troisièmement, il faut également réduire les risques liés aux dépendances à l’exportation ainsi qu’aux dépendances à l’importation. Cela pourrait se faire de trois manières pour des produits spécifiques : en dissuadant la coercition — comme tente de le faire le nouvel instrument anti-coercition de l’Union — ; en offrant aux producteurs de l’Union des incitations à diversifier les destinations d’exportation, en particulier pour réduire les risques concentrés sur la Chine ; et par le biais de mécanismes d’assurance qui réduisent après coup l’effet des perturbations d’exportations sur des produits spécifiques. Ces derniers doivent être conçus de manière à éviter l’aléa moral, c’est-à-dire à ne pas encourager les risques concentrés ex ante. Nous reviendrons sur les instruments possibles de diversification des exportations et de protection ex post dans la section suivante.

Quatrièmement, il convient de dissuader la coercition, plutôt que de se contenter de réduire la vulnérabilité à celle-ci. En effet, la réduction des risques liés aux dépendances à l’exportation et à l’importation ne sera jamais complète — et elle ne devrait d’ailleurs pas l’être, étant donné que la réduction des risques doit être pensée en regard des avantages de la spécialisation commerciale et de la poursuite des échanges avec la Chine et des autres pays susceptibles de recourir à la coercition. 

Cinquièmement, la question se pose de savoir si l’Union devrait réduire son intégration commerciale globale avec la Chine pour atténuer le choc d’une perturbation soudaine du commerce déclenchée par une confrontation géopolitique. Selon David Baqaee et ses co-auteurs, le coût d’une réduction progressive de l’intégration commerciale avec la Chine serait faible pour la plupart des pays de l’Union, même si l’intégration commerciale est réduite jusqu’à zéro. Même pour l’Allemagne, où le coût d’un découplage complet avec la Chine est tout de même significatif, le coût d’une réduction partielle de l’intégration commerciale — par exemple, en réduisant d’un tiers les parts des exportations et des importations — serait faible si elle était mise en œuvre progressivement. Sur cette base, des mesures politiques visant à encourager une réduction préventive de l’intégration commerciale seraient justifiées si les trois conditions suivantes étaient réunies :

  • La probabilité d’une perturbation soudaine et très coûteuse des échanges est considérée comme suffisamment élevée. 
  • La diversification des échanges au niveau de l’entreprise n’est pas, en soi, suffisante pour provoquer cette réduction préventive des risques.
  • Les efforts de diversification des exportations ciblés (c’est-à-dire au niveau de l’entreprise ou du secteur) n’ont pas d’effet substantiel en termes de réduction de la dépendance globale à l’égard des importations. 

Chacun de ces points est entaché d’une grande incertitude. En ce qui concerne les deux derniers points, Chad Bown a constaté que les droits de douane américains sur la Chine et les représailles chinoises a encore renforcé l’intégration commerciale de l’Union avec la Chine14. Avec l’Inflation Reduction Act, nouvelle législation américaine dirigée contre les importations chinoises, cet effet pourrait se poursuivre. Dans le même temps, la combinaison d’une conscience accrue des risques créés par une ouverture trop forte à la Chine et le ralentissement structurel de l’économie chinoise pourrait aller dans l’autre sens. En outre, des efforts ciblés de réduction des risques peuvent avoir des effets généraux, en particulier s’ils réduisent l’exposition concentrée envers la Chine dans des secteurs majeurs pour l’économie de l’Union, tels que l’industrie automobile.

Enfin, il est important de souligner deux problèmes de sécurité économique liés au commerce qui sont voisins des risques identifiés et quantifiés dans les travaux que nous avons cités jusqu’ici15, mais qui ne sont pas directement abordés dans ces documents.

Le premier est le risque évident, déjà mentionné dans la section 2, d’une large perturbation du commerce européen avec les États-Unis en cas de retour de Donald Trump à la présidence américaine16. Étant donné la part importante des importations et des exportations américaines dans le commerce européen, cela pourrait frapper l’Europe encore plus durement qu’une perturbation du commerce avec la Chine. Bien que Baqaee et ses coauteurs n’aient pas directement simulé un tel choc, leur scénario « d’autarcie de l’Union » le suggère, car il entraîne des coûts substantiels même à long terme, c’est-à-dire même s’il est mis en œuvre lentement (une perte de consommation permanente de 9 % du PIB)17.

Il s’ensuit que la réduction des risques dans les relations commerciales avec les États-Unis n’a de sens que si l’on considère comme probable un découplage soudain encore plus catastrophique avec les États-Unis. Toutefois, une perturbation des échanges avec les États-Unis prendrait probablement la forme d’une guerre tarifaire (limitée) plutôt que d’un embargo commercial. Les prospectives plaident donc contre une réduction préventive des échanges avec les États-Unis. En revanche, l’Union doit être politiquement prête à mener une guerre commerciale avec les États-Unis si Trump, dans l’hypothèse où il serait de nouveau élu, décidait d’entamer une telle guerre.

Une deuxième préoccupation connexe est qu’une coercition engagée par la Chine ou par d’autres pays pourrait prendre la forme d’une expropriation d’actifs — en particulier d’une expropriation de sites de production. En supprimant une importante source de revenus et de profits étrangers, cette expropriation pourrait avoir sur les entreprises de l’Union un impact similaire à celui d’une interdiction d’importation. Toutefois, le risque se manifesterait ex ante sous la forme d’une concentration des sources de profit plutôt que d’une concentration des exportations, et le remède pourrait impliquer une diversification des sites de production et des centres de profit plutôt qu’une diversification des exportations, ainsi qu’une augmentation des réserves de capital.

En résumé, notre analyse aboutit à cinq recommandations principales pour une politique économique à mener à l’échelle européenne : 

  1. Réduire la dépendance à l’égard des importations pour les produits essentiels ;
  2. Diversifier les sources de revenus étrangères et/ou renforcer la résistance des entreprises face à d’éventuelles perturbations de la demande étrangère, à des expropriations d’actifs ou à des contrôles de paiement empêchant le rapatriement des bénéfices ;
  3. Approfondir le marché unique de l’Union et le rendre plus flexible ;
  4. Dissuader toute forme de coercition économique, que ce soit par le biais des importations ou des exportations, ou par d’autres moyens tels que l’expropriation ;
  5. Éventuellement, limiter la dépendance commerciale (et en particulier la dépendance à l’égard des exportations) à l’égard de la Chine, au niveau global.

Pour atteindre ces objectifs, il faut des politiques efficaces, qui équilibrent les coûts et les avantages et qui minimisent les risques de conséquences imprévues. Il s’agit ensuite d’examiner ce à quoi une telle politique pourrait ressembler concrètement, en commençant par celles que la Commission européenne a déjà commencé à mettre en œuvre.

Comment réduire les risques ?

Alors que l’épidémie de Covid-19 a révélé de dangereuses vulnérabilités et appelé à une réévaluation des relations économiques internationales de l’Union, la pression croissante exercée par les États-Unis sous la présidence de Trump et le comportement de plus en plus agressif du gouvernement chinois ont attiré l’attention des décideurs européens sur les menaces de coercition économique. Elles les ont incité à redéfinir la boîte à outils avec laquelle ils pouvaient répondre. L’Union a pris une série d’initiatives majeures pour renforcer sa résilience économique et se donner les moyens de mieux contrer les comportements malveillants de ses partenaires économiques.

L’Union a ainsi adopté ou est en train d’examiner une série de nouvelles initiatives qui complètent les instruments standard de défense commerciale18 (droits antidumping ou antisubventions conformes à l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les subventions et les mesures compensatoires, pour lesquels l’Union a développé des procédures qui sont en train d’être renforcées) :

Le règlement sur les subventions étrangères19 (en vigueur depuis juillet 2023) a introduit de nouveaux outils pour lutter contre les subventions étrangères qui provoquent des distorsions et compromettent l’égalité des conditions de concurrence dans les domaines des fusions et acquisitions et des marchés publics20.

Le règlement européen sur les semi-conducteurs21 (Chips Act, en vigueur depuis septembre 2023) vise à renforcer la compétitivité et la résilience de l’Union dans le secteur des semi-conducteurs en soutenant des projets de fabrication à grande échelle par des règles de subvention un peu plus permissives par rapport à un Projet important d’Intérêt européen commun traditionnel (PIIEC, projets d’investissement impliquant une collaboration transfrontalière et des aides d’État de plusieurs pays de l’Union). Il prévoit également des mesures visant à cartographier et à surveiller la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs afin d’évaluer ex ante les risques de perturbation des importations, mais aussi des pouvoirs plus étendus permettant à la Commission d’agir en cas de crise, notamment en organisant des achats communs22.

Des ouvriers travaillent sur le site de construction d’une usine industrielle dans le village de Zhuwu, canton de Lianyun, comté de Yuexi, ville d’Anqing, province de l’Anhui (Chine de l’Est), le 11 juin 2023. © CFOTO/Sipa USA

Le règlement pour une industrie « zéro net »23 (NZIA) et les parties connexes du Cadre Temporaire de Crise et de Transition (TCTF)24 visent à renforcer l’écosystème européen de l’industrie manufacturière des technologies propres. Le NZIA comprend des mesures destinées à accélérer l’octroi de permis, tandis que le TCTF permet aux États membres d’accorder des subventions aux projets de fabrication de technologies propres qui peuvent correspondre aux subventions de pays tiers sous certaines conditions25.

Le règlement sur les matières premières critiques26 (CRMA) vise à résoudre le problème de la forte concentration des importations de certaines matières premières d’importance stratégique. Elle cherche à stimuler l’extraction, le raffinage et le recyclage de ces matières premières au niveau européen par le biais de procédures d’autorisation accélérées ainsi que de mesures liées à la surveillance de la chaîne d’approvisionnement, au stockage et à l’amélioration de la recyclabilité des MRC27.

L’Autorité de préparation et de réponse aux urgences sanitaires28, qui a été créée en septembre 2021, a pour mission d’améliorer la résilience et la disponibilité des fournitures médicales. Elle vise à accomplir cette mission en identifiant les principaux goulets d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement, et en y remédiant, entre autres, par la constitution coordonnée de stocks et l’approvisionnement en commun.

L’instrument de lutte contre la coercition (en vigueur depuis décembre 2023) vise à fournir à l’Union un large éventail de contre-mesures possibles lorsqu’un pays tiers exerce une coercition. Il confère à l’Union des pouvoirs étendus pour déployer des contre-mesures en réponse à un acte de coercition étrangère, y compris l’imposition de droits de douane, de restrictions sur le commerce, les services, les droits de propriété intellectuelle, et les restrictions sur l’accès aux investissements directs étrangers et aux marchés publics.

Le règlement sur les situations d’urgence et la résilience du marché intérieur29 (SURMI, ancien instrument du marché unique pour les situations d’urgence, sur lequel un accord a été conclu entre le Parlement et le Conseil en février 2024) vise quant à lui à garantir un accès continu aux biens et services essentiels. Bien qu’il soit principalement destiné à répondre aux urgences de type Covid, il couvre également les perturbations du marché unique déclenchées par des conflits, tels que la guerre en Ukraine.

Malgré ces limites, l’Union a mis au point un ensemble de mesures impressionnant qui témoigne d’un changement d’attitude. Des efforts considérables ont été déployés pour traiter les dépendances critiques à l’importation, donner à la Commission européenne des pouvoirs de dissuasion de la coercition (l’instrument de lutte contre la coercition, dont l’application doit être déclenchée par une majorité au sein du Conseil) et empêcher une rupture du marché unique en cas d’urgence (loi sur l’urgence et la résilience du marché intérieur, IMERA).

Tout d’abord, les dépendances à l’exportation ont été largement négligées. Hormis l’intention de négocier des accords commerciaux supplémentaires avec des pays amis, il n’existe aucun instrument visant à encourager la diversification des exportations et/ou à réduire la dépendance à l’égard de la Chine.

Hormis l’intention de négocier des accords commerciaux supplémentaires avec des pays amis, il n’existe aucun instrument visant à encourager la diversification des exportations et/ou à réduire la dépendance à l’égard de la Chine.

Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weber di Mauro et Jeromin Zettelmeyer

Deuxièmement, les instruments destinés à remédier aux dépendances à l’importation restent imparfaits et incomplets : 

  • Alors que le règlement sur les semi-conducteurs, le règlement sur les matières premières critiques (CRMA) et celui sur l’autorité de préparation et de réponse aux urgences sanitaires ont des justifications économiques et sécuritaires appropriées, le règlement sur l’industrie « zéro net » couvre un large éventail de biens qui, pour la plupart, ne répondent pas à la définition de bien critique30. De nombreux autres biens qui pourraient être critiques, tels que les produits situés en amont de la chaîne de valeur et dont les importations sont très concentrés, restent en dehors du champ d’application de l’une ou l’autre de ces lois31. Il n’existe aucun cadre permettant d’identifier les biens qui pourraient être réellement critiques, mais qui ne font partie d’aucune des quatre catégories de produits identifiées.
  • Les instruments communautaires visant à réduire la dépendance à l’égard de ces biens sont pour la plupart faibles. Le financement au niveau de l’Union de la politique industrielle visant à accroître la capacité de l’Union est faible (Chips Act) ou inexistant (CRMA). Les instruments de politique commerciale reposent principalement sur l’amélioration de l’accès au marché ou à l’investissement pour les entreprises de l’Union par des accords commerciaux nouveaux ou élargis.
  • Le principal moyen d’action de ces règlements consiste à donner aux pays de l’Union une plus grande marge de manœuvre pour subventionner les investissements dans les domaines qu’ils couvrent. Bien que cela puisse conduire à des succès occasionnels (investissements dans un domaine critique qui n’auraient pas eu lieu autrement), il n’existe pas de structure de gouvernance permettant de garantir que les dépendances critiques sont réduites en temps utile. En outre, cette approche profite principalement aux pays de l’Union qui disposent des ressources fiscales nécessaires pour accorder d’importantes subventions, ainsi qu’aux grands opérateurs historiques qui ont le poids et l’envergure nécessaires pour faire pression en vue d’obtenir des subventions et pour participer aux consortiums du PIIEC.

Troisièmement, la Commission a jusqu’à présent manqué l’occasion de rallier les États membres à l’idée d’accroître la résilience en approfondissant le marché unique. Cela aiderait l’Union à résister aux chocs extérieurs et à la coercition — quels qu’en soient la source et les moyens — en permettant une réorientation plus rapide du commerce et de l’offre. L’union des marchés bancaires et des capitaux renforcerait la sécurité économique à la fois en finançant de nouvelles capacités de production et en améliorant le partage automatique des risques. Un meilleur partage des risques à travers les frontières intra-Union renforcerait à son tour la cohésion de l’Union et rendrait plus difficile l’exploitation des divisions internes par des acteurs étrangers.

Un programme systématique pour renforcer la sécurité économique pourrait comporter les éléments suivants :

    1. Un processus d’identification et d’examen régulier des dépendances critiques à l’importation et de meilleures données32. Ce dernier point nécessiterait une attention plus systématique de la part des entreprises européennes envers leurs chaînes d’approvisionnement.
    2. Une gouvernance plus forte et un meilleur financement pour une politique industrielle favorable à la concurrence au niveau de l’Union. Cela pourrait impliquer : (i) une institution similaire aux Advanced Research Projects Agencies (ARPA) américaines pour développer des technologies dans des domaines identifiés comme critiques ; (ii) lorsque la technologie existe déjà, l’attribution de subventions à la production ou à l’investissement par le biais de procédures d’adjudication, sur le modèle des procédures actuellement utilisées pour l’appel d’offres pour des capacités de production d’énergie renouvelable.
      Ces mécanismes n’impliqueraient pas nécessairement un financement important. Les budgets de l’ARPA américaine sont relativement modestes — de l’ordre d’un milliard de dollars — tandis que les adjudications pourraient être cofinancées par les pays de l’Union, sur le modèle du concept auctions-as-a-service proposé par la Commission européenne en rapport avec les objectifs climatiques33.
    3. L’utilisation d’instruments commerciaux conformes aux règles de l’OMC pour encourager la diversification des importations et des exportations. Ces instruments pourraient être les suivants : (i) du côté des importations : des droits compensateurs, justifiés par la présence d’une subvention étrangère, qui se concentrent sur les domaines dans lesquels il existe une dépendance critique à l’égard du pays responsable de la subvention ; (ii) du côté des exportations, un droit prélevé sur les exportations de l’Union vers des pays pour lesquels l’exposition à l’exportation est considérée comme excessive. Cette dernière solution pourrait être politiquement difficile à mettre en œuvre, mais elle serait parfaitement conforme aux règles de l’OMC34.
    4. Comme alternative aux taxes à l’exportation, exiger des exportateurs qui dépendent fortement d’une destination d’exportation spécifique qu’ils souscrivent une assurance contre le risque politique fournie par l’État, qui couvrirait les coûts du soutien public ex post en cas de coercition (et découragerait les exportations vers la destination en question). 
    5. Inciter les entreprises européennes fortement dépendantes de la production et des bénéfices réalisés dans des juridictions étrangères à diversifier leur production, à structurer leurs opérations ou à détenir des capitaux pour leur permettre de survivre à une expropriation (ou à des contrôles qui entravent le rapatriement des bénéfices). 
    6. Accroître encore la valeur dissuasive de l’Instrument Anti-Coercition en permettant à la Commission de déclencher des mesures de rétorsion au titre de l’Instrument sans exiger la confirmation d’une majorité d’États membres. 
    7. Se préparer à la coercition économique par des canaux financiers plutôt que par des canaux commerciaux. Bien que les entreprises européennes n’aient pas été récemment la cible de ce type de coercition, cela pourrait changer si Donald Trump revient à la Maison Blanche. 
    8. Dynamiser le marché unique pour des raisons de sécurité économique plutôt que pour des raisons d’efficacité.
    Sources
    1. Illustrées, par exemple, par une série de documents de la Commission européenne : Commission européenne, « Strategic dependencies and capacities », SWD, 2021 ; Commission européenne, « EU strategic dependencies and capacities : second stage of in-depth reviews », SWD, 2022 ; et également un programme législatif connexe : voir section 4, et Conor McCaffrey et Niclas Poitiers, « Instruments of economic security », Europe’s Economic Security, Chapitre 5, Paris Report 2, CEPR et Bruegel, 2024.
    2. Voir par exemple : « China punishes Australia for promoting an inquiry into covid-19 », The Economist, 21 mai 2020 ; Andy Bounds,« Lithuania complains of trade ‘sanctions’ by China after Taiwan dispute », Financial Times, 3 décembre 2021.
    3. Arancha González Laya, Camille Grand, Katarzina Pisarska, Nathalie Tocci et Gontram Wolff, « Trump-Proofing Europe : How the Continent Can Prepare for American Abandonment », Foreign Affairs, 2 février 2024.
    4. Petros Mavroidis et André Sapir, Key New Factors likely to shape the new EU Trade agenda in the next term, étude pour la Commission du commerce international du Parlement européen, à paraître, 2024.
    5. Chad Bown, « Trade policy, industrial policy, and the economic security of the European Union », Europe’s Economic Security, Chapitre 5, Paris Report 2, CEPR et Bruegel, 2024.
    6. Morgan Kelly et Kevin Hjortshøj O’Rourke, « Industrial policy in the shadow of conflict : Lessons from the past », Europe’s Economic Security, chapitre 2, Paris Report 2, CEPR et Bruegel, 2024.
    7. Kevin M. Murphy et Robert. H. Topel « Some Basic Economics of National Security », American Economic Review n°103 vol.3, pp. 508-11, 2013.
    8. La Commission européenne dans son étude de 2023 utilise une définition qui inclut également les « risques liés à la sécurité physique et cybernétique des infrastructures critiques » et les « risques liés à la sécurité technologique et aux fuites de technologie ». Nous classerions ces éléments dans le domaine de la sécurité nationale (dans la catégorie « autres » du tableau 1) plutôt que dans celui de la sécurité économique.
    9. Art. cit, Bown, 2024 ; Conor McCaffrey et Niclas Poitiers, « Instruments of economic security », Europe’s Economic Security, Chapitre 5, Paris Report 2, CEPR et Bruegel, 2024 ; Commission européenne, « Strategic dependencies and capacities », SWD, 2021 ; Commission européenne, « EU strategic dependencies and capacities : second stage of in-depth reviews », SWD, 2022.
    10. Isabelle Mejean et Pierre Rousseaux, « Identifying European trade dependencies », Europe’s Economic Security, Chapitre 3, Paris Report 2, CEPR et Bruegel, 2024.
    11. Art. cit, Bown, 2024.
    12.  Art. cit., Bown et art. cit., Mc Caffrey et Poitiers.
    13. David Baqaee, Julian Hinz, Benjamin Moll, Moritz Schularick, Feodora A. Teti, Joschka Wanner et Sihwan Yang, « What if ? The Effects of a Hard Decoupling from China on the German Economy », Europe’s Economic Security, Chapitre 4, Paris Report 2, CEPR et Bruegel, 2024.
    14.  Art. cit, Bown, 2024.
    15. Art. cit, Mejean et Rousseaux, 2024 ; Art. cit, Baqaee et al., 2024.
    16. Trump a annoncé qu’il mettrait en œuvre un tarif douanier général de 10 %. Cela affecterait considérablement les exportations de l’UE, en plus des importateurs américains. Cf. New York Times, 26 décembre 2023.
    17. Art. cit, Baqaee et al., 2024.
    18. Commission européenne, Trade defence.
    19. Commission européenne, « The Foreign Subsidies Regulation in a nutshell ».
    20. Julia Anderson, « Not all foreign investment is welcome in Europe », Bruegel Blog, 10 novembre 2020.
    21. Commission européenne, « European Chips Act ».
    22. Nicolas Poitiers et Pauline Weil, « Is the EU Chips Act the right approach ? », Bruegel Blog, 2 juin 2022.
    23. Commission européenne, « Net-Zero Industry Act ».
    24. Commission européenne, « Temporary Crisis and Transition Framework ».
    25. Simone Tagliapietra, Reinholde Veugelers et Jeromin Zettelmeyer, « Rebooting the European Union’s Net Zero Industry Act », Policy Brief, 2023.
    26. Commission européenne, « Critical Raw Materials Act ».
    27. Marie Le Mouel et Niclas Poitiers, « Why Europe’s critical raw materials strategy has to be international », Analysis, Bruegel, 5 avril 2023.
    28. Commission européenne, « Health Emergency Preparedness and Response (HERA) ».
    29. Texte de compromis final adopté en février 2024.
    30. Il s’agit de l’énergie photovoltaïque et solaire thermique, de l’énergie éolienne terrestre et des énergies renouvelables en mer, des batteries et du stockage, des pompes à chaleur et de l’énergie géothermique, des électrolyseurs et des piles à combustible, du biogaz durable et du biométhane, du captage et du stockage du carbone (CSC) et des technologies en réseau.
    31. Art. cit, Mejean et Rousseaux, 2024.
    32. Art. cit, Mejean, Rousseaux, 2024 ; Art. cit, Bown, 2024
    33. Commission européenne, « Auctions-as-a-Service for Member States, Concept Note », Direction générale de l’action pour le climat, 2023.
    34. L’article XI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 interdit les restrictions quantitatives à l’exportation (à quelques exceptions près) mais autorise les « droits, taxes ou autres charges ».
    Crédits
    Cet article est la traduction de l'introduction du rapport du rapport « How to de-risk : European economic security in a world of interdependence », dirigé Jean Pisani-Ferry, Beatrice Weder di Mauro et Jeromin Zettelmeyer. La version originale a été publiée en anglais par Bruegel et le CEPR.