Comment penser la catastrophe au présent ? Dans les pages de la revue, nous réunissons les voix qui tentent de mettre en mots l’Anthropocène, de Bruno Latour à Jean-Baptiste Fressoz en passant par Chantal Mouffe et Dipesh Chakrabarty. Nous publions aujourd’hui le dernier épisode d’une trilogie construite par Jean Vioulac à partir de son travail sur la métaphysique de l’Anthropocène. Pour recevoir tous nos textes, nous vous invitons à vous abonner à la revue.

Science et littérature

La pensée n’est pas un simple épiphénomène du cortex cérébral, elle ne vient pas non plus d’un ciel idéal, elle est toujours un phénomène historique et social : nous ne pensons qu’en tant que nous héritons d’une tradition, ne serait-ce que d’une langue, et c’est pourquoi toute pensée qui se veut lucide doit tout d’abord circonscrire sa situation historique.

Notre situation aujourd’hui est, entre autres traits remarquables, caractérisée par l’hégémonie planétaire de la rationalité scientifique, qui domine non seulement le champ théorique du savoir, mais régule aussi les infrastructures technologiques dont le réseau détermine nos pratiques. Cette configuration de la rationalité fut élaborée en Europe au XVIIe siècle, et ce par la réactivation du projet que les Grecs de l’Antiquité avaient nommé « philosophie ». D’après la tradition, le premier à s’être dit « philosophe » fut Pythagore, qui a défini les choses par le nombre et les a fondées sur l’Un, c’est-à-dire l’unité numérique conçue comme principe unique de l’univers  : la numérisation totale qui caractérise science et technique aujourd’hui est le plein déploiement de cette rationalité numérisée. La philosophie n’est pas autre que la science, elle est le projet même de la science  ; les sciences contemporaines ne récusent pas la philosophie, elles l’accomplissent.

Toute pensée qui se veut lucide doit tout d’abord circonscrire sa situation historique.

Jean Vioulac

L’élucidation de notre situation relève donc de cette logique, mais elle suppose aussi que nous ne lui soyons pas totalement assujettis, que nous ayons encore une marge de manœuvre susceptible de la mettre à distance et de conquérir ainsi l’espace de jeu de notre lucidité. Or la rationalité numérique et statistique, la pensée calculante, est aujourd’hui dominante justement parce qu’elle est parfaitement homologique aux dispositifs contemporains qu’elle permet de faire fonctionner efficacement, elle demeure en cela intégralement déterminée par l’époque qu’il s’agit de penser.

Dans L’Art du roman, Kundera constatait que c’est au moment même de la révolution scientifique moderne, c’est-à-dire de la mathématisation du savoir, qu’apparaît en Europe le genre romanesque, qui oppose aux concepts les personnages, à la déduction la narration, à l’objectivité la subjectivité, à l’universalité de la raison la singularité des passions et à la hiérarchie logique l’anarchie tragique  : et nul ne peut douter qu’il y a une profonde pensée, « plus profonde que ne le pensait le jour » (Nietzsche), dans les œuvres de Dostoïevski, Melville, Kafka, Orwell, Proust ou Céline, parmi tant d’autres, qui ont donné la parole à la chair outragée par l’empire de l’idée, ce que revendiquait Balzac quand il disait  : « Je fais partie de l’opposition qui s’appelle la vie ». La philosophie s’est inaugurée par le refoulement platonicien de la poésie et de la tragédie : à l’époque de son accomplissement, la littérature constitue une ressource souterraine de sens à laquelle puiser pour conquérir sa lucidité, et ce pour contester et récuser les discours fonctionnels des « intellectuels fongibles, déjà engagés dans la machine ou peu éloignés de l’être » (Valéry).

Il en va de même aujourd’hui, et plus que jamais  : la parole des écrivains est d’autant plus précieuse que règnent sans partage les discours de « spécialistes » formés, informés et formatés par la machine, qui ne sont en cela que la voix de leur maître et à ce titre ignorent tout, jusqu’à l’identité de leur maître. Le 13 décembre dernier, Emmanuel Carrère, qui depuis L’Adversaire en 2000 publie des livres aussi essentiels que bouleversants, faisait en conclusion d’une émission télévisée à lui consacrée la déclaration suivante : 

« Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses aujourd’hui, la relativement optimiste et la radicalement pessimiste. Les relativement optimistes pensent que l’humanité traverse une phase de chaos, tragique et effrayant, mais que c’est déjà arrivé dans son histoire, et que justement elle la traversera. Les radicalement pessimistes pensent qu’un tel chaos, ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas une phase, c’est la fin. L’analyse de la situation n’est pas très compliquée, il n’y a pas besoin d’être très intelligent ni très informé pour avoir conscience de ces trois ou quatre phénomènes. 1. Le désastre climatique, malgré les COP présidés par des pétroliers, est irréversible. 2. La crise migratoire, une moitié de la planète devient inhabitable, alors les habitants de cette moitié veulent aller habiter dans l’autre et les habitants de l’autre disent qu’il n’y a plus de place, la barque et pleine 3. L’intelligence artificielle, qui fond sur nous et va probablement nous dévorer. On peut ajouter la fin de la démocratie, fin de nos valeurs à nous, mais c’est moins important puisque ça ne concerne que nous. En tant qu’écrivain, j’estime que je devrais dire quelque chose de tout ça  : si c’est vraiment ce qui arrive, ça n’a pas de sens de parler d’autre chose. J’essaye, je suis les procès des attentats du 13 novembre, je vais en Ukraine, mais en réalité je n’y arrive pas, je suis comme un lapin pris dans les phares. Alors, qu’est ce que je fais  ? Je ferme les écoutilles, j’écris sur mon enfance, sur la jeunesse de mes parents, ce n’est pas une solution, mais personne n’a dit qu’il y avait une solution. »

Un tel propos est irrecevable et ne peut que susciter le déni, aussitôt récusé comme « catastrophiste »1 et englouti dans le flux d’insignifiance du spectacle, il définit pourtant une tâche aussi nécessaire qu’urgente : penser l’essence des « trois ou quatre phénomènes » décrits par Emmanuel Carrère.

La parole des écrivains est d’autant plus précieuse que règnent sans partage les discours de « spécialistes » formés, informés et formatés par la machine.

Jean Vioulac

La philosophie, aujourd’hui

Or cette pensée de l’essence relève précisément de ce que l’on appelle « philosophie » : si en effet la philosophie s’est d’emblée définie par le projet de la connaissance scientifique, elle ne s’y est pas identifié et a conquis son domaine propre en se détournant des phénomènes pour se retourner sur leur essence. La philosophie s’est alors définie comme métaphysique parce qu’elle a localisé cette essence au-delà (en grec méta) de la nature (en grec physis), dans un ciel idéal, et finalement en Dieu. Mais la rationalité scientifique a aujourd’hui abandonné toute fondation théologique (« Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse » dit Laplace à Napoléon qui lui demandait où était Dieu dans sa physique) et, dans ses développements, a exhumé les fondements archéologiques, y compris psychiques, des croyances religieuses  : notre époque est celle de la « mort de Dieu » (Nietzsche), qui a conduit à rapatrier le fondement essentiel pour le situer, non plus dans un Dieu créateur transcendant et éternel, mais dans une communauté de producteurs, immanente et historique. Depuis ce que Kant a nommé « révolution totale », tous les penseurs essentiels à notre temps — Marx, Nietzsche, Husserl… — ont opéré ce renversement, qui les a conduit à rallier « l’opposition qui s’appelle la vie » évoquée par Balzac. Ce renversement impose alors d’assumer la finitude et l’historicité des « régimes ontologiques », comme le fait par exemple aujourd’hui Philippe Descola en ethnologie, et d’élucider la situation fondamentale d’une communauté d’« hommes réels, en chair et en os, campés sur la terre solide et bien ronde » (Marx), à partir de laquelle se définit une perspective sur le monde.

Penser une époque, une situation, un « régime ontologique », ce n’est donc pas interpréter des phénomènes ou des donnés dans un système conceptuel, une grille de lecture inchangé, c’est tenter d’élucider le nouveau système qui se met en place et mettre au jour les structures fondamentales qui nous déterminent. Notre situation est en effet sans précédent, tous les concepts, catégories ou idéaux élaborés au cours de l’histoire sont eux-mêmes frappés d’obsolescence, toutes les valeurs sont dévaluées et leur maintien à cours forcé interdit de prendre la mesure de la nouveauté des processus en cours. Certes les valeurs actuelles ne manquent pas, elles n’ont même jamais été aussi nombreuses puisqu’elles sont toutes, sans exception, à disposition dans un même champ d’équivalence où chacun fait son marché selon la valeur d’usage qu’il leur attribue  : mais par là même, toutes ces valeurs, sans exception, sont dévalorisées, et si elles permettent à ceux qui s’y cramponnent de surnager dans la tempête, elles ne permettent en rien de la penser.

Toutes les valeurs actuelles, sans exception, sont dévalorisées, et si elles permettent à ceux qui s’y cramponnent de surnager dans la tempête, elles ne permettent en rien de la penser.

Jean Vioulac

Ainsi de la « crise migratoire » mentionnée par Emmanuel Carrère : les migrations sont certes aujourd’hui massives, leur potentiel de déstabilisation sur des sociétés déjà fragilisées est considérable, mais il est anachronique de les interpréter à partir des concepts de « nation », de « territoire », de « frontières » et même de « peuple », non seulement parce que l’empire du cyberespace et du marché mondial a imposé une universelle déterritorialisation, mais aussi parce que le changement climatique est aujourd’hui la première cause de migration, et sur une planète à huit milliards d’êtres humains, où des régions entières deviennent inhabitables, « qu’y faire sinon se pousser pour faire de la place  ? », comme l’écrivait Emmanuel Carrère en 2012 dans sa Lettre à Renaud Camus. Les lieux où nous vivons perdent ainsi progressivement leur statut de pays pour acquérir celui de radeau, après un naufrage  : c’est ce naufrage qu’il faut tenter d’expliquer.

Il ne s’agit donc pas de se confronter à des phénomènes dangereux qui menaceraient une situation susceptible d’être maintenue telle quelle, mais de penser la situation même qui est la nôtre comme danger  : « Non pas un danger quelconque, mais le Danger », disait Heidegger. Une telle pensée, Heidegger le reconnaissait, il l’a catastrophiquement vérifié, est elle-même dangereuse : mais, pour la philosophie aujourd’hui, « ça n’a pas de sens de parler d’autre chose. »

Les lieux où nous vivons perdent progressivement leur statut de pays pour acquérir celui de radeau, après un naufrage : c’est ce naufrage qu’il faut tenter d’expliquer.

Jean Vioulac

L’ère de la Raison

Toute pensée qui se veut philosophique doit d’abord prendre acte des acquis des sciences contemporaines. Georges Cuvier fut au début du XIXe siècle un pionnier de la paléontologie. Son analyse des fossiles qu’il exhumait dans le bassin parisien a montré que de nombreuses espèces avaient autrefois vécues, puis disparues, il a alors expliqué leur disparition par des « catastrophes », et fut ainsi le principal promoteur en biologie de ce que l’historien des sciences William Whewell a nommé dès 1837 « catastrophisme ». Le catastrophisme fut ensuite marginalisé par le gradualisme de Lyell et de Darwin, il a néanmoins fait retour à la fin du XXe siècle avec la découverte des cinq extinctions de masse qui ont rythmé l’évolution de la vie sur terre, ce qui a conduit à réhabiliter le concept de catastrophe pour imposer ce que le paléontologue Richard Leakey a nommé dans les années 1990 un « néocatastrophisme ». Dans le même moment, la biologie a mis en évidence un processus contemporain de destruction du vivant d’une ampleur telle qu’il faut concevoir notre époque comme « sixième extinction » : c’est-à-dire comme catastrophe. Le catastrophisme n’est pas un pessimisme, il est un réalisme, il est la détermination scientifiquement rigoureuse du moment géologique présent : la dernière fois que c’était aussi grave, c’était il y a 65 millions d’années, et les dinosaures n’y ont pas survécu.

Cette extinction, celle du Crétacé-Paléogène, s’explique par la chute d’un astéroïde, celle dont nous sommes les contemporains s’explique par l’impact des activités humaines : l’origine anthropique de la catastrophe en cours ne fait en effet plus de doute, ce qui a conduit Paul Crutzen en 2 000 à proposer de nommer « Anthropocène » l’époque qui s’inaugure, époque ici prise comme subdivision d’une période, en l’occurrence le Quaternaire. Il ne s’agit donc plus simplement d’acter la fin de la Modernité et l’inauguration de la Post-modernité, ni même la fin de l’Histoire et l’inauguration de la Post-histoire, mais la fin de l’Holocène et l’inauguration de l’Anthropocène, et de nous situer ainsi, non plus à l’échelle des temps historiques, mais à l’échelle des temps géologiques, dont la découverte est une des révolutions épistémologiques contemporaines : la chronologie biblique donnait à la terre environ 6000 ans, nous savons aujourd’hui qu’elle a plus de 4,54 milliards d’années, et il nous faut aussi endurer le vertige face au « sombre abîme du temps » (Buffon).

« Sixième extinction » : la dernière fois que c’était aussi grave, c’était il y a 65 millions d’années, et les dinosaures n’y ont pas survécu.

Jean Vioulac

La difficulté à concevoir un tel événement est donc considérable  : dans la mesure où il est d’origine anthropique, son élucidation requiert une anthropologie, mais une anthropologie elle-même radicalement nouvelle, qui doit renoncer à ce qu’elle croyait savoir de « l’homme » pour consentir à prendre acte de ce que notre époque en révèle, fût-ce au prix des plus sévères révisions. L’Anthropocène impose en effet de concevoir l’homme dans son rapport au système terre : notre époque est le moment où le temps de l’histoire (humain), qui s’était séparé du temps de l’évolution (vivant), lequel s’était séparé du temps minéral (matière), rejoint le temps géologique pour faire de l’humanité elle-même une puissance géologique, en mesure de modifier la composition chimique de l’atmosphère, de fondre banquise et glacier et de perturber les cycles océaniques.

Situer l’humanité dans le temps, penser par époques, impose alors aussitôt de prendre acte du fait que ce n’est pas n’importe quel homme à n’importe quel moment de son histoire qui est en cause dans la catastrophe contemporaine, mais celui qui, depuis les années 1770, a rejeté (entre autre) plus de 1500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Ces rejets résultent de la combustion en masse d’hydrocarbures, et donc d’un dispositif de production qui requiert ces quantités d’énergie. La mise en place de ce dispositif de production définit la Révolution industrielle. La puissance qui domine aujourd’hui est anthropique, elle ne provient pas de l’homme en tant qu’organisme, mais d’un homme qui, par ce dispositif de production, s’est adjoint le charbon, le gaz, le pétrole : l’homme est devenue puissance géologique dans l’exacte mesure où il n’est plus simplement un être biologique, mais en tant qu’il descelle des forces elles-mêmes géologiques.

Or le descellement de ces forces n’est possible qu’à partir des sciences contemporaines, de la géologie, de la minéralogie, de la chimie, de l’électromagnétisme…, c’est-à-dire de la configuration de la rationalité qui précisément domine aujourd’hui. Vladimir Vernadski, fondateur de la géochimie et pionnier de l’écologie scientifique, constatait dès 1924 qu’« une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface de la terre avec l’homme », pour préciser alors aussitôt que cette force ne venait pas de son organisme, mais de son savoir, ce qui le conduisait à caractériser « notre époque géologique » par « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques » et finalement la définir comme « ère psychozoïque, ère de la Raison ». La puissance effectivement dominante aujourd’hui n’est pas tant « l’homme » que la rationalité scientifique, la raison grecque, le lógos, en quoi notre époque est plus précisément Logocène.

Vladimir Vernadski, fondateur de la géochimie et pionnier de l’écologie scientifique, constatait dès 1924 qu’« une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface de la terre avec l’homme ».

Jean Vioulac

L’explosion atomique

L’élucidation de la catastrophe en cours requiert une pensée du lógos. Elle relève de la philosophie. Les premiers philosophes étaient nommés par Aristote les physiológoï, ceux qui tiennent un discours rationnel (lógos) sur la nature (physis)  : la pensée grecque est fondamentalement une physique, qui détermine l’étant (en grec tà ónta  : ce qui est) par le concept. « La physique est un effort pour saisir l’étant (das Seiende) comme quelque chose de conceptuel », écrivait Einstein en 1949, la science contemporaine poursuit et achève le projet grec, et ce faisant en arrive à déterminer toute matière comme énergie en puissance (E=MC2) : la rationalité scientifique se fonde aujourd’hui sur la physique relativiste et quantique, qui définit la nature comme un potentiel énergétique. Il est possible, en suivant les analyses de Philippe Descola, de définir la Révolution néolithique qui inaugure l’histoire par l’avènement de ce « régime ontologique » qu’est le naturalisme, en et par lequel la réalité est « nature », c’est-à-dire objet pour un sujet. La Révolution industrielle — et c’est précisément en quoi elle est révolution — est l’instauration d’un nouveau régime, défini par l’atomisme, où le réel est un ensemble de particules élémentaires pour la raison mathématique : la dissémination des radionucléïdes issus des 2057 essais nucléaires confirmés depuis 1945 fournit d’ailleurs l’un des possibles marqueurs isochrones stratigraphiques pour définir la nouvelle couche sédimentaire caractéristique d’une nouvelle époque géologique.

Ainsi toute matière, et non pas seulement le charbon ou le pétrole, est réserve d’énergie susceptible d’être convertie  ; le processus en cours est fondé sur cette conversion. La Révolution industrielle s’est en effet caractérisée par une augmentation exponentielle de la production d’énergie  : de 305 Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole) en 1800, la consommation énergétique mondiale est passée à 1.000 Mtep en 1900, pour atteindre 9.242 Mtep en l’an 2000  ; elle est aujourd’hui supérieure à 14.000 Mtep et continue de croître. La production d’énergie s’est faite par une démultiplication des sources qui jamais ne se substituent les unes aux autres mais toujours s’additionnent, et qui conduit ainsi à transmuer toujours plus de matière en énergie : libération brutale d’énergie qui définit une explosion. Svante Arrhenius, chimiste qui a mis en évidence la conséquence de l’augmentation des taux de CO2 sur l’effet de serre et y montrait dès 1896 la possibilité d’un réchauffement du climat, constatait en 1923 que « nous avons consommé autant de charbon fossile en dix ans que l’homme en a brûlé durant tout le temps passé. Le développement a été, pour ainsi dire, explosif, et nous courrons à une catastrophe. Ce progrès explosif est le signe caractéristique de l’industrialisme. » L’Anthropocène impose de se situer à l’échelle des temps géologiques, et en effet un tel processus, qui, en deux ou trois siècles, consomme les milliards de tonnes d’hydrocarbure formés dans les sous-sols en plusieurs centaines de millions d’années, et ce pour produire énergie et chaleur, relève de l’explosion.

Toute matière, et non pas seulement le charbon ou le pétrole, est réserve d’énergie susceptible d’être convertie ; le processus en cours est fondé sur cette conversion.

Jean Vioulac

Notre époque est domination totale de la raison, cette domination est atomisation : l’histoire de la science est une tragédie, dont le dénouement (en grec katastrophè) est explosion. Il a fallu moins de vingt ans pour passer de la physique fondamentale (cinquième congrès de Solvay, 1927) à la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki, 1945). Quand, le 31 janvier 1950, le président des États-Unis Harry Truman ordonne la fabrication de la bombe à hydrogène, Einstein réagit par une allocution télévisée où il constate que « l’annihilation de toute vie sur terre est entrée dans le domaine des possibilités techniques » et que « se profile de plus en plus clairement l’annihilation générale » — à la suite de quoi le New York Post titrait : « Déportez l’imposteur rouge Einstein  ! », réaction inévitable puisque le dénigrement du messager, qui plus est par imputation de marxisme, est la manière la plus aisée de ne pas avoir à tenir compte du message. Einstein, dans une autre conférence de cette même année 1950, constatait que s’était « accompli sur le savant un destin réellement tragique », qui s’est « avili jusqu’à apporter, quand on lui en fait la commande, des perfectionnements aux instruments de la destruction générale de l’humanité ». Mais la réaction la plus significative est celle d’Oppenheimer, qui plus que tout autre, et pour reprendre le titre de sa biographie par Jai Bird et Martin Sherwin, a incarné « le triomphe et la tragédie » de la science contemporaine, quand il a compris dès le 16 juillet 1945, citant la Bhagavadgītā, que la science était « devenue la Mort, le destructeur des mondes ».

Crépuscule (de l’Occident)

L’avènement de la rationalité scientifique en Grèce ancienne fut le dépassement de l’empirisme, qui en Égypte, en Mésopotamie ou en Perse, accumulait des cas particuliers, au profit d’un idéalisme qui détermine des formes idéales, universelles et abstraites, paradigmatiquement celles de la géométrie  : mais la forme résulte de l’élimination de tout contenu, l’universel résulte de l’élimination de toute particularité et l’abstraction résulte de l’élimination du concret. La raison conquiert l’idéalité par la négation de la réalité, elle conquiert l’objectivité par la négation de la subjectivité, c’est-à-dire par le refus du corps et de son rapport intuitif et sensible à son environnement terrestre : la science est d’emblée et par essence négation de l’environnement, toujours relatif à des sujets concrets, au profit de l’univers, objectif et abstrait, dont la validité n’est relative à rien, et en cela absolue. La raison accède ainsi au point de vue de l’universel, et se trouve en mesure de formuler des vérités qui valent pour tous, tout le temps  : ce qui caractérise la connaissance scientifique.

La science est d’emblée et par essence négation de l’environnement, toujours relatif à des sujets concrets, au profit de l’univers, objectif et abstrait, dont la validité n’est relative à rien, et en cela absolue.

Jean Vioulac

Ce point de vue, qui procède de la négation de la perspective que tout vivant a sur son environnement et se définit comme antagonique à cette perspective, n’est autre que celui de la mort. Les tragiques grecs nommaient l’homme « le mortel », les philosophes « l’animal doué de raison », mais il n’est ceci qu’en tant qu’il est cela : il est le vivant dont la vie est accompagnée par la mort, dont l’être même est ainsi pénétré de néant, et se définit par une puissance de négation qui est racine de l’abstraction, de la formalisation, de l’universalisation et de l’absolutisation. Le langage lui-même est œuvre de mort : le mot « fleur » ne désigne jamais que « l’absente de tout bouquet » (Mallarmé), le mot est issu du meurtre des choses et n’est plus que leur fantôme ; toute langue est langue morte, et c’est pourquoi les écrivains sont si importants, dont le travail consiste précisément à lui redonner vie ; Céline l’a dit mieux que quiconque : « La langue dite pure, bien française, raffinée, elle toujours morte, morte dès le début, cadavre, dead as a door nail. Tout le monde le sent, personne ne le dit, n’ose le dire. Une langue c’est comme le reste, ça meurt tout le temps, ça doit mourir. Il faut s’y résigner, la langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute, mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu ».

L’avènement de la rationalité en Grèce ancienne est inextricablement liée à une langue, le grec, à sa puissance d’abstraction — notamment l’usage du neutre, qui permet de transformer verbes et adjectifs en concept — dont l’œuvre de Platon est l’explicitation systématique. Toute la pensée de Platon est arc-boutée contre la thèse de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », à laquelle il oppose que « Dieu est la mesure de toute chose »  : ce Dieu n’est autre qu’Hadès, le dieu de la mort, « un sage parfait, un grand bienfaiteur ». Platon répète constamment que le philosophe n’atteindra la sagesse à laquelle il aspire qu’après la mort, lui donne comme règle de vie de « tendre vers un état passablement proche de la mort », il conçoit la vie comme une maladie dont la mort est la guérison, et définit la philosophie comme désir de mort. Quand il s’agit de préciser le statut des « idées » auxquelles chacun accède par la « purification » de tout ce qui vient du corps, c’est alors pour en faire la réminiscence d’un « temps antérieur » qu’il identifie au royaume des morts puisque, dit-il, « les vivants proviennent des morts ». La réminiscence est revenance, Platon découvre le statut fantomatique des idéalités : nous sommes fondamentalement des héritiers, nous héritons des idées par lesquelles nous pensons, qui demeurent en nous malgré la mort de leur créateur et sont donc en nous comme fantômes. Toute société est faite de plus de morts que de vivants, nous ne pensons que pour autant que nous nous laissons hanter par l’esprit des morts et posséder par lui : esprit qui n’est donc jamais que spectre.

Nous sommes fondamentalement des héritiers, nous héritons des idées par lesquelles nous pensons, qui demeurent en nous malgré la mort de leur créateur et sont donc en nous comme fantômes.

Jean Vioulac

La configuration grecque de la rationalité systématise ainsi l’approche de toutes choses sub specie mortis, du point de vue de la mort, et c’est ce qui définit l’Occident : du latin occidens, « coucher du soleil », « fin du jour », « crépuscule ». L’Occident est la lumière crépusculaire en laquelle se révèle la vérité de toute chose, et c’est la tragédie de la connaissance, qui veut que la vérité objective ne se conquière que par la mort, effectivement universelle, quand la vie, toujours subjective et singulière, produit et requiert l’illusion : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir », disait Céline dans le Voyage. Il importe donc de ne pas confondre Europe et Occident : l’Europe est une région géographique particulière, l’Occident est le crépuscule de l’Europe, non pas une région géographique mais une dimension spirituelle, c’est-à-dire spectrale, ce qui fonde son universalité et le rend indépendant de tout lieu particulier — la puissance de l’Occident au XXe siècle ne fut d’ailleurs pas exercée par l’Europe, autodétruite dans la guerre de 1914-1945, mais par les États-Unis, dont l’implantation en Amérique du Nord a impliqué la mort de 18 millions d’autochtones, la déportation et l’asservissement de 500 000 Africains. Notre époque est le triomphe absolu de l’Occident, qui, au moment où la Chine est en passe de devenir la première puissance scientifique mondiale, est effectivement universel ; en dépit du slavisme pseudo-dostoïevskien qui lui tient lieu d’idéologie, Vladimir Poutine ne constitue en rien une alternative à l’Occident, il ne fait que déchaîner la puissance de destruction de l’atomisme et du numérisme  : on aimerait lui conseiller de (re)lire L’Idiot, peut-être prendrait-il conscience qu’il n’est qu’un possédé.

L’Occident s’est défini par un principe de mort et ce non pas simplement dans des spéculations métaphysiques, mais par des institutions qui l’ont effectivement mis en œuvre : les religions monothéistes médiévales — dont l’islam, qui, convient-il de préciser dans le chaos idéologique contemporain, est partie intégrante de l’Occident — furent des néoplatonismes, et ont imposé à des peuples entiers la métaphysique de l’Un et donc le « renoncement à la chair » (Peter Brown), l’ascétisme, la mortification, la claustration, le refoulement du désir, le sacrifice de soi, la haine du monde et des femmes  ; elles ont vu leur idéal de soumission dans l’inertie du cadavre (perinde ac cadaver) et systématisé la conception de la vie comme simple antichambre de la mort.

L’Europe est une région géographique particulière, l’Occident est le crépuscule de l’Europe, non pas une région géographique mais une dimension spirituelle, c’est-à-dire spectrale

Jean Vioulac

La modernité a certes tenté, avec un succès mitigé, d’en finir avec cet empire de l’Universel (en grec katholikón, qui a donné « catholique »), ce ne fut pourtant que pour en proposer une nouvelle élaboration : Galilée fonde en effet la science moderne en récusant l’empirisme aristotélicien au profit de l’idéalisme platonicien, c’est-à-dire en récusant le point de vue du sujet sur son environnement — lequel ne saurait en effet dépasser le géocentrisme — au profit du point de vue mathématique sur l’univers — qui procure en effet la vérité objective, mais au prix du sacrifice du sujet. La modernité ne rompt avec la soumission à l’Un (Dieu) que pour déchaîner la puissance de l’unité (le numérique), puissance qui est celle de l’atomisation, c’est-à-dire de la destruction. Dans un texte de 1971 intitulé La Thanatocratie, Michel Serres soulignait le danger inhérent aux sciences et techniques contemporaines, et posait la question  : « D’où vient notre course au suicide calculé, qu’est-ce qui fait de notre raison une raison de mort ? »  ; il en esquissait alors une généalogie pour revenir à Platon, et concluait : « Tout est en place dès là, dès le miracle grec, cette immense catastrophe historique où du lógos transsude la destruction et l’homicide. La raison est génocidaire dès son engendrement. La science, la vraie enfin, habite tranquillement l’instinct de destruction et d’anéantissement ». L’Anthropocène est plus précisément Logocène, et celui-ci est Thanatocène.

La pulsion de mort

D’où la tâche de mettre au jour le rapport primordial de l’homme à la mort, et de divulguer ainsi un secret inavouable, désir inconscient enfoui dans les strates les plus archaïques que Freud a conçu en 1924 comme « pulsion de mort ». Freud est contemporain de la guerre mondiale, des fascismes et des totalitarismes, il a ainsi pensé l’homme d’après ce que notre époque en révèle  ; sa pensée appartient aussi à la révolution philosophique qui rapatrie le fondement pour ne plus le situer dans un au-delà éternel, mais dans un en-deça temporel, l’abîme du psychisme humain en lequel se sédimente un passé refoulé, et c’est ainsi à partir d’une métapsychologie, et non plus d’une métaphysique, qu’il a pensé les acquis des sciences contemporaines.

Il faut supposer qu’il y a dans la vie une tendance à retourner à ce qui la précède, c’est-à-dire à l’état inorganique, à l’inanimé.

Jean Vioulac

La biologie montre que la vie apparaît avec l’organisme, et le propre de l’organisme est à la fois l’échange constant avec un environnement et l’autorégulation : il est ainsi exposé à des perturbation provoqué par cet environnement, mais tend toujours à retrouver son équilibre interne ; il se caractérise ainsi par une tendance constante à revenir à son état antérieur. Si l’on élargit la validité de ce principe à la vie en tant que telle, et puisque la vie apparaît sur terre à partir de la matière, il faut supposer qu’il y a dans la vie une tendance à retourner à ce qui la précède, c’est-à-dire à l’état inorganique, à l’inanimé. La notion freudienne de « pulsion de mort » fut souvent incomprise parce que confondue avec la tendance suicidaire, mais la pulsion de mort n’est pas incompatible avec le maintien de la vie, puisqu’elle est la tentative pour donner à la vie un mode d’être qui la rapproche du minéral : elle est aspiration à sortir du « domaine de la lutte » (Houellebecq), repli et anesthésie, capitulation du désir, tentative pour réduire au minimum les activités vitales et accéder ainsi à l’impassibilité de la matière.

La tendance suicidaire est pathologique et exceptionnelle, la pulsion de mort est la norme et la règle, elle se manifeste dans tout ce qui permet à la vie de renoncer à la spontanéité et de se décharger de l’activité au profit de l’habitude, de la routine, du conformisme, du rituel, elle est évidente dans toutes les religions du renoncement, de l’ascétisme, de l’abstinence, elle est au fondement de l’éthique philosophique de Platon qui recommandait expressément de « tendre vers un état passablement proche de la mort » ; le langage lui-même, toujours d’abord langue morte, est ce qui permet à chacun de ne pas penser en répétant machinalement lieux communs, stéréotypes et expressions toute faites. Si le destin de Jean-Claude Romand n’est pas un simple fait divers, c’est, comme le met en évidence Emmanuel Carrère dans L’Adversaire, que « lui, la mort faite homme », n’était plus que cette pulsion, et, « seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié », qui précisément s’est avéré incapable de se suicider parce qu’il n’y avait plus rien de vivant en lui susceptible d’être tué. La pulsion de mort est le désir de l’organique de revenir au mécanique, elle se traduit par la tendance à automatiser les comportements, elle ne se réalise pas dans le suicide mais dans l’automatisation et l’activité machinale : or l’automatisme et le machinisme, c’est précisément ce qui caractérise le dispositif industriel de production.

La tendance suicidaire est pathologique et exceptionnelle, la pulsion de mort est la norme et la règle.

Jean Vioulac

La Machinerie

Le problème de l’impact des activités humaines sur l’environnement met en jeu la question de la technique, puisque depuis les premiers galets taillés d’Homo habilis, l’homme s’est toujours défini par l’usage d’instruments qui sont les médiations par lesquelles il agit sur la matière naturelle et ainsi la transforme : la technique est un des principes de l’hominisation, toute mutation technique a des effets anthropologiques. Or la Révolution industrielle est révolution technologique, qui a fait passer l’instrument du statut d’outil à celui de machine : l’outil est un instrument qu’un homme manie pour agir sur le monde et ainsi accroître sa mainmise sur lui, la machine dessaisit l’homme d’instruments désormais actionnés par un système automatisé  ; l’homme n’est plus le maître de son geste, comme l’était l’artisan, il est subordonné à un processus qui lui impose ses procédures et leur rythme, comme l’est un ouvrier sur une chaîne de montage. Le machinisme n’augmente pas les compétences techniques de l’homme, bien au contraire  ; dans Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq faisait dire à l’un de ses personnages  : « Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Néandertal », il mettait ainsi en lumière que le passage de l’outil à la machine n’est pas un « progrès » de la technique, mais son aliénation systématique, qui dépossède l’homme de tous ses savoir-faire pour les transférer à un dispositif auquel il est totalement et toujours davantage assujetti.

Qu’un tel transfert de souveraineté, qu’une telle délégation de compétences, soit susceptible d’instituer une puissance nouvelle de domination, Hobbes l’a mis en évidence en concevant la forme spécifiquement moderne de l’État — c’est-à-dire l’appareil d’État — qu’il a nommée « Léviathan » pour souligner la monstruosité d’une entité issue de l’aliénation des hommes, et en cela inhumaine  : l’histoire des techniques modernes n’est autre que ce transfert de souveraineté et cette délégation de compétences, qui institue, non pas l’État, mais ce que Marx a nommé « Machinerie », qu’il définit comme « monstre mécanique » à la « force démoniaque » parce que totalement émancipée des limites du corps humain, et qui requiert précisément les puissances démesurées recelées dans les sous-sols géologiques.

La technique est un des principes de l’hominisation, toute mutation technique a des effets anthropologiques.

Jean Vioulac

Marx parlait de la « machinerie de l’État » pour désigner la puissance aliénée de la société qui se retourne contre elle pour la dominer, elle ne fut pourtant qu’un prototype rudimentaire, qui a encore besoin d’un homme — le chef d’État — pour incarner son ipséité, son soi (en grec autós) : le machinisme se définit par l’automatisation, où un système d’objets conquiert son ipséité par son automatisme même. Dans la Machinerie, « c’est l’automate lui-même qui est le sujet, tandis que les travailleurs, organes conscients, sont simplement adjoints à ses organes inconscients » écrivait Marx en 1867 : l’automatisation est l’aliénation de la subjectivité, qui procure le statut de sujet à des objets et en dépossède les êtres humains, devenus pièces interchangeables et remplaçables, et bientôt remplacés. Marx est fondamentalement le penseur de « l’inversion du sujet et de l’objet », de « la subjectivisation des choses et la chosification des personnes » caractéristiques de la Révolution industrielle, et c’est ainsi qu’il est possible de définir la machine : un système d’objets pourvus des attributs du sujet.

L’avènement de l’État fut celui d’un nouveau sujet, dominant des hommes ainsi redéfinis par leur assujettissement et dont le pouvoir de nuisance, dans les guerres et les totalitarismes, s’est avéré considérable ; Hobbes parlait d’« homme artificiel » doté d’une « âme artificielle » pour désigner cette nouvelle puissance. La Machinerie est pareillement l’avènement d’un nouveau sujet artificiel, qui, avec l’interconnexion et la mise en réseau, s’est élargi aux dimensions de la planète, et c’est ce sujet qui est en mesure d’impacter l’écosystème terrestre : non seulement parce que sa puissance est incommensurablement supérieure à celle des hommes en chair et en os mais aussi parce que seul il est en mesure de mettre en œuvre « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques » qui selon Vernadski caractérise « l’ère de la Raison », en ce qu’il est lui-même doté d’une « âme artificielle ».

L’originalité de la machine est en effet d’être fondée sur un savoir scientifique : depuis ses origines au Paléolithique, la technique s’est développée sans aucun rapport avec quelque science que ce soit, et depuis ses origines en Grèce, la science s’est développée sans jamais avoir aucune application technique ; la connexion de la science et de la technique date du XVIIe siècle européen. La machine est ainsi un savoir scientifique objectivé, réifié, chosifié, et elle a pour fonction de mettre en œuvre un savoir scientifique, celui de la minéralogie, de la chimie, de l’électromagnétisme, de la physique atomique. L’outil est ce qui permet à un sujet de réaliser une idée qu’il a « dans la tête » — c’est ainsi que Marx caractérise le travail humain par rapport à l’activité animale —, la machine réalise un savoir objectif, universel et abstrait, dont l’élaboration est désormais le fait d’un dispositif de recherche fondé sur la division du travail et la spécialisation des tâches, savoir qui est ainsi lui-même un produit de la Machinerie.

La machine réalise un savoir objectif, universel et abstrait, dont l’élaboration est désormais le fait d’un dispositif de recherche fondé sur la division du travail et la spécialisation des tâches, savoir qui est ainsi lui-même un produit de la Machinerie.

Jean Vioulac

La machine inclut donc en elle un savoir qui lui est propre, et ce savoir est le principe de son activité, il est ce qui l’anime, il en cela son âme (du latin anima, ce qui anime un corps)  : « La machine, qui possède adresse et force à la place de l’ouvrier, est elle-même le virtuose qui, du fait des lois mécaniques dont l’action s’exerce en elle, possède une âme propre », écrivait Marx, qui dès 1858 constatait que dans le dispositif industriel de production, le travailleur est « au service d’une volonté et d’une intelligence étrangère, dirigé par cette intelligence — ayant son unité animatrice hors de lui — de la même façon que dans son unité matérielle, il apparaît subordonné à l’unité objective de la machinerie, qui, monstre animé, objective la pensée scientifique » et concluait que « le savoir social universel, la connaissance, est devenue force productive immédiate et par suite les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général. » Cet « intellect général », cette « intelligence étrangère » en laquelle Marx voyait « l’âme » du monstre machinique, c’est ce qui advient aujourd’hui comme « intelligence artificielle ». 

L’esprit ordinateur

La question de « l’intelligence artificielle » ne peut pas se réduire à l’analyse des performances de tel ou tel ordinateur, ni à sa comparaison avec le fonctionnement du cerveau humain : l’intelligence, la pensée, l’esprit… est toujours un phénomène historique et social ; l’intelligence est toujours d’abord esprit commun, qui peut prendre des formes très diverses, ce qu’a mis en évidence l’anthropologie au XXe siècle en montrant la profondeur et la complexité de la « pensée sauvage » (Lévi-Strauss).

La pensée hégémonique est aujourd’hui la rationalité scientifique, issue de la mathématisation du savoir opérée en Europe au XVIIe siècle ; son modèle était le système axiomatico-déductif de la géométrie euclidienne, qui, à partir d’axiomes, déduit ses propositions de façon nécessaire, ce qui permet de garantir la rigueur des raisonnements en éliminant toute trace de subjectivité pour parvenir à une objectivité pure où les vérités se déduisent les unes des autres : automatiquement, donc. L’élimination de tout élément subjectif est rendue possible par l’algèbre, qui réduit tout donné à des quantités numériques, ainsi susceptibles d’être traitées par un calcul. Leibniz à la fin du XVIIe a systématisé l’automatisation des raisonnements, l’identification de la pensée au calcul, la numérisation intégrale de la rationalité et l’atomisation intégrale d’un réel défini par des unités numériques (les « atomes métaphysiques » qu’il appelle « monades ») ; il a universalisé le modèle de la machine pour penser l’univers, dont le devenir est l’exécution d’un programme calculé par Dieu, c’est-à-dire l’Un. L’œuvre de Leibniz est « la fin du temps d’incubation du principe de raison » (Heidegger), elle en explicite, déplie et déploie toutes les potentialités, elle y met en évidence la logique de l’automatisation, de la numérisation, de la programmation, de l’atomisation et de la machination. La raison, disait Leibniz, est principe en tant qu’« esprit ordinateur » (mens ordinatrix)  : avant même la fabrication des premières machines, la pensée est intégralement automatisée, elle est elle-même une vaste machine logique.

Cet « intellect général », cette « intelligence étrangère » en laquelle Marx voyait « l’âme » du monstre machinique, c’est ce qui advient aujourd’hui comme « intelligence artificielle ».

Jean Vioulac

Leibniz avait conçu dès 1679 un « calcul binaire » permettant de réduire tout donné à une série de 0 et de 1  : ce calcul binaire est au principe de l’informatique, dont les principaux fondateurs (Gödel, Turing, von Neumann…) se sont d’ailleurs réclamés de Leibniz. L’informatique a été rendu possible par la « numération de Gödel », qui a permis d’universaliser la réduction numérique, et par la « machine de Turing », qui a consisté à objectiver les « états mentaux » du calculateur humain pour les confier à un dispositif mécanique. La théorie de l’information repose sur la reconnaissance de son indépendance à la fois vis-à-vis de la matière et de l’énergie : la numérisation de l’information lui a ainsi permis d’exister de façon autonome par rapport aux supports physiques en lesquels elle peut être implémentée (différence entre software et hardware), elle a conduit à la prolifération d’entités idéelles et formelles, quasi-immatérielles (dont la seule matérialité est celle des flux d’électrons qui transfèrent les data numériques — mais la matérialité des électrons est elle-même problématique), et qui sont en mesure d’actionner des systèmes matériels, qu’elles animent, et subsistent à leur destruction ; elles sont en cela comme leur âme. L’avènement de l’informatique dans les années 1940 est le moment où la rationalité automatisée et machinique conçue par Leibniz acquiert un pouvoir exécutif, où les idéalités formelles sont en mesure de commander des systèmes matériels : elle est le moment où le lógos devient logiciel, ce que Norbert Wiener, qui se réclamait aussi de Leibniz, a reconnu en la renommant « cybernétique » (du grec kubernêtikè, « technique de pilotage », « art de gouverner ») parce qu’il en comprenait d’emblée les conséquences politiques et sociales.

L’histoire de l’informatique depuis lors est celle de la numérisation de toute chose et de la croissance exponentielle de la quantité d’entités formelles et idéelles (l’univers numérique aujourd’hui équivaut aux capacités de stockage de plus de 60 milliards de SSD de 1 To), définitivement hors de prise de l’intellect humain (la suite logicielle de Google compte plus de 2 milliards de lignes de code), qui ne peuvent plus être traitées que par la machine elle-même, dont la puissance de calcul est elle-même en croissance exponentielle (le seul ordinateur Frontier de HewlettPackard est capable de plus d’un milliard de milliards d’opérations par seconde). Mais elle est aussi celle de l’emprise tentaculaire de cet univers numérique sur les hommes réels, en chair et en os  : il y a aujourd’hui plus de 5,16 milliards d’internautes qui sont connectés en moyenne 6h37 par jour, dont 2h30 sur les réseaux sociaux ; 5,44 milliards de personnes ont un téléphone mobile auquel elles consacrent 4h48 par jour. L’écriture alphabétique en Grèce ancienne a permis l’avènement d’une « raison graphique » (Jack Goody) qui a puissamment contribué à structurer la rationalité ; les langages informatiques ont établi le règne d’une raison numérique dont les effets sont tout aussi considérables. L’informatique est en cela un « fait social total » (Mauss), qui a profondément reconfiguré la politique, la justice, la médecine, l’enseignement, les relations sociales et familiales, le rapport au temps et à l’espace, la pensée partout et toujours soumise à l’impératif du calcul de toute chose. La fonction cybernétique de l’informatique se manifeste aujourd’hui dans la « régulation algorithmique », et qui consiste à déléguer à des logiciels (raison numérique) les fonctions de l’administration (raison graphique) : ainsi le code tend à se substituer à la loi, et la machinerie de l’État — dont l’inefficacité que lui reprochent ses critiques néolibérales était la plus grande vertu — se trouve remplacé par la machinerie informatique — dont l’efficacité est le plus grand danger.

Il y a aujourd’hui plus de 5,16 milliards d’internautes qui sont connectés en moyenne 6h37 par jour, dont 2h30 sur les réseaux sociaux ; 5,44 milliards de personnes ont un téléphone mobile auquel elles consacrent 4h48 par jour.

Jean Vioulac

L’« intelligence artificielle » n’est donc pas un outil que les informaticiens auraient bien en mains, elle définit le régime ontologique d’une époque fondée sur une raison numérique automatisée en laquelle s’accomplit la rationalité que Leibniz avait conçu comme mens ordinatrix, « esprit ordinateur », et Platon comme noûs kubernétikos, « intelligence gouvernatrice », ou « intellect cybernétique » ; elle est l’avènement de « l’âme artificielle » d’un nouveau Léviathan, masse colossale de données numérisée autorégulée par une puissance de calcul démesurée, et qui conquiert des capacités toujours nouvelles et des pouvoirs toujours plus grands.

L’Esprit de l’autodestruction et du néant

Vladimir Vernadski a le premier, dans le livre éponyme de 1929, parlé de « biosphère » pour circonscrire la couche du système terre définie par le vivant, mais il a aussi proposé le concept de « noösphère » (grec nóos, intelligence) pour souligner qu’avec l’homme s’était ajouté tout un univers intellectuel et spirituel, qui lui-même avait un impact sur le système terre ; il avait vu dès 1924 que l’homme était devenu une nouvelle force géologique, non pas en tant qu’être vivant cependant, mais en tant qu’être intelligent : il a ainsi conclu en 1943 que « la noösphère est un nouveau phénomène géologique sur notre planète. En elle, pour la première fois, l’homme devient une force géologique à grande échelle ». Ainsi s’élucide l’identité d’essence des deux phénomènes décrits par Emmanuel Carrère : le désastre climatique est le déchaînement de la puissance d’atomisation de la raison numérique, en quoi notre époque est Logocène, mais le lógos ne peut devenir puissance dominante que parce qu’il est devenu logiciel d’une Machinerie planétaire et s’est ainsi lui-même autonomisé et automatisé, y a par là même conquis son ipséité (autós) ; la noösphère, qui est depuis lors devenue infrastructure réelle dans le dispositif informatique planétaire, est ainsi la puissance qui se déchaîne contre la biosphère.

Calculer, mémoriser, analyser, observer, surveiller, décider, prévoir, planifier, imaginer, écrire, parler… tout ce qui était jusque-là l’apanage des sujets est transféré à des objets.

Jean Vioulac

Cette puissance est indissociable de l’aliénation d’hommes qui se dessaisissent toujours davantage de leurs fonctions intellectuelles et les délèguent toujours davantage à des systèmes automatisés : calculer, mémoriser, analyser, observer, surveiller, décider, prévoir, planifier, imaginer, écrire, parler… tout ce qui était jusque-là l’apanage des sujets est transféré à des objets. L’« intelligence artificielle » ne doit donc pas être recherchée dans le disque dur d’un ordinateur, mais dans la société globalisée, et dans l’humanité redéfinie par l’empire cybernétique de la raison numérique, toujours plus connectée et intégrée à la Machinerie — et soumise à un « progrès » vécu comme providence. ChatGPT est l’innovation technique qui a connu la diffusion la plus rapide de tous les temps, le cap du million d’utilisateurs a été franchi en cinq jours pour atteindre 100 millions en deux mois, ce qui met en évidence la profondeur et la force du désir que la machine assouvit  : ne pas penser, ne pas agir, en toute chose obéir. Ce désir est la pulsion de mort.

Ainsi s’impose une révélation anthropologique que Dostoïevski formule dans Les carnets du sous-sol : « Être des hommes, cela nous pèse, des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous cherchons à être des espèces d’hommes abstrait universels. Nous sommes tous morts‐nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont morts eux‐mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d’une idée »2. L’animal se définit par l’hérédité, l’homme par l’héritage, et en cela en effet il naît dans un monde de fantômes, toujours d’abord hanté par les morts : l’esprit est spectral, la puissance dominante de l’Histoire, conclut Dostoïevski dans la parabole du Grand Inquisiteur des Frère Karamazov, est « l’Esprit de l’autodestruction et du néant », « cet Esprit de mort et de ruine » qui a « prouvé qu’il était l’Esprit éternel et absolu ». Cette puissance spectrale domine aujourd’hui par la numérisation et la virtualisation, et l’« intelligence artificielle » est elle-même intelligence morte ; ses capacités de création sont nulles, elle ne peut que numériser un héritage et le coder pour en faire un logiciel, et donner ainsi à l’âme d’anciens maîtres le pouvoir de hanter indéfiniment la machine, comme Rembrandt, dont le spectre numérique a peint un nouveau tableau en 2016  ; il sera possible de produire à volonté des pseudo-romans de cyber-Balzac ou de cyber-Zola — voire de cyber-Carrère. La puissance de la Machinerie est celle de la mort, et c’est pourquoi elle est destruction du vivant.

La puissance spectrale domine aujourd’hui par la numérisation et la virtualisation, et l’« intelligence artificielle » est elle-même intelligence morte.

Jean Vioulac

Capitalisme et destruction

La puissance et l’autonomie conquises par le numérique, par l’abstraction, par le spectre de l’esprit, reste pourtant difficile à concevoir : la tentative pour penser l’événement en cours impose de radicaliser l’enquête archéologique pour mettre au jour l’essence originaire de l’abstraction qui depuis les Grecs définit la raison.

Dans la pensée de Platon, l’abstraction et l’universalité de l’idée sont issues d’une élimination de toutes les caractéristiques concrètes et particulières des choses, qui permet par exemple, à partir d’une multiplicité de choses belles, de circonscrire l’idée de beauté, qui est leur « forme » ou leur « essence » (grec eïdos). Ce processus de réduction s’opère par le dialogue, échange entre interlocuteurs qui avait lieu, à l’instigation de Socrate, sur l’agora. L’agora était originairement la place du marché, sur lequel avait lieu un autre type d’échange où s’opère semblable réduction  : l’échange marchand implique en effet que les qualités particulières et concrètes des biens échangés soient mises entre parenthèses, pour les réduire à une quantité universelle et abstraite dont ils ne sont plus qu’une fraction déterminée, ce qui les rend commensurables. Cette quantité universelle et abstraite, purement formelle et idéelle, est la valeur, qui est la richesse abstraite, l’idée de richesse, l’essence universelle des richesses réelles, et qui en outre, dans la mesure, s’exprime sous forme numérique (le prix).

La monnaie instituait déjà une raison numérique dont le pythagorisme fut l’expression systématique.

Jean Vioulac

La Grèce ancienne est le moment de l’avènement de la monnaie frappée, et la monnaie impose l’usage d’un tel étalon de mesure et généralise ainsi la définition des choses par une quantité numérique  : définir les choses par le nombre et les fonder sur l’Un, c’est ce que fit Pythagore en théorie, c’est ce que faisaient les Grecs en pratique ; l’écriture alphabétique instaurait une raison graphique, la monnaie instituait déjà une raison numérique dont le pythagorisme fut l’expression systématique. Ainsi l’universel-abstrait n’est pas une simple idée dans la tête d’un philosophe, il est une puissance réelle efficace sur le terrain économique, social et politique  : dans la monnaie, cet universel-abstrait devient un objet, en lequel il se cristallise et s’accumule, et par lequel la forme idéelle de la valeur acquiert une existence autonome par rapport à la matière concrète dont elle est la forme.

La valeur est formelle, elle a pourtant son contenu propre, résidu de la réduction des biens échangés à leur plus petit dénominateur commun. Ce point commun est d’être des produits du travail : le contenu de la valeur est le travail, un travail lui-même universel et abstrait, l’essence du travail. Mais cette essence du travail (originairement subjectif) est issue de la réduction de ses produits (objectifs) à leur essence formelle : le travail est l’acte présent par lequel le sujet met en œuvre sa puissance vitale ; le produit est un objet, résultat inerte de cette activité, la valeur est du travail passé, du travail mort, en quelque sorte momifié. En réifiant la valeur, la monnaie permet à ce travail mort de subsister. Les proto-monnaies les plus archaïques étaient liées à des rites funéraires et avaient pour fonction de permettre aux vivants de s’approprier la substance des morts, et la monnaie permet toujours de matérialiser un héritage, de faire subsister l’œuvre d’un homme après sa mort, elle permet de faire fructifier ce travail mort  : la monnaie, a dit Hegel, est « la vie mouvante en soi de ce qui est mort ».

La valeur est du travail passé, du travail mort, en quelque sorte momifié. En réifiant la valeur, la monnaie permet à ce travail mort de subsister.

Jean Vioulac

Or la Révolution industrielle se fonde sur une révolution économique qui renverse le statut de la monnaie : la monnaie était moyen d’échange, elle devient fin de la production ; le but de toute activité est de faire de l’argent, c’est-à-dire d’augmenter la quantité de valeur. C’est ce qu’on appelle la « croissance », qui est illimitée et continue, puisque la quantité de valeur produite est elle-même réinvestie pour l’accroître encore davantage : aussi la valeur n’est-elle pas seulement la fin du processus, elle est aussi son principe. Cette économie est le capitalisme, que seul Marx — parce qu’il était héritier de Hegel — a su penser : tout le travail de Marx a consisté à montrer qu’il y a Capital « quand la valeur est sujet » du processus, quand elle « s’autonomise » et se prend elle-même pour but ; le Capital, c’est la définition qu’il en donne, est « l’autovalorisation de la valeur », et c’est pourquoi il requiert l’automatisation : le Capital est « sujet automate », il est le logiciel de la Machinerie, dont les capitalistes eux-mêmes ne sont jamais que les « fonctionnaires » et les « esclaves ». Le Marché, reconnaissait d’ailleurs expressément Hayek son apôtre, est une Machinerie cybernétique autorégulée, il universalise la raison numérique en imposant à tous, partout, tout le temps, le calcul de toute chose, et produit en masse ces individus incapables de penser autrement qu’en terme de rapport coût/bénéfice.

La référence à Marx s’impose parce que le capitalisme est une chose trop grave pour le confier aux économistes : un dispositif qui requiert une infrastructure technique aujourd’hui élargie aux dimensions de la planète, qui mobilise en masse tous les peuples et reconfigure toutes les sociétés, dont les besoins en ressources naturelles ont conduit à une crise écologique d’ampleur géologique, et qui met en œuvre de façon systématique une rationalité dont l’émergence et l’élaboration a occupé les vingt cinq siècles de l’histoire de l’Occident, un tel dispositif ne peut pas être abordé à partir des questions dérisoires de « pouvoir d’achat », d’« esprit d’entreprise » ou de « liberté du commerce ». Il faut alors rappeler la différence entre la pensée de Karl Marx et ce qui au XXe siècle s’est appelé « marxisme », lequel fut une contre-révolution théorique qui a opéré un recul méthodique sur tous les acquis marxiens pour retrouver un monisme (Spinoza), un positivisme (Comte) et un industrialisme (Saint-Simon) pré-critiques, et devenir ainsi une idéologie industrielle parmi d’autres, réduisant le problème du Capital à celui des inégalités sociales.

Le capitalisme ne se définit pas par la soumission d’une classe à une autre mais par la soumission du travail à la valeur 

Jean Vioulac

Le capitalisme ne se définit pas par la soumission d’une classe à une autre — rien de nouveau sous le soleil — mais par la soumission du travail à la valeur  : le salariat réduit la multiplicité des travailleurs concrets à une quantité de puissance de travail abstraite, dépossède les travailleurs de cette puissance pour la transférer dans la Machinerie globale, qui la consomme pour alimenter la turbine de l’autovalorisation. Le capitalisme universalise et systématise l’aliénation de la subjectivité vivante dans ce que Marx nomme « l’objectivité morte » ou « l’objectivité spectrale » de la valeur. Le capitalisme n’est pas l’exploitation de l’homme par l’homme, mais l’exploitation de la subjectivité vivante par l’objectivité morte qui ainsi conquiert sa pseudo-vie de machine par un parasitisme aujourd’hui manifeste dans l’emprise du dispositif numérique sur tous et sur chacun : la monnaie était ce qui permettait aux vivants de s’approprier la substance des morts, elle est devenue ce qui permet à la substance des morts de vampiriser les vivants. Marx — né en 1818, l’année où Mary Shelley publie Frankenstein ou le Prométhée moderne — compare toujours le Capital à un vampire, un loup-garou, un Moloch, et surtout à un monstre  : « En incorporant la force de travail vivante à leur objectivité de choses mortes, le capitaliste transforme de la valeur, c’est-à-dire du travail passé, objectivé, mort, en Capital, c’est-à-dire en valeur qui se valorise elle-même, en ce monstre animé qui se met à “travailler” comme s’il avait le diable au corps », écrit-il dans Le Capital, où il précise que « le Capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage ».

Le dispositif capitaliste de production est ainsi, la métaphore est de Marx, un vaste alambic où se met en œuvre la transsubstantiation alchimique de toute réalité en ce « sublimé identique » qu’est la valeur : ainsi toutes les ressources, humaines et naturelles, sont mobilisées pour produire l’entité formelle, idéelle, abstraite et spectrale de la valeur, dont l’irréalité s’atteste aujourd’hui dans la dématérialisation de monnaies appelées à devenir numériques, et dont les échanges s’identifient à des jeux d’écriture informatiques, donc à des flux d’électrons  ; toutes les ressources sont ainsi consommées, donc détruites, pour en retirer ce résidu, cette cendre, cette scorie, c’est-à-dire l’irréalité d’un Capital fictif dont la bulle croît en proportion de la destruction. Entièrement fondé sur la monnaie, donc le numérisme, le capitalisme met en œuvre l’atomisme, pour lequel toute matière est valeur potentielle à convertir selon un coefficient de profit maximal. L’hypothétique « transition écologique » ne changerait rien à la destructivité d’un dispositif qui requiert des ressources en quantité sans précédent (les volumes de sable utilisés pour la production de ciment sont tels qu’une pénurie mondiale se profile) et produit chaque année des milliards de tonnes de déchets qui polluent terres, fleuves et océans, à tel point qu’en 2050 plus de la moitié de l’humanité sera en situation de stress hydrique, en difficulté pour s’approvisionner en eau potable.

Toutes les ressources, humaines et naturelles, sont mobilisées pour produire l’entité formelle, idéelle, abstraite et spectrale de la valeur.

Jean Vioulac

Fin

« On dirait », déplorait Marx en avril 1856, « que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un seul but : doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et ravaler au rang de force matérielle la vie humaine ». Tel est en effet le processus constamment poursuivi depuis lors, qui approche aujourd’hui son seuil de criticité : la Machinerie globale réduit l’humanité au rang de ressource naturelle et la fusionne avec les puissances géologiques, la décharge toujours plus d’activités toujours plus automatisées et l’intègre à titre de rouage, la hante et la possède de tous les spectres du spectacle ; sa puissance cumulée se déchaîne dans la « guerre insensée et suicidaire contre la nature » évoquée en mai 2023 par le secrétaire général des Nations-Unis. Notre époque est en cela la fin du temps d’incubation de la pulsion de mort, qui prend la forme de ce que Freud a conçu comme « pulsion humaine d’autodestruction » : et de fait, au moment où les climatologues alertent sur l’atteinte de seuils d’irréversibilité, tout le monde semble s’être mis d’accord pour préparer la prochaine guerre mondiale, avec des dépenses d’armement qui ont atteint 2240 milliards de dollars en 2022, date à laquelle l’objectif de la COP15 de consacrer 100 milliards à la lutte contre le réchauffement climatique n’avait toujours pas été rempli.

Loin d’être une simple hypothèse de Freud, la pulsion de mort constitue la vérité interne de notre époque. Celle-ci se définit par la rationalité scientifique, et la science par excellence de l’époque industrielle est la thermodynamique, fondée par Sadi Carnot en 1824 et dont Rudolf Clausius formule le second principe en 1865 : le principe d’entropie, qui fait de la mort thermique de l’univers l’horizon de toute chose, et instaure ainsi la pulsion de mort en principe cosmologique. La formulation du principe d’entropie est le moment où la rationalité, qui avait fondé l’universalité de sa vérité sur le point de vue de la mort, découvre dans la mort le principe universel de la réalité. C’est en effet la perspective qui nous est imposée par les sciences contemporaines, y compris en anthropologie : nous savons désormais qu’Homo sapiens est une espèce parmi d’autres et que les espèces sont mortelles, nous savons aussi que plusieurs espèces humaines ont vécu et disparu ; Néandertal, qui était doté du langage, avait des pratique artistiques et funéraires, a disparu il y a environ 30 000 ans dans des conditions climatiques qui n’avaient rien de critique. Sapiens disparaîtra, l’hypothèse de sa disparition à court ou moyen-terme n’est pas insensée : l’hypothèse vertigineuse envisagée par Emmanuel Carrère — « un tel chaos, ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas une phase, c’est la fin » —, cette hypothèse ne peut pas être balayée par de simples protestations d’optimisme.

Au moment où les climatologues alertent sur l’atteinte de seuils d’irréversibilité, tout le monde semble s’être mis d’accord pour préparer la prochaine guerre mondiale.

Jean Vioulac

L’urgence est celle de l’action concertée, de la politique, donc : c’est pourquoi Emmanuel Carrère sous-estime l’enjeu de « la fin de la démocratie », c’est-à-dire de la montée des néofascismes et des fondamentalismes religieux, puisque c’est précisément la possibilité d’une action commune et raisonnée fondée sur un savoir partagé qui, à l’ère de la Post-Truth et de la guerre de tous contre tous, est remise en question. Mais il a raison de reconnaître que personne n’a dit qu’il y avait une solution : l’Anthropocène réfute l’optimisme de Marx qui pensait que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre », et l’absence de solution ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème, de même que l’incurabilité d’une maladie ne remet pas en cause la pertinence d’un diagnostic. Alors en effet peut-être faut-il penser à son enfance, à celle de l’humanité, et à ce que fut l’homme, « cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles, cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour » à laquelle Michel Houellebecq dédiait Les Particules élémentaires.

Sources
  1. Nicolas Bouzou, « Le catastrophisme d’Emmanuel Carrère ? Exagéré, si ce n’est injustifié », L’Express, 02/01/2024, qui ne voit partout que « formidable défi ».
  2. D’où le christianisme de Dostoïevski. Mais la question de la résurrection, pour prolonger le propos d’Emmanuel Carrère dans Le Royaume, ne se pose pas après la mort, elle se pose dès la naissance, elle est l’œuvre d’une vie  : il s’agit de conjurer la puissance spectrale de la mort — ce qui implique de conjurer aussi le spectre de la religion — pour devenir un homme en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde  ; en cela l’incarnation est résurrection.