Une nouvelle doctrine de la puissance américaine : la science de l’État dans l’ère de la sécurité économique

Un diagnostic profond relie Trump et Biden : l'hégémonie américaine est menacée. Une nouvelle science de l'État doit structurer ses relations avec le reste du monde, autour d'un axe clef : la sécurité. Nous publions l'un des textes les plus importants pour comprendre les courants profonds de Washington, signé par l'influent conseiller adjoint à la sécurité nationale, Daleep Singh.

Auteur
Louis de Catheu
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© Oliver Contreras / Pool via CNP Photo via Newscom

Comme conseiller à la sécurité nationale adjoint chargé de l’économie internationale, Daleep Singh fut l’un des architectes des premières sanctions américaines contre la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine de février 2022 jusqu’à son départ de la Maison Blanche en juin de la même année. Ce printemps, après près de deux années dans le secteur privé au sein d’un fonds d’investissement, il rejoint de nouveau le bureau du Conseiller à la sécurité nationale, au poste qu’il occupait précédemment. 

Juste avant de reprendre ses fonctions, Daleep Singh partageait avec l’Atlantic Council sa vision pour une doctrine d’economic statecraft. Ce vocable difficilement traduisible désigne l’emploi de moyens économiques pour atteindre les buts de politiques étrangères. Cette politique économique au service de la politique étrangère pourrait être traduite en l’occurrence par stratégie économique internationale.

Première puissance économique mondiale depuis la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont su user de ce levier pour avancer leurs intérêts de politique étrangère à travers des mesures positives (Plan Marshall, aide au développement, traités de libre-échange, GATT puis OMC) et coercitives (embargo à l’encontre de Cuba, sanctions, mesures de contrôles des exportation, etc.). Sous l’administration Biden, l’instrumentalisation de la puissance économique s’est même imposée comme le cœur de la stratégie mondiale américaine et de ses relations avec les grandes puissances que Washington considère comme compétitrices ou hostiles. Dans la guerre d’Ukraine, si les sanctions n’ont pas réussi à mettre à genoux la machine de guerre de la Russie poutinienne, l’aide militaire mais également financière fournie à Kiev joue un rôle clef dans la résistance ukrainienne. La coïncidence de la valse hésitation du Congrès sur le vote de nouvelles aides et de la dégradation de la situation illustre bien ce point. Dans la compétition pour le leadership technologique et économique que l’administration Biden a décidé de mettre au coeur de son programme international, les États-Unis s’appuient sur leur avance technologique en matière de conception de puces et leurs liens avec Taiwan pour dominer l’âge de l’intelligence artificielle et maintenir leur avance sur la Chine. 

Mais peuvent-ils vraiment, comme le défend Daleep Singh, se restreindre aux respects de principes et de règles dans la mise en œuvre de leur puissance économique, alors que divers outils de coercition financière et commerciale semblent s’être imposés comme le couteau suisse de leur politique étrangère, notamment via les sanctions ? L’administration Biden a-t-elle vraiment l’intention de mettre en application, à côté de la coercition, un programme « positif », mettant sa puissance au service du développement ? Cette promesse que formule Singh et qui avait déjà été avancée par le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan l’été dernier, n’a pas connu à ce jour de début de réalisation.

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Depuis la Grèce antique au moins, les grandes puissances ont utilisé des leviers économiques pour atteindre leurs objectifs de politique étrangère. Aujourd’hui, les gouvernements déploient une « stratégie économique internationale » (economic statecraft) — qui comprend entre autres outils des sanctions, des contrôles d’exportations, des droits de douane, des restrictions sur les investissements et des plafonnements de prix — dont la fréquence et l’intensité n’ont jamais été aussi élevées.

Cette tendance résulte de la conjonction d’une opportunité et  d’une nécessité. L’ère de l’hypermondialisation est révolue, mais l’économie mondiale reste plus connectée que jamais, permettant donc aux nations de rompre les liens commerciaux, capitalistiques et technologiques — ou de menacer de le faire — pour obtenir un avantage géopolitique. Dans le même temps, la compétition entre grandes puissances connaît sa plus grande intensité depuis la fin de la guerre froide. La Russie et la Chine ont en commun de vouloir bouleverser l’ordre international dirigé par les États-Unis. Puisque les « grandes puissances » d’aujourd’hui sont également des puissances nucléaires, l’équilibre de la terreur suggère qu’une confrontation directe a plus de chances de se dérouler sur le théâtre économique que sur le champ de bataille, sauf erreur de calcul catastrophique.

Pour toutes ces raisons, la stratégie économique va rester un élément incontournable de la politique étrangère, à mi-chemin entre la rhétorique et la guerre, en période de fortes tensions. Mais pour que la politique économique ait un effet maximal, elle doit être fondée sur une doctrine qui concorde avec le principe directeur des États-Unis : accroître la prospérité mondiale tout en préservant la sécurité nationale. En effet, alors que les États-Unis développent et affinent leur doctrine militaire depuis déjà quelques siècles — par exemple avec le « containment » à l’aube de la guerre froide — les tentatives de définition d’une stratégie économique globale ne font que commencer.

Les administrations Trump et Biden semblent avoir rompu avec l’idée, qui prévalait jusque-là, que l’ouverture et l’intégration des marchés profitaient à la prospérité mondiale et par là même à celle des États-Unis. Les négociations de traités visant à faciliter le commerce sont reléguées au marge de la feuille de route économique. Washington continue d’entraver le bon fonctionnement de l’OMC en refusant la nomination de nouveaux membres de son organe de règlement des différends. La majorité des droits de douane imposés par l’administration Trump restent aujourd’hui en vigueur. De nombreux États, en premier lieu les alliés européens, craignent des mesures protectionnistes et de vastes programmes de subventions contenus dans la loi sur l’IRA ou le CHIPS Act. Il est aujourd’hui difficile de comprendre si Washington a réellement une vision pour la prospérité mondiale. 

Disposer d’une doctrine établie  apporte plusieurs avantages. Si elle est prise au sérieux, elle permet de limiter le recours excessif à des mesures économiques restrictives ou punitives. Cela serait de nature à rassurer les autres pays s’ils avaient la garantie que la première puissance économique mondiale n’emploie pas ses leviers économiques de manière arbitraire ou par pur réflexe. Plus profondément, une doctrine claire promeut un équilibre dans la stratégie économique internationale — en particulier entre les mesures qui imposent des pertes économiques et celles qui offrent des perspectives de gains mutuels. Ce faisant, elle en renforce la crédibilité et encourage les États pivots géopolitiques à un alignement stratégique avec les États-Unis.

Ce que Singh appelle les « Geopolitical Swing States » désigne l’ensemble des puissances qui ne sont pas directement alignées sur les positions des États-Unis. L’expression « Global Swing States » a été utilisée pour la première fois en 2012 dans un rapport du German Marshall Fund, à l’époque pour désigner explicitement et limitativement le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie 1. À la faveur des recompositions mondiales post-24 février 2022, et à côté de celles de « Sud Global » ou de « non-alignement », la formule est de nouveau utilisée — depuis Washington jusqu’au milieu d’affaires : Goldman Sachs y consacrait un briefing il y a moins d’un an 2. En référence aux États pivots convoités lors des élections américaines car ils sont susceptibles de changer de majorité, l’expression apparaît symptomatique de l’attitude que cherche à adopter Washington vis-à-vis des puissances du Sud et des pays en développement. Elle rappelle les limites de la « nouvelle doctrine Sullivan » mentionnée plus haut, que Tim Sahay et Kate McKenzie avaient pointées dans nos pages.

Les événements récents soulignent l’urgence de cet effort. Deux ans après le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, plus des deux tiers de la population mondiale vivent dans des pays qui n’ont pas rejoint la coalition des sanctions. Certains gouvernants de pays non-alignés sont sceptiques quant à l’efficacité des sanctions, et ont argué que les coûts de la rupture des liens économiques au niveau mondial dépassent les avantages — le but étant la modification des décisions de Vladimir Poutine sur le champ de bataille. Les sanctions ont provoqué des réactions inverses à leurs objectifs chez certains qui ont malheureusement considéré qu’elles représentent un exercice illégitime de la force économique brute, principalement de la part des États-Unis.

La montée en puissance des pays émergents et en premier lieu de la Chine vient réduire l’impact des sanctions qui ne sont appliquées que par une coalition occidentale. En effet, le poids de l’OCDE dans l’économie mondiale est passé de 60 % en 2000 à 45 % en 2022 (PIB mesuré en parité de pouvoir d’achat). Dans le cas des sanctions contre Moscou, la Chine a ainsi pu remplacer une grande part des importations en provenance d’Occident : les exportations vers la Russie ont augmenté de 46,9 % en 2023 pour s’établir à 129 milliards de dollars 3. Les machines-outils, nécessaires à l’industrie de guerre, sont ainsi le premier poste des exportations chinoises vers la Russie 4.

Ces réactions méritent une attention particulière — d’abord sur le fond, mais aussi parce que la force des sanctions dépend grandement de la taille de la coalition qui les met en œuvre. Plus la coalition des sanctions est grande, plus l’impact direct de ces sanctions est important et moins il est possible de les contourner.

Éléments de doctrine : principes, règles et code de conduite

Quels seraient les éléments centraux d’une doctrine économique ? Elle commencerait par établir les principes directeurs des outils restrictifs ou punitifs. À titre d’illustration, ces principes pourraient inclure les éléments suivants :

  • Ces outils doivent être utilisés avec parcimonie et uniquement lorsque les intérêts mondiaux communs de paix et de sécurité sont menacés ;
  • Ils devraient chercher à éviter des retombées inutiles sur les populations civiles du pays cible et des pays tiers ;
  • Ils doivent être calibrés pour maximiser les chances de coordination avec des partenaires qui partagent les mêmes idées ;
  • Ils doivent être conçus de manière flexible afin que leur effet puisse être augmenté ou diminué en fonction de la réponse de la cible ;
  • Ils devraient être durables pour les États-Unis et pour l’économie mondiale, sachant que ces mesures sont généralement conçues pour faire effet sur le long terme ;
  • Ils doivent franchir un seuil d’efficacité : l’effet produit sur la cible et l’influence probable du comportement de la cible doivent être jugés suffisants pour justifier les coûts et les risques économiques (par rapport à la meilleure alternative) ;
  • Leur conception et leur mise en œuvre doivent être conçues avec humilité. De par leur conception, les sanctions brisent les liens du commerce, du capital et de la technologie dans l’économie mondiale, parfois instantanément ; elles ont ainsi des conséquences imprévues qui sont presque inévitables. L’humilité nous oblige à changer d’avis lorsque nous nous trompons dans nos jugements ou nos hypothèses, à admettre nos erreurs et à corriger la trajectoire si nécessaire.

Une doctrine de gouvernance économique devrait également définir des règles d’engagement pour déterminer pourquoi, quand, quoi, comment et contre qui des mesures restrictives sont déployées :

  • Pourquoi ? Les sanctions, les contrôles à l’exportation ou les tarifs douaniers sont censés viser un objectif géopolitique clairement défini.
  • Quand ? Le calendrier du déploiement des outils économiques doit comporter des repères concernant les mesures prises avant, pendant ou après un événement déclencheur. La doctrine devra aussi prévoir quand et dans quelles conditions les mesures devraient être annulées.
  • Quoi ? Les limites des mesures américaines doivent être clarifiées, et surtout ce qu’elles ne doivent pas envisager, par exemple des sanctions sur la nourriture et les médicaments, ou la saisie de propriétés privées sans procédure régulière.
  • Comment ? Il s’agira d’analyser les circonstances dans lesquelles les États-Unis seraient disposés à déployer des sanctions unilatéralement s’ils ne peuvent ou ne veulent pas construire une coalition.
  • Contre qui ? Réfléchir aux sanctions portant sur les citoyens et des entreprises privées, par opposition aux technocrates, aux représentants du gouvernement, au personnel militaire et aux dirigeants politiques.

Le troisième volet d’une doctrine de gouvernance économique consisterait en un code de conduite. 

Les acteurs de ces politiques devraient s’engager à respecter des normes de comportement en accord avec les principes et les règles énoncés ci-dessus. Ils s’engageraient ainsi à faire preuve de prudence et à « ne pas causer de préjudice inutile » à la population civile du pays cible et à celle des pays tiers. Dans un esprit d’humilité, les responsables doivent également s’engager à fonder leurs décisions sur des preuves et non sur des sentiments, à éviter les justifications faciles, à prévoir la répartition complète des revenus potentiels et à aider les décideurs politiques à identifier leurs angles morts. Enfin, il devrait y avoir un engagement de transparence et de responsabilité envers le Congrès et la population, qui impliquerait de documenter les décisions, de justifier les évaluations majeures et de revoir les mesures en cas de progrès ou de revers.

On peut se demander si les mesures de l’administration Biden respectent réellement les standards proposés par Daleep Singh. Le maintien de mesures d’embargo contre Cuba peut difficilement être justifié par le risque que le pays fait peser sur les « intérêts communs de paix et de sécurité ». Concernant la « coordination avec les partenaires », il faut bien constater qu’elle s’est faite a posteriori sur les contrôles sur les exportations d’équipements dédiés à la production de semiconducteurs avancés. C’est une fois décidés que les États-Unis ont fait pression sur les Pays-Bas et le Japon pour qu’ils s’alignent sur leur politique. 

Dans un monde cassé et alors que sanctions et contrôles sur les exportations sont devenus les instruments de prédilection de la politique étrangère, les principes avancés par Daleep Singh apparaissent comme de bon sens pour assurer un usage raisonné de la puissance économique américaine. La question est de savoir si Washington elle-même saura faire preuve de retenue.

Rendre la doctrine opérante : renouveler l’infrastructure d’analyse

Prendre une telle doctrine au sérieux nécessite de réformer l’infrastructure d’analyse du gouvernement américain pour l’adapter à son objectif. Je recommanderais plusieurs actions à cet effet :

Premièrement, faire régulièrement l’inventaire des outils de stratégie économique internationale des diverses agences et départements du gouvernement américain : sanctions, contrôles des exportations, droits de douane, restrictions d’investissement, plafonnement des prix, etc. Les banques centrales telles que la Réserve fédérale tiennent à jour un inventaire de la gamme d’outils à leur disposition — y compris des mises à jour sur leur disponibilité opérationnelle — et il en va de même pour les agences habilitées à mettre en œuvre des politiques économiques.

Deuxièmement, à intervalles réguliers, évaluer l’efficacité de ces outils sur le temps long, lorsqu’ils sont utilisés seuls ou en tandem, unilatéralement ou multilatéralement, avant ou après un événement déclencheur.

Troisièmement, étudier les retombées de ces mesures dans le passé, pour identifier leurs limites et le rapport entre leur efficacité et les risques liés.

Dans son ouvrage sur la naissance des sanctions, The Economic Weapon, Nicolas Mulder montre les limites de cet instrument coercitif, qui n’a que très peu souvent rempli son objectif de prévention ou d’interruption des conflits. Au contraire, en renforçant les tendances des régimes autoritaires à la paranoïa et à l’autarcie, il a pu accélérer leur marche sur leur chemin vers la guerre. Plus récemment, nous avons publié une étude sur les sanctions à l’égard de l’Iran qui souligne les bénéfices politiques qu’a pu en retirer le régime ainsi que la résilience de son industrie

Quatrièmement, tester les outils de la politique économique et simuler des scénarios de conflit multilatéral et à plusieurs niveaux se déroulant à l’échelle mondiale sur plusieurs années. L’évaluation devrait commencer par vérifier où les forces économiques des États-Unis (et celles de leurs alliés et partenaires) recoupent les vulnérabilités de la cible et réciproquement. Le processus deviendra permanent pour identifier les domaines dans lesquels les États-Unis doivent renforcer ou inventer de nouveaux outils, de nouveaux mécanismes de défense et de nouvelles formes de coordination qui prévaudront dans un conflit prolongé.

Cinquièmement, anticiper comment et où les contournements des mesures sont susceptibles de se produire et se préparer à des contre-mesures en temps réel, que ce soit en resserrant les vis sur la cible ou en appliquant des sanctions démesurées à ceux qui y contreviennent pour dissuader très fortement les contournements.

Sixièmement, mettre en place des pratiques de surveillance qui éclairent et informent l’élaboration de la stratégie économique. Les banques centrales du monde entier ont mis au point des exercices pour repérer les vulnérabilités du secteur financier, tester les liquidités et les réserves de capitaux du système financier contre les chocs et localiser les vecteurs de contagion. Les responsables de la stratégie économique internationale doivent mettre en place des pratiques analogues afin de surveiller les risques pour la sécurité économique, par exemple en testant la résilience des chaînes d’approvisionnement critiques, en évaluant la disponibilité des stocks nationaux et des importations en matière de fournitures vitales, et en mettant en place des systèmes d’alerte avec des partenaires de confiance pour détecter les goulets d’étranglement naissants.

La création d’une infrastructure d’analyse atteignant ce niveau d’ambition nécessitera probablement un changement radical de personnel. Je propose de recruter une taskforce de spécialistes de plusieurs disciplines — centralisée soit au sein du bureau exécutif du président, soit au sein d’un Département de la sécurité économique nouvellement créé — qui possédera une expertise en macroéconomie, en chaînes d’approvisionnement critiques, en marchés financiers, en flux de capitaux, en financement du commerce, en diplomatie et en droit. L’unité sera d’une taille, d’une portée et d’une capacité suffisante pour gérer plusieurs crises à la fois. Elle devra rendre compte au Congrès notamment par le biais de déclarations semestrielles. Et elle sera en liens serrés avec ses alliés et partenaires — existants et potentiels — ainsi qu’avec les parties prenantes du secteur privé et de la communauté réglementaire, afin de pouvoir se coordonner et agir rapidement dans les épreuves cruciales du conflit.

L’innovation institutionnelle proposée ici, la création d’un bureau au sein de la Maison Blanche ou même d’un département consacré à la sécurité économique, vise à assurer la prise en charge par l’administration des nouvelles missions étatiques relatives à la sécurité et à la coercition économiques. Déjà lors de la Première Guerre mondiale, des administrations nouvelles avaient été créées pour assurer la collecte des renseignements économiques et l’application des sanctions : le Ministère du blocus britannique et le Comité du blocus français. 

Aujourd’hui, l’architecture administrative évolue également ailleurs : au Japon, le cabinet comprend, depuis octobre 2021, un ministre de la sécurité économique ; au Royaume-Uni, une unité chargée de la sécurité des investissements a été créée en 2021, chapeauté par une ministre en charge de la sécurité économique, et dans les services de la Commission européenne, une nouvelle direction générale a vu le jour pour mener la politique de défense et spatiale (DG DEFIS). Ces évolutions administratives, si elles permettent de développer les compétences et de renforcer le professionnalisme sur ces sujets, risquent pour autant de conduire à l’institutionnalisation d’une vision conflictuelle  et de jeu à somme nulle au détriment d’une logique plus coopérative. Elles peuvent devenir à la fois les conséquences et la cause de l’intensification de la guerre des capitalismes politiques.

Les régulateurs devront également faire leur part. Par exemple, le Conseil de la Réserve fédérale pourrait désigner un gouverneur dont le rôle permanent sera d’évaluer les effets des politiques économiques existantes et futures, en s’appuyant sur les analyses du Conseil et sur celles de la Banque fédérale de réserve de New York.

Développer une vision positive de la gouvernance économique

En fin de compte, une réforme de la gouvernance économique nécessitera plus qu’une simple doctrine et des analyses. La mesure la plus importante que peuvent prendre les décideurs politiques est d’atteindre un équilibre réfléchi dans la conduite des mesures. Plus précisément, les États-Unis devraient exprimer une préférence constante pour les instruments qui attirent des pays en promettant un gain mutuel, plutôt que de donner du grain à moudre à l’idée que le pays utilise principalement des outils punitifs. L’allègement de la dette, les prêts concessionnels, le financement des infrastructures, les partenariats dans la chaîne d’approvisionnement et les alliances technologiques sont des exemples d’incitations positives qui encouragent l’alignement durable des intérêts avec les États qui ont exprimé leur scepticisme envers les politiques américaines. 

Cela est particulièrement pertinent dans le contexte de l’intensification de la concurrence mondiale avec la Chine. L’utilisation exclusive d’outils coercitifs pour émousser ou affaiblir la position géostratégique de la Chine n’est pas une stratégie gagnante. Les tampons défensifs de la Chine sont bien plus redoutables que ceux de la Russie, contre laquelle la coalition des sanctions a trouvé de nombreux domaines d’avantage asymétrique, parce que les États-Unis et leurs alliés fournissent des produits et des services dont la Russie a besoin et ne peut pas facilement se passer. La capacité de la Chine à lancer une offensive économique est également redoutable — que ce soit lorsqu’elle exploite les points d’étranglement des chaînes d’approvisionnement critiques telles que l’énergie verte et les produits pharmaceutiques, ou lorsqu’elle profite de la taille inégalée de sa production de biens.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de points de pression possibles dans une campagne économique contre la Chine avant ou durant un scénario de conflit. Aucun pays n’est trop grand pour être sanctionné. Mais une politique coercitive ne pourrait porter à elle seule, dans une confrontation directe, un coup fatal à la Chine sans subir de graves dommages collatéraux.

La puissance économique de la Chine, véritable usine du monde, la place dans une position bien différente de celle de la Russie. Son économie produit près de 20 % de la richesse mondiale et 30 % des produits manufacturés. Les économies avancées occidentales sont donc très fortement dépendantes de la Chine. Elles importent depuis cette dernière d’importantes quantités de biens de consommations,  mais également, et peut-être surtout, de biens intermédiaires qui entrent dans la fabrication des produits « made in Europe » ou « made in USA ». Elle dispose donc, comme le reconnaît Daleep Singh d’une capacité à « redoutable » à agir sur les chaînes d’approvisionnement. Et  elle cherche dans le même temps à s’immuniser contre de potentielles actions de coercitions économiques en faisant de  l’autosuffisance l’un de ses objectifs : Xi Jinping déclarait ainsi en 2023 que la Chine « ne devait compter que sur elle-même » pour sa production industrielle et agricole.

Plusieurs opportunités géostratégiques pourraient cependant attirer les pays non-alignés dans l’orbite des États-Unis et de leurs alliés grâce à des incitations positives et, ce faisant, isoler progressivement la Chine avant qu’un conflit n’éclate.

Ces dernières années, nous avons déjà constaté des progrès louables de la part des États-Unis et du G7 pour renouveler leurs efforts à cet égard, notamment en offrant une alternative aux prêts proposés par « la Ceinture et la Route » avec le Partenariat pour l’infrastructure et les investissements mondiaux. Des mesures supplémentaires qui renforceraient la puissance de feu financière des États-Unis et de leurs alliés renforceraient leur crédibilité.

Par exemple, les États-Unis disposent d’un instrument peu utilisé, les garanties de prêts souverains, qui pourraient être beaucoup plus utilisées — en particulier pour les pays à revenu intermédiaire qui ne remplissent pas les conditions requises pour bénéficier des programmes de soutien proposés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Le fonctionnement des garanties de prêts souverains est simple : le gouvernement américain garantit aux prêteurs privés que les emprunts d’un gouvernement étranger seront remboursés. Sans surprise, la garantie incite les prêteurs privés à prêter à peu près au même taux d’intérêt que celui dont bénéficient les États-Unis. Cet avantage réduit considérablement les frais d’intérêt de l’emprunteur et est très rentable pour les contribuables américains. En travaillant de concert avec le G7 et d’autres partenaires, les États-Unis pourraient multiplier l’impact des garanties de prêts et des outils d’assurance similaires qui permettraient à l’Occident de rivaliser avec l’ampleur et la rapidité des prêts chinois, mais à des niveaux plus élevés de transparence financière, de normes environnementales, et de normes de travail.

Parallèlement, on pourrait rebaptiser la réserve pétrolière stratégique américaine du nom de « fonds de résilience stratégique ». Ce fonds investirait directement dans les chaînes d’approvisionnement en minéraux critiques et en intrants rares utilisés pour produire de l’énergie verte et des technologies fondamentales. Une autre idée envisageable serait de lancer un fonds souverain permettant aux États-Unis de réaliser des investissements stratégiques à long terme dans des projets d’infrastructures de haut niveau grâce au Partenariat pour l’infrastructure et les investissements mondiaux.

En plus d’imaginer des outils de financement nouveaux et plus puissants au niveau national, le G7 et les partenaires clefs du G20, comme l’Inde, devraient amplifier leurs appels aux banques multilatérales de développement, en particulier la Banque mondiale, pour qu’elles assument beaucoup plus de risques en termes de montant, de pays, de calendriers et de conditions de prêt, même en l’absence de nouveaux capitaux. L’idée la plus innovante à cet égard vient de l’ancien haut fonctionnaire américain Brad Setser qui suggère que la Banque mondiale émette des obligations liées à des droits de tirage spéciaux, qui seraient comme un droit de créance sur les réserves de monnaies mondiales. Elles permettraient de lever des fonds qui pourraient augmenter presque immédiatement la capacité de prêt. Une alternative moins exotique consisterait à estimer et à épuiser la marge de crédit dont dispose la Banque mondiale sans risquer une dégradation de la note de crédit par les agences de notation.

L’ambition de faire levier sur la puissance économique et financière américaine pour soutenir le développement du Sud Global et ainsi renforcer l’influence des États-Unis travaille l’Administration Biden depuis son arrivée au pouvoir. 

Dès 2021, les États-Unis mobilisent les pays du G7 autour d’une initiative, encore mal définie, Build Better World. L’année suivante, ils lancent le partenariat pour l’infrastructure et les investissements mondiaux qui vise à mobiliser 600 milliards de dollars dans les infrastructures au travers de partenariats publics privés. Les premiers projets mis en avant par la Maison Blanche s’appuient ainsi sur la Development Finance Corporation et l’Import-Export Bank et sur les acteurs privés Citi et Global Infrastructure Partners. Mais dans un contexte de remontée des taux et d’immenses besoins d’investissements pour la transition écologique, l’administration semble chercher tous les leviers possibles pour débloquer les financements dans les pays en développement… sans peser sur le budget fédéral. Face à l’augmentation de la dette et aux conflits récurrents qui accompagnent le relèvement de son plafond, il semble en effet impossible politiquement de voter des crédits nouveaux significatifs dédiés au développement. C’est cette quadrature du cercle que Daleep Singh cherche à briser avec ses propositions de garanties, de fonds souverain ou de prêts liés aux droits de tirage spéciaux.

Il y a près d’un siècle, le ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni élabora une doctrine générale pour guider l’utilisation des leviers économiques potentiellement utilisables dans le conflit imminent avec l’Allemagne. Ayant été en première ligne dans la conception et le déploiement d’une politique économique au cours des dix dernières années, je suis convaincu que nous avons besoin d’une doctrine moderne pour clarifier comment, quand, où et pourquoi les États-Unis peuvent employer des outils économiques dans la compétition actuelle des grandes puissances. 

Mais pour qu’une telle doctrine produise de meilleurs résultats qu’il y a un siècle, les États-Unis et leurs partenaires devront faire preuve de la même créativité et de la même promptitude à développer une gouvernance économique positive que celles qu’ils ont eu pour concevoir des sanctions et d’autres mesures restrictives au cours des dernières années.

Sources
  1. Daniel M. Kliman et Richard Fontaine, Global Swing States : Brazil, India, Indonesia, Turkey and the Future of International Order, German Marshall Fund of the United States, 1er  novembre 2012.
  2. Jared Cohen, The rise of geopolitical swing states, Goldman Sachs, 15 mai 2023.
  3. Reuters, China-Russia 2023 trade value hits record high of $240 bln – Chinese customs,12 janvier 2024.
  4. Niels Graham, Chinese exports have replaced the EU as the lifeline of Russia’s economy, Atlantic Council, 22 février 2024.
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