Cette conversation est la transcription de la table ronde « Learning from the past, moving to the future : five paths to unblock the EU », modérée par Stanley Pignal, qui a réuni Pascal Lamy, Anu Bradford, Lea Ypi, Romano Prodi et Michel Barnier lors de la première édition du Sommet Grand Continent, en Vallée d’Aoste, du 18 au 20 décembre 2023. Nous publions les actes du Sommet ainsi que les vidéos des sessions publiques.
Stanley Pignal
Vous connaissez tous la situation dans laquelle l’Europe se trouve aujourd’hui. Elle est confrontée à des défis géopolitiques, d’abord en Ukraine et maintenant au Moyen-Orient, à des défis économiques et industriels et à des défis électoraux. Il y a un clair besoin de se remettre en question, de changer, d’évoluer, et peut-être de s’élargir. Cette conversation permet de réunir cinq perspectives uniques sur cette question. En quelques minutes, pouvez-vous nous expliquer ce qui bloque l’Union aujourd’hui et ce qu’il faut faire pour la débloquer ?
Pascal Lamy
C’est une question redoutable. Je pense que si l’Europe est bloquée aujourd’hui, ce n’est pas à cause de l’économie. Elle n’est pas vraiment bloquée non plus par la politique. Elle l’est par l’anthropologie. L’Europe est bloquée à cause d’un manque d’imaginaire. C’est cet imaginaire qui rend l’Europe frigide, pour Élie Barnavi, ou ennuyeuse, pour Giuliano Da Empoli. Et ils ont tous les deux raison, parce que les pères fondateurs se sont trompés lorsqu’ils ont pensé que l’intégration économique produirait un jour de l’intégration politique.
C’est une erreur anthropologique : l’homo economicus, le consommateur, et l’homo politicus sont séparés par une barrière qu’on ne franchit pas sans passer par le sentiment, par l’affection, par l’imaginaire. Ceci reste à faire, et cela prendra beaucoup de temps, à condition de faire l’effort intellectuel de comprendre ce qui se joue dans la science anthropologique de la construction européenne. Je l’ai d’ailleurs dit dans diverses interventions au Grand Continent depuis quelques années, il faut accepter de considérer l’intégration européenne de cette manière et de se doter de l’ambition nécessaire. Je pense que c’est toujours vrai, sauf imprévu.
Mais l’imprévu est arrivé : c’est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle peut être un choc d’appartenance fondamental. Et je vais même un peu plus loin : cette guerre est une épreuve qui sera décisive pour la construction européenne de demain. C’est le premier moment depuis 70 ans qui voit se jouer quelque chose qui pourrait, peut-être, basculer du côté d’une appartenance, comme on l’éprouve avec des rêves ou des cauchemars — plutôt avec des cauchemar, mais ils sont quand même un ingrédient d’appartenance très important — ou, par contre, montrer que, contrairement à ce que nous pensons, l’Union ne fait pas la force. Or, nous faisons l’Union parce que nous voulons la force, pour des raisons que l’on vient d’entendre dans le discours du ministre des Affaires étrangères espagnol.
De deux choses, l’une. Ou la Russie gagne, ce qui est possible pour des raisons militaires que nous connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle a probablement la capacité d’augmenter encore davantage, plus vite, plus fort, plus longtemps, son appareil de production militaire. À ce moment-là, nous aurons prouvé que l’Union des Européens ne fait pas la force et, donc, je crois que ce projet perdra à ce moment précis une grande partie de sa pertinence. Nous ne serons pas les seuls à perdre, les Américains perdront aussi. Mais nous savons que si les Américains nous abandonnaient maintenant, l’Union d’aujourd’hui ne serait pas capable à elle seule de renverser la situation militaire. Voilà l’urgence : nous sommes dans un moment où le court terme et le long terme se confondent.
Ou nous sommes capables, au cas où les Américains nous lâcheraient — ce qui n’est pas impossible — de gagner cette épreuve.
Anu Bradford
Je vais me concentrer sur une question absolument centrale : l’état de la transition digitale et la compétitivité européennes. On a très bien compris que l’Union est derrière les États-Unis et la Chine, et ce n’est pas trivial. Nous avons un problème profond. Lorsque je demande à mes interlocuteurs aux États-Unis de nommer une compagnie technologique européenne cela peut leur prendre un moment. Par contre, il leur est très facile de parler de la RGPD : il y a cette idée selon laquelle nous régulons la technologie, mais nous ne pouvons pas la développer. C’est la perception des Américains et des Chinois et il est impératif nécessaire de la changer.
Je voudrais donc développer deux points. D’abord, je refuse cette idée qui explique notre incapacité à produire de l’innovation technologique par le fait que nous sommes trop engagés dans la réglementation. Ces deux choses peuvent coexister : nous pouvons à la fois nous préoccuper des droits des citoyens et réguler le secteur numérique, et en même temps accroître notre compétitivité.
Ensuite, quelle est la solution ? Je suis très sceptique quant à notre capacité à atteindre la compétitivité grâce à des subventions. Je ne crois pas non plus que la politique industrielle puisse magiquement changer la situation. Qu’est-ce qui explique que les Européens soient tellement derrière les Américains en matière de création d’entreprises technologiques ? Il y a quatre raisons principales qui, selon moi, définissent l’agenda de ce que les Européens devraient faire au nom de notre croissance économique, de notre sécurité économique, de notre autonomie stratégique et de notre avenir géopolitique.
Premièrement, nous n’avons pas encore de marché numérique. Il est très difficile pour les entreprises technologiques européennes de se développer au sein de l’Union. Ce n’est pas un problème que rencontrent les entreprises technologiques américaines.
Deuxièmement, il est très difficile pour les entreprises technologiques européennes de financer leurs innovations. Elles le font assez bien au début, mais dès qu’elles ont besoin d’un peu plus d’argent, elles doivent se tourner vers le capital-risque américain ou être acquises par de grandes entreprises technologiques américaines. Nous devons donc vraiment pousser en faveur d’une union des marchés des capitaux afin que les entreprises technologiques puissent grandir en Europe.
Troisièmement, l’entrepreneuriat européen n’a ni la culture ni le cadre légal adaptés à la prise de risques, comme c’est le cas aux États-Unis. La faillite est souvent fatale en Europe et cela empêche les entrepreneurs de poursuivre des innovations risquées et disruptives.
Nos lois sur la faillite figurent parmi les plus punitives au monde. Aux États-Unis, il n’y a pas un tel stigmate. Il n’y a pas non plus ce type de régime d’insolvabilité qui prive les personnes ayant commis une erreur de seconde chance. Non, la faillite n’est qu’une partie du modèle.
Quatrièmement, et c’est très important pour moi, vous ne pouvez pas innover à moins d’avoir des innovateurs. À cet égard, les Européens sont très loin derrière les États-Unis en ce qui concerne le recrutement des talents mondiaux. Nous avons donc besoin d’une vision proactive et d’une politique de l’immigration. Si l’on se concentre sur les startups américaines de plus d’un milliard d’euros, on constate qu’elles ont souvent un fondateur dont les parents sont immigrés. En ne se concentrant que sur les plus grandes plateformes technologiques que nous connaissons tous, on le voit très bien : Steve Jobs, pour Apple, est le fils d’un immigré syrien ; Jeff Bezos, pour Amazon, est issu de la seconde génération d’immigrés cubains ; Elon Musk, pour Tesla, est d’origine sud-africaine ; Sergey Brin, co-fondateur de Google, est russe ; Eduardo Saverin, co-fondateur de Facebook, est brésilien.
Il y a donc une histoire très puissante des États-Unis comme pays où l’immigration a été une source de compétitivité et d’innovation. C’est pourquoi je dirais que même si nous décidions de renoncer à la RGPD et à l’AI Act aujourd’hui, ces décisions ne se traduiraient pas, en cinq ans, par l’émergence d’un secteur technologique vivant et nous aurions juste perdu notre capacité à poursuivre ces réformes.
Lea Ypi
Je suis une théoricienne politique. Que font les théoriciens politiques lorsqu’ils rencontrent quelqu’un qui fait de la politique ou des politiques ? Ils se tournent d’habitude vers leur Machiavel intérieur. Je vais donc incarner Machiavel pendant une minute, mais pas celui du Prince, qui est le plus connu dans les cercles européens, puisqu’il s’agit du Machiavel qui parle de pouvoir et de raison de l’État — après tout, il n’est pas clair de quel type d’État il s’agit ou de la manière dont il exerce le pouvoir —, mais plutôt celui des Discours sur la première décade de Tite-Live, qui est un penseur de la crise et de l’urgence.
L’une des leçons à retenir de ce texte et de cette manière de concevoir la politique, c’est qu’elle se fonde sur des conflits, et le conflit fondamental oppose « il popolo » (le peuple) à « i grandi » (les grands). Le terme « peuple » ne fait pas référence à un peuple précis, mais dans le cas qui nous intéresse, il désigne le peuple européen. Et « grandi » désigne l’élite politique, économique et oligarchique. Il affirme que la clé de la stabilité de chaque communauté politique réside dans la gestion de la tension entre le peuple et les grands, et dans le fait d’empêcher ces derniers, qui veulent toujours dominer, d’y parvenir, car le peuple ne veut pas être dominé.
Toute communauté politique qui aspire à la stabilité et à la liberté doit résoudre le conflit entre ces deux groupes sociaux. Le problème fondamental de l’Europe à l’heure actuelle est que les institutions ont jusqu’à présent protégé les grands plutôt que le peuple. La voix du peuple a alors été interprétée par l’extrême droite, qui est une force anti-européenne. La droite s’est positionnée comme le défenseur des peuples, tandis que ceux qui souhaitent défendre l’Europe ne semblent proposer en réponse qu’une tradition de cosmopolitisme et de valeurs communes. Or, il est manifeste que ce cosmopolitisme se limite souvent à un cosmopolitisme des élites. Par ailleurs, il reste flou de voir en quoi consistent ces valeurs communes, surtout lorsqu’elles se transforment fréquemment en doubles standards, comme nous le constatons régulièrement.
Je crois que le diagnostic, et la solution, est que ceux qui veulent promouvoir et défendre l’Europe doivent avoir une histoire constructive et alternative à celle de l’extrême droite, concernant la façon dont les institutions de l’Union donnent au peuple les outils nécessaires pour se défendre de la puissance des grands, et la façon dont elles peuvent créer les institutions politiques et économiques qui ne pensent pas seulement aux politiques, mais à un type de politiques qui puisse permettre aux gens de se protéger quand les puissants veulent les dominer. Je pense que c’est la clé.
Romano Prodi
Ce n’est pas une question facile. Aujourd’hui, l’Europe est bloquée de nombreuses façons. Tout d’abord, elle est bloquée par ses règles institutionnelles. Quand on vit selon le principe de l’unanimité, on est bloqué par définition. Il n’y a aucune institution dans le monde qui applique ces règles.
Si nous n’évoluons pas dans une nouvelle époque, nous ne ferons jamais de progrès. Je me souviens de la difficulté à convaincre Orbán de faire la moitié de son travail, sans pouvoir dire quand il ferait l’autre moitié.
Deuxièmement, il faut prendre en compte les nouvelles évolutions. Clairement, nous sommes unis – et Dieu merci – dans la guerre en Ukraine, mais dans tous les autres domaines, nous n’avons plus de lien avec les États-Unis parce qu’aujourd’hui, les intérêts politiques européens et américains convergent tandis que nos intérêts économiques divergent. Cela provoque une différence profonde à l’intérieur de l’Europe.
Il y a un nouveau défi politique essentiel, même si mon opinion ne fait pas de majorité. L’Europe a toujours été guidée par le double moteur franco-allemand, avec l’Italie qui faisait parfois l’arbitrage. La France était le leader politique, et l’Allemagne le leader économique. Mais aujourd’hui nous sommes confrontés à un nouvel événement : le réarmement allemand. Avec ce nouveau bilan de défense, en cinq ans, l’Allemagne sera à la fois le leader politique et économique.
Mes amis français vont bien sûr réfuter ce que je viens de dire, en disant que leur technologie reste supérieure à celle des autres, mais je suis un économiste industriel et mon travail est d’analyser des faits : je crois qu’avec un budget de défense allemand qui a plus que doublé celui de la France, nous pourrions avoir qu’un seul pays leader en Europe d’ici quelques années. Ce n’est pas un développement positif.
J’aime l’Allemagne, mais la question de créer un équilibre entre les pays de l’Union sera essentielle. Nous pourrions discuter de la façon de le faire, car j’ai une opinion assez claire sur la responsabilité de la France : seule la France peut équilibrer l’Allemagne.
Le dernier point, c’est que nous avons constaté un transfert progressif du pouvoir du Conseil à la Commission. Il est clair que le véritable pouvoir européen réside entre les mains de la Commission, les autres institutions ne représentant que les intérêts nationaux. Lors de chaque Conseil européen, il y a des affrontements et des discussions interminables, avec la possibilité d’un veto. Si nous continuons à mettre en évidence l’origine nationale du pouvoir, nous ne pourrons jamais mettre en évidence l’origine européenne du pouvoir. C’est ce qu’il y a de plus important.
Michel Barnier
D’abord merci à toute l’équipe du Grand Continent et à la Vallée d’Aoste, qui est une grande vallée, pour son hospitalité et son invitation. En apprenant que j’allais participer à un panel avec Romano Prodi et Pascal Lamy, je me suis senti vingt ans plus jeune. Il y a vingt ans, de 1999 à 2004, nous étions tous les trois assis autour de la même table, à la Commission européenne. Une Commission extraordinaire, présidée par Romano Prodi.
Vingt ans après, je continue de considérer que participer à cette Commission a été un véritable privilège, notamment en raison du travail en commun permanent, parfois difficile, et du respect mutuel qui y régnait. Chacun d’entre nous — nous n’étions alors pas aussi nombreux qu’aujourd’hui — avait pour le président Romano Prodi un grand respect, et réciproquement, il manifestait une égale considération envers chacun des commissaires.
Maintenant que je suis libre de dire ce que je pense, je peux affirmer franchement que, selon moi, il serait bénéfique de retrouver cet état d’esprit à Bruxelles. Cela est nécessaire, à la fois maintenant et dans un futur proche qui s’annonce dangereux et turbulent.
La transparence est cruciale. Ce sujet a été abordé dans un rapport du CEPS très instructif intitulé « Radicality of the Sunlight ». Je suis d’avis que nous devons assurer la transparence envers les citoyens, le Parlement européen et les membres de l’Union. Je suis convaincu que c’est réalisable et que cela fonctionne. Grâce au soutien et à la confiance de Jean-Claude Juncker et de Donald Tusk, alors président du Conseil européen, nous avons mis en pratique, peut-être pour la première fois sur une période aussi longue — quatre ans et demi — la transparence sur une question sérieuse telle que le Brexit. Pendant cette période, nous avons partagé toutes les informations avec tout le monde, au même moment.
La transparence a été cruciale pour maintenir l’unité des 27, instaurer la confiance, et favoriser un débat public continu. Cette transparence, partagée en temps réel avec tous les acteurs impliqués tels que les États membres, les parlements nationaux (j’ai visité un parlement national chaque semaine), les syndicats, et la communauté des entreprises, a été la clef de cette négociation. Ainsi, l’absence de surprises a permis un débat constant.
Mon troisième point, qui est probablement le plus important, repose sur une leçon que j’ai tirée de la compréhension des motivations derrière le Brexit, notamment du vote des électeurs. Nous devons être capables de nous remettre en question. Moins d’arrogance est nécessaire, et cette arrogance à Bruxelles n’est pas exclusivement française : certes, elle est souvent française, mais pas exclusivement. Je sais où elle se trouve.
Le Brexit est derrière nous, mais ses enseignements et ses raisons profondes persistent. Je recommande — c’est peut-être un peu tard pour les élections européennes, mais pas trop tard d’ici 2027, année qui pourrait signer une élection à la présidence de la république de Madame Le Pen — de prendre le temps nécessaire pour en tirer les leçons. Le Brexit représente un échec de l’Union européenne, et il est impératif que nous comprenions les erreurs que nous avons commises.
Nous n’avons pas réussi à éviter le Brexit, et il ne sera pas possible d’éviter d’autres Brexit, ou éventuellement l’élection de Madame Le Pen, en se contentant de dire à quel point ce que nous faisons à Bruxelles est formidable. Stanley, si vous n’avez pas saisi ce que nous faisons de bien, nous prendrons le temps de vous l’expliquer une deuxième fois.
Le fonctionnement actuel n’est plus efficace. Il faut changer notre approche. Je recommande de reconnaître l’intelligence des citoyens, tant au Royaume-Uni que partout ailleurs, même ceux que l’on ne comprend pas forcément. Oui, je suggère d’écouter et de comprendre pourquoi des groupes d’élites nationalistes, souverainistes, nostalgiques, comme ceux de Farage, soutenus financièrement par certains acteurs de la City, ont pu exploiter une colère sociale. Il est crucial de reconnaître l’existence de cette colère.
Cette colère existait auparavant, tout comme le sentiment d’abandon, l’impression qu’il n’y avait plus de futur, le sentiment que l’immigration n’était plus maîtrisée, et la crainte de perdre son identité… Ce sentiment populaire, ce n’est pas du populisme ; le populisme est plutôt l’exploitation de ce sentiment populaire.
Je recommande donc d’écouter, de comprendre et de répondre. Ma suggestion concrète serait de montrer que nous remettons en question et répondons en partie aux raisons du vote britannique, ainsi que d’autres régions telles que les Pays-Bas, la France, et peut-être l’Italie. Entre 2024 et 2027, sur une période de deux ans, pourquoi ne pas envisager une sorte d’« European Independent Added Value Review » ? L’idée serait de lancer cette évaluation de manière décentralisée et indépendante, en s’appuyant sur chaque pays, sur les parlements nationaux, et sur des acteurs indépendants. Il s’agirait d’une révision et d’une réévaluation de nos politiques et de nos compétences.
Est-ce que tout ce que nous faisons est encore utile ? Est-ce que tout ce que nous faisons apporte une valeur ajoutée européenne ? Dans certains cas, peut-être n’y a-t-il plus de valeur ajoutée européenne ? Devrions-nous envisager de nouvelles politiques européennes dans certains domaines comme la santé et la défense ? Comment pouvons-nous être plus efficaces ? Pour résumer, il s’agit de refaire la démonstration de la raison d’être ensemble en Europe, ce qui me semble fondamental. Si je devais trouver quelque chose qui ne soit pas simplement une phrase accrocheuse, ce serait « make proof of Europe again ».
Pascal Lamy, vous avez pris très soigneusement des notes, comme le ferait un journaliste. Avez-vous entendu des choses qui vous font réagir ? Ou peut-être souhaitez-vous approfondir un point ?
Pascal Lamy
Réagir aux déclarations de Michel Barnier est assez facile à faire. Il met en avant deux idées principales. Premièrement, il souligne la nécessité de remettre en question l’Union européenne, arguant qu’elle a été excessivement construite. Cette thèse s’appuie sur son expérience en tant que négociateur du Brexit. Sa deuxième idée porte sur les conséquences de la déconstruction de l’Europe, un processus initié par les Britanniques, qui a eu d’importantes répercussions pour eux.
Personnellement, je ne fais pas partie de ceux qui se flagellent en admettant que les Britanniques avaient soulevé des problématiques auxquelles nous n’avions pas répondu. Les questions qu’ils posaient étaient spécifiques, et bien que considéré comme un anglophile par la camarilla française, je reconnais que ces questions concernaient tout le monde, en plus de leurs propres enjeux.
Nous avons toujours répondu assez ouvertement chaque fois qu’ils exprimaient le besoin de préserver leur identité particulière. Cependant, cela n’a pas suffi. Le centre-droit conservateur a cédé au chantage d’une extrême-droite représentée par M. Farage. Je vois actuellement des scénarios similaires se développer dans plusieurs pays européens. J’espère que Michel Barnier saura nous préserver de ces situations, en particulier pour ce qui concerne la République française. Quant à la question que je pose à mes collègues, je reviens sur l’urgence que je ressens et je les interroge sur leur opinion quant à savoir si la Russie va l’emporter en Ukraine ou non.
Je me tourne vers Romano Prodi pour répondre à cette question. Pensez-vous que la Russie va gagner en Ukraine ? Et si je peux ajouter une deuxième question, quelles en seraient les conséquences ? Partagez-vous l’évaluation de Pascal Lamy selon laquelle ce serait un coup terrible pour le projet européen ?
Romano Prodi
Je ne suis pas un expert militaire, mais soyons clairs et honnêtes. En 2022, l’Ukraine comptait 44 millions d’habitants, aujourd’hui, elle en compte 10 millions de moins. La Russie en comptait 145, et peut-être 8 de moins aujourd’hui. La différence est énorme en termes de puissance militaire. Ces deux dernières années, l’industrie militaire russe a fait d’énormes progrès : elle a beaucoup investi et l’Ukraine ne résiste que grâce à l’aide occidentale. La question est donc de savoir si celle-ci sera suffisante pour combler la différence sans avoir à envoyer des troupes terrestres de l’OTAN, et donc déclencher une guerre mondiale. La question n’est pas simple.
Après l’hésitation américaine à fournir de l’argent et des armes à l’Ukraine, il est plus difficile pour Kiev de résister seule dans une bataille face à la Russie. Alors, sans être un expert en la matière, j’essaie d’écouter les experts militaires, et ils doutent vraiment que, sans un changement dans l’aide occidentale, l’Ukraine puisse gagner la guerre. Ils disent que les chars que nous avons envoyés ont très peu de chances de se défendre parce que les drones constituent une arme terrible contre eux. Il y a beaucoup de ces récits stratégiques qui sont si importants. Récemment, deux experts de l’OTAN m’ont conseillé de regarder comment les soldats ukrainiens semblent être de plus en plus âgés.
Avant de répondre à votre question, nous devons analyser tous ces aspects militaires. Mais, je le répète, il y a une telle différence en termes de population et d’industrie militaire qu’il n’est pas facile pour l’Ukraine de soutenir l’effort à elle seule.
Lea Ypi, puis-je vous poser une variante de cette question ? La guerre en Ukraine a relancé la machine, le récit de l’élargissement. Elle l’a rendu possible après une décennie où il était complètement absent de l’agenda. Pensez-vous que ce récit puisse résister à autre chose qu’une victoire complète de l’Ukraine ?
Lea Ypi
Cela dépend de ce que nous entendons par élargissement et si nous l’utilisons — ainsi que le récit de l’élargissement — comme un outil discursif pour avancer un certain argument en convaincre le public, ou si nous entendons réellement l’élargissement comme une véritable adhésion à l’Union et une intégration avec tous les avantages et les inconvénients qu’elle comporte. Je suis un peu plus sceptique sur ce dernier point, et je ne suis pas vraiment sûre de comprendre la situation actuelle, y compris ce que signifie, par exemple, l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Ukraine au moment où le pays est en guerre.
Je pense que, sur le plan idéologique, l’élargissement joue un rôle important. Il maintient le discours dans les Balkans. Il aide à retrouver un peu d’espoir sur le terrain dans un projet qui stagne depuis longtemps.
Tout dépend donc de ce que l’on entend par là. S’agit-il de l’idée de l’élargissement et de son pouvoir de motivation ? Dans ce cas, cela fonctionnera peut-être. Ou s’agit-il de la réalité de l’élargissement ? Dans ce cas, je ne pense pas que la question de l’élargissement puisse être séparée de la question de la réforme interne de l’Union. Et je ne suis pas convaincue que nous ayons une bonne réponse à cette question, et que la poursuite de l’élargissement avec le discours du business as usual soit réellement utile.
Il me semble que ces deux questions doivent être abordées ensemble, avec un certain niveau de nuance et de détail, et aussi avec une certaine énergie politique, et non pas comme une politique publique énergique, à laquelle l’élargissement est principalement réduit, avec la conditionnalité et la façon dont le discours est mené dans les Balkans. Mais en réalité, le discours européen a besoin de champions politiques, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. Pour les retrouver, je suis tout à fait d’accord avec Michel Barnier, il faut un bon degré d’autocritique et de compréhension de ce qui n’a pas fonctionné dans ce projet, puis le renouveler sur la base de cette autocritique honnête.
Anu Bradford, un autre élément qui touche à la guerre en Ukraine est l’importance renouvelée de la politique industrielle. C’est lié à ce dont vous avez discuté, ainsi que Michel Barnier. C’est au cœur de certains de vos arguments. Premièrement, allons-nous dans la bonne direction ? Une nouvelle forme de politique industrielle est-elle nécessaire, à la fois pour cette question de l’approvisionnement militaire, mais aussi plus largement ? Quel est le lien entre cette politique industrielle et cette idée très française d’autonomie stratégique ? Et est-ce que cela va être quelque chose qu’il va falloir développer au cours de la prochaine période électorale ?
Anu Bradford
Le néolibéralisme suscite un large mécontentement. Nous avons dépassé l’ère néolibérale et nous avons accepté le fait que nous avons moins confiance dans les marchés en tant que tels et que les États doivent intervenir. Il y a une raison à cela : l’État doit intervenir pour défendre les droits et freiner les grandes entreprises et les pouvoirs corporatistes.
Aujourd’hui, ce raisonnement est aggravé par ce nouveau récit stratégique et par la réflexion sur la sécurité économique axée sur la sécurité nationale. Cela a vraiment replacé la réflexion sur la politique industrielle à droite et au centre. Les institutions internationales, y compris l’OMC, sont malheureusement de plus en plus dysfonctionnelles.
Il est très difficile de se fier aux chaînes d’approvisionnement mondiales, comme nous l’avons appris lors de la pandémie. Si l’on considère simplement l’intensification de la guerre technologique et commerciale entre les États-Unis et la Chine, il n’est pas étonnant que les Européens soient très attachés à l’autonomie stratégique. La politique industrielle leur est souvent apparue comme une réponse permettant de développer et de construire cette dernière.
Cependant, je reste sceptique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans le cadre de cette course aux subventions, l’argument est que tous les autres font la même chose et que nous devons donc réagir. Mais je n’aime pas dire que je pense que nous serons les premiers à manquer d’argent. Nous n’allons pas battre les Chinois. C’est leur territoire. Nous jouons le jeu de Pékin, et la Chine le joue mieux que nous. Les Américains essaient également de jouer à ce jeu, mais ils ont plus d’argent que nous pour cela.
Si nous dépensons plus de 40 milliards pour ne plus être dépendants à 90 % mais à 80 % des semi-conducteurs étrangers, c’est un très long chemin à parcourir pour parvenir à être stratégiquement autonomes. Dans le même temps, je ne veux pas être naïve quant aux nouveaux défis géopolitiques et à la sécurité nationale. Je pense que la dépendance à l’égard de l’énergie russe nous a appris à nos dépens ce que ces dépendances peuvent nous coûter.
Pour moi, l’une des questions les plus difficiles — et ce serait ma question au panel et à toute personne présente dans cette salle — est la suivante : à quoi ressemble un découplage optimal ? Je pense que le terme « dérisquage » est approprié, mais comment le mettre en œuvre ? Comment cela se manifeste-t-il dans la pratique ? Et comment construire cette souveraineté sans trop s’appuyer sur la politique industrielle, qui n’est pas un chemin vers la victoire et qui peut se retourner contre les Européens ? Je ne pense pas que nous puissions nous le permettre.
Michel Barnier, je pense que c’est une excellente question. Je voudrais aussi la poser à Pascal Lamy. Aurions-nous dû écouter la France et nous orienter davantage vers cette rhétorique dirigiste de l’autonomie stratégique, qui est devenue très populaire ces dernières années ? Est-ce que c’est ce que nous allons voir de plus en plus ?
Michel Barnier
Il y a deux questions distinctes, celle de Pascal Lamy et celle de l’industrialisation. Cependant, ce que je remarque, en lien avec la situation très grave à l’est de l’Ukraine, c’est que ce conflit, cette agression russe contre l’Ukraine, a clairement mis en évidence nos dépendances. Il souligne la nécessité de réduire ces dépendances pour gagner en indépendance ou en autonomie : que ce soit sur le plan alimentaire, avec deux des plus grands producteurs de céréales en guerre, sur le plan énergétique — où je pense que nous avons commencé à tirer les bonnes leçons —, ou en matière de sécurité, nos dépendances sont manifestes.
Le lien est là. Je ne suis pas certain de pouvoir répondre à la question de Pascal. Que signifie « gagner » pour les Russes ? Conserver la Crimée, le Donbass, ou lancer une nouvelle offensive vers Kiev ? Je pense que Josep Borrell, avec sa vision stratégique, est mieux placé pour apporter une réponse à cette question.
À mon avis, dans les circonstances actuelles, il est essentiel que nous restions solidaires des Ukrainiens. Ils se battent, et beaucoup d’entre eux perdent la vie pour préserver leur autonomie, leur souveraineté, leur intégrité territoriale, et également nos valeurs. Nous devons donc maintenir cette solidarité. Cependant, si la situation empire pour eux, jusqu’où pourrons-nous maintenir cette solidarité ? Je n’ai pas de réponse à cette question.
Je pense qu’à un moment donné, Zelensky devra exprimer les souhaits de son peuple, tout comme Poutine ou les dirigeants russes devront évaluer les effets géopolitiques à moyen et long terme de leurs actions. Ce dont je suis sûr, c’est qu’une fois que ce conflit sera résolu — les Ukrainiens décideront du moment — nous devrons nous réunir pour construire une nouvelle architecture de sécurité en Europe. Il s’agira de créer un conseil de sécurité, d’offrir des garanties aux uns et aux autres. En fin de compte, je pense qu’une discussion sera nécessaire, impliquant non seulement les Européens et les Russes, mais aussi les Américains, les Turcs et les Chinois, pour le moyen terme.
Nous n’en sommes actuellement pas là. Nous nous trouvons dans une situation d’urgence. En ce qui concerne l’industrie, il y a quelques années, lorsque j’étais commissaire au marché intérieur, j’ai eu le privilège d’écrire plusieurs lettres avec le commissaire à l’industrie, mon collègue Antonio Tajani — qui est maintenant ministre italien des affaires étrangères. Nous avions alors adressé une lettre à José Manuel Barroso, qui était plutôt libéral si je puis dire — ce n’est pas une critique : je suis moi-même libéral, mais pas ultra-libéral. Nous lui écrivions pour proposer la création d’un observatoire des investissements étrangers en Europe. L’idée était de savoir qui achète quoi, que ce soit à Vienne, à Chypre, dans la communication, dans le domaine de la défense ou sur les marchés financiers.
Et là, nous avons été confrontés à un rejet soudain. Le sujet était le protectionnisme — que ce soit à la française ou à l’italienne — qu’il considérait comme équivalent. Depuis lors, les choses ont changé, et le terme de « politique industrielle » n’est plus tabou.
Au lendemain de la crise Covid, les Européens ont décidé, pour la première fois grâce à une entente franco-allemande, d’emprunter collectivement afin d’investir conjointement. Bien que français, je ne suis pas protectionniste. À mon avis, la véritable protection réside dans le fait d’emprunter et d’investir collectivement dans l’avenir.
Ainsi, nous avons trouvé la capacité, que j’espère nous préserverons, d’investir ensemble. Je tiens également à souligner que ce qui suscite le respect des Russes, des Chinois, et surtout des Américains envers nous, c’est avant tout le marché intérieur européen, c’est-à-dire le marché unique. En effet, le marché unique est bien plus qu’une simple zone de libre-échange, contrairement à ce que les Britanniques ont cru jusqu’au dernier moment.
C’est un ensemble complet de régulations, de normes parfois excessives, de standards, de supervisions et de juridictions communes. C’est cela, le marché unique. Dans la situation actuelle, je recommande vivement de prendre conscience que c’est notre principal atout, et qu’il est essentiel de le renforcer, notamment dans le domaine numérique. De manière générale, il faut le consolider.
Le fait de pouvoir emprunter collectivement et d’investir ensemble dans des secteurs clefs est une mesure qui nous rend moins naïfs dans nos échanges commerciaux. Cela commence également à se concrétiser, avec les leçons que nous devons tirer de notre trop grande naïveté dans le passé. Je trouve que la situation actuelle est plutôt positive du point de vue de l’Union, bien que complexe. Rien n’est simple en ce moment.
Anu Bradford a posé la question du « découplage optimal ». C’est un moment dangereux et un exercice périlleux pour l’Europe que de changer de modèle, de relation avec l’Asie, la Chine et les États-Unis. Est-ce que vous pensez que c’est possible ? Est-ce le début d’une guerre commerciale, d’une distanciation sur ce plan-là ?
Pascal Lamy
Je suis resté suffisamment marxiste pour penser qu’une déglobalisation complète ne se produira pas. Celle-ci est le résultat de forces qui ne reculeront pas, qu’il s’agisse de la technologie ou du capitalisme de marché. En tant qu’observateur des chiffres — une pratique fréquente pour ceux qui, comme moi, sont contraints de les analyser plutôt que de laisser libre cours à leur imagination — je constate un écart significatif entre les discours sur la déglobalisation, le découplage, le derisking, toutes ces tendances à la fragmentation au nom de la géopolitique, et la réalité effective. Actuellement, la réalité ne corrobore pas du tout cette idée. Il n’y a pas d’éléments qui vont dans ce sens, surtout lorsque l’on examine les flux d’investissements plutôt que les flux commerciaux. Le volume du commerce mondial n’a jamais été aussi élevé, donc ce n’est pas là le problème.
Une deuxième observation concerne la dépendance, laquelle dépend du point de vue qui est adopté. Si l’on profite des échanges internationaux et d’une division efficace du travail avec des partenaires, on ne se préoccupera pas vraiment de savoir si l’on est dépendant ou non. On se réjouira plutôt des bienfaits que Ricardo et Schumpeter attribuent à l’échange international. D’ailleurs, cela a été la pratique pendant une très longue période. De nombreux pays sur cette planète aspirent à cela, car ils sont conscients que c’est ainsi qu’ils pourront se développer.
Cependant, les perspectives géopolitiques ont évolué pour diverses raisons, et ce qui était bénéfique, à savoir recruter des compétences en faisant du commerce avec des partenaires non hostiles, devient risqué. Non pas en raison de l’échange en soi, mais du fait d’échanger avec des adversaires qui pourraient alors utiliser leur position pour nous nuire, étant donné que nous ne commerçons plus avec eux. Je souligne au passage que si nous cessons d’échanger avec eux, ils feront de même de leur côté. Ainsi, l’idée du derisking d’un seul côté — le découplage — semble assez fantaisiste sur le plan économique.
J’espère que Jean Pisani-Ferry me confirmera, avec sa grande expertise, que si cela se réalise, ce ne sera pas de manière bilatérale. Un dernier point, qui nous touche plus spécifiquement, concerne le coût de la dépendance, qu’il est nécessaire d’évaluer, ainsi que le coût de l’indépendance, qui doit également être pris en compte. Fondamentalement, c’est un peu ce à quoi la Commission actuelle tente de s’attaquer. Elle n’entreprend pas une grande révision exhaustive de toutes les dépendances possibles, car il y en a énormément.
Il est essentiel d’évaluer les risques associés à certaines dépendances et le coût nécessaire pour les atténuer. Ce coût aura surtout un impact sur les consommateurs. La perte d’efficacité résultant de la réduction des risques entraînera des coûts pour les consommateurs, se traduisant par une diminution du niveau de vie pour nous et un moindre développement mondial.
Enfin, pour rester succinct, la transition écologique est un processus que les marchés maîtrisent mal, voire très mal. Nous rencontrons tous des difficultés considérables pour les inciter à s’engager dans cette transition, en raison de diverses raisons que nous n’avons pas le temps d’explorer ici. C’est incontestablement un domaine où l’intervention de l’État est nécessaire, car c’est lui qui peut adopter une perspective temporelle correspondant aux dommages imminents liés au réchauffement climatique et à la perte de biodiversité.
Le problème réside — et je sais que Laurence Tubiana pourrait contester cette affirmation — dans le fait que nous n’avons pas mis en place le dispositif de gouvernance internationale nécessaire à cet égard : l’OMC n’est pas un exemple optimal en la matière. Personne n’a jamais pris la décision d’ouvrir le commerce international à un taux spécifique, que ce soit 50 %, 60 % ou 90 %. Nous n’avons pas d’objectif chiffré. En revanche, nous disposons de normes et de règles de conduite. Pour le climat, c’est l’inverse. Nous nous sommes fixé un objectif, mais nous manquons de normes. Ainsi, il existe un problème qu’il faudra résoudre, impliquant une intervention étatique au niveau national et probablement une coordination internationale accrue. Une politique industrielle améliorée à elle seule ne suffira pas à atteindre cet objectif.
Romano Prodi, vous étiez à la Commission européenne à une époque qui semblait heureuse et porteuse d’espoir. Le monde se globalisait, il semblait y avoir beaucoup d’opportunités, et l’Europe centrale était en cours d’intégration… Sommes-nous encore à cette époque ou pouvons-nous y revenir ?
Romano Prodi
C’était un moment agréable. Michel Barnier a bien décrit le fonctionnement de notre Commission. Il n’y a eu aucun problème, même avec les Britanniques. La Grande-Bretagne était différente, mais nos commissaires britanniques collaboraient étroitement avec nous.
C’était une situation incroyable. Je dois vous dire qu’à mon avis, la fin de tout cela a été le vote français de 2005 sur la Constitution européenne, parce qu’il s’agissait d’un message politique fort. Je me souviens de la façon dont nous avons travaillé pour avoir un président français de la Commission, de la façon dont nous avons travaillé pendant des années pour essayer d’arrondir les angles. Et puis, pour moi, le référendum a été une douche froide.
C’était un peu comme un signal d’arrêt. La crise financière a été l’étape d’après. Et il est clair qu’au cours de la deuxième période de cinq ans, il y a eu le changement dans l’équilibre de pouvoir entre la Commission et le Conseil, ce qui a constitué un autre message.
Aujourd’hui, je dois vous dire franchement que nous vivons un moment difficile parce que les gens aiment l’Europe lorsque l’Europe fait quelque chose de fort. Lorsque l’euro a été discuté, il a été blâmé, mais il a donné l’impression que l’Europe comptait. Avec l’institution que nous avons actuellement, il n’y a aucun moyen de le faire. Et les gens en auront assez. Contrairement à Michel Barnier, je pense qu’après le Brexit, aucun pays ne sortira de l’Europe et je fais le pari que dans vingt ans, le Royaume-Uni y reviendra.
Viktor Orbán a tout fait sauf les démarches pour être obligé de sortir de l’Union. On ne peut pas continuer dans cette situation où l’Europe est un bon pain mais seulement à moitié cuit. Le pain à moitié cuit, c’est horrible. Il faut tout cuire ! Et cela, je pense, est entre les mains des Français.
Les raisons en sont très simples. Nous avons besoin d’une politique étrangère et d’une politique militaire, puis d’une politique industrielle, comme Pascal l’a déjà dit, et l’armée et l’union politique sont entre les mains des Français. Vous avez mentionné le Conseil de sécurité. Si l’Europe pouvait faire partie du Conseil de sécurité, nous pourrions avoir une position très forte dans la guerre en Ukraine. Et l’arme nucléaire est entre les mains des Français. Si la France transfère ces deux pouvoirs à l’Europe, l’Europe sera immédiatement transformée et la France sera plus puissante, beaucoup plus puissante. Pouvez-vous croire que la Turquie a joué un rôle de médiateur dans la guerre en Ukraine et que l’Europe ne l’a jamais fait ? Regardez la Libye : la Sardaigne est plus proche de l’Afrique que de l’Italie continentale et en Libye, le pouvoir est partagé entre la Russie qui représente 80 % du PIB italien et la Turquie qui représente 80 % du PIB espagnol.
Nous sommes idiots et nous avons besoin d’un changement politique : c’est entre les mains des Français.
La France devrait-elle céder son siège au Conseil de sécurité à l’Union ? La Grande-Bretagne devrait-elle réintégrer l’Union ? Quelles sont vos conclusions ?
Michel Barnier
Je souhaite simplement rappeler un fait concernant l’élargissement : il doit demeurer acceptable par les peuples. Cependant, nous suivons la voie qui a été confirmée par le Conseil européen concernant le processus d’adhésion de l’Ukraine et d’autres pays. Je souligne que dans le traité de l’Union, il existe des clauses de solidarité, notamment l’article 4 et d’autres dispositions qui ne sont pas simplement théoriques ou virtuelles.
Cela ne signifie pas qu’il faut accélérer ou prendre des raccourcis, mais pour revenir à ma conclusion, « make the proof of Europe again », à travers cet exercice, non pas dans une perspective d’auto-flagellation, ce en quoi je suis d’accord avec Pascal, mais d’auto-critique objective et de lucidité, dans le but de reprendre un conseil de Jean-Claude Juncker : « qu’on s’occupe davantage des grands sujets et un tout petit moins des tout petits sujets. »
Les grands sujets, ce sont d’abord la sécurité. Nous devons assurer notre défense pour nous-mêmes, surtout dans la perspective où un changement à Washington remettrait en question l’OTAN telle que nous la connaissons. Je recommande d’anticiper cette situation. Ensuite, il y a le changement climatique, le marché unique, et puis le contrôle de l’immigration. Il y a de grands sujets où nous devons faire la preuve que nous sommes mieux ensemble que chacun chez soi — ou chacun pour soi. C’est cela qui doit être fait dans les trois ans qui viennent.
Romano Prodi, bien évidemment un autre Brexit n’est pas probable aujourd’hui. Mais je ne sais pas comment on appellera l’élection de Marine Le Pen comme présidente de la France. Il faut anticiper cette situation, qui paraît improbable aujourd’hui, comme le Brexit était improbable. Il ne suffira pas de dire que Marine Le Pen est d’extrême droite pour la battre. Cette rhétorique ne marche plus. Il faut démontrer la valeur ajoutée de l’Europe.
Romano Prodi
Si on ne fait rien, Marine Le Pen gagnera. C’est très clair. C’est une question diplomatique et une question de défense.
Il nous reste donc trois ans.
Lea Ypi
Je vais faire la trouble fête des Balkans en troublant cette image d’une Europe heureuse. Il faut rappeler que l’année où Toto Cutugno a gagné l’Eurovision en chantant « Insieme » qui célébrait l’unité européenne, la guerre commençait dans les Balkans. Pour la moitié de l’Europe, ce n’était pas des années heureuses. C’était le moment de la « thérapie de choc », de la guerre, et du démantèlement de l’État qu’il y avait. Et à l’Ouest, c’est aussi le moment où l’État a été démantelé, avec les résultats que l’on a vu plus tard.
J’aimerais revenir à ce que je disais au début : la clef pour débloquer l’Europe aujourd’hui, c’est revenir à certaines des protections que l’État providence offrait dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Ouest. Nous devons repenser le projet d’intégration économique en Europe, mais aussi de solidarité entre les pays riches et les pays pauvres, avant de se demander comment cela peut fonder un projet politique qui soit à la fois pro-européen et profondément critique du passé de l’Europe.
Anu Bradford, quels sont les défis à venir ?
Anu Bradford
Nous ne pouvons rien faire sans croissance et sans compétitivité. Autrement, nous ne pourrons pas payer nos projets : la transition écologique, la relance de nos armées, la reconstruction de l’Ukraine, la stratégie « Global Gateway », la restauration d’un système de protection sociale qui soit à la hauteur de notre histoire. Nous devons être sûrs de pouvoir payer tout cela.
Laissez-moi terminer par quelque chose de positif. Je regarde l’Europe depuis les États-Unis et nous avons un avantage par rapport à eux : nous avons encore des institutions politiques qui sont fonctionnelles et nous avons encore la capacité de prendre des bonnes décisions. Nous devons déployer cette capacité et demander à nos dirigeants de continuer à légiférer. Je me sens très inspiré lorsque je parle à des jeunes Européens, comme ceux qui sont derrière le Grand Continent : il y a cette vision neuve et cette ambition intellectuelle de penser en grand.