En 2024, la moitié du monde est appelée aux urnes. Dans l’année des grandes élections, de l’Inde aux États-Unis en passant par l’Europe, les équilibres mondiaux peuvent basculer. Pour suivre au jour le jour ces votes avec des analyses, des cartes et des données exclusives, pensez à vous abonner au Grand Continent.

Malgré les prérogatives limitées accordées au président par la constitution slovaque, l’élection de 2024 connaît un certain engouement et s’annonce comme la plus serrée de l’histoire du pays, cinq ans après la victoire historique de la figure pro-européenne et progressiste, Zuzana Čaputová, suite à une crise politique majeure. Au premier tour, Ivan Korčok, diplomate et ancien ministre des Affaires étrangères (2020-2022), s’est imposé avec 42,51 % des suffrages, devançant ainsi l’ancien Premier ministre (2018-2020) Peter Pellegrini, chef de file du parti Hlas et président du Conseil national slovaque (37,02 %).

Deux candidats, deux systèmes

On peut diviser à grands traits le spectre politique slovaque en deux, avec d’un côté un bloc national-populiste rassemblant les partis d’aspiration socialiste et les partis nationalistes ; et de l’autre un bloc démocrate rassemblant différents partis et mouvements allant du centre-gauche à la droite conservatrice (PS, SaS et KDH).

Dans les trois décennies ayant suivi l’indépendance de 1993, les deux blocs, porteurs de deux visions antinomiques, se sont succédé au pouvoir avec une plus grande régularité pour le bloc national-populiste. Le bloc démocrate accuse quant à lui un manque de cohésion et de leadership.

Le bloc national-populiste est caractérisé par des tendances autoritaires associées à un système de corruption généralisée. Celui-ci était très visible à l’époque de Mečiar (1992-1998), et sa persistance jusqu’aux gouvernements Fico (2006-2010, 2012-2018 et depuis 2023) a été mise au jour lors de l’assassinat du journaliste d’investigation Ján Kuciak et de sa fiancée en 2018, qui avait précipité la chute du gouvernement. Il s’oppose ainsi au bloc démocrate, concentré sur un agenda réformiste et anti-corruption, héritage du gouvernement de Dzurinda (1998-2006) sous lequel la Slovaquie s’est distancée de son image de « trou noir » de l’Europe, selon l’expression employée par Madeleine Albright en 1997, facilitant ainsi les adhésions à l’OTAN et à l’Union européenne (2004).

Le retour au pouvoir de Robert Fico et du bloc national-populiste suite aux élections législatives de septembre 2023 a mis en exergue les divisions entre les deux blocs, accentuées par les positionnements vis-à-vis de la guerre en Ukraine.

Romain Le Quiniou

Le bloc démocrate est quant à lui pro-européen et plus largement pro-occidental. Si les positions peuvent varier d’un parti à l’autre, on retrouve un consensus en ce qui concerne l’appartenance de la Slovaquie à la communauté euro-atlantique. En revanche, le bloc national-populiste, influencé par l’héritage du panslavisme et par les liens personnels de ses représentants, montre une attitude conciliante envers Moscou. Cela amène ses membres, avec différentes nuances, à tenir des positions eurosceptiques voire de plus en plus ouvertement hostiles à l’Occident.

Le retour au pouvoir de Robert Fico et du bloc national-populiste suite aux élections législatives de septembre 2023 a mis en exergue les divisions entre les deux blocs, accentuées par les positionnements vis-à-vis de la guerre en Ukraine.

Paradoxalement, les deux principaux candidats, Korčok et Pellegrini, semblent avoir voulu atténuer leur appartenance stricte à ces blocs en vue d’élargir leur électorat. Avec son slogan prônant le calme (« Slovensko uz potrebuje pokoj », La Slovaquie a besoin de paix), Pellegrini s’est fait plutôt discret, annonçant tardivement sa candidature et minimisant les rassemblements — allant jusqu’à éviter le débat public du premier tour. Avec cette stratégie, il espérait ainsi ne pas être impacté par les dérives anti-démocratiques de ses alliés au sein du gouvernement. Korčok a quant à lui sillonné le pays à la rencontre de citoyens, revendiquant une image de candidat « hors du système » voire d’opposition, stratégie semble-t-il efficace compte tenu de la surprenante avance acquise au premier tour. Dans l’entre-deux tours, Pellegrini et ses alliés ont décidé de fortement polariser la campagne afin de mobiliser l’électorat national-populiste.

Korčok face au système Fico 

Bien que candidat indépendant, Korčok fait partie intégrante de cet affrontement entre les deux blocs, comme le confirme sa position de ministre au sein du gouvernement sortant. Dès 2022 et sous son impulsion, la Slovaquie s’est positionnée comme un allié visible et proactif au sein de la communauté euro-atlantique concernant le soutien à l’Ukraine suite à l’invasion russe de février. Cet héritage constitue l’un des principaux piliers de sa campagne. La prégnance de la question de l’Ukraine n’a pas pour autant conduit à reléguer les considérations domestiques. Depuis son retour au pouvoir, Fico s’est empressé de reprendre le contrôle des institutions, principalement judiciaires et médiatiques, par des lois et des nominations contestées, comme le démantèlement du Bureau du procureur spécial ou bien la nomination de Pavol Gašpar (fils du député Tibor Gašpar, lieutenant politique controversé de Fico) à la tête du Service d’information slovaque (SIS). Son objectif principal  ? La remise en place du système Fico — dont le fonctionnement est proche de celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán —, marqué par une corruption endémique et par l’assurance d’une impunité totale pour lui et ses alliés. Face à ces dérives, l’opposition se mobilise depuis plusieurs mois à travers le pays. Si le futur président ne jouera pas un rôle majeur compte tenu des prérogatives qui lui sont octroyées par la Constitution, l’élection de Korčok représenterait un contre-pouvoir au moins symbolique.

Dès 2022 et sous l’impulsion de Korčok, la Slovaquie s’est positionnée comme un allié visible et proactif au sein de la communauté euro-atlantique concernant le soutien à l’Ukraine.

Romain Le Quiniou

La campagne présidentielle a également mis en avant les thèmes de la démocratie et de l’État de droit en parallèle des mobilisations organisées par les partis d’opposition Slovaquie Progressiste (PS), Solidarité et Liberté (SaS), et Parti Chrétien-Démocrate (KDH). Korčok et l’opposition se sont ainsi alignés dans la contestation des dérives anti-démocratiques et plus précisément des attaques contre les principes fondamentaux de l’État de droit et des libertés individuelles. Le public présent à ces manifestations, principalement composé de classes moyennes supérieures et de jeunes diplômés, se retrouve également aux rassemblements de Korčok. Il s’agit du cœur de l’électorat du bloc démocratique pro-européen. En s’imposant dans les zones urbaines et le nord conservateur, la campagne de Korčok a su mobiliser efficacement cet électorat, pour lequel une victoire de leur candidat se traduirait par une victoire contre le système Fico, dont la victoire en septembre ne signerait qu’un retour temporaire de la corruption et des dérives anti-démocratiques. Si Korčok ne pourra entraver l’agenda politique de Fico et de ses alliés, il disposera néanmoins d’une plateforme politique et constitutionnelle pour le condamner, notamment via l’utilisation de son droit de veto — à l’image des demandes adressées ces derniers mois par Čaputová à destination de la Cour constitutionnelle concernant les réformes judiciaires engagées par le gouvernement.

Des piétons passent devant une affiche de Peter Pellegrini, président du Parlement et candidat à l’éélection présidentielle slovaque, à Bratislava, Slovaquie, le vendredi 5 avril 2024. © Denes Erdos/AP/SIPA

Les clefs du second tour 

Malgré un score élevé et une première place inattendue, Korčok n’est nullement assuré de remporter le second tour. Favori depuis longtemps, les derniers sondages indiquent que Pellegrini a les cartes en main pour l’emporter. Sa victoire dépendra de sa capacité à mobiliser son propre électorat — ce qu’il n’a pas su faire lors du premier tour. Pellegrini a quant à lui souffert d’un manque de mobilisation de l’électorat du bloc national-populiste. Bien qu’il se soit imposé dans le sud et l’est du pays, majoritairement rural, le taux de participation a été inférieur aux attentes du candidat. Une hausse de la mobilisation lors du second tour ne profiterait que marginalement à Korčok, pour lequel les reports de voix en sa faveur seront faibles. Au final, deux catégories de la population décideront du résultat final  : les nationalistes et la minorité magyarophone.

Lors du premier tour, l’électorat nationaliste s’est rallié derrière son candidat naturel, Štefan Harabin (ancien président de la Cour suprême et ancien ministre de la Justice sous le premier gouvernement Fico), lui permettant d’atteindre la troisième place avec 11,73 % des voix. La question est désormais de savoir si cet électorat se déplacera ou non aux urnes samedi pour voter non pas pour le candidat Pellegrini, mais plutôt contre Korčok. Leur attitude, encore très incertaine, sera déterminante alors que les personnalités d’extrême droite, y compris l’allié de coalition Andrej Danko (Parti national slovaque), ont été virulents à l’encontre de Pellegrini, s’en prenant à son idéologie politique sociale-démocrate, qualifiée de « progressiste », ainsi qu’à son ancienne « trahison » de Fico1, et participant à la propagation de rumeurs concernant l’orientation sexuelle de ce dernier. Leur soutien apporté du bout des lèvres à Pellegrini quelques jours seulement avant le second tour — appelant les électeurs à voter « pour le moins pire des choix » — n’a suscité qu’un engouement modéré, rendant irréaliste l’hypothèse selon laquelle Pellegrini bénéficiera d’un report de voix significatif de la part de cet électorat. Des questions similaires se posent également pour une partie de l’électorat de Fico, notamment les électeurs à tendance conspirationniste, qui semblent s’être abstenus au premier tour.

Au final, deux catégories de la population décideront du résultat final  : les nationalistes et la minorité magyarophone.

Romain Le Quiniou

La grande majorité de l’électorat magyarophone (qui représente 7,7 % de la population), concentré dans le sud du pays, a quant à elle voté pour le candidat Krisztián Forró — qui a atteint un score historiquement faible de 2,9 %. C’est dans ces régions que le taux d’abstention a été l’un des plus importants du pays. Suite à sa demande de démission, refusée par le parti, Forró a appelé à voter pour Pellegrini, suscitant une vague de critiques en interne et alimentant la frustration de cet électorat liée à la crise de leadership que traverse le parti. Là encore, il semblerait que Pellegrini ne parvienne pas à obtenir un report des voix significatif de la part de ces électeurs, dont les votes se répartiront entre les deux candidats et l’abstention.

Sources
  1. Après la chute de Fico, son proche allié Pellegrini est devenu Premier ministre avant de perdre les élections 2 ans plus tard. Il a alors décidé, avec d’autres personnalités de sa formation, de faire scission et de créer le parti Hlas afin de « retourner aux bases de la sociale-démocratie ».