Un continuum de violences. Une chaîne de l’impunité. La guerre multiforme — armée, politique, symbolique et culturelle — menée par Poutine contre l’Ukraine rappelle d’autres périodes passées. Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive, tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Nous poursuivons notre série co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour ne rater aucun épisode, vous pouvez vous abonner par ici au Grand Continent
À la fin de la période impériale, les territoires occidentaux de l’Empire russe ont été le théâtre de nombreux pogroms. L’exclusion antijuive était institutionalisée, les Juifs étant, dans leur majorité, interdits de séjour dans les grandes villes et tenus de vivre dans de misérables bourgades de la Zone de résidence créée par Catherine II. Après la révolution de Février 1917, le gouvernement provisoire a aboli les discriminations fondées sur l’appartenance ethnique et religieuse. À la suite de celle d’Octobre, les Bolcheviks ont même valorisé la culture en yiddish et en hébreu. Dans Le Siècle juif, l’historien Yuri Slezkine montre que les Juifs de l’Empire russe n’ont pas tous soutenu la révolution bolchevique, beaucoup préférant rejoindre deux autres « terres promises », la Palestine mandataire et les États-Unis. Très vite, pourtant, s’est imposée l’idée que cette révolution aurait été accomplie par des Juifs. Comment expliquer la force de la figure du « judéo-bolchevique », tant pendant la guerre civile en Russie que plus tard dans les pays occidentaux ?
Deux mythes antijuifs se rencontrent et fusionnent avec la révolution bolchevique : celui du complot juif mondial et celui d’une affinité élective du marxisme et des Juifs (la Jydokomuna). Le premier prend racine dans une vision complotiste du monde, cristallisée dans un des pamphlets fondateurs de l’antisémitisme moderne, les Protocoles des Sages de Sion, célèbre faux rédigé en 1901 probablement par Mathieu Golovinski, un informateur de l’Okhrana (la police politique tsariste), selon lequel les Juifs se seraient ligués aux francs-maçons pour dominer le monde. Le second, celui du judéo-bolchevisme, prétend que la révolution russe serait le fait d’un coup d’État juif dans la Russie des tsars ; il se répand rapidement en Europe, en particulier sous l’influence des Russes blancs exilés en France, puis se propage en Allemagne et en Europe orientale, surtout en Pologne, où l’on observe dans les années 1920 et 1930 des violences antijuives de plus en plus marquées et institutionnalisées.
Ceux-ci engendrent une vague de pogroms d’une violence inouïe au cours de la guerre civile russe — chirurgicalement décrits par Isaac Babel dans une série de nouvelles intitulées Cavalerie rouge (1926) — mais façonnent également les idéologies et les imageries antijuives des antisémitismes européens dans l’entre-deux-guerres. L’activation de ces mythes et leur prégnance peuvent s’expliquer par une conjonction de facteurs politiques et culturels : l’antisémitisme des Russes blancs, interprétant la terreur rouge comme une reproduction du crime rituel contre les chrétiens ; la forte représentation de figures d’origine juive dans l’appareil politique et sécuritaire de l’État bolchevique des premières années, y compris dans la Tchéka des années 1920 ; la judéité de Léon Trotski, commandant de l’Armée rouge ; ainsi que la montée en puissance des mouvances d’extrême droite en Europe de plus en plus nourries par une vision complotiste et racialisée de la question juive.
À l’origine, l’URSS semble imperméable à l’antisémitisme tsariste. De fait, avec l’adoption par le Conseil des commissaires du peuple du décret du 25 juillet 1918 sur la « lutte contre l’antisémitisme et les pogroms juifs », la Russie, à l’initiative de Lénine, devient le premier État au monde à interdire et à pénaliser l’antisémitisme. Ce texte affirmait clairement que « le bourgeois juif est notre ennemi, non pas en tant que juif, mais en tant que bourgeois. Le travailleur juif est notre frère » et établissait un principe de droit. Dans l’interprétation marxiste réélaborée par Lénine puis Staline, l’antisémitisme était en effet un moyen de détourner la « colère des classes populaires » de leur « véritable ennemi » — le capitalisme. Dans sa réponse du 12 janvier 1931 à une question posée par la nouvelle agence télégraphique juive, Staline a ainsi qualifié l’antisémitisme de « forme extrême de chauvinisme de race » et de « dangereuse survivance du cannibalisme » 1.
Au cours des années 1920 et 1930, l’Union soviétique devient d’ailleurs un empire « ethnocentré » où l’origine ethnique des individus joue tantôt comme une carte de promotion sociale, tantôt comme un motif d’ostracisme politique. Pour les Juifs — minorité de près de 2 600 000 âmes selon le recensement soviétique de 1926 —, la révolution a donné lieu à une période sans précédent d’ascension sociale et professionnelle. Autrefois majoritairement cantonnés dans la Zone de résidence 2, ils affluaient désormais des shtetls vers les nouveaux centres urbains de l’Union soviétique. En embrassant les idéaux internationalistes, certains célébraient ainsi leur libération tant de l’oppression tsariste (et de son numerus clausus) que du carcan du judaïsme rabbinique traditionnel. Certes interne à l’URSS, il s’agit pourtant de la troisième plus grande vague de migration juive du début du XXe siècle, dont l’ampleur est d’ailleurs analogue au mouvement des Juifs du Yiddishland vers les Amériques ou la Palestine mandataire.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Tandis que les Juifs sont initialement promus comme groupe ethnique dans le nouvel État soviétique (et plus reconnus désormais comme un peuple ou groupe religieux), ils assistent aux grandes vagues de répressions à caractère ethnique visant notamment les Polonais, les Allemands de la Volga, les Finnois, les Coréens et les minorités baltes. Certains sont victimes des répressions politiques et des purges dans les années 1930, ainsi que des famines, mais sans être visés en raison de leurs origines.
Au demeurant, tout n’est bien sûr pas rose, et il convient de noter qu’une proportion importante d’entre eux a subi des discriminations sociales, notamment en raison des vagues de nationalisation, mais plus encore du fait qu’étaient qualifiées de bourgeoises les professions de marchands, et parfois même de simples artisans ou de boutiquiers, ce qui entraînait la perte des droits politiques. Les Juifs, qui ne pouvaient pas être agriculteurs sous l’Empire et exerçaient de fait souvent des métiers de commerçants et d’artisans, ont ainsi pu être structurellement marginalisés, étant catégorisés comme lishensty (individus privés de droits civiques) dans les années 1920, comme l’ont démontré les recherches de Golfo Alexopoulos et de Francine Hirsch 3.
Par ailleurs, les mouvements sioniste et bundiste, auxquels appartenaient naturellement presque seulement des Juifs, ont été persécutés dès les années 1920. Parmi maints tourments, il faut souligner l’opération dite « sioniste » du NKVD, visant particulièrement les populations juives d’Ukraine en 1937-38 4. En outre, lors des grands procès de Moscou (1936-1938) et de la Grande Terreur (1937-1938) ont dominé les figures du traître trotskiste, agent de l’étranger : sachant que Trotski était juif, de même que Zinoviev et Kamenev, on peut se demander si ces représentations ne puisaient pas déjà dans un répertoire antisémite.
Quoi qu’il en soit, après la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, émerge, dans les territoires annexés par Moscou en 1939-1941 (à savoir les pays baltes, l’Ukraine occidentale, la Biélorussie occidentale et la Bessarabie) une nouvelle version de la Jydokomuna, associant impérialisme soviétique, conspiration juive et répression ethnique et politique, du fait de l’aide supposée dont auraient bénéficié les conquérants au sein des populations juives locales. Ce mythe resurgira d’ailleurs avec une intensité nouvelle à la chute de l’Union soviétique, la révolution d’Octobre étant relue par certains Russes comme un coup d’État juif. Les deux tomes d’Alexandre Soljenitsyne portant sur l’histoire juive en Russie (Deux siècles ensemble), publiés en 2001 et 2002, reprennent ainsi librement les leitmotivs de cette pensée complotiste, mettant l’accent sur l’articulation entre un pouvoir communiste répressif, anti-slave et anti-chrétien, et les Juifs.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, des millions de Juifs soviétiques ont péri aux mains des nazis. Après la libération des principaux camps d’extermination par l’Armée rouge, deux auteurs soviétiques renommés, Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, ont entrepris de documenter ces crimes dans Le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs, ouvrage interdit de publication par Staline en 1947. L’année suivante, les autorités soviétiques ont banni la culture yiddish et liquidé le Comité antifasciste juif qui avait été mis sur pied en 1942 pour obtenir le soutien des Juifs américains. A alors débuté une campagne contre « le cosmopolitisme » dans les arts qui a connu son acmé avec l’affaire des blouses blanches. Comment expliquer ce tournant antisémite du régime soviétique quelques années seulement après la Shoah ?
Ce tournant s’esquisse peu à peu pendant la Seconde Guerre mondiale dès lors que l’identité juive des victimes de la Shoah est graduellement effacée : à partir de la bataille de Stalingrad (1942-1943), la judéité des victimes de l’entreprise génocidaire nazie fait l’objet d’omissions, alors même que la presse soviétique témoigne concomitamment des enquêtes sur la souffrance des populations juives en territoire occupé. À partir de ce tournant, la mémoire de la Shoah en URSS sera certes reconnue mais euphémisée et minimisée, avant d’être tue et persécutée. Or, ce sont plus de deux millions et demi de Juifs soviétiques (soit près de la moitié des cinq millions vivant alors en URSS, incluant les territoires occupés en 1940) qui ont péri. Dès 1943, le Bureau soviétique d’information, créé le 24 juin 1941 en vue de contrôler la production et la diffusion des informations en provenance du front soviétique, a remplacé le qualificatif « juif » par « civil » ou « soviétique » pour désigner les victimes de la « Shoah par balles », l’exécution sommaire des Juifs par les Einzatzgruppen, principalement en Ukraine, en Biélorussie et dans les pays baltes, qui a précédé la mise en place des camps d’extermination.
Passés sous silence comme victimes du génocide nazi, les Juifs sont également effacés comme défenseurs de l’Union soviétique. À l’instar d’autres minorités, leur rôle n’a pas été mentionné par Staline dans son fameux discours du 9 mai 1945, jour de la victoire en URSS. Staline y a présenté l’affrontement de la Grande guerre patriotique comme une guerre entre les peuples et non entre des idéologies. Dans son toast, il insiste sur le courage incommensurable du « peuple slave », gommant ainsi les combattants des toutes les minorités (un bon tiers de la population soviétique), et ce, alors que près de 120 000 soldats juifs de l’Armée rouge — sur 500 000 soldats juifs, proportion considérable — ont donné leur vie pour sauver le pays. En réalité, ce tournant « grand slave » avait déjà été opéré par Staline pendant la guerre, refondant le socle de la légitimité du régime sur une glorification du courage russe, et s’accompagnant d’une plus grande tolérance vis-à-vis de l’Église orthodoxe.
On pourrait cependant arguer que la politique soviétique d’effacement de l’identité des victimes juives ne diffère pas fondamentalement de celle des alliés, qui ont regroupé, après la Libération, les survivants juifs et non juifs de l’occupation nazie au sein de la catégorie générique de victimes de la « barbarie fasciste ». Il convient également de souligner l’implication directe de l’État soviétique dans la documentation des crimes nazis, ayant créé la Commission extraordinaire des crimes nazis dès 1942-1943, ainsi que l’effort entrepris par l’armée et la police politique pour documenter ces agissements et préparer les procès des criminels nazis à Nuremberg 5. Dans ce travail, la Shoah n’a pas été éludée, ni le ciblage et le massacre spécifique des populations juives. Localement, lors des procès de collaborateurs, les témoins juifs et les faits ont été mentionnés, et la presse locale en a parlé. Dans la documentation judiciaire ou interne au parti, il n’y avait d’ailleurs nullement de tabou sur la nationalité des victimes 6. Enfin, l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg a été le premier à publier le bilan officiel de six millions de victimes juives du nazisme en Europe, dans un article de la Pravda du 17 décembre 1944.
Cependant, le cercle se referme rapidement, ponctué par une série de mesures répressives dirigées contre la minorité juive : dès 1947, Le Livre noir, dont l’objectif initial était d’alerter le monde sur le sort des juifs en territoires soviétiques occupés, est interdit en raison de ses « erreurs politiques », au motif qu’il accorde une attention excessive aux actes de collaboration commis par les Ukrainiens, Biélorusses et Lettons, tout en minorant la responsabilité imputable aux nazis 7. Cette condamnation s’accompagne d’interdictions qui ont empêché la constitution d’une mémoire officielle de la Shoah jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Clandestine, dissidente et atomisée, cette mémoire ne pouvait se dire localement que dans des rassemblements informels, comme à Babi Yar à Kiev, où 33 771 Juifs avaient été fusillés en deux jours en septembre 1941, ou à la Yama à Minsk, où des rescapés avaient érigé en 1946 un monument sur le lieu du ghetto 8.
Après la guerre s’opère ainsi un tournant antijuif, marqué par l’affaire du Comité antifasciste juif, par le procès des blouses blanches, par la campagne contre le cosmopolitisme qui s’étend de la fondation d’Israël en mai 1948 à la mort de Staline en mars 1953 et par le plan de déportation collective des Juifs vers les régions éloignées de Sibérie et d’Extrême-Orient élaboré dès la fin des années 1940. De l’avis de certains historiens, ce dernier aurait d’ailleurs dû s’exécuter en février 1953 9. À cette période, les Juifs sont collectivement désignés par des métaphores comprises de tous, telles que « cosmopolites sans racines ». Pourquoi une telle campagne quasi officielle d’antisémitisme ? Les facteurs en sont multiples, mais l’on peut en citer deux principaux, outre le tournant nationaliste grand-russe.
Le premier tient à la nécessité de soumettre et de soviétiser les territoires occidentaux annexés par l’URSS entre 1939 et 1941 (Ukraine occidentale, pays baltes, Bessarabie, Bucovine du Nord), occupés par les nazis en 1941 puis repris par l’Armée rouge (et auxquels s’ajoutent désormais la Ruthénie, la Prusse orientale et la Biélorussie occidentale). L’hostilité à la (re)conquête soviétique est en effet importante jusqu’au début des années 1950 en raison notamment du mythe très prégnant de la Jydokomuna. On l’a dit, la première annexion de ces territoires par Moscou y avait été perçue par une partie de la population comme facilitée par les résidents juifs locaux (les Juifs étant surreprésentés dans les mouvements communistes de ces territoires, ainsi que dans les appareils de répression soviétiques). L’URSS craignait alors que la propagation de ce mythe en Europe orientale ne fragilise son annexion, en particulier dans les territoires occidentaux qu’elle venait d’annexer, et qu’elle ne rende malaisée l’union nationale.
Le deuxième facteur est lié à la création de l’État d’Israël, pourtant rendue possible par le soutien décisif de Moscou au plan de partage à l’ONU, le 29 novembre 1947. Dès lors qu’un État juif existe, la minorité juive d’URSS a pu être considérée comme une entité ethnique diasporique, devant faire l’objet d’une vigilance accrue. L’argumentaire de la « vigilance » envers des minorités transfrontalières avait ainsi déjà été employé pour justifier la déportation massive des Polonais et des Coréens dans les années 1930. À la suite de l’alignement d’Israël avec le bloc américain dans le contexte tendu du début de la guerre froide, Moscou supprime son soutien à l’État hébreu et consomme, en février 1953, sa première rupture des relations diplomatiques avec lui, suivie par d’autres. La minorité juive d’Union soviétique devient ainsi collectivement suspecte.
Dans votre livre, Les Discriminés. L’antisémitisme soviétique après Staline, vous avez mis au jour les techniques d’exclusion et de discrimination qui servaient à empêcher les Juifs soviétiques d’accéder à certaines positions. Comment cette discrimination se manifestait-elle au pays de l’égalitarisme et de l’amitié des peuples ?
L’antisémitisme n’était pas inscrit dans la loi en Union soviétique où il a même été déclaré ennemi de l’idéologie marxiste, qui prônait très officiellement « l’égalité et l’amitié entre les peuples ». Naturellement, cela n’a guère empêché l’institutionnalisation d’un antisémitisme d’État entre 1948 et 1953, ainsi que sa poursuite — de manière routinisée et atténuée — après la mort de Staline. L’expérience soviétique s’est précisément caractérisée par une disjonction entre la loi et les pratiques, entre la phraséologie officielle et les politiques publiques.
Dans les années 1960 et 1970, un antisémitisme d’État officieux s’est cristallisé en URSS, où les Juifs se trouvaient tantôt bloqués, tantôt limités dans leurs aspirations de carrière, exclus de la politique « d’indigénisation des cadres nationaux ». Introduite par Khrouchtchev après 1956 dans l’idée de renverser le courant nationaliste russe, celle-ci accordait un traitement préférentiel aux minorités ethniques dotées d’un territoire autonome au sein de la Fédération soviétique. En ce sens, la création en 1928 par Staline de la région autonome juive du Birobidjan est largement demeurée une fiction politique. Bien qu’officiellement titulaires de ce territoire dès 1934, les Juifs ne se sont pas vu accorder, à l’échelle de leur minorité dispersée sur tout le territoire soviétique, les privilèges politiques, sociaux et culturels octroyés aux groupes ethniques titulaires d’une république fédérée, d’une république autonome ou d’une région autonome.
Cet antisémitisme institutionnalisé de facto trouve à s’exercer grâce à certaines caractéristiques administratives spécifiques à l’appareil bureaucratique de l’Union soviétique : comme leurs concitoyens soviétiques d’autres appartenances ethniques, les Juifs sont assignés à leurs origines par un marqueur identitaire administratif de nature univoque et irrévocable, le « cinquième point », correspondant à la mention obligatoire des origines ethniques sur le passeport intérieur soviétique depuis son institutionnalisation en 1932. Cette propiska n’était nullement un titre de voyage, mais une carte d’identité facilitant le contrôle administratif et policier de la population.
De surcroît, en tant que marqueur identitaire officiel permettant de catégoriser la population en groupes ethniques (toute identité en URSS étant réduite de force à une appartenance ethnique, de nature héréditaire, privée de sa composante religieuse ou nationale), le cinquième point s’est progressivement mû en outil privilégié de promotion ou de discrimination sociale. Les Juifs étant particulièrement discriminés sous Brejnev, le « cinquième point » devient une forme d’euphémisme compris de tous pour désigner l’identité juive de tel ou tel candidat à un examen universitaire ou bien à un poste professionnel. Ainsi, dans la culture populaire de l’époque et notamment dans les anecdotes, les Juifs évoquaient tel ou tel échec à un entretien d’embauche en raison d’une « invalidité du cinquième point » ou tout simplement « en raison du cinquième point ». Pour preuve, la plaisanterie suivante, circulant dans les années 1960 et 1970 :
Un Juif remplit un formulaire.
– Avez-vous appartenu à d’autres partis ? Non.
– Vous êtes-vous trouvé sur le territoire occupé par l’ennemi ? Non.
– Avez-vous été traduit en justice ou soumis à une enquête judiciaire ? Non.
– Nationalité ? Oui.
Il est à noter que la discrimination antijuive était davantage pratiquée dans les républiques et les régions fédérées et autonomes qu’en Russie proprement dite (RSFSR), qu’elle était plus marquée dans les grandes villes que dans les agglomérations périphériques et enfin qu’elle variait selon le secteur d’activité. Elle n’était d’ailleurs pas toujours intentionnelle, résultant parfois d’une forme de discrimination inversée. Le traitement préférentiel accordé aux membres des groupes ethniques titulaires d’une république fédérée (par exemple, les Géorgiens ethniques en Géorgie) nuisait en effet aux résidents non titulaires, parmi lesquels figuraient les Juifs, dont les chances d’admission s’en trouvaient de facto réduites. Ces politiques de discrimination positive visaient également à corriger les inégalités structurelles subies par les couches sociales défavorisées, la volonté de privilégier la nationalité titulaire, notamment dans les emplois juridiques, apparaissant dès les années 1940 10.
La discrimination touchait principalement l’intelligentsia, tandis que les ouvriers qualifiés et non qualifiés, les travailleurs agricoles (peu nombreux parmi les Juifs depuis la révolution) et les personnes engagées dans des carrières sans possibilité d’ascension sociale étaient généralement épargnés. Le secteur culturel et artistique n’était ainsi pas systématiquement visé. Au cours des années 1970, les Juifs ont maintenu une forte visibilité dans la profession de musicien, tout en faisant face à de nouvelles discriminations dans le domaine des mathématiques. Au demeurant, à l’exception des domaines classés « secret défense », les secteurs scientifiques et techniques étaient considérés comme politiquement inoffensifs, et la demande de talents y était importante depuis le milieu des années 1950, dans le contexte de la course technologique de la guerre froide.
Cette politique d’antisémitisme d’État n’avait cependant rien d’officiel et n’était pas assumée par les hauts dirigeants du Parti communiste, l’antisémitisme poststalinien restant principalement tacite, aléatoire, fluctuant et non meurtrier. La discrimination antijuive était alors institutionnalisée à différents niveaux de l’appareil d’État et s’est imposée comme une norme prégnante, selon laquelle il fallait interdire ou limiter autant que possible l’accès des candidats identifiables comme Juifs aux secteurs qui, aux yeux du pouvoir, exigeaient une loyauté indiscutable envers l’État et le projet soviétique. Les décisions des commissions de sélection des principaux établissements de l’enseignement supérieur, ainsi que les bureaux de recrutement des secteurs professionnels ciblés, étaient ainsi soumises à ces règles implicites.
Toutefois, on ne peut exclure que cette norme discriminatoire antijuive diffuse dérivait, au moins partiellement, d’ordres venus d’en haut. Prenaient part à ces politiques le Politburo, le département de la propagande du Parti communiste, le KGB, les directeurs et les commissions de sélection des établissements les plus en vue de l’enseignement supérieur, ainsi que les directeurs et les commissions de recrutement d’une constellation d’organisations professionnelles. Dans le même temps, un système informel de quotas fut mis en place, en vertu duquel un pourcentage de Juifs était maintenu au Soviet suprême (0,25 % de députés juifs — sur un total de 1 500 députés — à la fin des années 1960 contre près de 3,5 % de députés juifs en 1937), dans les soviets suprêmes des 15 républiques fédérées, ainsi que dans les soviets locaux et l’administration générale. L’antisémitisme après Staline procédait donc d’un double mouvement, à la fois top down et bottom up dans la société soviétique.
Si les pratiques discriminatoires ne s’appuyaient pas sur une idéologie cohérente ni ne découlaient d’une campagne centralisée d’antisémitisme d’État, elles puisaient néanmoins dans une palette de préjugés largement partagés : le lexique et l’imagerie prérévolutionnaires inspirés des Protocoles des Sages de Sion ; le leitmotiv du « complot juif » ayant réémergé lors de la dissolution du Comité antifasciste juif le 21 novembre 1948 ou encore l’image du Juif tchékiste. Les violences de l’État soviétique étaient en effet volontiers attribuées aux fonctionnaires juifs de la Tchéka, du Guépéou et du NKVD dont la forte proportion au sein des services de répression est avérée (en particulier entre 1934 et 1938) mais délibérément exagérée 11.
Enfin, il est à noter que la discrimination antijuive s’accentue à certaines périodes, notamment après la guerre des Six-Jours et durant les premières vagues de départ des Juifs soviétiques vers Israël entre 1968 et 1973. Selon le contexte, l’antisémitisme officieux de l’après-stalinisme répondait aussi bien à des considérations pragmatiques qu’à des préjugés composant un antisémitisme « ordinaire ». L’État a semble-t-il contribué à libérer un ressentiment diffus envers les Juifs au sein de la population soviétique, provenant de groupes différents voire antagonistes, et, en retour, les préjugés antijuifs se sont exprimés en signe de protestation contre le Kremlin, perçu comme manipulé par cette minorité.
Après la guerre des Six-Jours en juin 1967 et de nouveau après la guerre du Kippour en octobre 1973, la propagande soviétique a dénoncé avec virulence la figure du « sioniste » apatride. Comment ces campagnes de guerre informationnelle étaient-elles orchestrées et ont-elles incité certains Juifs soviétiques à vouloir quitter l’Union soviétique ?
L’hostilité envers Israël est devenue un élément constant de la propagande soviétique après la crise du canal de Suez en octobre 1956, au cours de laquelle l’Union soviétique s’est alliée avec l’Égypte de Nasser. Dès 1958, des pamphlets et des articles antisionistes, parfois signés de noms ou de pseudonymes à consonance juive, ont été publiés dans la presse soviétique, comme l’article « Le sionisme, masque d’espions », paru dans le quotidien syndical Troud le 19 janvier 1962.
Après la guerre des Six-Jours, une campagne antisioniste massive est déclenchée dès la fin du mois suivant. Le ton de la propagande prend alors un tour plus virulent, Israël étant présenté comme une réincarnation du Troisième Reich au Moyen-Orient. En 1969, paraît aux Éditions de la littérature politique de Moscou un livre de Youri Ivanov intitulé Attention : sionisme !, décrivant Israël comme « un outil de la réaction impérialiste ». L’ouvrage est par ailleurs qualifié par le journal Komsomolskaia Pravda, organe officiel du comité central du Komsomol, principale organisation de jeunesse du pays, de « premier ouvrage de science fondamentale soviétique sur le sujet ». À ce nouvel environnement intérieur s’ajoutait l’expression renouvelée de préjugés antijuifs au sein de l’intelligentsia russe et des mouvements nationalistes contestataires.
La propagande soviétique ne se contente alors pas de délégitimer Israël sur des bases marxistes-léninistes, en l’accusant d’impérialisme et de collusion avec la « haute bourgeoisie juive alliée aux grands monopoles des États-Unis » : elle associe aussi Israël au nazisme, ni plus ni moins. Lors de la vaste campagne de presse lancée en juillet 1967, les médias soviétiques qualifient ainsi les Israéliens de « mercenaires d’Hitler ». On peut citer cet exemple notable : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, les sionistes […] ont prodigué leurs faveurs aux SS […], les chauvins israéliens ont adopté les théories néonazies de géopolitique et d’espace vital […] sans se soucier du fait que, comme les chefs nazis du passé, ils devront payer pour tout cela ». Selon ces officines du Kremlin, la mission du sionisme consistait à établir un « Lebensraum du Nil à l’Euphrate », où les Juifs seraient un nouveau « Herrenvolk », une race supérieure.
Également, à la suite de la guerre des Six-Jours, les Juifs soviétiques sont progressivement devenus un enjeu de la guerre froide et une pierre d’achoppement dans les relations soviéto-américaines. Un mouvement américain et israélien pour la défense des Juifs d’URSS s’est constitué pour leur obtenir le droit d’émigrer et aider ceux à qui cette possibilité avait été refusée, les refuzniks. Un premier succès a été remporté en janvier 1975 lorsque le président américain Gerald Ford a définitivement adopté l’amendement Jackson-Vanik, qui déniait le statut de « nation la plus favorisée » en matière d’échanges commerciaux aux pays non capitalistes qui violaient le droit d’émigrer de leurs citoyens, considéré comme une liberté fondamentale 12. Quelques mois plus tard, le 10 novembre 1975, l’URSS remportait en retour un succès diplomatique éclatant : la résolution 3379 de l’Assemblée générale des Nations unies déclarant que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale » est adoptée grâce au soutien décisif de Moscou et de ses alliés du pacte de Varsovie.
La propagande « antisioniste » soviétique s’appuyait sur une « doctrine » qui a émergé dans les années 1960 sous le nom de « sionologiya » ou « science du sionisme », qui a acquis une visibilité singulière après la guerre des Six-Jours 13 et dont la postérité est encore aujourd’hui non-négligeable. Diffusée par le département de la propagande du Parti communiste et par le KGB, cette théorie, restée en vigueur jusqu’à la fin des années 1980, établissait une équivalence systématique entre sionisme, racisme, chauvinisme militant, anticommunisme et antisoviétisme 14. Bien qu’elles se soient amenuisées en Russie même après la chute de l’URSS, ces idées, centrées sur la nazification d’Israël, se sont largement répandues dans les pays arabes dès les années 2000, si bien qu’on peut considérer que l’antisionisme contemporain se nourrit en partie des poncifs élaborés par les agents du département de la propagande du Parti communiste et du KGB à l’ère Brejnev 15.
Aujourd’hui, les autorités et les médias d’État russes qualifient les dirigeants ukrainiens de « junte nazie de Kiev ». Alors qu’il est de notoriété publique en Russie que le président ukrainien Volodymyr Zelensky est né dans une famille juive et qu’il s’est d’abord fait connaître en tant que comédien et humoriste russophone, quelle explication donner à ce procédé de dénigrement ?
La présentation de l’Ukraine comme une « junte nazie » précède de loin l’invasion russe à grande échelle de février 2022, bien qu’elle soit récemment devenue la pierre angulaire de la guerre informationnelle russe contre les aspirations souveraines et pro-occidentales de l’Ukraine post-soviétique. Cette rhétorique, qui a pénétré la propagande russe depuis la Révolution orange de 2004, se fonde sur trois contre-vérités : tout d’abord, l’assimilation du nationalisme ukrainien dans son ensemble et sans nuance au nazisme et à la collaboration de certains de ses dirigeants avec l’envahisseur nazi entre 1941 et 1945 ; ensuite, l’exagération grossière de la présence du mouvement néofasciste Svoboda au Parlement ukrainien ; enfin, corrélativement, la présentation des Russes du Donbass comme étant victimes d’un supposé « génocide » et nécessitant une protection contre la « russophobie d’État » attribuée à Kyiv.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Dans le discours russe, la création d’une équivalence entre le projet nationaliste ukrainien et le nazisme est allé de pair avec l’idée qu’un Occident prétendument hypocrite aurait cautionné la « violence nazie » de l’Ukraine et son « génocide » contre les « Russes du Donbass ». Ces deux arguments ont ainsi servi de prétexte idéologique et de justification a posteriori à l’agression armée de février 2022. L’invasion a été présentée, tant au public russe qu’aux chancelleries occidentales, comme une mission de sauvetage d’un peuple victime d’un génocide. Le recyclage historique était évident : Moscou, héritière de la grandeur de l’Armée rouge, venait secourir un peuple menacé d’extermination par un envahisseur fasciste. La violence néo-impériale de la Russie poutinienne, de même que les crimes de guerre commis par ses troupes et ses milices ultra-idéologisées, étaient dès le départ justifiés par l’impératif présumé de prévenir une autre violence en cours : celle d’un génocide perpétré par des Ukrainiens nazifiés contre leurs frères russes 16.
On peut tout d’abord noter que la rhétorique russe procède en grande partie du mouvement soviétique analogue qui, dès la Seconde Guerre mondiale, a assimilé toute tentative de « sécessionnisme » — en fait de nationalisme — au fascisme, puis au nazisme. La rhétorique de la « junte nazie » pointe à partir des années 1940 dans la propagande soviétique, disqualifiant dès lors tout nationalisme ukrainien, comme consubstantiellement collaborationniste et nazi.
Au demeurant, il est d’autant plus difficile de contrer cette propagande soviétique, puis russe, qu’elle s’enracine dans un contexte historique complexe. L’ampleur effective de la collaboration d’une grande partie des mouvements ukrainiens nationalistes avec le régime nazi au cours de la Seconde Guerre mondiale ne peut évidemment être remise en cause, mais nécessite d’être appréhendée dans le cadre plus global des réactions locales aux occupations successives de ces territoires (trois dans les terres occidentales de l’Ukraine), très justement décrits comme des Terres de sang par Timothy Snyder. Pour autant, et malgré des cas complexes comme celui d’André Cheptytskij, il serait erroné d’imaginer que le mouvement nationaliste ukrainien était par essence nazi. Cet argumentaire schématique a connu son paroxysme lorsque le nationalisme ukrainien a été massivement disqualifié après 1945, alors que des mouvements de partisans ont poursuivi un combat armé dans certaines régions d’Ukraine jusque dans les années 1950.
Certes, sous les présidences de Viktor Iouchtchenko et de Petro Porochenko, la réhabilitation officielle des « héros » de l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens), de l’UPA (l’armée insurrectionnelle ukrainienne) et parfois de Nachtigall (le bataillon ukrainien de la Wehrmacht), dont la collaboration active avec l’Allemagne nazie et l’implication dans le génocide juif est attestée, n’a pas été sans causer de remous. Parmi maints exemples, Iouchtchenko a conféré, en octobre 2007, le titre de « Héros de l’Ukraine » à Roman Choukhevytch, l’ancien dirigeant de la faction collaborationniste Nachtigall. À cette même époque, la question des massacres antijuifs perpétrés par l’OUN et l’UPA en 1941 est passée sous silence 17. De surcroît, la réhabilitation de ces figures nationalistes au passé douteux a été associée à la mise en avant d’un narratif sur la grande famine du Holodomor frisant parfois avec l’antisémitisme, notamment par la mise en avant de la responsabilité de Lazar Kaganovitch, l’un des trois secrétaires du Comité central, d’origine juive.
La guerre informationnelle poutinienne a rapidement tiré parti des remous mémoriels de l’Ukraine post-communiste, puisant dans le vivier déjà constitué de la propagande soviétique qui disqualifiait tout désir de retour à la culture ukrainienne et au projet national ukrainien comme étant fasciste. La Russie de Poutine a ainsi instrumentalisé le champ mémoriel de l’ère post-soviétique afin de saper les premières velléités d’occidentalisation manifestées par l’Ukraine. Du reste, le Kremlin se dédouane à peu de frais de cette manipulation stratégique des mémoires de la Seconde Guerre mondiale en affectant un philosémitisme ostentatoire, alors que moult personnalités dans l’entourage du président russe se présentant comme juifs endossent cyniquement cette propagande. Poutine aurait ainsi déclaré qu’il avait « de nombreux amis juifs depuis l’enfance », lesquels considéreraient que Volodymyr Zelensky est une « honte pour le peuple juif » 18.
Au demeurant, Volodymyr Zelensky n’a pas été immédiatement qualifié de « juif nazi » dans la propagande russe. De fait, lors de la campagne présidentielle de 2019, les Russes le préféraient à son rival Petro Porochenko, le jugeant aisément manipulable en raison de son jeune âge, de son manque d’expérience politique et, on peut le supposer, de ses origines juives russes — n’étant ni ukrainophone de naissance ni ukrainien ethnique. Tout a basculé à partir du Sommet de Paris en format Normandie, en décembre 2019, lorsque Vladimir Poutine a compris que Paris et Berlin ne forceraient par Kyiv à accepter sa lecture de l’application des accords de Minsk II.
À mon sens, la propagande actuelle du Kremlin est encore plus spécieuse que celle de la période soviétique. La Russie poutinienne produit un discours se nourrissant tout seul et fonctionnant en vase clos, sans souci de son adéquation au réel. Entre sarcasme et disjonction assumée d’avec le monde, cette rhétorique anti-occidentale ne trouve plus sa justification que dans son propre fondement. La disproportion entre parole et réel ayant atteint des niveaux inégalés, la propagande ne se soucie même plus de justifier sa propre véracité. En fait, elle dénigre le réel, s’enferrant dans une « bulle discursive », où négationnisme pur et simple et revirements à 180 degrés sont de mise. Lorsqu’une contradiction devient trop apparente, alors la réalité elle-même doit se plier à la propagande. Ainsi Lavrov a-t-il comparé en mai 2022 Volodymyr Zelensky à Hitler en soulignant les origines supposément juives de ce dernier 19 : plus besoin de preuves dans ce nouveau régime épistémique.
Depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 contre Israël et le déclenchement de la guerre à Gaza, les tropes antisionistes et antisémites de la propagande soviétique circulent-ils avec une vigueur renouvelée en Russie, en Europe et au Moyen-Orient ?
En réalité, la réactivation des tropes antisémites dans la guerre informationnelle russe est antérieure au 7 octobre ; on peut l’observer dès l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Le ton change alors du tout au tout entre Moscou et Jérusalem, et Israël fait l’objet d’une attitude hostile tant dans l’espace informationnel que dans le domaine diplomatique. Dès lors, l’État hébreu n’est plus ce pays « russophone », formant une « famille commune avec la Russie », comme l’avait défini Poutine en 2019, en raison d’une population russophone estimée à 2 millions sur près de 9 840 000 habitants 20, mais apparaît avant tout comme un allié stratégique des États-Unis. Il s’agit ainsi d’attaquer ces derniers à travers leurs alliés et de maintenir une pression constante sur Israël pour que celui-ci ne fournisse pas à l’Ukraine des systèmes de défense aérienne. Enfin, il s’agit de donner des gages à l’Iran, dont Moscou dépend de plus en plus pour ses approvisionnements en armes, en associant des condamnations à l’ONU et des actions de déstabilisation régionale.
Après le 7 octobre, cette campagne atteint une nouvelle acmé : la Russie condamne à demi-mots les massacres du Hamas qu’elle ne définit d’ailleurs nullement comme entité terroriste, tout en se voulant un refuge pour ses délégations. Depuis, Moscou a intensifié ses attaques de désinformation contre Israël dans le cadre de sa campagne mondiale d’influence dite « Doppelgänger ». Ces attaques révèlent un changement stratégique dans l’approche du Kremlin, associant désormais Israël aux pays perçus comme des ennemis, et ce bien que le pays ne figure pas (encore) sur sa liste des États dits « inamicaux ».
Depuis plus de deux ans, la Russie mène une campagne mondiale de désinformation visant les opinions publiques ukrainienne, française, allemande ou israélienne. La campagne ciblant Israël imite d’ailleurs le mode opératoire de celles, similaires, dirigées ces dernières années contre les États européens, notamment l’Ukraine, via la diffusion massive de faux articles de presse sur les réseaux sociaux. Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du 7 octobre, leurs auteurs ont intensifié la portée et l’ampleur de leurs actions en Israël, la Russie ayant, de plus, renforcé ses efforts pour adapter le message à son audience.
Alors que par le passé, cette campagne de désinformation visait principalement à dissuader Israël de soutenir l’Ukraine, sa mise en acte aborde désormais des questions de politique intérieure. Principalement active sur X et Facebook, elle emploie des comptes créés par « vagues » (re)publiant des liens vers de faux sites web, clones de sites médiatiques israéliens, à un rythme artificiellement élevé. Ces incidents suggèrent que si la campagne gagne en ampleur en augmentant sa portée, son échelle et son agilité, les médias israéliens pourraient potentiellement prendre les fausses informations pour des nouvelles authentiques et les rapporter en tant que telles 21.
On ne peut conclure ce bref survol des répressions et des discours antijuifs depuis la période impériale jusqu’au poutinisme tardif sans souligner le rayonnement mondial des tropes de la propagande antijuive originaire de Russie — qu’elle se soit cristallisée à l’époque tsariste ou qu’elle resurgisse sous ses avatars des périodes communiste et post-communiste. Pilier de la propagande hitlérienne, Les Protocoles des Sages de Sion, ce pamphlet inventé de toutes pièces par la police secrète du tsar, reste aujourd’hui un livre de référence pour beaucoup d’extrémistes de diverses obédiences, en particulier pour le terrorisme islamiste contemporain. Bien que pouvant sembler lointains ou dépassés, les antisémitismes russe et soviétique sont ainsi d’une brûlante actualité et continuent de nourrir « l’ensauvagement du monde » 22.
Sources
- Staline, Sočineniâ [Œeuvres], Moscou, Gosudarstvennoe Izdatel’stvo političeskoj literatury, 1951, tome 13, en russe, p. 28.
- La Zone de résidence était une région occidentale de l’Empire russe au sein de laquelle la résidence permanente des populations juives était autorisée et au-delà de laquelle celle-ci, qu’elle fut permanente ou temporaire, était le plus souvent proscrite.
- Cf. Sheila Fitzpatrick, Education and Social Mobility in the Soviet Union, 1921-1934, New York, Cambridge University Press, 1979 ; Golfo Alexopoulos, Stalin’s Outcasts : Aliens, Citizens, and the Soviet State, 1926-1936, Cornell, Cornell University Press, 2003.
- Valerij Vasiliev et alii, Operacia organiv NKVS OuRSR proti sionistiv, 1937-1938 [The Operation of the NKVD Ukr.SSR Against Zionists. 1937–1938], Kyiv, Vidavets Zakharenko, 2021, en ukrainien.
- Francine Hirsch, Soviet Judgment at Nuremberg : A New History of the International Military Tribunal after World War II, Oxford, Oxford University Press, 2020.
- Vanessa Voisin, L’URSS contre ses traîtres. L’Épuration soviétique, 1941-1955, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015 ; Tanja Penter, « Local Collaborators on Trial. Soviet War Crimes Trials under Stalin (1943-1953) », Cahiers d’histoire russe, est-européenne, caucasienne et centrasiatique, vol. 49, no. 2-3, 2008, pp. 341-364.
- Vassili Grossman, Ilya Ehrenbourg, Le Livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945), Paris, LGF, 2011, traduit du russe par Michel Parfenov.
- Sur la question du morcèlement de la mémoire de la Shoah et son expression locale et informelle en URSS, voir les travaux de Vanessa Voisin, op. cit., ainsi que d’Irina Tcherneva, Alain Blum et Emilia Koustova, « Survivors, Collaborators and Partisans ? Bringing Jewish Ghetto Policemen before Soviet Justice in Lithuania », Jahrbücher Für Geschichte Osteuropas, vol. 68, no. 2, 2020, pp. 222–55.
- Samson Madievski, « 1953 : la déportation des juifs soviétiques était-elle programmée ? », Cahiers du monde russe, 41 (4), 2000, p. 562.
- Sarah Fainberg, Les Discriminés. L’antisémitisme soviétique après Staline Paris, Fayard, 2014, p. 96-115.
- Sur la question très débattue de la proportion de fonctionnaires d’origine juive dans les rangs de la police politique soviétique, voir l’article de référence d’Arkady Zeltser : « Jews in the upper ranks of the NKVD, 1934-1941 », Jews in Russia and Eastern Europe, 52, 2004, p. 64-90. Zeltser montre notamment qu’entre 1934 et 1938, les Juifs étaient certes surreprésentés, formant un peu plus d’un tiers des officiers supérieurs du NKVD au 1er juillet 1934, mais qu’ils furent par la suite évincés des organes de répression (1938-été 1941). Cette diminution, due à une politique de purge ethnique (comprenant arrestations, déportations et assassinats), s’effectue au profit des Russes ethniques et, dans une moindre mesure, des Ukrainiens ethniques. On constate ainsi qu’au 1er juillet 1940 un basculement a eu lieu : la proportion des Juifs n’est plus que de 4,5 % contre 67,4 % de Russes ethniques et 18 % d’Ukrainiens ethniques (ibid., p. 70-71).
- Pauline Peretz, Le Combat pour les Juifs soviétiques. Washington-Moscou-Jérusalem, 1953-1989, Paris, Armand Colin, 2006.
- Howard Sachar, A History of Jews in the Modern World, New York, Knopf, p. 722.
- « Les principaux tenants du sionisme moderne sont le chauvinisme militant, le racisme, l’anticommunisme et l’antisoviétisme », lit-on à l’entrée « sionisme » de la troisième édition de la Grande Encyclopédie soviétique, publiée en 30 volumes entre 1970 et 1978.
- Pierre-André Taguieff, « Dans la nouvelle judéophobie, les Juifs sont assimilés non seulement à des racistes mais à des nazis », Revue des deux mondes, 25 novembre 2017.
- Sarah Fainberg et Céline Marangé, « Entre intentionnalité et inévitabilité, aux sources des crimes de guerre russes en Ukraine », Le Rubicon, 24 février 2023.
- Wilfred Jilge, « Competing Victimhoods. Post-Soviet Ukrainian Narratives on World War II », in E. Barkan et al. (dir.), Shared History-Divided Memory : Jews and Others in Soviet-Occupied Poland, 1939-1941, Leipziger Beiträge zur jüdischen Geschichte und Kultur, n°5, Leipziger Universitätsverlag, 2007, p. 115-117 ; Sarah Fainberg, « Memory at the Margins : The Shoah in Ukraine (1991-2011) », in G. Mink et L. Neumayer (dir.), History, Memory and Politics in Central, East and South East Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2013, p. 86-102.
- « Guerre en Ukraine : Poutine qualifie Zelensky de ‘honte pour le peuple juif’ », Le Figaro, 16 juin 2023.
- « ‘Hitler aussi avait du sang juif’, la sortie de Sergueï Lavrov qui fait bondir Israël et Kiev », France 24, 2 mai 2022.
- « Putin says he considers Israel a Russian-speaking country », The Times of Israel, 19 septembre 2019.
- Milàn Czerny, Vera Michlin-Shapir et David Siman-Tov, « Russian Influence Campaign Against Israel : Strategic and Cognitive Implications », INSS, 1er mai 2024.
- L’autrice adresse ses remerciements à Alain Blum, Juliette Cadiot et Céline Marangé pour leurs suggestions et à Gabriel Frenkiel pour sa contribution.