1 — Est-ce vraiment la première fois que le pape François se rend en France ?

Même si la visite à Marseille est présentée comme une première, François a déjà foulé le sol français en tant que pape : il s’est en effet rendu à Strasbourg le 25 novembre 2014, pour prononcer un discours devant le Parlement européen, puis une allocution au Conseil de l’Europe. En réalité, ce déplacement express, le plus court à l’étranger jamais pratiqué par un pape (François, arrivé à Strasbourg à le matin à 10h, est reparti l’après-midi dès 13h501), a été entièrement consacré aux institutions européennes, et n’a donné lieu à aucune rencontre avec des personnalités officielles françaises, ni même à aucun contact avec le public strasbourgeois ; bien plus, il n’a été marqué par aucune cérémonie religieuse. Il en avait résulté une certaine frustration des catholiques strasbourgeois, qui ont eu le sentiment d’avoir été laissés de côté, d’autant plus que le diocèse de Strasbourg allait fêter, l’année suivante, le millénaire de son emblématique cathédrale Notre-Dame, sans doute le monument alsacien le plus connu. Mgr Grallet, alors archevêque de Strasbourg2, avait demandé au pape de venir y célébrer la messe d’inauguration des festivités, invitation restée sans suite. Beaucoup de catholiques ont pu alors avoir la sensation d’un rendez-vous manqué. Aller à Marseille, pour François, c’est aussi un moyen de réparer la déception de Strasbourg. 

2 — Le pape connaît-il bien la France ?

Le pape François entretient une relation complexe avec la France. Contrairement à ses prédécesseurs Benoît XVI, Jean-Paul II et Paul VI, il n’est ni un très bon francophone, ni un très grand francophile. Il sera d’ailleurs intéressant de voir quelle langue François choisira pour s’exprimer lors de sa visite, sachant que lors de ses déplacements à l’étranger, il a très souvent privilégié l’italien (et à l’occasion, l’espagnol), s’y sentant plus à son aise. Dans ses années de formation, il s’est rendu en Espagne, puis en Allemagne pour commencer une thèse de doctorat, et non en France. Comme latino-américain, le pape François a fait l’expérience d’une certaine distance culturelle entre son continent d’origine et les vieilles nations européennes. 

Contrairement à ses prédécesseurs Benoît XVI, Jean-Paul II et Paul VI, François n’est ni un très bon francophone, ni un très grand francophile.

Jean-Benoît Poulle

Cela étant, c’est aussi à cause du prestige subsistant de la culture française dans le monde latino-américain que Jorge Mario Bergoglio a pu très tôt se familiariser avec certains de ses pans, en particulier sa littérature et sa philosophie : ce jésuite est un grand admirateur de Blaise Pascal, auquel il a récemment consacré une Lettre apostolique (Sublimitas et miseria hominis3). Le pape François a aussi été très marqué par la lecture d’un écrivain catholique aujourd’hui quelque peu oublié, Joseph Malègue (1876-1940), auteur du roman d’initiation spirituelle Augustin ou le maître est là  ; le pontife s’y est souvent référé, et il lui a emprunté l’expression de « classes moyennes de la sainteté », pour désigner la ferveur cachée des chrétiens ordinaires.

3 — La France est-elle une destination stratégique pour le Vatican ?

Si François n’a pas de différend connu avec la France, ni d’animosité personnelle contre elle, il est indéniable qu’elle ne figure pas dans ses préoccupations prioritaires. À plusieurs reprises, il a repoussé des invitations à s’y rendre qui lui étaient faites par la Conférence des évêques de France, ou par Emmanuel Macron lui-même. C’est que l’attention diplomatique de François est résolument tournée vers les « périphéries », c’est-à-dire des pays où le catholicisme est souvent très minoritaire, qui pèsent traditionnellement peu dans la diplomatie du Saint-Siège, et qui apparaissent comme des acteurs de second rang dans l’échiquier international. En privilégiant ces destinations, le pape entend montrer sa sollicitude pastorale à des catholiques souvent marginalisés, très éprouvés par les guerres, et renforcer leur dialogue avec les autorités et les autres communautés religieuses. C’est ainsi qu’il s’est par exemple rendu en Birmanie, au Bangladesh, au Soudan du Sud, au Kazakhstan ou en Irak, et encore tout récemment en Mongolie (là où vit l’une des plus petites communautés catholiques au monde). En Europe même, si le pape a déjà visité ces périphéries du monde catholique que sont les pays Baltes4, les Balkans5 et la Suède, il ne s’est pas encore rendu dans des États aussi importants que l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne6ou encore l’Ukraine7

C’est donc délibérément que le pape François a de prime abord délaissé les nations de « vieille chrétienté », parmi lesquelles la France, qui a longtemps pu faire figure de « fille aînée de l’Église »8, quand bien même elle constituerait de nos jours un des pays européens les plus sécularisés. Paradoxalement, c’est donc précisément parce que la France est encore considérée comme un grand pays de tradition catholique que le pape François a pu se permettre de la marginaliser quelque peu dans sa stratégie diplomatique disruptive. 

4 — Quelles sont les relations du pape avec les évêques de France ?

Là encore, ces relations sont complexes, sans être aussi tendues que les rapports entre François et la grande majorité de l’épiscopat des États-Unis9. Dans un premier temps, le pape François semble s’être très peu intéressé aux nominations épiscopales en France, laissant ce soin à son nonce à Paris, Mgr Luigi Ventura (qui s’est retiré en 2019 après des accusations d’agressions sexuelles sur des hommes majeurs) : c’est pourquoi les profils des nouveaux évêques restaient très semblables à ceux nommés sous Benoît XVI. Cela a d’ailleurs engendré certaines crispations dans les secteurs progressistes contestataires de l’Église catholique, qui trouvaient qu’en France, « l’effet François » tardait à se faire sentir10. La situation a quelque peu évolué après l’accession à la nonciature en 2020 de Mgr Celestino Migliore, avec des nominations et des promotions d’hommes aux orientations plus nettement bergogliennes. 

Paradoxalement, c’est donc précisément parce que la France est encore considérée comme un grand pays de tradition catholique que le pape François a pu se permettre de la marginaliser quelque peu dans sa stratégie diplomatique disruptive. 

Jean-Benoît Poulle

Dans le même temps, l’épiscopat français a fait face à des crises aussi puissantes que récurrentes, du fait des scandales d’abus sexuels et de pédocriminalité dans l’Église qui ont révélé les failles très profondes de la gouvernance épiscopale. C’est pour faire toute la lumière sur ces agissements que la Conférence des évêques de France, présidée par l’archevêque de Reims Mgr de Moulins-Beaufort, a commandité un rapport sur les abus sexuels à une commission indépendante ad hoc, la Ciase, dirigée par Jean-Marc Sauvé. Les conclusions de ce rapport révélées en octobre 2021, dévastatrices par l’ampleur et semble-t-il la systématicité des abus révélés, ont été endossées collectivement par les évêques de France, qui ont confié à une autre commission l’évaluation des réparations à apporter. Or tout indique que la réception du rapport Sauvé auprès du Saint-Siège a été beaucoup plus réservée : la méthodologie du rapport a été sévèrement critiquée à Rome, et la rencontre prévue entre Jean-Marc Sauvé et le pape a finalement été ajournée sine die. La curie vaticane paraît penser que les évêques français ont fait preuve d’imprudence en reprenant trop rapidement les conclusions de la Ciase. 

Le pape va donc au-devant d’une Église de France durablement traumatisée par les scandales à répétition des abus sexuels, qui n’épargnent plus le corps épiscopal lui-même : longtemps incriminés pour leur silence, certains évêques en poste ou émérites le sont désormais aussi pour leurs agissements personnels, ce qui a sapé radicalement la confiance des fidèles. Dans ce contexte, le management épiscopal de François s’est fait plus présent, mais aussi plus autoritaire : ces trois dernières années, les démissions ou les « rétrogradations » d’évêques à la carrière autrefois bien plus linéaire se sont multipliées, signe d’une vigilance accrue du Saint-Siège comme des catholiques français sur leurs pasteurs. 

Le pape François salue les évêques à la fin de son audience hebdomadaire sur la place Saint-Pierre, au Vatican, mercredi 20 septembre 2023. © Alessandra Tarantino/AP/SIPA

5 — Quelles sont ses relations avec Emmanuel Macron ?

Le pape François et Emmanuel Macron affichent des relations cordiales, qui peuvent aller jusqu’à une certaine proximité. Depuis son élection, le président français a rencontré trois fois le souverain pontife au Vatican (en 2018, 2021 et 2022), outre plusieurs conversations téléphoniques ; la longueur notable de leurs entretiens de vive voix est un indice de la considération que le Saint-Siège accorde à Emmanuel Macron. Sur de nombreux sujets, comme la transition énergétique ou les réponses à apporter à la crise migratoire au niveau européen, les deux chefs d’État ont manifesté de réelles convergences de vues, même s’ils s’en éloignent sur d’autres ayant trait à la bioéthique, comme la loi sur la fin de vie, dont l’examen a été repoussé afin de ne pas interférer avec la venue de François. Il est probable que la politique macronienne soit vue par la diplomatie vaticane comme un rempart contre l’accession au pouvoir de mouvements populistes, dont les désaccords avec les grandes orientations du pape Bergoglio sont notoires. L’affichage de cette proximité permet aussi à François de faire oublier l’effet malheureux de son commentaire durant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle en 2017, où il avait laconiquement affirmé que, si Marine Le Pen était de la « droite forte », « l’autre, [il] ne le connais[sait] pas », ce qui avait pu sonner comme une marque de défiance. 

Ces trois dernières années, les démissions ou les « rétrogradations » d’évêques à la carrière autrefois bien plus linéaire se sont multipliées, signe d’une vigilance accrue du Saint-Siège comme des catholiques français sur leurs pasteurs. 

Jean-Benoît Poulle

Emmanuel Macron a plusieurs fois mis en scène cette proximité, à travers l’usage inhabituel de tutoyer le pape, voire d’une gestuelle amicale un peu surprenante (embrassements, etc.), certes en vigueur avec d’autres chefs d’État, mais qui n’est pas sans rappeler les grandes protestations d’amitié de Nicolas Sarkozy tapotant l’épaule de Benoît XVI lors de sa visite au Saint-Siège de 2007, lesquelles avaient fait l’effet de grandes maladresses. Emmanuel Macron n’est pas avare de signaux envers l’électorat catholique, qu’il s’est employé à rassurer, sans le séduire unanimement ; son discours en 2018 au collège des Bernardins, dans lequel il affirmait vouloir « réparer » le lien avec les cultes, a été très bien reçu dans l’Église de France. 

6 — L’assistance d’Emmanuel Macron à la messe papale déroge-t-elle au principe de laïcité ?

Sitôt connue la volonté d’Emmanuel Macron d’assister à la messe que le pape François célébrera au Vélodrome, une polémique a éclaté : un président de la République française peut-il se rendre à un événement cultuel sans déroger au principe de laïcité ? Dans la loi et le droit, rien ne l’interdit : l’article 1 de la loi de 1905 consacre la liberté de conscience et de culte, sans en excepter les responsables publics, et sans contrevenir bien sûr à son article 2, qui dispose que la République n’en reconnaît aucun. L’interrogation porte plutôt sur le caractère officiel que revêtirait l’assistance à un culte du président, ès qualités. Cet évènement est pourtant loin d’être inédit : la plupart des présidents français, même non-pratiquants, ont eu des obsèques religieuses auxquelles leurs successeurs en fonction ont assisté, depuis celles de Sadi Carnot, à Notre-Dame, en 1894 jusqu’à celles de Jacques Chirac, à Saint-Sulpice, en 201911.

Dans l’ordre des usages, une tradition républicaine s’est établie, scrupuleusement respectée par le catholique fervent qu’était Charles de Gaulle : quand il assiste ès qualités à un office religieux, le président s’abstient de toute marque visible de participation au culte (communion, agenouillements, réponses à l’officiant, chants, signes de croix, etc.). Cette attitude avait été suivie en particulier par François Mitterrand et Jacques Chirac. On en a eu un bon exemple lors de la cérémonie d’enterrement de Johnny Hallyday à la Madeleine, en décembre 2017 : alors que lors de la cérémonie de l’absoute, tous les fidèles sont invités à asperger le cercueil d’eau bénite en traçant un signe de croix avec un goupillon, Emmanuel Macron se refuse à ce geste proprement religieux, et se contente de s’incliner devant le cercueil en une attitude neutre. C’est bien cette dernière attitude que l’actuel président paraît vouloir reprendre à Marseille lorsqu’il précise : « je n’irai pas en tant que catholique, j’irai comme président de la République […]. Je n’aurai moi-même pas de pratique religieuse lors de cette messe ». 

7 — Des présidents français ont-ils déjà assisté à une messe célébrée par le pape ?

Des présidents de la République ont d’ailleurs déjà assisté à des messes papales : ce fut en particulier le cas de Valéry Giscard d’Estaing lors de la visite de Jean-Paul II en France en 1980, ce qui avait, il est vrai, déclenché des protestations dans quelques milieux laïques militants12. En 1996, la venue de Jean-Paul II à Reims pour le quinzième centenaire du baptême de Clovis avait déclenché une autre controverse, en raison de la symbolique monarchique que cet anniversaire pouvait revêtir, jusqu’à déclencher une contre-manifestation « républicaine » à Valmy, et Jacques Chirac n’avait pas été présent dans la cathédrale de Reims (ni, l’année suivante, à la grand-messe des JMJ de Paris). Plus tard, comme 89 autres chefs d’État, le président Chirac s’est rendu à Rome en 2005 pour assister aux obsèques de Jean-Paul II. Enfin, lors de la visite de Benoît XVI à Paris en 2008, c’est le Premier ministre François Fillon qui, avec d’autres membres du gouvernement, a assisté à la messe du pape sur le champ de Mars, alors que Nicolas Sarkozy s’était chargé, la veille, de l’accueil officiel du pontife.

Dans l’ordre des usages, une tradition républicaine s’est établie, scrupuleusement respectée par le catholique fervent qu’était Charles de Gaulle : quand il assiste ès qualités à un office religieux, le président s’abstient de toute marque visible de participation au culte (communion, agenouillements, réponses à l’officiant, chants, signes de croix, etc.). 

Jean-Benoît Poulle

La polémique actuelle semble renforcée par la confusion entre « assistance » et « participation » au culte, induite par une méconnaissance plus généralisée de la signification et du déroulement d’une messe catholique. Cela s’est remarqué par un certain flottement dans le vocabulaire, tant au niveau des journalistes que de l’Élysée, qui a d’abord invoqué sa « participation » à un « évènement populaire et festif », expressions pour le moins maladroites. Certains opposants au président ont semblé penser que la messe au Vélodrome serait le moment opportun pour le « siffler » (le président Macron ayant déjà subi des sifflets au stade de France pendant l’ouverture de la coupe du monde rugby) : ce faisant, ils pourraient s’exposer au délit d’entrave au déroulement d’un culte, qui est puni par la loi. 

8 — Que signifie le titre de « chanoine du Latran » porté par le président français ?

Parmi les appellations protocolaires portées par les chefs d’État français, une se distingue par son apparence cléricale : il s’agit de celle de « chanoine d’honneur du Latran », Saint-Jean de Latran étant la cathédrale du pape à Rome. Ce titre est un vestige d’une dignité honorifique conférée par le pape aux rois de France depuis 1604. Comme le rappelle l’historien Benoît Schmitz, il s’agissait à l’origine d’un signe de réconciliation entre le roi Henri IV, dont la conversion au catholicisme avait permis la fin des guerres de religion, et la papauté de Clément VIII13. Ces honneurs liturgiques (la tâche d’un chapitre de chanoines étant de porter la prière publique de l’Église) étaient, parmi d’autres, une manifestation du lien entre le Saint-Siège et la France. Malgré les vicissitudes de l’histoire, ce titre, à l’égal de celui, par exemple, de co-prince d’Andorre (l’autre co-prince étant par ailleurs l’évêque espagnol d’Urgel), a été maintenu pour les présidents français, comme source de rayonnement diplomatique et de soft power.

À l’occasion de leur visite au pape, certains présidents, depuis René Coty, sont allés prendre symboliquement possession de leur titre à Rome : Charles de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron. C’est surtout la prise de possession de Nicolas Sarkozy en 2007 qui avait été source de controverses dans la presse française, car le président s’était ostensiblement signé et avait participé à un « temps de prière » (selon le Vatican) que le communiqué de presse élyséen avait opportunément changé en « temps de recueillement ». François Hollande, en invoquant la laïcité, a refusé cette cérémonie d’installation ; Jean-Luc Mélenchon, comme candidat à la présidentielle, est allé plus loin en réclamant la suppression de cette appellation, qu’il assimile à celle de « curé d’honneur du pape », quand bien même elle n’aurait jamais comporté de fonction proprement cléricale.

9 — Pourquoi Marseille et la Méditerranée sont-ils si importants dans la vision du pape ?

Si François a décidé de venir à Marseille, c’est avant tout pour participer, au palais du Pharo, à la clôture de la 3e édition des Rencontres méditerranéennes, qui s’étaient précédemment tenues en Italie, à Bari puis à Florence. Ces rencontres rassembleront 70 évêques et 70 jeunes issus de tous les pays riverains de la Méditerranée pour évoquer les problématiques communes à l’aire méditerranéenne : en premier lieu la question migratoire, mais aussi le dialogue interreligieux et interculturel, entre les civilisations de ses différentes rives. Dans l’attention prioritaire accordée à l’accueil des migrants — un sujet rendu brûlant par l’actualité à Lampedusa —, on aura reconnu une des grandes orientations pastorales du pontificat de Jorge Mario Bergoglio

Du reste, le pape mettra encore l’accent sur cette question au cours d’une autre étape de sa visite, une cérémonie interreligieuse de recueillement autour du Mémorial des marins et migrants disparus en mer. La Méditerranée, traditionnel « carrefour des civilisations » est ainsi devenue, dans la vision du pape, un « cimetière marin », symbole macabre de l’indifférence des États envers l’humanité commune : les rives qui devraient unir séparent désormais, et tuent. Le pape n’ignore sans doute pas le grand décalage entre ses appels à l’accueil des migrants et une tendance de plus en plus lourde des opinions publiques européennes à les considérer comme une menace

La Méditerranée, traditionnel « carrefour des civilisations » est ainsi devenue, dans la vision du pape, un « cimetière marin », symbole macabre de l’indifférence des États envers l’humanité commune. 

Jean-Benoît Poulle

La Méditerranée est devenue à cet égard un lieu emblématique des marques prophétiques qu’il entend donner à son pontificat. Il en va de même de Marseille, sorte de microcosme méditerranéen, port cosmopolite où se croisent depuis longtemps les appartenances, et à ce titre terrain d’expérimentation du dialogue interreligieux (ce n’est pas un hasard si le futur cardinal Aveline y a fondé, en 1998, l’Institut catholique de la Méditerranée), sans rien dissimuler de ses lourds problèmes sociaux (pauvreté, trafics…). À la fois carrefour interculturel et périphérie sociale, Marseille se trouve précisément là où l’Église catholique, selon le pape, doit être « en sortie », à la rencontre de l’altérité. C’est là tout le sens de son propos aux journalistes le 7 août, dans l’avion le ramenant de Lisbonne, qui a pu être mal compris : « je vais à Marseille, pas en France ». C’est bien la métropole méditerranéenne qui l’intéresse en elle-même, et non une visite d’État officielle sur le sol français. François ne prévoyait du reste pas de rencontrer Emmanuel Macron, et c’est à la demande du président français qu’il a modifié son programme pour le voir. 

10 — Quel a été le rôle du cardinal Aveline, l’archevêque de Marseille ?

L’archevêque de Marseille, Jean-Marc Aveline (né en Algérie en 1958), a prouvé qu’il a l’oreille du pape, et, à ce titre, constitue désormais une des personnalités dominantes de l’épiscopat français. Son parcours révèle un attachement profond à la ville du siège de son diocèse, dont il est originaire, et qu’il n’a jamais durablement quittée, puisqu’il y effectue tout son ministère de prêtre depuis 1984, jusqu’à devenir en le vicaire général (2007), puis l’évêque auxiliaire (2013). En 2019, le Vatican le choisit pour succéder comme archevêque en titre à Mgr Georges Pontier, figure modérée et consensuelle de l’épiscopat français (ancien président la Conférence des évêques de France), ce qui est inattendu, car les évêques auxiliaires promus sont généralement transférés à la tête d’un autre diocèse. S’il partage les grandes orientations du programme bergoglien, Mgr Aveline sait aussi rassurer des milieux catholiques français plus conservateurs grâce à sa personnalité pondérée et intellectuelle (il a ainsi été présent à des messes traditionnelles célébrées en latin). 

Dès son installation, le bruit a couru que Mgr Aveline faisait très bonne impression à Rome par son engagement dans le dialogue interreligieux, une des priorités du pape. Ce fait est confirmé de manière éclatante en août 2022, lorsque le pape François le crée cardinal. La promotion est d’autant plus insigne que la France, fait inédit dans l’histoire, ne comptait alors plus aucun cardinal à la tête d’un diocèse14. Jean-Marc Aveline est désormais une figure de poids au Vatican. Comme l’établit une enquête de La Croix, c’est lui qui a persuadé le pape François de venir à Marseille, et l’a convaincu de rester plus longtemps qu’il ne projetait, pour célébrer une messe, et rencontrer les catholiques et le clergé marseillais15. À l’échelle de l’Église universelle, le cardinal Aveline est sans aucun doute une des voix qui va compter dans la perspective d’un conclave. 

Sources
  1. Alexandre Tandin, « Strasbourg, la plus courte visite officielle d’un pape à l’étranger », France Bleu, 18 novembre 2014.
  2. Il prend sa retraite en 2017, remplacé par Mgr Luc Ravel, qui fut lui-même contraint à la démission en mai 2023 à cause de problèmes de gouvernance. Mgr Grallet est accusé en 2022 d’une agression sexuelle sur une femme majeure, qu’il a reconnue.
  3. Dans une probable boutade, il a même considéré que Pascal méritait d’être canonisé : il faut sans doute y voir une manière magnanime, pour le premier pape jésuite, de solder la vieille querelle de son ordre avec l’auteur des Provinciales.
  4. Estonie, Lettonie et Lituanie, les catholiques étant majoritaires seulement dans cette dernière.
  5. Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Grèce, Bulgarie et Roumanie.
  6. Il a tout de même rendu visite à des pays européens de tradition catholique : hormis le cas particulier de l’Italie, il s’agit de la Pologne, de l’Irlande, du Portugal, de la Hongrie et de la Slovaquie.
  7. Pour une analyse critique de l’attitude du pape François face à la guerre en Ukraine, voire l’art. de Jean-François Bouthors, « François, la Russie et la Chine : un désastre obstiné », Desk Russie, 16 septembre 2023.
  8. À propos de cette dernière expression pas si ancienne qu’on ne le croit, cf. Bernard Barbiche, « Depuis quand la France est-elle la fille aînée de l’Église ? », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2008, p. 163-175.
  9. Cf. à ce sujet le livre de Nicolas Senèze, Comment l’Amérique veut changer de pape, Paris, éditions Bayard Presse, 2019.
  10. Les amusants Trombinoscopes des évêques publiés annuellement par la revue Golias, catholique contestataire assumée, reflètent bien ce décalage.
  11. Entre le monarchiste catholique Mac-Mahon (1873-1879) au début de la IIIe République, et le modéré René Coty (1953-1958), à la fin de la IVe, aucun président ne paraît avoir été catholique pratiquant régulier ; Gaston Doumergue (1924-1931) fut le seul chef d’État français de tradition protestante. L’Élysée a néanmoins toujours comporté une chapelle, aujourd’hui déconsacrée, qui permet des célébrations privées, utilisée notamment sous De Gaulle. Emmanuel Macron, baptisé catholique à sa demande à 12 ans, se dit aujourd’hui agnostique.
  12. Cf. la plaque de « réparation » de cette visite apposée par l’association de la Libre-Pensée rue des Fossés-Saint-Jacques à Paris. La pratique des « libres penseurs » se fait ici bien proche de la symbolique catholique.
  13. Benoît Schmitz, « Pourquoi le président de la République est chanoine honoraire de Saint-Jean-de-Latran », Le Figaro, 26 juin 2018.
  14. Le cardinal André Vingt-Trois est remplacé comme archevêque de Paris, en 2017, par Mgr Michel Aupetit, qui n’est pas créé cardinal et doit lui-même renoncer à l’archevêché de Paris en décembre 2021 (à la suite d’une affaire de mœurs mal éclaircie, et de pressions diverses) ; en 2020, le cardinal Philippe Barbarin, mis en cause (quoiqu’innocenté en appel) pour n’avoir pas dénoncé un prêtre pédocriminel, renonce à l’archevêché de Lyon ; en 2022, le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque émérite de Bordeaux, reconnaît avoir été lui-même l’auteur d’agressions sexuelles sur une mineure. L’effet d’accumulation a ici quelque chose d’accablant. Outre Aveline, Mgr François-Xavier Bustillo, évêque d’Ajaccio issu des franciscains, a tout récemment été créé cardinal.
  15.  Loup Besmond de Senneville et Mikael Corre, « François à Marseille, le voyage improbable », La Croix, 21-24 août 2023