La revue suit les transformations de la Turquie d’Erdoğan de très près : nous avons analysé les doctrines qui la structurent (« la patrie bleue » en publiant un grand entrtien avec son concepteur Cem Gürdeniz), en donnant la parole aux opposants aujourd’hui encore en prison comme Osman Kavala ou et en publiant la recherche la plus aboutie sur les mutations d’un État sous emprise ou sur l’imaginaire « d’un islam politique forgé dans les tréfonds du califat ottoman ». Pour que l’intégralité de ces travaux reste accessibles, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent.
1 — Quatre élections en une : situer les échelles du scrutin
Dimanche, les électeurs turcs ont voté, dans le cadre de quatre scrutins locaux en un, pour choisir leurs maires de métropole, édiles de district, conseils municipaux et muhtars1. Dernière échéance majeure avant les prochaines présidentielles prévues en 2028, les élections locales ont fait figure, comme en 2019, de scrutin test pour l’ensemble du paysage politique turc. Or avec 38 % des voix et 35 grandes villes, celui-ci s’est soldé dimanche soir par une victoire sans équivoque du Parti républicain du Peuple [Cumhuriyet Halk Partisi – CHP], rapidement admise par le Président turc : « nous allons obéir à la volonté du peuple comme nous l’avons fait par le passé ».
De la création des muhtar en 1829, institution toujours révérée, à l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à la tête de la métropole d’Istanbul en 1994 en passant par la bataille acharnée entre l’AKP et l’opposition pour le contrôle de cette même mairie en 2019, la politique locale occupe une place importante dans la fragile mais résiliente démocratie turque. Les élections locales donnent à voir une cartographie — plus nuancée et granulaire — d’une géographie politique turque tripolarisée, depuis une vingtaine d’années, entre régions côtières kémalistes, Anatolie intérieure conservatrice et Sud-Est kurde. Quand bien même le lien entre les dynamiques locales et la scène nationale reste difficile à établir, ce quadruple scrutin reste un indicateur précieux des recompositions politiques en cours à l’heure où la relation entre la Turquie et l’Occident, à commencer par les États-Unis, semble se décrisper.
2 — Les raisons de la pire défaite du camp présidentiel en vingt-deux ans de pouvoir
Avec 37 % des voix, le Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkinma Partisi , AKP) de Recep Tayyip Erdoğan essuie une perte de près de 7 points par rapport à 2019 où il était premier parti avec 44 %.
Malgré le retour à une politique économique orthodoxe depuis l’an dernier, la situation reste préoccupante avec une livre turque qui continue à se déprécier, des prévisions de croissance à la baisse et une inflation encore loin d’être maîtrisée.
Les élections locales ont ainsi illustré l’aphorisme célèbre de l’ancien président Süleyman Demirel : « il n’est pas de gouvernement qu’une casserole vide ne puisse faire tomber ». À cet égard, représentant près d’un quart de l’électorat, les retraités, dont les attentes de hausses de pension ont été déçues, pourraient avoir joué un rôle clef dans ce vote sanction.
Par ailleurs, alors que les sentiments xénophobes progressent, la politique migratoire du gouvernement et les positions fermes d’Erdoğan lui-même sur la poursuite de l’accueil des réfugiés syriens pourraient également en partie expliquer ce résultat.
La défaite est d’autant plus lourde que le scrutin était tout sauf négligé par le camp présidentiel : en témoigne la mobilisation des ministres et d’Erdoğan lui-même en soutien aux candidats de l’AKP. À l’image des confréries religieuses, privées de subventions significatives à Istanbul et ailleurs, les réseaux proches du pouvoir ont également cherché à peser dans la balance. La veille du vote, Erdoğan et son candidat à Istanbul, Murat Kurum, rendaient ainsi visite à la confrérie İsmailağa — la reconquête de la mairie d’Istanbul étant l’un des principaux objectifs du camp présidentiel. Avec Murat Kurum, ministre de l’Environnement, particulièrement investi dans la gestion du séisme meurtrier de février 2023, Erdoğan a fait le pari perdant d’un profil gestionnaire mais peu charismatique.
Le terrain fait partie de l’ADN de l’AKP. En 2016, à partir de ses travaux dans le quartier stambouliote défavorisé de Sanayi, la sociologue Sevinç Dogan avait consacré un ouvrage2 à l’activisme de l’AKP dans les mahalle — subdivision administrative urbaine que l’on pourrait traduire par quartier. Témoignant de l’attention accordée à l’échelon local, l’institution du muhtarlik a également été particulièrement valorisée par le parti présidentiel. Comme en 2019, ces élections locales ont donc porté un coup, encore plus sévère, à cette image de « parti de terrain ».
3 — Entente persistante avec le MHP, concurrence croissante du YRP
Au-delà du rapport de force avec le CHP, ces élections étaient également l’occasion de mesurer l’état de la relation entre Recep Tayyip Erdoğan et les partis ayant appelé à voter pour lui au second tour de la présidentielle de l’an dernier.
Avec le Parti d’Action nationaliste [Milliyetçi Hareket Partisi – MHP], partenaire de coalition de l’AKP depuis 2015, la coordination bien établie se confirme. Avec près de 5 % des voix, le MHP recule de deux points par rapport à 2019.
L’AKP et le MHP ont souffert de la concurrence du Parti de la Nouvelle Prospérité [Yeniden Refah Partisi – YRP] qui continue de tenter de doubler Erdoğan par sa droite, sur une ligne islamo-populiste qui a beaucoup insisté, lors de cette campagne, sur les incohérences idéologiques de l’AKP virulent dans le discours contre Israël mais complaisant vis-à-vis des entreprises turques qui continuent à commercer avec l’Etat hébreu.
Après avoir soutenu le Président turc au second tour de l’élection présidentielle 2023, le YRP a choisi de siéger dans l’opposition au Parlement. Son leader, Fatih Erbakan, se verrait bien parmi les potentiels successeurs d’Erdoğan dans une course où tout reste possible, y compris une alternance ou une nouvelle candidature du Reis même si ce dernier a atteint la limite constitutionnelle de deux mandats présidentiels et qu’il dit son envie de laisser la main.
En 2024, la moitié du monde est appelée aux urnes. Dans l’année des grandes élections, de l’Inde aux États-Unis en passant par l’Europe, les équilibres mondiaux peuvent basculer. Pour suivre au jour le jour ces votes avec des analyses, des cartes et des données exclusives, pensez à vous abonner au Grand Continent.
4 — Quelle stratégie pour redresser la barre d’ici les présidentielles 2028 ?
Qu’il décide ou non de briguer un nouveau mandat présidentiel en 2028, Recep Tayyip Erdoğan, aujourd’hui âgé de 70 ans, construit désormais son legs. Or cette défaite pourrait déterminer le ton de cette ultime phase de l’« erdoğanisme » qui a alterné, depuis 2002, entre ouverture et répression, années « herbivores » et « carnivores » pour paraphraser la poétesse russe Anna Akhmatova.
Alors que se prépare un projet de nouvelle constitution, qui sera vraisemblablement soumis à référendum, Erdoğan pourrait décider d’intensifier la polarisation idéologique avec l’opposition laïque, par exemple sur la question des « valeurs familiales ». Cela paraît d’autant plus inévitable que l’AKP doit contenir la fuite de ses électeurs les plus idéologues vers le YRP.
Par ailleurs, à défaut de pouvoir revendiquer une proximité avec le terrain, l’AKP continuera vraisemblablement à cultiver son image de parti de gouvernement. Recep Tayyip Erdoğan a remporté relativement confortablement la présidentielle de l’an dernier au second tour avec 52 % des voix — contre le candidat du CHP — grâce à une rhétorique régalienne centrée sur les préoccupations de sécurité.
En revanche, comme l’a réitéré le Président turc dimanche soir à l’annonce des résultats, la politique économique ne devrait pas être remise en cause.
5 — Une opposition nettement gagnante — mais pas structurée
S’il est entendu, au lendemain du scrutin municipal, que ce dernier a été remporté par l’opposition, encore faut-il préciser de laquelle on parle. En effet, malgré ses tentatives récurrentes d’unification, ce que l’on qualifie « d’opposition » a la particularité de regrouper des mouvements aux racines idéologiques et aux objectifs bien distincts. On peut y distinguer trois grandes tendances. Le CHP revendique l’héritage kémaliste — c’est-à-dire les grands idéaux défendus par Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République. Souverainiste, laïc, centralisateur, il s’est teinté au cours du XXe siècle d’une certaine coloration sociale-démocrate. Aujourd’hui encore, malgré de nombreuses critiques au sein de l’électorat, le CHP demeure le principal parti d’opposition à l’AKP.
Il existe également une opposition nationaliste, majoritairement issue du MHP mais ayant refusé le ralliement de ce dernier à Recep Tayyip Erdoğan. Elle s’incarne d’une part à travers le Bon Parti [İyi Parti – İYİ], mené par Meral Akşener, candidate à l’élection présidentielle de 2018, et d’autre part au sein de petits partis plus radicaux, dont le Parti de la Victoire [Zafer Partisi – Zafer] qui avait connu une percée médiatique en 2023, sur fond de discours anti-migrants.
La troisième grande tendance d’opposition est un assemblage hétéroclite de mouvements pro-kurdes, anticapitalistes, libertaires et décentralisateurs. Souvent qualifiée de « gauche pro-kurde », bien que son identité soit plus complexe, elle était essentiellement incarnée dans ce scrutin par le Parti de la Démocratie et de l’Égalité des Peuples [Halkların Eşitlik ve Demokrasi Partisi – DEM]. En 2023, pourtant, cette opposition hétéroclite avait fait front commun. Le CHP et le İYİ, renforcés par de petits partis libéraux ou conservateurs, s’étaient alliés pour les législatives ; ils avaient également appuyé la candidature à l’élection présidentielle de Kemal Kılıçdaroğlu, président du CHP. Ce dernier avait également reçu le soutien du parti pro-kurde Parti Démocratique des Peuples [Halkların Demokratik Partisi – HDP ], ancêtre direct du DEM3.
Au-delà de la volonté commune de mettre un terme au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan et de l’AKP, cette alliance maximaliste était dictée par des considérations hétéroclites. Le CHP, son principal moteur, y voyait l’opportunité d’obtenir enfin la majorité parlementaire et électorale nécessaire à sa victoire. Les nationalistes du İYİ espéraient peser sur le choix du candidat présidentiel pour influencer l’agenda politique d’une coalition gagnante. Les plus petits partis pouvaient espérer gagner un certain nombre de sièges au Parlement. Quant au HDP pro-kurde, il avait là l’occasion de normaliser son image et de faire évoluer la position traditionnellement jacobine et centralisatrice du CHP. Les espoirs des uns et des autres ont été cruellement douchés par la séquence électorale qui s’est conclue par leur défaite. Le CHP n’a pas réussi à se poser en force d’alternance, et son alliance officieuse avec les mouvements pro-kurdes lui a fait perdre une partie de son électorat kémaliste traditionnel. Le İYİ a échoué à imposer son candidat (Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul, ou Mansur Yavaş, celui d’Ankara), et sa dirigeante, Meral Akşener, a été forcée d’accepter la candidature de Kemal Kılıçdaroğlu, qu’elle voulait éviter à tout prix. Quant au HDP, c’est avec amertume qu’il a dû se rendre à l’évidence que son soutien à la coalition d’opposition n’était pas payé de retour, et que le CHP refusait toujours d’assumer une alliance officielle. En somme, à l’exception des petits partis partenaires qui ont obtenu le plein de sièges au Parlement4, l’ensemble des partis d’opposition ont tiré un bilan négatif de cette stratégie de grande alliance lors des dernières élections. D’où leur campagne en ordre dispersé pour les municipales : au vu des résultats décevants de la coalition, chaque parti a décidé de suivre son propre agenda. Cette stratégie, qui aurait tous pu les fragiliser, s’est révélée gagnante pour le CHP.
6 — Le succès inattendu des kémalistes
Les élections municipales de 2019 avaient été la première grande victoire du CHP depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan. En plus de ses bastions traditionnels (Izmir, Eskişehir, Aydın…), le parti s’était emparé des deux villes principales du pays, Ankara, conquise par Mansur Yavaş et Istanbul, où la victoire d’Ekrem İmamoğlu avait d’abord été annulée par le Conseil électoral supérieur, avant d’être confirmée par un nouveau vote. Ce succès était alors perçu par le CHP comme l’annonce d’une reconquête de l’électorat. Les élections de 2023 avaient certes douché cet enthousiasme, mais le parti kémaliste n’en était que plus déterminé à conserver ses principales mairies. Au-delà de leur dimension symbolique, ces agglomérations offrent au parti de nombreuses ressources : marchés financiers et immobiliers, mobilisation des fonctionnaires, et surtout exemple de sa bonne gouvernance. L’objectif du CHP était donc simple : conserver les grandes villes, éventuellement en conquérir de nouvelles. Or, les résultats qui sont tombés dépassent toutes les espérances des stratèges du parti. Non seulement ce dernier conserve l’ensemble de ses municipalités, mais il s’empare en plus d’autres grandes agglomérations, comme Bursa ou Denizli. Dans cette optique, on peut considérer ces municipales comme un succès pour le parti, qui a conservé les deux grandes villes du pays, tout en engrangeant des gains solides.
À Ankara, la gestion de Mansur Yavaş, incarnation du kémalisme orthodoxe et nationaliste, était plutôt saluée par l’opinion publique. Sa réélection, prévisible, prend en l’occurrence les allures d’un triomphe compte tenu de l’écart de voix — plus de 60 % en sa faveur, alors que l’AKP n’atteint pas les 35 %. En revanche, à Istanbul, la victoire d’Ekrem İmamoğlu n’allait pas de soi : paralysé par une stratégie de blocage des municipalités d’arrondissement, majoritairement acquises à l’AKP, le maire n’a pu remplir toutes ses promesses. Il a malgré tout fait le choix d’insister sur ses réussites et de proposer aux électeurs la continuité. Là encore, cette stratégie a fonctionné au-delà de ses espérances. Avec près de 51 % des voix, il creuse l’écart avec son adversaire, qui tourne autour de 40 %, et inflige un camouflet presque personnel au président Erdoğan. Grand gagnant de cette séquence, Ekrem İmamoğlu consolide son statut de figure de proue de l’opposition.
Dans le reste du pays, le CHP remporte d’autres succès : malgré les critiques relatives à sa gestion d’Izmir, son bastion traditionnel, et accessoirement troisième ville du pays, il y conserve sa majorité — quoique relative. Il s’offre le luxe d’aller concurrencer l’AKP sur ses terres, en s’emparant par exemple du district de Karapınar à Konya, ville conservatrice où il n’avait jusqu’alors jamais percé. Son score à l’échelle national, de 37,5 %, confirme sa position de challenger principal de l’AKP (35,5 %).
7 — Une campagne ratée pour l’opposition nationaliste
C’est l’un des paradoxes structurants de la Turquie actuelle : alors que le nationalisme y est en progression croissante — comme l’indiquent l’ensemble des enquêtes d’opinion — les partis qui s’en réclament restent enfermés dans le rôle de force d’appoint, peinant à dépasser les 10 % des votes. Visiblement, la stratégie du cavalier seul souhaitée par le İYİ et sa dirigeante Meral Akşener, n’a pas porté ses fruits. N’atteignant même pas 4 %, il fait à l’échelle nationale un score historiquement bas, qui aggrave encore la crise qu’il traverse depuis quelques années.
L’expérience de la coalition avec le CHP avait été particulièrement douloureuse pour le parti : en mars 2023, Meral Akşener avait menacé de quitter l’alliance à la suite de l’annonce de la candidature de Kemal Kılıçdaroğlu, avant de se raviser. Cette volte-face, ainsi que le soutien apporté au candidat par les mouvements pro-kurdes, avaient fragilisé l’image du İYİ auprès de l’électorat nationaliste. Le parti souffrait par ailleurs d’un manque relatif d’implantation locale, ses ambitions étant avant tout nationales. En conséquence, il ne remporte aucun succès significatif, à l’exception de la conquête — avec plus de 50 % des voix tout de même — de Nevşehir, en Anatolie, et de quelques percées locales comme à Çanakkale, où il dépasse les 30 %. La faiblesse de cette implantation fragilise les deux options du parti, tant celle d’une recomposition nationaliste dont il serait le cœur, que celle d’une renégociation avec le CHP pour une alliance plus équilibrée.
De son côté, le Zafer Partisi, avec à peine plus d’1 % des voix, confirme sa marginalité. Ce petit mouvement porteur d’un nationalisme radical et anti-migrants avait pourtant connu un certain succès lors de l’élection présidentielle de 2023 : le candidat qu’il soutenait, Sinan Oğan, avec 5,17 % des voix, avait empêché Recep Tayyip Erdoğan d’accéder à la victoire dès le premier tour et s’était imposé en arbitre. Cependant, des dissensions avaient immédiatement éclaté. Tandis que le Zafer Partisi, sous l’influence de son leader Ümit Özdağ, soutenait Kemal Kılıçdaroğlu pour le second tour, son candidat Sinan Oğan avait finalement apporté son soutien au président sortant. L’émergence rapide du Zafer avait traduit le malaise des Turcs face à la question migratoire, mais ce très faible score aux municipales — d’autant que le parti ne connaît aucune percée locale — confirme son incapacité à sortir d’un rôle tribunitien de court terme.
8 — Mainmise sur les régions kurdes, recul à l’échelle nationale : un succès en demi-teinte pour le DEM
Le HDP pro-kurde avait été l’un des grands perdants de la séquence électorale du printemps 2023. Non seulement le parti a renoncé à présenter un candidat à l’élection présidentielle, se privant ainsi d’une tribune, mais son soutien à Kemal Kılıçdaroğlu semble même avoir desservi ce dernier — Recep Tayyip Erdoğan en profitant pour l’accuser de complaisance avec le PKK. Dans l’entre-deux tours, les deux candidats s’étaient livrés à une surenchère en vue d’obtenir les suffrages du nationaliste Sinan Oğan, troisième homme et arbitre du scrutin. Dans ce processus, le HDP a été marginalisé. Lorsque des menaces d’interdiction sont venues le frapper, quelques mois plus tard, le CHP n’a guère élevé la voix pour le défendre. Dès lors, le parti pro-kurde semble avoir entamé un véritable tournant stratégique.
Sous pression d’un électorat amer d’être si peu considéré par le CHP, le HDP, reconverti dans le DEM, n’a pas voulu poursuivre de stratégies d’alliance. C’est donc seul que le parti a concouru : cette séquence des municipales était pour lui l’occasion de se rapprocher du cœur de sa cible électorale kurde5. En d’autres termes, à une approche universaliste, qui faisait de la démocratisation de la Turquie une cause prioritaire, le DEM a privilégié une approche plus identitaire, pour permettre aux Kurdes — le parti mentionne aussi d’autres minorités, comme les Arméniens — de revendiquer leurs droits culturels et politiques.
Ce pari de la relocalisation du combat ne s’est avéré qu’en partie payant : avec des scores comme environ 65 % à Diyarbakır ou 55 % à Van, le parti s’impose comme la principale force locale dans les régions à majorité kurde. Son objectif est désormais de maintenir ces maires. Depuis 2014, en effet, le gouvernement turc a pris l’habitude de suspendre les maires régulièrement élus — en immense majorité ceux des partis pro-kurdes — les accusant de complicité avec le terrorisme, pour nommer à leur place des administrateurs. Ce système est cependant très critiqué dans les régions concernées, et les hauts scores du DEM lui donnent une certaine légitimité pour demander le maintien de ses élus.
Les résultats du DEM à ces élections municipales montrent toutefois les limites d’une stratégie trop autonome. Dans le Sud-Est, son retour à un discours plus axé sur l’identité kurde n’a pas permis au parti d’augmenter significativement ses scores. Il a aussi vu son électorat grignoté par le Hüda Par, un mouvement qui présente la particularité d’être à la fois pro-kurde, islamiste et allié à Recep Tayyip Erdoğan en 2023. À Diyarbakır, par exemple, où il a mené une campagne très active au sein du vieux centre, le Hüda Par a dépassé les 5 %, gênant la stratégie de reconquête du DEM et annonçant de nouveaux défis. Mais un problème plus sérieux encore se pose : en faisant délibérément le choix d’une stratégie locale, le DEM a peut-être sacrifié sa capacité à peser à l’échelle nationale : il est certes, en soi, la troisième force du pays, mais avec un score global de même pas 6 %. Dès lors, il lui faudra beaucoup d’habileté politique pour parvenir à rentabiliser son implantation locale à l’échelle de la politique turque, alors même que le CHP a montré sa capacité à obtenir de grands succès sans l’appui de ses anciens partenaires.
9 — Quel paysage politique turc au lendemain de ces élections ?
Les résultats de ces élections municipales, s’ils ne changent pas fondamentalement les équilibres partisans turcs, installent une incertitude sur le futur paysage politique du pays. Ils confirment, en premier lieu, une tendance lourde que l’on peut observer en ce début de XXIe siècle : une sécularisation croissante du vote des nouvelles générations, qui semblent s’éloigner des valeurs du conservatisme islamique. Paradoxalement, après deux décennies de gouvernance AKP, le taux de pratique voire d’adhésion à l’islam n’a jamais été aussi faible. Cette évolution s’explique par différents éléments, qui vont du rejet d’un conservatisme trop associé à Erdoğan à l’urbanisation croissante d’une société de plus en plus intégrée dans la mondialisation. Elle ouvre en tout cas de nouvelles perspectives pour les mouvements séculiers et fragilise le socle conservateur sur lequel s’appuyait jusqu’alors l’AKP.
En miroir, en ayant réussi à conserver la mairie d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu renforce son image de présidentiable pour l’élection présidentielle de 2028 — d’autant plus que Mansur Yavaş, le maire d’Ankara, n’a jamais manifesté d’intérêt pour les scrutins nationaux. Le CHP se retrouve dans une situation plus confortable que ne l’avaient escompté ses propres dirigeants. Certes, dans l’ensemble du Sud-Est, ses scores restent désespérément bas — il ne dépasse pas 5 % à Diyarbakır, Van, Mardin ou Şanlıurfa — et le DEM, malgré un certain recul, confirme sa mainmise sur ces régions à majorité kurde. Reste qu’à Istanbul, la présence concurrente d’une liste DEM n’a visiblement pas empêché Ekrem İmamoğlu de recueillir les voix de l’électorat kurde, au moins partiellement. S’il s’avérait capable de reproduire cette stratégie à l’échelle nationale, cela fragiliserait le rôle d’arbitre que le DEM souhaitait jouer.
De plus, le caractère municipal de ces élections offre un filtre d’analyse déformant : certes, la domination du DEM dans les régions kurdes lui a permis d’emporter un certain nombre de municipalités. On peut envisager que, fort de ce triomphe local, il parvienne à empêcher le remplacement de ces élus par des administrateurs de l’État. Mais si les nationalistes ont échoué pour leur part à conquérir des villes importantes, et si le İYİ a essuyé un sérieux revers, il ne faudrait pas minorer pour autant le poids de ce courant de pensée sur la politique turque. Le nationalisme irrigue l’ensemble des partis et des électorats6 : si l’on additionne les scores du MHP, du İYİ et du Zafer, on arrive à un total de 5 à 10 % — sans compter que les sensibilités nationaliste sont loin d’être négligeables qu’à l’intérieur de l’AKP et du CHP. Cela pèse autant voire davantage que les scores à l’échelle nationale du DEM. Dans le cadre d’une élection nationale, tant l’AKP que le CHP devront donc être capables de mobiliser ces deux électorats, nationaliste et pro-kurde, de force comparable, et a priori incompatibles. Jusqu’à présent, Recep Tayyip Erdoğan s’était montré le meilleur à ce jeu. Mais son revers à Istanbul, alors même qu’il a annoncé vouloir se retirer en 2028, pourrait affaiblir suffisamment son parti pour laisser une chance à l’opposition de relever le défi, dans la foulée de la victoire nette du CHP.
10 — Une influence limitée sur la politique étrangère de la Turquie
Ces élections locales ne semblent pas de nature à bouleverser profondément la politique étrangère de la Turquie. À l’exception du YRP, dont la pression pourrait conduire à un durcissement des positions turques envers Israël, l’orientation actuelle de la politique étrangère turque semble faire consensus.
La diplomatie turque renoue, ces derniers années, avec une forme de pragmatisme que ce soit dans les relations avec l’Occident ou le monde arabe. Outre les nominations de Hakan Fidan aux affaires étrangères et de Ibrahim Kalin à la tête du renseignement extérieur (Milli istihbarat teskilati – MIT), le déplacement de Recep Tayyip Erdoğan au Caire, la levée du veto turc à l’adhésion de la Suède à l’OTAN, ont été autant de signaux de retour de la realpolitik. Une visite du Président turc à Washington le 9 mai a également été annoncée avant la tenue de l’élection.
De même, si des perspectives de rapprochement entre Erdoğan et le mouvement kurde émergent pour la première fois en dix ans, elles ne semblent pas à même d’affecter les velléités de l’appareil de sécurité turc de lancer de nouvelles opérations contre le PKK au Nord-Est syrien et au Kurdistan irakien d’ici l’été. Le Président turc a également annoncé, lors de son discours de dimanche soir, que de nouvelles opérations seraient menées contre le PKK en Turquie.
Sources
- Édile de quartier ou de village.
- Sevinç Dogan, Mahallenin AKP’si (2016)
- La justice turque ayant régulièrement fait peser la menace d’une interdiction du HDP, les forces pro-kurdes se sont rassemblées au sein du DEM, pour parer à cette éventualité. En pratique, les structures, cadres et électeurs des deux partis sont quasiment identiques.
- Une situation critiquée au sein du CHP, d’autant que plusieurs de ces partis sont dirigés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan.
- Entretien avec des cadres du parti à Diyarbakır (mars 2024).
- Delphine Minoui, « Turquie : comment le nationalisme ‘ordinaire’ irrigue toute la société », Le Figaro, 30 mars 2024.