Jusqu’au 24 février, nous lançons une série de publications sur l’Ukraine en guerre, deux ans après la tentative d’invasion à grande échelle de la Russie. Vous pouvez par ailleurs retrouver toutes nos publications sur cette guerre ici et vous abonnez pour recevoir nos dernières cartes et analyses par ici.

La signature et l’engagement à prendre part au mouvement nouveau de Résistance

Né un 31 janvier, Pierre Hassner aurait fêté aujourd’hui ses 91 ans1. De nos jours, cet âge n’est plus un obstacle infranchissable pour participer au débat intellectuel, et je ne peux m’empêcher de me demander comment Pierre Hassner aurait abordé cette question de la résistance européenne à l’agression russe. Nous aurions beaucoup gagné à entendre Pierre Hassner en personne. Et j’aurais aimé l’écouter, et lui poser des questions — quel dommage qu’il ne soit pas des nôtres aujourd’hui. Combien nous manque sa capacité étonnante d’interpréter les événements du jour en les soumettant à la pensée philosophique ! Mais ce qui compte en particulier aujourd’hui, c’est la conviction que nous partageons tous que Pierre Hassner fut l’une des grandes voix de la géopolitique appuyée sur la philosophie et orientant l’action dans la France et l’Europe au seuil du XXe et du XXIe siècles.

Nous nous souvenons de sa voix ; nous nous souvenons qu’il y a dix ans exactement, en janvier 2014, lors de la révolution de Maïdan, Pierre Hassner avait apposé sa signature  sous un document important – la pétition dans le journal Le Monde intitulée « L’Ukraine est européenne ! Kyiv doit conserver ses liens vitaux avec notre continent ! » Les premiers signataires avaient été Alain Besançon, Pierre Hassner, André Glucksmann, Pierre Caussat, Alain Finkielkraut, Barbara Cassin, Philippe Raynaud, Nicolas Werth, Bernard Marchadier, et d’autres personnalités distinguées présentes ici-même.

Des milliers de Français ont signé cette pétition pour faire entendre la voix « des centaines de milliers de personnes réunies pacifiquement depuis plus d’un mois sur la place Maïdan de Kyiv ».

La Révolution de la dignité a réuni sur la place Maïdan des millions de personnes, qui ont risqué leur vie au nom de la liberté et de valeurs européennes fondamentales. Cette révolution a été un mouvement civique majeur – avec, sur les épaules des manifestants, le drapeau européen – qui a permis de surmonter la peur et qui, passé par l’épreuve du feu, a triomphé.

La Révolution de la dignité a réuni sur la place Maïdan des millions de personnes, qui ont risqué leur vie au nom de la liberté et de valeurs européennes fondamentales.

Constantin Sigov

La pétition du Monde a été publiée un mois avant l’annexion de la Crimée — la première fois, depuis 1945, qu’un territoire relevant d’un pays souverain était envahi. À l’époque nous ne savions pas encore qu’avoir signé cette pétition revenait, en un sens, à prendre une part concrète au nouveau mouvement de Résistance. De résistance à la violation d’un tabou essentiel sur notre continent depuis la seconde guerre mondiale, à savoir l’inviolabilité des frontières comme fondement du droit international. L’absence tragique d’une réaction adéquate de la part de l’Occident face à ce crime d’agression commis par le Kremlin a ensuite eu pour conséquence une guerre totale.

Lada Nakonechna, Merge visible. Composition No. 65, 2021 EIGEN + ART

« Surtout, ajuste bien tes lunettes »

Sur les écrans de télévision on voit déferler les vagues de la revanche néo-soviétique et de l’agression poutinienne. Le danger est mortel. Pierre a très bien caractérisé le choix qui s’offrait aux téléspectateurs, qui « préféraient changer de chaîne de télévision plutôt qu’essayer de changer la situation ». C’était un spectateur engagé, un combattant. Certes les  méthodes de combat différaient selon qu’on était à Kyiv ou à Paris, mais elles avaient pour fond commun le choix de résister.

Après avoir participé activement à la Révolution de la dignité, le grand poète ukrainien Maxime Kryvtsov a répondu à sa façon à la question shakespearienne « être ou ne pas être » en s’engageant comme volontaire sur le front en 2014. Les services de l’armée de l’Est de l’Ukraine l’ont trouvé trop maigre et peu fait pour les durs travaux de la guerre. Mais ses compagnons d’armes se sont vite convaincus que, chez Maxime Kryvtsov, la détermination rimait avec la profondeur de son talent poétique.

Pierre Hassner un spectateur engagé, un combattant. Certes les  méthodes de combat différaient selon qu’on était à Kyiv ou à Paris, mais elles avaient pour fond commun le choix de résister.

Constantin Sigov

Démobilisé en 2019, il a travaillé à Kyiv au Centre de réhabilitation et d’adaptation  des combattants. Au début de l’invasion russe de 2022, il est retourné au front. Les vers qu’il a composés sur le front et publiés sur Facebook ont eu beaucoup d’écho en Ukraine et dans d’autres pays. Sa poésie a pour leitmotiv ces quelques vers :

« Surtout
Ajuste bien tes lunettes
Serre fort ton arme sur ta poitrine
Et respire
Respire
Respire
Sinon, jusqu’à quand
Pourras-tu encore ? »

Avec ironie, Kryvtsov se demandait si « tes grotesques lunettes de protection plairaient à Dieu ». Depuis la ligne avancée du front il nous rappelait qu’en nos temps obscurs, les appareils de vision nocturne étaient nécessaires à tout un chacun. Effectivement, la question de l’optique adéquate est devenue essentielle à notre époque.

Sylvie Kauffmann en parle dans son livre Les Aveuglés. Comment Paris et Berlin ont laissé la voie libre à la Russie (Stock, 2023). Elle pose la question lancinante : « Comment, par naïveté, complaisance, négligence ou même vénalité a-t-on laissé la voie libre aux visées impériales du chef du Kremlin ? » Et elle se penche sur l’aveuglement occidental, qui a abouti à la plus désastreuse guerre en Europe depuis 1945.

Depuis plus de dix ans, la génération de Maïdan partage l’expérience de la résistance à un mal radical. Elle s’exprime par les voix puissantes de Maxime Kryvtsov et de Victoria Amelina, auteur de remarquables romans et participante active au Pen Club d’Ukraine où nous nous sommes souvent rencontrés ces dernières années. En 2022-2023 elle a travaillé à un recueil de témoignages sur les crimes contre l’humanité commis par l’armée russe qu’avec des juristes elle a rassemblés sur les territoires de l’est et du sud de l’Ukraine dont les occupants s’étaient retirés. Ce livre a valu à Victoria Amelina une bourse à Paris, et elle aurait pu être des nôtres aujourd’hui. Mais elle est morte à la veille de son départ pour Paris. Elle avait 37 ans, son fils avait 10 ans et ses livres pour enfants avaient beaucoup de succès. Elle a succombé à ses blessures le 27 juin 2023, trois jours après le bombardement sauvage d’une pizzeria à Kramatorsk où elle dinait avec des écrivains et journalistes colombiens. Au total, ce missile russe a causé la mort de treize personnes. Une soixantaine d’autres ont été blessés.

Depuis plus de dix ans, la génération de Maïdan partage l’expérience de la résistance à un mal radical.

Constantin Sigov

Avec Maxime Kryvtsov nous échangions des notes sur Messenger à propos de la traduction de ses poèmes. À l’automne dernier, il écrivait sur le front un roman, mais nous n’avons pas eu le temps d’en parler. Le 31 décembre 2023, il notait sur Facebook : « Cette année a été encore plus dure que la précédente. On a du mal à entretenir la vieille flamme d’enthousiasme et de ferveur militaire. La fatigue et la tristesse croissent comme des tumeurs. Et c’est en les portant en soi que l’on s’acquitte de ses tâches, que l’on s’efforce d’être digne et fidèle. La mort nous a attirés dans un guet-apens ; nous sommes encerclés dans une horrible poche noire. Nous avons rassemblé les corps déchiquetés de nos compagnons, nous avons écouté les pommes tomber à côté du cercueil dans la cour de la maison où ne pourra plus revenir un homme très bon. En octobre nous avons inhumé un bon ami, le meilleur d’entre nous. Nous attendons encore le retour de plusieurs amis. Y a-t-il eu quelque chose de bien ? Oui, bien sûr. Mes amis ne sont pas tous morts, et mes proches, en ville, attendent encore que je revienne. Mon recueil de vers est paru. »

En décembre 2023 est paru un recueil très fort de poèmes de Maxime Kryvtsov. On l’a comparé, par la puissance de ses mots, de ses symboles et de sa pensée poétique, à T.S. Eliot et à Charles Péguy. Le 7 janvier, il y a trois semaines, nous avons appris sa mort. Elle nous a ébranlés. Ce n’est pas dans un passé historique lointain, mais ces jours derniers, alors que nous préparions notre rencontre d’aujourd’hui, qu’un grand poète est mort sur le front, en Europe. Il avait 33 ans. J’ouvre son recueil, et je lis :

La baleine du chagrin m’avale ;
Je suis là
Comme Jonas
Mais je ne peux m’en arracher
Depuis déjà six ans
Même si c’est toujours pareil
Les guerres ne finissent pas 
Ce sont les hommes qui finissent
Qui l’aurait pensé ?

Il a vécu quatre ans de moins qu’Arthur Rimbaud. Si en France un éditeur se charge de faire traduire le recueil de Maxime Kryvtsov, vous découvrirez un grand poète.

C’est à la mémoire de Maxime Kryvtsov et de Victoria Amelina, à la mémoire des hommes et des femmes qui ont donné leur vie dans cette guerre pour notre liberté et pour la vôtre, que je voudrais dédier ma conférence.

Lada Nakonechna, Perspective reduction 10 (from the painting „Road to a collective farm“, 1937), 2018 EIGEN + ART

La solidarité des interpellés

L’on se souvient des propos de Timothy Garton Ash : « Quand je pense à Pierre Hassner, cela me rappelle immédiatement la célèbre phrase de Paul Celan sur Czernowitz : ‘Avant la seconde guerre mondiale, Czernowitz était un endroit où les gens et les livres vivaient.’ » C’était tout à fait Pierre : il se définissait par ces deux mots : les gens et les livres. À ces deux choses capitales, on ne peut pas manquer d’en ajouter aujourd’hui une troisième : la disponibilité à se souvenir de la guerre, qui n’épargne ni les gens ni les livres.

Pierre Hassner se définissait par deux choses : les gens et les livres. À ces deux choses capitales, on ne peut pas manquer d’en ajouter aujourd’hui une troisième : la disponibilité à se souvenir de la guerre, qui n’épargne ni les gens ni les livres.

Constantin Sigov

La guerre a changé notre façon d’entendre les livres et, aujourd’hui, bien des textes sonnent creux. À quoi bon une érudition déplacée, sinon comme « divertissement », au sens de Pascal ? Les éditions Dukh i Litera (L’Esprit et la Lettre) que j’ai l’honneur de diriger ont, ces trente dernières années, publié des centaines d’ouvrages traduits des langues européennes en ukrainien, mais je me trouve maintenant dans une situation difficile. Il n’est pas facile  de choisir les titres que l’on peut proposer aujourd’hui en traduction ukrainienne à des lecteurs de Kyiv, Kharkiv ou Kherson. Par exemple, une imprimerie de Kharkiv a, malgré les bombardements, imprimé nos éditions de Vasyl Stus et de Timothy Snyder, et elle continue d’imprimer des livres d’auteurs ukrainiens ou des traductions. Dans son livre La Résistance et ses poètes, Pierre Seghers a intitulé un de ses chapitres « Des fleurs de serre aux fleurs de sang » En Ukraine, dans notre bibliographie, nos titres vont eux aussi «  des fleurs de serre aux fleurs de sang  ». Et inversement.

Chaque semaine, lors de nos conseils de rédaction, nous examinons des textes de gens qui sont sur le front, ou d’auxiliaires bénévoles qui prennent part à la résistance. En même temps, nous discutons des textes à traduire du français, de l’allemand ou d’autres langues. Qu’est-ce qu’il convient de traduire en temps de guerre ? Et qu’est-ce qu’il vaut mieux remettre à l’après-guerre ? Quels sont par exemple les ouvrages d’Ukrainiens ou de Français que l’on puisse recommander à nos étudiants de l’Université de Kyiv ? Ils nous parlent souvent de livres qui, honnêtement, n’éveillent aucun écho. Mais les livres de Pierre Hassner en ont un.

Pierre Hassner affirme à la fin de son ouvrage La Revanche des passions  : « Sans verser dans un discours moralisant ou religieux, il me semble qu’il faut faire une place à la solidarité et à la compassion (ce que Rousseau appelle « la répugnance à voir souffrir »). Si nous n’avons pas à des degrés divers le sens de la fraternité, un monde purement d’intérêts comme un monde purement d’identités ne peut pas fonctionner ». Pierre cherche la réponse à une question cruciale : « Comment traduire cette exigence éthique qui peut devenir une formule un peu trop générale et creuse ? Par l’imagination morale, c’est-à-dire la possibilité de se mettre en imagination à la place d’autrui. » Cette traduction est aujourd’hui une des tâches les plus difficiles et les plus pressantes. Il faut prendre le taureau par les cornes. Tout mon exposé d’aujourd’hui est en un sens une réflexion sur le problème que pose Pierre avec son « imagination morale ».

Lors de nos promenades dans Kyiv, Pierre évoquait son désir de visiter cette partie de l’Ukraine où se trouve Czernowitz, la ville natale de Paul Celan. Et il déplorait qu’en France on connaisse si mal la culture ukrainienne. Mais même dans un auditoire instruit, il serait intéressant d’entendre les réponses à des questions sur les noms des meilleurs compositeurs, peintres, metteurs en scène, écrivains et penseurs de cet épicentre d’une Europe « qui passe inaperçue ». Quel est votre Top 10 des artisans de la culture ukrainienne ? La guerre et la question de l’Ukraine ont rendu plus actuelle la nécessité de revenir sur tout un ensemble de problèmes liés à l’ignorance ou à la connaissance superficielle de l’Europe centrale et orientale. L’étonnement face à la pauvreté, jusqu’à aujourd’hui, des connaissances relatives à l’Ukraine amène à s’interroger plus en profondeur sur la question générale de « l’Europe qui passe inaperçue » en tant que telle. Et, en ce sens, « la question ukrainienne » devient fondamentalement une question européenne.

Lors de nos promenades dans Kyiv, Pierre évoquait son désir de visiter cette partie de l’Ukraine où se trouve Czernowitz, la ville natale de Paul Celan.

Constantin Sigov

Celui qui, aujourd’hui, s’en prend à l’Europe ne la connaît pas et ne veut pas la connaître. Ceux qui ne la connaissent pas très bien et ne veulent pas trop la connaître sont-ils capables de l’arracher à sa perte ? Victor Hugo disait que « la liberté commence où l’ignorance finit. » L’actuelle violence faite à l’Europe a lieu toutes lumières de la raison éteintes ; l’ignorance agressive a les mains libres. Les noms et les idées de « l’autre Europe » sont indispensables si l’on veut empêcher l’anéantissement totalitaire d’innombrables personnes et la disparition de toute trace de leur existence.

Si nous ignorons tout d’une partie importante de l’Europe, le moment n’est-il pas venu de nous interroger sur cette Europe qui passe inaperçue ? Comment des Européens pourront-ils s’acquitter de la tâche qui, depuis Socrate, est celle de la philosophie — « Connais-toi toi-même » — s’ils mettent entre parenthèses une part si vaste d’eux-mêmes ? À première vue, la question posée peut paraître bien élémentaire, mais il semble qu’il faille impérativement y réfléchir pour que l’Europe puisse se rencontrer avec elle-même. La découverte d’une Europe inconnue peut-elle nous arracher au danger d’œuvrer à notre propre perte — sans nous en être aperçus ?

Lada Nakonechna, Perspective reduction 7 (from the painting „Road to a collective farm“, 1937), 2018 EIGEN + ART

La génération de Victoria Amelina et de Maxime Kryvtsov a donné un sens nouveau à cette « solidarité des ébranlés » dont parlait Jan Patocka. Dans leurs œuvres, nous sommes interpellés par les questions les plus fondamentales de notre époque. Pierre y aurait sans aucun doute répondu et les aurait faites siennes. Que signifie vivre en se posant ces questions ici et maintenant ? La solidarité des interpellés ?

La découverte d’une Europe inconnue peut-elle nous arracher au danger d’œuvrer à notre propre perte — sans nous en être aperçus ?

Constantin Sigov

Ce n’est pas en vain que Pierre disait : « Ma patrie, ce sont les amis éparpillés dans le monde. » Le moment vient dans l’histoire, où le réseau des amis devient « réseau de la Résistance ». Sans que la télévision nous donne d’ordre venu du commandement suprême. Tout simplement parce que l’on ne peut agir autrement. Sous l’effet d’une nécessité que Georges Canguilhem évoquait ainsi : « Un résistant par la logique… Il y a dans la ténacité de Jean Cavaillès quelque chose de terrifiant. Un philosophe mathématicien bourré d’explosifs, un lucide téméraire… Si ce n’est pas là un héros, qu’est-ce qu’un héros ? »

En février et mars 2022, la bataille de Kyiv s’est conclue sur la première grande défaite militaire de l’agresseur russe. Elle a amené certains observateurs occidentaux à se défaire des « lunettes » moscovites à travers lesquelles ils voyaient l’est de l’Europe. Mais comme il arrive souvent quand on perd ses lunettes, on ne parvient pas tout de suite à en trouver qui conviennent. La plupart d’entre nous avons un jour ou l’autre éprouvé cette difficulté. Et, sur la nouvelle carte, on a du mal à ajuster sa vue. Encore faudrait-il essayer.

Le moment vient dans l’histoire, où le réseau des amis devient « réseau de la Résistance ». Sans que la télévision nous donne d’ordre venu du commandement suprême.

Constantin Sigov

Comment l’Europe peut-elle « concentrer son esprit » ?

Pierre Hassner ne cachait pas le diagnostic qu’il portait sur la crise existentielle de l’Europe. Dans Les Paradoxes de l’identité européenne, il écrit : « Ce qui manque, entre les élites technocratiques, les contre-élites indépendantes et les masses méfiantes ou désespérées, c’est un leadership politique qui se dévoue avec passion et éloquence à la cause européenne et soit capable de transmettre cette passion aux peuples en montrant à la fois une issue européenne crédible à la crise et les dangers de l’inaction et du replis national sur soi. Ce dont l’Europe manque, ce sont des dirigeants du calibre des grands hommes du siècle passé tels Churchill, Roosevelt ou De Gaulle ».

Le prisme de la crise européenne fait ressortir le thème, fondamental pour Pierre Hassner, de la « passion ». Comme il le constate, « la faiblesse de la méthode Monnet est de s’appuyer sur un mécanisme automatique qui ne peut fonctionner sans une passion communicative. » Est-ce que ce moteur peut être fourni par « une combinaison de peur, d’espoir et de volonté » ? On connaît cette phrase célèbre de Samuel Johnson : « Quand un homme sait qu’il sera pendu dans les quinze jours, il n’a aucune peine à concentrer son esprit ». Ce à quoi quelqu’un a répondu, ajoute Pierre Hassner, « que même si son esprit se concentrait il n’en serait pas moins pendu. »

C’est avec un mépris absolu que Lénine a évoqué la corde que vendraient les capitalistes et à laquelle on les pendrait. Récemment, Nord-Stream 2 a représenté un bout de cette corde. Diverses transactions avec le Kremlin sont dans le prolongement direct de cette métaphore. Janvier 2024 a marqué le centième anniversaire de la mort du bolchévique criminel qui gît dans le Mausolée de la Place rouge, et l’image provocante de cette « corde » pend encore au-dessus de l’Occident.

Le prisme de la crise européenne fait ressortir le thème, fondamental pour Pierre Hassner, de la « passion ».

Constantin Sigov

Ce n’est pas seulement la passion aveugle du profit, ce sont aussi d’autres facteurs qui poussent à se montrer compréhensif avec le mal et à vouloir « normaliser » les relations avec lui. Et Pierre Hassner de citer Hamlet :

Ainsi la conscience fait de nous des lâches ;
Ainsi les couleurs natives de la résolution
Blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ;
Ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes
Se détournent de leurs cours, à cette idée,
Et perdent le nom d’action. »

Pierre Hassner a mis en pratique cet éthos de l’Athénien, appelé à se rendre à la représentation d’une tragédie de Sophocle non pas en spectateur mais en tant que citoyen. C’est précisément dans cet esprit qu’il insérait dans une analyse géopolitique des citations de Shakespeare et d’autres auteurs tragiques.

Dans quelle mesure Pierre Hassner était-il conscient du danger que faisait courir le régime poutinien ?

En 2007 il affirmait : « Je suis d’accord avec Sergueï Kovalev, selon lequel ‘Poutine est la figure la plus sinistre de l’histoire russe contemporaine’. Il a mené la Russie à une forme dure d’autoritarisme avec quelques traits fascistes, et il reste exposé à une forte suspiscion d’avoir inspiré un certain nombre d’actes criminels, y compris les incendies qui ont servi de prétextes pour déclencher la seconde guerre de Tchétchénie et l’assassinat d’opposants politiques tels qu’Anna Politkovskaïa. » Dans ce propos de Pierre, je vois l’expression d’une passion magistrale qui anime la politique  : le sentiment de l’injustice, et l’exclamation  : « Non, c’est totalement injuste  ! »

Avant le début de la guerre avec la Géorgie en août 2008, le philosophe ne se résolvait pas encore à « enterrer » l’autocrate (et c’était dommage ). Il ne voyait pas la terreur totale se dessiner à l’horizon. Mais en 2010, dans l’article intitulé Le Totalitarisme est-il mort ?, il prononcera des paroles définitives :

« Le point fondamental est que l’essence du totalitarisme réside dans le rejet total de toutes les contraintes par lesquelles la politique et la civilisation, la morale et la religion, les sentiments naturels de compassion et les idées universalistes de fraternité ont entravé la capacité de violence individuelle et collective de l’homme. Une fois ces barrières levées, la violence peut, comme dans le cas du nazisme, être valorisée en tant que telle ; elle est immédiatement extrême et ciblée avec précision. »

Avant le début de la guerre avec la Géorgie en août 2008, le philosophe ne se résolvait pas encore à « accabler » l’autocrate (et c’était dommage ). Il ne voyait pas la terreur totale se dessiner à l’horizon.

Constantin Sigov

Le poutinisme comme double rejet des frontières : rejet impérial et rejet criminel

Dans l’Europe du XXIe siècle, le modèle impérial selon lequel l’Etat a un centre mais pas de frontière paraissait un anachronisme. La carte géographique et politique de notre continent montre depuis longtemps comment la Russie a su accaparer des territoires voisins. L’objectif soviétique d’expansion idéologique et militaire a survécu à l’écroulement de l’URSS. En même temps que l’hymne soviétique, Poutine a remis en cours l’anachronisme impérial et les chansons sur l’absence de frontières. Son régime a truffé d’argot et de mots de la pègre la place vide laissée par la disparition du discours creux de l’époque soviétique. L’horreur du Goulag était dans le droit prolongement de la politique soviétique, mais ce n’étaient pas les camps qui, du temps de Brejnev, déterminaient les slogans et le décor du système. Sous Poutine, c’est désormais sur l’avant-scène qu’on entend les jurons des bagnards à la Prigojine et le parler des bandits. « L’arbitraire sans limite » (bespredel) des taulards est devenu un concept clé. A l’époque soviétique, l’absence de limites caractérisait l’envers du tissu. Sous Poutine, elle en est l’endroit.

Lada Nakonechna, Bottom relief. Greetings from the 20th century, 2023 EIGEN + ART

Dans le vocabulaire conceptuel des meilleurs spécialistes occidentaux, ce qui manque, c’est ce qu’insinuent les mots de la pègre, et qui détermine la pensée du Kremlin et son discours. Faute de concepts occidentaux adéquats, il est difficile de décrire le passage de l’arbitraire du régime soviétique et le régime d’arbitraire total sous Poutine. Il s’est débarrassé de la rhétorique de l’internationale communiste. L’idéologie de l’arbitraire absolu est devenue le corps et le sang mêmes du spectre impériale de l’expansion sans limites. Le poutinisme est un double rejet des frontières  : rejet impérial et rejet criminel.

La simplicité de la formule chimique du cocktail Molotov et l’efficacité du mélange incendiaire contribuent à sa popularité. J’appellerais « cocktail Poutine » la combinaison du mélange détonant de la destruction impériale des frontières avec l’arbitraire absolu des prisons. Ce cocktail séduit de plus en plus d’autres dictateurs. Combien de temps encore attendront-ils qu’on leur réponde sur le prix à payer pour la drogue de l’agression ? Entre la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, nous constatons comment l’agression d’un régime dictatorial en déclenche et entraîne une autre. Nous appellerons la dynamique de ce mécanisme « mimétisme impérial ». L’hostilité à l’Occident est le contour géopolitique général de ce mimétisme impérial qui se bat pour imposer un nouveau partage du monde. Si la tentative de revanche impériale du Kremlin ne se heurte pas à une ferme opposition, le « cocktail Poutine » risque de devenir la drogue la plus mortelle qui soit. Que peuvent opposer l’Europe et les États-Unis à l’alliance des dictateurs lors de cette nouvelle étape de ce que Pierre Hassner appelait « la décadence compétitive » ?

J’appellerais « cocktail Poutine » la combinaison du mélange détonant de la destruction impériale des frontières avec l’arbitraire absolu des prisons.

Constantin Sigov

Prenons un exemple très concret, qui met à la fois en jeu l’imagination et le collectif européen. Ursula von der Leyen a récemment présenté une mesure concernant le gel des avoirs russes — qui, selon les experts, se montent en Europe à plus de 200 milliards d’euros. Elle a notamment proposé à Paris et à Berlin, de ne saisir que les intérêts de ces sommes, soit 9 milliards d’euros, pour les mettre au service de la Résistance ukrainienne. Cette idée, pour l’instant bloquée par quelques États pour des raisons qui ne sont pas que juridiques, me semble non seulement juste mais très mesurée, et peu contestable aux yeux des opinions publiques. Elle serait un signal fort d’une unité européenne dans la continuité de la solidarité, cela sans toucher au budget des citoyens européens. C’est cette capacité politique d’imaginer et de décider qui doit nous interpeller. Charles De Gaulle écrit dans ses Mémoires à propos de Jean Cavaillès, que c’était « un philosophe que sa nature eût porté à la prudence mais que sa haine de l’oppression poussait au plus fort de l’audace. » C’est désormais la prudence qui doit nous pousser à l’audace de décisions claires et collectives. C’est une profonde union avec l’esprit de la Résistance française qui se manifeste dans les formes nouvelles que prend aujourd’hui notre résistance à cette « guerre hybride » que le régime poutinien fait à l’Europe.

Le retard tue, il permet à l’agresseur de tuer

Aujourd’hui, c’est avec une signification nouvelle et de façon plus concrète que résonne la formule bien connue de Paul Valéry : « Nous autres civilisations savons désormais que nous sommes mortelles ». Laissons pour l’instant de côté les deux thèmes rebattus du « suicide » ou d’une « fatigue » des nations qui menaceraient l’Europe. Nous savons fort bien qui veut tuer l’Europe et en a déclaré l’intention ouvertement et à de nombreuses reprises. Comment prévenir ce crime et comment s’y soustraire ? La profondeur de la question que pose Valéry doit trouver son complément dans l’expérience préventive et sobre d’un commissaire Maigret ou d’une Miss Marple. À propos du changement de héros dans la culture, on pourrait reprendre l’aphorisme de Pierre Hassner, selon lequel nous pensions pouvoir continuer de jouir des biens du monde de Kant et de Locke et sommes tombés dans le monde criminogène de Georges Simenon, Agatha Christie et Alfred Hitchcock. En outre, nous ne sommes plus là des lecteurs ni des spectateurs passifs, mais des parties prenantes des événements, placées sous la menace d’un réel danger mortel. Selon Pierre Hassner, le passage du concept de « risque » au concept de « menace » est synonyme d’un important changement de paradigme. Les dangers que présente le régime poutinien sont décrits en détail dans le rapport de la Commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation. Son président, Raphaël Glucksmann, montre dans son livre La Grande Confrontation (2023) les divers artifices auxquels les élites européennes ont recours pour « ne pas voir » ces dangers.

Être ou ne pas être ? Telle est la question que posent les Ukrainiens depuis l’annexion de la Crimée il y a dix ans. De ce fait, l’hymne national ukrainien « L’Ukraine n’est pas morte… » acquiert une résonance toute nouvelle. En mars 2022, le Président ukrainien, s’adressant au Parlement britannique, a dit que les Ukrainiens avaient répondu à la question « Être ou ne pas être ». Désormais, la question se pose à tous les Européens.

[Lire plus : Timothy Garton Ash, le choix ukrainien de l’Europe et notre «moment Hamlet»]

À ceux qui, aujourd’hui, sapent la solidarité européenne et essaient de détourner de sa voie le navire européen, il faut enfin qu’une voix leur réponde, venue de France : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. »

Le retard pris au cours des années passées a été payé d’un prix beaucoup trop élevé. Aujourd’hui, nous n’avons plus guère de temps. Et surtout, en 2024, l’Europe n’a plus de temps à perdre.

Maxime Kryvtsov évoquait la tableau d’Edvard Munch Le Cri. Quelle est la place de ce tableau sur la carte de la géopolitique des passions dont il est question dans le livre de Pierre Hassner La Revanche des passions  ?

Sur cette carte des passions, quatre positions sont pour moi-même à exclure :

–   Déplorer – au sens littéral de ce verbe – nos pertes récentes.

–   Pousser publiquement des hurlements de douleur et de tristesse devant l’irréparable. Comme l’a dit W.H. Auden en 1939  : « Dans le cauchemar des ténèbres // Tous les chiens de l’Europe aboient ».

–   S’abandonner à l’abattement et se taire obstinément.

–   Ou, quatrième option, faire comme si on pouvait analyser la « géopolitique des passions » sans aucune passion, comme on le faisait avant Boutcha et Marioupol, et ce jusqu’à la guerre totale en Europe..

Comment pouvons-nous sortir de ces quatre options pour donner un sens aux passions de nature à renforcer notre Résistance ? Ne pas accepter l’inacceptable. Dire ce qui est inacceptable.

Le retard pris au cours des années passées a été payé d’un prix beaucoup trop élevé. Aujourd’hui, nous n’avons plus guère de temps.

Constantin Sigov

Pour résister à l’agression russe, l’Europe doit se détourner des sirènes qui chantent la défaite. Les fausses notes des collabos ne nous feront pas oublier notre hymne à la liberté. Pour parler prosaïquement, il faut que nous mettions nos lunettes et voyions de nos propres yeux le « nœud de marin » que nous devons à la pensée de Pierre Hassner et qu’imposent les événements actuels.

Nous continuerons d’interroger cet authentique philosophe pour ne pas perdre le cap.

Plus que jamais, nous comprenons bien que ses questions sont aujourd’hui les nôtres, qu’elles exigent sans tarder une réponse active.

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C’est chez François Furet, dans Le Passé d’une illusion, que Pierre Hassner trouve une analyse approfondie de la guerre de 1914-1918 comme matrice du XXe siècle, tout comme la Révolution française fut la matrice du XXe. La guerre actuelle de la Russie contre l’Europe sera-t-elle la matrice du XXIe siècle ? La trop longue indécision de l’Occident, qui a tardé à prendre au sérieux cette question stratégique, peut aboutir à la pire des réponses. Il n’y a pas de fatalité, et une volonté responsable permet d’envisager une « divine surprise ». Tout dépend du choix que l’on fera, tout dépend de savoir si nous adopterons ou si nous refuserons de voir clairement le défi existentiel qui est jeté à notre civilisation.

En 2022, les meilleurs analystes le reconnaissaient honnêtement : nous dormions et le réveil a été très difficile. La volonté de se réveiller a été un facteur politique et un marqueur de l’année 2023. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les experts honnêtes et bien informés disent qu’il est bien rare que les élites veuillent voir le danger que la guerre de Poutine représente pour l’Europe. Ce n’est déjà plus dans les pages du livre de Raymond Aron mais dans notre histoire en cours que nous sommes entrés dans « les guerres en chaîne ».

Nous constatons de mieux en mieux que le problème des problèmes, ce sont les lenteurs et le retard. Quelle est la cause de ce retard mortel ? La paralysie de la volonté ? Un sabotage du réarmement de l’économie et de la société ?

Prenons enfin au sérieux la question simple et fondamentale que Pierre Hassner nous pose ici à Paris : comment résister ?

Constantin Sigov

Le retard tue. Il donne un permis de tuer à l’agresseur qui menace publiquement de mettre fin à la démocratie. Mais lorsque meurent les meilleurs d’entre nous, une lueur fait ressortir leur visage de l’obscurité. N’est-ce pas ici que nous est donnée une ultime chance de saisir la nature de ce qui se passe ?

Les questions de la résistance en Ukraine sont aujourd’hui des questions essentielles de résistance en France et en Europe. J’ai commencé mon intervention en la dédiant aux participants au mouvement de résistance dans mon pays et je la conclus maintenant en élargissant ce cercle et en la dédiant à ceux qui, ici en France, vont à contre-courant. Nous avons avec vous une chance réelle et concrète de montrer ce danger mortel et d’y parer. C’est cette résistance qu’incarne la fragile réalité de la solidarité des interpellés.

Cette année, notre stratégie devra avoir deux qualités essentielles : premièrement surmonter le refus de voir à l’échelle réelle l’agression poutinienne contre nous tous, et deuxièmement accorder une attention prioritaire à ceux qui savent voir à travers le brouillard et l’obscurité de la guerre.

Les lunettes du philosophe et la défaite de l’agresseur

Nous aimons le portrait de Pierre qu’a fait Scarlett Nicholsky, et qui est maintenant sous nos yeux. Nous y voyons le sourire du philosophe, nous voyons ses yeux et son inoubliable regard. Permettez-moi d’appeler votre attention sur le soin raffiné avec lequel sont dessinées les lunettes, ces indispensables outils de la pensée de Pierre.

Il nous adresse un clin d’œil : « regardez voir », nous dit-il. Prenons enfin au sérieux la question simple et fondamentale que Pierre Hassner nous pose ici à Paris : comment résister ?

Réfléchissons, avec tout l’esprit de lucidité qui était en lui, à une stratégie au sens strict du terme. À coup sûr, Pierre Hassner aurait posé la question en termes de défaite de l’agresseur et de victoire de l’Europe. Comme lui, ayons la volonté honnête d’appeler les choses par leur nom. Pour signifier ce thème stratégique de la résistance européenne, le réseau de ses amis pourrait utiliser comme symbole secret et mot de passe « les lunettes de Pierre Hassner ». C’est notre chance de pouvoir les utiliser ; c’est notre devoir aussi : voir et dire ce que l’on voit clairement.

Sources
  1. Ce texte est l’élaboration d’une conférence prononcée par Constantin Sigov au colloque Pierre Hassner organisé à l’École normale supérieure en 2024, dont le Grand Continent est partenaire. Elle est la première d’une série de Hassner Lectures.

    « Pourquoi l’École normale supérieure organisera-t-elle chaque année, après le colloque de deux jours sur son œuvre, des conférences qui porteront le nom de Pierre Hassner (sur le modèle des « lectures » nommées d’après une grande figure, dans tant de grandes universités internationales) ? La réponse est simple et se trouve dans le texte de Constantin Sigov qui a inauguré ces conférences. Il s’agit d’incarner la géopolitique, mais aussi la philosophie politique, dans les crises contemporaines. Toutes ces crises ébranlent la carte mais aussi les principes : comment les décrire sans perdre la boussole ? C’est ce que faisait Pierre Hassner de son vivant. C’est ce que Constantin Sigov vient de faire sur l’Ukraine. C’est ce que fera chaque année, de manière personnelle et engagée, autant que réflexive et théorique, une invitée ou un invité international, choisi par un comité qui mêle notamment l’ENS, Esprit, et le Grand Continent. Ce seront des rendez-vous prestigieux, mais aussi des repères, dans la désorientation du monde. » Frédéric Worms