Religion

L’imam et le sultan : Erdogan et la réislamisation de Sainte-Sophie

Dans une semaine les Turcs votent. Recep Tayyip Erdogan n’a jamais été aussi près de perdre le pouvoir. Il y a trois ans pourtant, au cœur de la crise pandémique qui avait vidé la Mecque, c’était en sultan tout puissant qu’il réalisait son « rêve de jeunesse » : la réislamisation de Sainte-Sophie. Dans ce moment clef de sa trajectoire – apogée d’un islam politique forgé dans les tréfonds du califat ottoman – Erdogan avait prononcé l’un de ses discours les plus importants. Nous le publions avec un commentaire ligne à ligne signé Gilles Kepel.

Auteur
Gilles Kepel
Image
© Présidence turque via AP

Le 24 juillet 2020, Recep Tayyip Erdogan inaugure solennellement la prière du vendredi dans l’antique basilique byzantine Sainte-Sophie, qu’il vient de rendre au culte musulman. Quatre-vingt-cinq ans auparavant, Atatürk avait fait un musée de la mosquée instaurée dans ses murs lors de la conquête turque de Constantinople en 1453, désacralisant le lieu pour « l’offrir à l’humanité ». Ce geste hautement symbolique, par lequel le président Erdogan, lui-même imam de formation, réalise son rêve de jeunesse lorsqu’il étudiait dans un lycée pour prédicateurs, enterrant la laïcité kémaliste et exhumant le califat ottoman — à l’ombre du sultan Mehmet II, conquérant de Constantinople —, se déroule le jour du 97e anniversaire du traité de Lausanne. Celui-ci dessina les frontières de la jeune République après que les armées victorieuses du Gazi Kemal Atatürk eurent défait les puissances européennes qui se partageaient les dépouilles de l’Empire islamique vaincu au terme de la Première Guerre mondiale. Ce sursaut militaire avait permis d’annuler le traité léonin de Sèvres en 1920 qui dépeçait l’Anatolie selon un plan « impérialiste », et dont le centenaire (qui passera inaperçu) échoit deux semaines plus tard, le 10 août de ce même été 2020.

Cette année-là, en Turquie, la pandémie porte au paroxysme les contradictions que le gouvernement nationalo-islamiste cherche à surmonter par la surenchère militaro-religieuse. Le relâchement de la distanciation physique à l’occasion des prières de masse organisées partout lors de la « reconversion » de Sainte-Sophie en mosquée a fait repartir les contaminations à la hausse, tandis que la lira (TL) s’effondre face au dollar et plus encore à l’euro dans lequel sont libellés les principaux échanges, et que le taux de chômage atteint officiellement 25 % dès avril 2020 — plus de 50 % selon la principale centrale syndicale. Les touristes de l’Union européenne ont été dissuadés par Bruxelles de se rendre en vacances en Turquie durant le plus clair de l’été pour raisons sanitaires, précipitant un effondrement du secteur, principal pourvoyeur de devises au pays. La « génération Z », quant à elle, se refuse à la mise au pas conservatrice et bigote dans un pays où le nombre de journalistes et d’universitaires emprisonnés reste très élevé depuis le coup d’État manqué de juillet 2016 attribué à l’ancien partenaire du président, le prédicateur Fethullah Gülen, où la pratique de la torture dans les prisons est redevenue monnaie courante, et les réseaux sociaux sont depuis 2020 sous surveillance étroite. Elle manifeste, tant à travers les sondages que par l’émigration de la jeunesse éduquée, sa défiance face à l’orientation d’un pouvoir en place depuis dix-huit ans et qui lui paraît s’engager dans une fuite en avant en forme de retour en arrière – que l’affaire d’Ayasofia (Hagia Sophia) porte au pinacle.

Ma chère nation, je vous adresse mes salutations et mon affection les plus sincères. Le Conseil d’État a annulé aujourd’hui le décret ministériel de 1934 qui avait permis la transformation de la mosquée Sainte-Sophie en musée. Sur la base de cette décision, nous avons publié un décret présidentiel pour faciliter la réouverture de la mosquée Sainte-Sophie. Ainsi, après 86 ans, Sainte-Sophie pourra à nouveau servir de mosquée, comme le prévoit la charte de fondation du sultan Mehmed II. Je souhaite que cette décision soit de bon augure pour notre nation, l’oumma et l’humanité tout entière. Notre ministère de la culture et du tourisme a immédiatement commencé à travailler sur les préparatifs administratifs et techniques avec notre présidence des affaires religieuses.

Le coup de force de Sainte-Sophie, tout en pourfendant la laïcité, vise du même coup de yatagan à éradiquer la domination saoudienne sur l’islam sunnite, qu’avait assurée la richesse faramineuse de la plus puissante des dynasties de l’or noir. 

Avec la fin de son statut de musée, l’entrée à Sainte-Sophie sera gratuite. Comme toutes nos mosquées, les portes de Sainte-Sophie seront grandes ouvertes à tous – locaux et étrangers, musulmans et non-musulmans. Sous son nouveau statut, Sainte-Sophie, patrimoine commun de l’humanité, continuera à accueillir tout le monde d’une manière plus sincère et authentique. En achevant rapidement les préparatifs, nous prévoyons d’ouvrir Sainte-Sophie au culte le vendredi 24 juillet 2020 avec la prière du vendredi.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, au centre, participe à la prière du vendredi à Sainte-Sophie le 24 juillet 2020. © Présidence turque, via AP

J’appelle tout le monde à respecter la décision que les organes judiciaires et exécutifs de notre pays ont prise au sujet de Sainte-Sophie. Il va sans dire que nous accueillerons favorablement toutes les opinions exprimées sur cette question dans l’arène internationale. Toutefois, l’usage qui sera fait de Sainte-Sophie relève des droits souverains de la Turquie. L’ouverture de Sainte-Sophie au culte, conformément à une nouvelle réglementation, n’est qu’un exercice des droits souverains de notre pays. Convertir Sainte-Sophie en mosquée conformément à la charte de sa fondation n’est pas moins un droit de la République de Turquie que son drapeau, sa capitale, son adhan, sa langue, ses frontières et ses 81 provinces. À cet égard, nous considérons tout comportement ou toute déclaration allant au-delà de l’expression d’opinions comme une violation de notre indépendance. Tout comme la Turquie n’interfère pas dans les décisions relatives aux lieux de culte dans d’autres pays, nous attendons la même compréhension en ce qui concerne la protection de nos droits historiques et légaux. En outre, ce droit remonte exactement à 567 ans, et pas seulement à 50 ou 100 ans. Si une discussion sur la foi doit avoir lieu aujourd’hui, le sujet de cette discussion ne devrait pas être Sainte-Sophie, mais l’islamophobie et la xénophobie qui augmentent de jour en jour dans toutes les parties du monde. La décision de la Turquie est uniquement liée à ses propres lois nationales et à ses droits historiques. J’exprime ma gratitude à tous les partis et dirigeants politiques, aux organisations non gouvernementales et à tous les citoyens de notre pays qui soutiennent cette décision.

Ma chère nation, la conquête d’Istanbul et la conversion de Sainte-Sophie en mosquée comptent parmi les chapitres les plus glorieux de l’histoire turque. Le 29 mai 1453, le sultan Mehmed II est entré dans la ville après un long siège et s’est dirigé directement vers Sainte-Sophie. Alors que les Byzantins attendaient leur sort, effrayés et inquiets, à l’intérieur de Sainte-Sophie, Fatih entre dans la basilique et donne des assurances aux habitants quant à leur vie et à leur liberté. Le conquérant d’Istanbul, a hissé son drapeau sur le mihrab au milieu de Sainte-Sophie en symbole de conquête, a tiré une flèche vers le dôme et a récité le premier adhan. Il enregistre ainsi sa conquête. Puis, dans un coin approprié de Sainte-Sophie, il accomplit deux rak’ahs de prière en signe de gratitude. Par ce geste, il démontre qu’il a transformé Sainte-Sophie en mosquée. Le sultan Mehmed II examine attentivement ce grand lieu de culte, perle d’Istanbul, du sol au toit.

Le nom « Fatih », qui sera utilisé tout au long du texte, est le surnom de Mehmet II, littéralement « conquérant ».

Selon les historiens, le sultan Mehmed II, qui est monté sur le dôme de Sainte-Sophie, a récité le célèbre poème farsi suivant en découvrant l’édifice et ses environs en ruine : « Une araignée tisse sa toile dans le palais des Césars, un hibou hulule dans les tours d’Afrasiab ». Oui, le sultan avait pris le contrôle d’une Istanbul et d’une Sainte-Sophie dévastées, usées et misérables. En fait, la Sainte-Sophie que Fatih a reprise a été construite pour la troisième fois, puisque les deux premières églises qui se trouvaient au même endroit ont été brûlées et détruites pendant les périodes de troubles. Après la conquête, après trois jours de travail acharné, Sainte-Sophie a été préparée pour le culte – pour la première prière du vendredi. Fatih, qui est entré dans la mosquée avec des hommes d’État et des soldats de premier plan, a été accueilli par des louanges et des salutations qui résonnaient depuis les dômes. Fatih a ensuite prononcé le sermon de la première prière du vendredi à Sainte-Sophie et son mentor, Akshamsaddin a dirigé les services de prière. Fatih a également permis le développement de l’Église orthodoxe qui avait été exclue par les autres sectes chrétiennes, en les plaçant sous son égide. Les dômes et les murs de ce grand lieu de culte résonnent d’adhan, de takbirs et de mawlids depuis 481 ans. Istanbul, qui avait été dévastée par des tremblements de terre, des incendies, des pillages et des négligences pendant des siècles, a été remise sur pied grâce à la conquête. Le symbole de ce processus est Sainte-Sophie.

Après Medmed II, chaque sultan s’est efforcé de rendre Istanbul et Sainte-Sophie encore plus belles. Sainte-Sophie, désignée comme la grande mosquée de la ville, a été transformée en un complexe, avec des bâtiments qui ont été ajoutés au fil du temps et qui ont servi les croyants pendant des siècles. Au cours de presque tous les siècles qui ont suivi, Sainte-Sophie a fait l’objet de réparations majeures afin de l’embellir par des ajouts, et elle est considérée comme le joyau précieux de notre nation. À tel point que nous n’avons même pas essayé de changer son nom d’origine, qui signifie la « Sagesse de Dieu ». Ce temple, qui était sur le point d’être écrasé sous les ruines d’un ancien État, a non seulement été transformé en mosquée par nos ancêtres, mais il a également été exalté et revivifié.

La réaffectation à l’islam de la « mosquée Ayasofia » (Haghia Sophia en grec, i.e. « Sainte Sagesse ») est aussi un coup de force emblématique pour exercer l’hégémonie de l’islamisme turc sur le sunnisme, qui regroupe quelque 85 % du milliard et demi de musulmans de la planète. Le président a l’ambition de refaire d’Istanbul la capitale mondiale de la Communauté des croyants, ou Oumma — une ressource qu’avait délaissée Atatürk, abolissant le califat en 1924 car il était convaincu alors que la survie de sa nation recréée passerait par une sécularisation autoritaire, rompant avec la superstition rétrograde par l’adoption de l’alphabet latin et la substitution d’un vocabulaire décalqué phonétiquement du français, alors langue universelle de la modernité, aux concepts islamiques arabes structurant la pensée turque : « laïque » y devenait laïk, « autobus » otobüs, et « lycée » lise. Rétrospectivement, pareille identification originelle de la laïcité haïe à la culture française, dans le milieu islamiste local, n’est pas sans incidence sur l’anathème que M. Erdogan fulmine obsessionnellement sur son homologue Emmanuel Macron durant cet an 2020…

Par conséquent, depuis des siècles, Sainte-Sophie occupe une place particulière dans le cœur de tous les membres de cette nation. En ce qui nous concerne, nous aimons également Sainte-Sophie depuis notre plus jeune âge. Nous pensons avoir rendu un service important à notre nation en rouvrant cette mosquée, conformément à sa charte de fondation. Si la conquête a été le combat mineur, le développement, la construction et les activités caritatives de Sainte-Sophie ont été une lutte bien plus importante.

Un imam lit le Coran, le livre saint de l’islam, alors que des dignitaires, dont le président turc Recep Tayyip Erdogan, participent à la prière du vendredi à Sainte-Sophie. © Présidence turque via AP

Lors de la construction de Sainte-Sophie pendant la période romaine orientale, les matériaux ont été transportés de tout l’empire – de l’Égypte à Izmir et de la Syrie à Balikesir. Fatih et les sultans qui lui ont succédé ont fait venir à Istanbul des artisans de toute l’Anatolie et de la Roumélie pour reconstruire Sainte-Sophie et la ville. Ce faisant, ils ont tiré le meilleur parti de l’héritage qu’ils avaient reçu. Par exemple, Fatih a préservé les mosaïques fixes de Sainte-Sophie et n’a retiré de l’édifice que les statues mobiles. Les mosaïques, qui sont restées en place pendant des siècles ,ont été progressivement recouvertes lors de réparations ultérieures, ce qui les a protégées des influences extérieures et leur a permis de survivre jusqu’à aujourd’hui. Considérer les membres de différentes croyances avec tolérance est une attitude essentielle à notre religion.

Notre Prophète, tout en poursuivant son message, n’a pas interféré avec les communautés d’autres religions qui ne commettaient pas d’agression contre les musulmans. Lorsque le calife Omar a pris Jérusalem, il a protégé les chrétiens et les juifs de la ville dans leurs droits et leurs lieux de culte. Comme tous les États établis par nos ancêtres, les dirigeants de l’Empire ottoman ont suivi la même voie. Ce que Fatih et ses partisans ont fait à Istanbul consistait à suivre cette ancienne tradition. Mimar Sinan, l’une des figures les plus importantes de l’histoire de notre civilisation, est l’un des principaux contributeurs à la construction de Sainte-Sophie. En 481 ans, Sainte-Sophie est devenue ce qu’elle est aujourd’hui avec son autel, sa chaire, ses minarets, son trône de sultan, ses plaques, ses broderies, ses lustres, ses tapis, sa fontaine et tous ses autres éléments. Avec les congrégations les plus nombreuses d’Istanbul, qui se sont rassemblées tout au long de l’histoire, Sainte-Sophie a été le théâtre de scènes vraiment spectaculaires lors de journées exceptionnelles telles que Tarawih, Laylat al-Qadr et l’Aïd. Par conséquent, le droit de la nation turque sur Sainte-Sophie n’est pas moindre que celui des premiers bâtisseurs de cet ouvrage, il y a environ 1 500 ans.

Au contraire, en raison de ses contributions et de sa forte propriété, notre nation a plus de droits sur Sainte-Sophie, qui est considérée comme l’une des œuvres les plus importantes du patrimoine humain d’aujourd’hui. Avec la conquête, Istanbul est devenue une ville où musulmans, chrétiens et juifs vivaient ensemble dans la paix et la tranquillité. L’histoire témoigne des grandes luttes que nous avons menées pour que la prospérité, la confiance, la paix et la tolérance prévalent partout où nous avons conquis. Aujourd’hui, outre les mosquées présentes dans tous les coins de notre pays, il existe des milliers de sanctuaires historiques de toutes les confessions. En outre, les églises et les synagogues sont présentes partout où il y a des fidèles. Il y a actuellement 435 églises et synagogues ouvertes au culte dans notre pays. Cette situation, que l’on ne retrouve pas ailleurs, est la manifestation de notre compréhension, qui considère les différences comme une richesse. Cependant, en tant que nation, nous n’avons pas pu échapper à des exemples de traitement tout à fait opposés dans notre histoire récente. En Europe de l’Est et dans les Balkans, où les Ottomans ont dû se retirer, seuls quelques ouvrages construits par nos ancêtres pendant des siècles sont encore debout. Partant du principe qu’« un exemple négatif ne peut faire jurisprudence », nous ne prenons en compte aucun de ces mauvais exemples et nous maintenons résolument le cap de notre propre civilisation, fondée sur la construction et la renaissance.

Ma chère nation, le débat sur Sainte-Sophie, qui est à nouveau sous les feux de la rampe aujourd’hui, en raison de la décision de la rouvrir au culte, est vieux de près d’un siècle. À l’époque où l’Anatolie et Istanbul étaient occupées, il était question de transformer Sainte-Sophie en église. Le premier pas vers cet objectif fut l’arrivée aux portes de Sainte-Sophie de troupes d’occupation entièrement équipées. Les commandants français des troupes informent l’officier ottoman affecté à Sainte-Sophie qu’ils en prennent le contrôle et que les soldats turcs doivent quitter la mosquée.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, au centre, récite un extrait du Coran, le livre saint de l’islam, lors de la prière du vendredi à Sainte-Sophie. © Présidence turque, via AP

Le major Tevfik Bey, qui défendait Sainte-Sophie avec ses soldats, leur donna la réponse suivante : « Vous ne pouvez pas entrer et vous n’entrerez pas ici, car c’est notre lieu de culte. Si vous tentez d’entrer par la force, nous répondrons d’abord avec des mitrailleuses lourdes, puis avec les charges de démolition qui ont été placées aux quatre coins de la mosquée. Si vous pouvez vous permettre l’effondrement de Sainte-Sophie sur vos têtes, vous pouvez essayer d’entrer ». Il anéantit ainsi les espoirs des envahisseurs de s’emparer de Sainte-Sophie. Les étrangers ont continué à s’intéresser à Sainte-Sophie dans les années qui ont suivi, en se cachant derrière divers prétextes tels que la réparation des mosaïques.

Entre-temps, le gouvernement de l’ère du parti unique a fermé Sainte-Sophie au culte, conformément à un nouveau décret qui exigeait que les mosquées soient éloignées d’au moins 500 mètres les unes des autres. Plus tard, le 1er février 1935, Sainte-Sophie est devenue un musée et a été ouverte aux visiteurs. Pendant les années où Sainte-Sophie a été fermée au culte, l’héritage a été exposé à la négligence et au pillage. La madrasa de Sainte-Sophie, la première université ottomane d’Istanbul construite par Fatih à côté de la mosquée, a été détruite sans raison. Des tapis rares posés sur le sol de Sainte-Sophie ont été découpés et distribués ici et là. Des lustres antiques ont été transportés à la fonderie pour y être fondus. Les plaques des chefs-d’œuvre encore en place n’ont pas pu être sorties par la porte en raison de leur grande taille et ont donc été transportées dans l’entrepôt. Ces plaques ont ensuite été accrochées à leur emplacement respectif sur le mur pendant la période du Parti démocratique. Les destructions subies par Sainte-Sophie ne se limitent pas à cela. Ceux qui ne voulaient rien laisser de l’époque où Sainte-Sophie était une mosquée auraient même démoli son minaret.

En effet, le minaret de la petite Sainte-Sophie, converti en mosquée sous le règne du sultan Bayezid II, a été détruit du jour au lendemain sans aucune base légale. L’historien, journaliste et muséologue Ibrahaim Hakki Konyali, qui a anticipé cela, a immédiatement rédigé et publié un rapport. Les autorités ont alors décidé de ne pas démolir les minarets, car Konyali a déclaré dans son rapport : « Ces minarets sont le support du dôme ; s’ils sont démolis, Sainte-Sophie s’effondrera ». Au cours de la même période, des catastrophes similaires se sont produites dans de nombreuses mosquées, madrasas et reliques de nos ancêtres.

En réalité, cette décision prise pendant la période du parti unique ne trahissait pas seulement l’histoire, mais était également contraire à la loi. Étant donné que Sainte-Sophie n’est ni la propriété de l’État ni celle d’une institution, mais la propriété d’un trust, lorsque Fatih a conquis Istanbul, il a également obtenu le titre d’empereur romain et a donc eu tous les droits de propriété sur les biens de la dynastie byzantine. En vertu de cette loi, la propriété de Sainte-Sophie a été attribuée à Fatih et à la fondation qu’il a créée. Pendant la période républicaine, une copie officielle de cet acte a été préparée dans les nouvelles lettres latines et délivrée pour enregistrer officiellement son statut juridique. Si Fatih ne détenait pas l’acte de propriété de Sainte-Sophie, il n’aurait pas eu le droit de la doter légalement.

Des fidèles musulmans, dont le président turc Recep Tayyip Erdogan, participent à la prière du vendredi à Sainte-Sophie. © Présidence turque, via AP

Dans l’une des pages de sa charte de fondation, longue de plusieurs centaines de pages, datée du 1er juin 1453 et incluant Sainte-Sophie, le sultan Fatih a déclaré : « Celui qui modifie ma fondation, qui convertit Sainte-Sophie en une mosquée ; celui qui tente de modifier, d’annuler ou d’amender l’un de ses articles ; s’il veut abolir la charte de fondation de la mosquée Sainte-Sophie, avec une intention malveillante ou maligne, ou avec l’intention d’en faire une mosquée ; s’il modifie l’original, conteste ses dispositions, guide et aide ceux qui le font, l’utilise illégalement, met fin à son statut de mosquée, prépare des documents falsifiés, demande des droits de fiduciaire, l’inscrit dans son propre livre de comptes ou le transfère à son propre compte ; alors je déclare devant vous qu’il a commis le plus grand des péchés. La malédiction éternelle d’Allah, du Prophète, des anges, de tous les gouvernants et même de tous les musulmans sera sur ceux qui modifient ce testament ; que leurs tourments ne soient pas allégés et que leurs visages ne soient pas regardés le jour du Jugement dernier. Quiconque persiste après avoir entendu ces paroles, le péché lui incombera ; le châtiment d’Allah est sur lui. Allah entend tout et sait tout. »

Oui, la décision prise aujourd’hui a permis de se débarrasser de la lourde malédiction que Fatih faisait peser sur sa fondation. Mais au lieu de mettre fin à la douleur de Sainte-Sophie, l’on peut dans un même état d’esprit encore proposer de transformer Sultan Ahmet, la mosquée la plus célèbre d’Istanbul, en musée. Dans le passé, toujours suivant cette idée, l’on avait envisagé d’utiliser la mosquée du sultan Ahmet comme galerie d’art, le palais Yildiz comme casino et Sainte-Sophie comme club de jazz – certaines de ces choses sont devenues réalités. Comme à chaque époque, la perspective d’aujourd’hui témoigne d’une compréhension maladroite et mal ajustée, sous le couvert de la modernité. C’est dans la même logique que l’on demande que le Vatican soit transformé en musée et que l’on insiste pour que Sainte-Sophie reste un musée. L’étape suivante serait le désir de transformer la Kaaba, le plus ancien temple de culte de l’humanité, et l’ancien temple de Masjid al-Aqsa en musée. Qu’Allah protège à jamais notre pays et l’humanité de cet état d’esprit. Qu’Allah ne mette plus cette nation à l’épreuve avec ceux qui sont hostiles à ses valeurs.

En juillet 2020, moment où Erdogan prononce son discours, la pandémie contraint à réduire le hajj — le grand pèlerinage annuel à La Mecque — qui rassemblait les années précédentes jusqu’à 2,5 millions de participants — à sa plus simple expression, quelques milliers de résidents du royaume dûment éloignés les uns des autres par la « distanciation physique » sanitaire. Quant à la célébration de l’Aïd-el-Kébir, démonstration paroxystique de piété collective islamique à l’échelle planétaire, elle advient le vendredi 31 juillet mais se déroule dans la plupart des cas à domicile pour éviter la contamination. Tandis que Riyad fait prévaloir la prophylaxie sur le prosélytisme — mais fournit cette année-là peu d’images et de représentations de La Mecque exaltant la puissance de la religion de Mahomet, car on y voit l’esplanade de la Ka’ba quasi déserte alors qu’elle est habituellement bondée —, les clichés triomphalistes de M. Erdogan coiffé d’un bonnet de prière effectuant ses dévotions au même moment dans la mosquée Ayasofia tout juste reconquise diffusent un Grand Récit autrement mobilisateur. Ils représentent le président turc en nouveau sultan Mehmet II le Conquérant. L’imam dirigeant la prière dans l’ex-musée s’était du reste muni en chaire, sous les mosaïques byzantines restaurées mais désormais occultées aux regards pieux des fidèles par des voiles et tentures, d’un yatagan ottoman, à l’instar du sultan dès la prise de Constantinople le 29 mai 1453. Message : ce qui avait été subjugué par le cimeterre du jihad ne serait jamais rendu, sauf à être vaincu par un sabre adverse — selon l’adage turc kiliç hakkı (« le droit de l’épée »).

Ma chère nation, certains artefacts sont des symboles de nations et d’États. L’un de ces symboles est la basilique Sainte-Sophie. Dans un article qu’il a écrit en 1922, Yahya Kemal a déclaré : « Cet État a deux fondements spirituels : l’adhan que Fatih a récité depuis le minaret de Sainte-Sophie résonne encore et le Coran que Selim a récité devant le manteau du Prophète résonne encore… ».

Des imams lisent des sermons alors que plusieurs dignitaires, dont le président turc Recep Tayyip Erdogan, participent à la prière du vendredi à Sainte-Sophie. © Présidence turque, via AP

Toujours selon Yahya Kemal, la signification de Sainte-Sophie pour nos nations est la suivante : « Il fut un temps où, à en juger par ta géométrie, je pensais que tu n’étais qu’un monument. Maintenant, en regardant cette multitude sous ta coupole, j’ai l’impression d’être entré dans les climats enchanteurs des ancêtres dont j’ai rêvé et qui me manquent depuis des années ».

Malheureusement, ce temple, que le poète décrivait comme « le climat enchanteur des ancêtres », a été privé pendant longtemps de la voix de l’adhan et de la récitation du Saint Coran. Bien que la partie de Sainte Sophie réservée au sultan ait été ouverte au culte pour la première fois en 1980 et à nouveau en 1991, la structure principale est restée intacte. Presque tous nos intellectuels et artistes ont déploré l’état de délabrement de Sainte-Sophie dans leurs écrits et leurs discours. Le regretté Necip Fazil Kisakurek révèle sa conviction à ce sujet en disant : « ceux qui doutent que les Turcs restent dans ce pays doutent aussi de la réouverture de Sainte-Sophie au culte ».

Aujourd’hui, nous répondons à l’appel du maître : « Il faut ouvrir Sainte-Sophie, il faut l’ouvrir avec la fortune bloquée des Turcs ». Le poème de Nazim Hikmet sur la conquête d’Istanbul et la conversion de Sainte-Sophie en mosquée est également très étonnant. « C’est le jour le plus honorable que l’Islam attendait avec impatience, la Constantinople grecque est devenue l’Istanbul turque, le chef d’une armée contre le monde, le sultan des Turcs, sur le cheval gris d’Edirnekapi, a conquis Istanbul en huit semaines et trois jours – quel serviteur heureux et béni d’Allah. Du sultan qui a conquis la ville, Allah a accepté sa plus grande prière, et lui a permis d’accomplir la prière de l’après-midi à Sainte-Sophie ».

On a demandé à un autre historien et poète, Nihal Atsiz, « Si vous naissiez à nouveau, que voudriez-vous être ? ». Il répond : « J’aimerais être imam à Sainte-Sophie. »

Lorsque notre historien du monde Halil Inalcik a déclaré : « L’Occident n’a jamais oublié la conquête d’Istanbul et de Sainte-Sophie », il essayait en fait de nous expliquer qu’il s’agissait d’une question supra-politique. Peyami Safa, l’un des grands noms de notre littérature, a déclaré : « Faire de Sainte-Sophie un musée n’a pas éliminé les ambitions de la chrétienté sur Istanbul, mais les a au contraire encouragées, provoquées et excitées. »

Un article intitulé Sainte-Sophie, qui a valu à son auteur, Osman Yuksel Serdengecti, d’être condamné à la peine de mort, se terminait par ce qui suit : « Sainte-Sophie ! Ô, magnifique temple. Ne t’inquiète pas, les petits-enfants de Fatih renverseront toutes les idoles et te transformeront en mosquée. Ils feront leurs ablutions avec leurs larmes et se prosterneront. Les tahlils et les takbirs rempliront tes dômes vides et il y aura une deuxième conquête. Les bardes en écriront l’épopée et l’adhan déclarera que les tekbirs s’élevant des minarets silencieux et orphelins se répercuteront dans les cieux, que les balcons de vos minarets s’illumineront en l’honneur d’Allah et de son prophète Mahomet. Le monde entier pensera que Fatih est ressuscitée. Ce sera Sainte-Sophie, ce sera une deuxième conquête, la nouvelle résurrection. C’est certain. Ces jours sont proches. Peut-être demain, peut-être plus tôt que demain… »

Heureusement, nous connaissons ces lendemains. L’un des poèmes les plus connus sur le deuil de Sainte-Sophie est celui d’Arif Nihat Asya : « Ô grand temple, pourquoi es-tu ainsi couvert de chagrin ? Parlez-nous un peu de l’âge de Fatih. Nous étions alignés cinq fois par jour sous ton dôme apaisant avec tes adhans, tu as reçu une invitation hier. Ô mon temple, qu’ils aient honte ceux qui te ferment et ne t’ouvrent pas ».

C’est de ce genre d’embarras que la Turquie s’est tirée aujourd’hui. Aujourd’hui, Sainte-Sophie connaît une nouvelle résurrection, comme elle en a connu de nombreuses depuis sa construction. La résurrection de Sainte-Sophie annonce la libération de la mosquée al-Aqsa. La résurrection de Sainte-Sophie est l’expression de la volonté des musulmans du monde entier de sortir de l’interrègne. La résurrection de Sainte-Sophie est le rallumage du feu de l’espoir non seulement des musulmans, mais aussi de tous les opprimés, les lésés, les oppresseurs et les exploités. La résurrection de Sainte-Sophie démontre que la nation turque, les musulmans et l’humanité tout entière ont encore quelque chose de nouveau à dire au monde. La résurrection de Sainte-Sophie représente notre mémoire pleine de moments forts de notre histoire : de Badr à Manzikert, de Nicopolis à Gallipoli. La résurrection de Sainte-Sophie est la preuve de notre engagement à protéger la confiance de nos martyrs et des blessés – si nécessaire, en en payant le prix, même si cela nous coûte la vie. La résurrection de Sainte-Sophie est un salut sincère aux villes symboliques de notre civilisation, de Boukhara à l’Andalousie. La résurrection de Sainte-Sophie est exigée par notre respect et notre engagement envers tous nos ancêtres, d’Alparslan à Mehmed et Abdulhamid. La résurrection de Sainte-Sophie n’honore pas seulement l’esprit de conquête du sultan Mehmed, mais ravive également la spiritualité d’Akshamsaddin et l’esthétique et le goût de Sinan, l’architecte au plus profond de nos cœurs. La résurrection de Sainte-Sophie est un symbole de la renaissance du soleil de notre civilisation sur la base de la justice, de la conscience, de la moralité, du tawheed et de la fraternité, que l’humanité attend avec impatience. La résurrection de Sainte-Sophie consiste à briser les chaînes et les verrous des portes de ce lieu de culte, ainsi que les entraves de tous les cœurs et de tous les pieds.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, au centre à droite, participe à la prière du vendredi à Sainte-Sophie. © Présidence Turquie, via AP

Soixante-dix ans après le retour de l’adhan à sa version originale, le rétablissement de la charte du sultan Mehmed, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée n’avait que trop tardé. C’est la réponse la plus forte jamais donnée aux attaques brutales contre nos symboles et nos valeurs dans le monde islamique. La Turquie, avec toutes les mesures prises ces dernières années, a démontré qu’elle est le sujet plutôt que l’objet du temps et de l’espace. Par sa lutte historique, notre nation jette un pont entre le passé et l’avenir, embrassant toute l’humanité au nom de l’avenir radieux de la civilisation que nous représentons. Inshallah, nous continuerons à marcher sur cette voie sacrée sans pause ni hésitation, sans abandonner, par la persévérance, le sacrifice et la détermination, jusqu’à ce que nous atteignions notre destination finale.

Pareil coup d’éclat visait à chambouler les équilibres au sein de l’islam mondial. M. Erdogan s’assura rapidement le soutien enthousiaste de Téhéran : « félicitant le peuple turc pour cet important succès islamique », Ali Akbar Velayati, principal conseiller du Guide suprême Khamenei et ancien ministre iranien des Affaires étrangères, prédit que « Ayasofia demeurera[it] une mosquée jusqu’à l’Apocalypse ». La théocratie des ayatollahs, en conflit vital avec Riyad (outre Washington), apporte ainsi sa caution à Ankara, ennemi sunnite de son propre ennemi sunnite, et voit dans la Turquie et Qatar, champions de l’islam politique des Frères musulmans (auquel se sont nourris les dirigeants chiites iraniens), de précieux alliés de revers contre l’Arabie saoudite.

Une fois encore, j’espère que la décision de justice et le décret présidentiel qui ont facilité la réintégration de Sainte-Sophie en tant que mosquée seront de bon augure. Je tiens à souligner une fois de plus que nous ouvrirons la Sainte-Sophie au culte en tant que mosquée, tout en préservant ses qualités en tant qu’élément du patrimoine culturel commun de l’humanité. Je vous adresse à tous mon amour et mon respect. Je suis reconnaissant à mon seigneur.

Crédits
Les extraits du Prophète et la Pandémie sont reproduits avec l’aimable autorisation de l’auteur © Éditions Gallimard tous droits réservés
Le Grand Continent logo