L’intelligence artificielle est une rupture. Quelle sera son ampleur ? Pour la sonder, découvrez notre série « Puissances de l’IA » et lisez par exemple la pièce de doctrine que Giuliano da Empoli a consacrée à l’avenir commun dont rêvent les dirigeants du Parti communiste chinois et les ingénieurs de la Silicon Valley

Pour aller plus loin, venez discuter des défis que l’IA pose à la société mardi 5 décembre à l’École normale supérieure, autour, notamment, d’Anne Bouverot et Yann Le Cun. 

En quoi l’intelligence artificielle bouleverse-t-elle le travail ?

Alexandre Viros

Pour comprendre les relations entre IA générative et travail, à mon sens il faut évoquer trois aspects. Il est tout d’abord important de raisonner en termes de tâches et non d’emplois. Certains emplois vont avoir l’intégralité de leurs tâches modifiées. Pour d’autres, l’IA va modifier une ou deux tâches à la marge sans que cela ne redéfinisse en profondeur le sens de ce travail. 

Ensuite, contrairement à la révolution digitale proprement dite, l’IA ne fait pas qu’optimiser le monde d’hier. C’est une révolution totale, avec des gains de productivité qui peuvent être de 2000 ou 3000 %, et pas simplement de 15, 20 ou 30 %. Certaines tâches qui prenaient des heures, des jours, voire des semaines, vont pouvoir être réalisées en quelques minutes, parfois même en quelques secondes. 

L’IA nous oblige à raisonner en termes de tâches et non d’emplois.

Alexandre Viros

Enfin,  l’IA va toucher de plein fouet les métiers administratifs. De fait elle cible des métiers qui paraissent immunisés contre les grandes révolutions technologiques, voire qui en bénéficiaient. 

Yann Le Cun

Pour répondre à cette question je propose de partir d’un constat. L’intelligence artificielle est utilisée aujourd’hui pour améliorer les services existants mais elle n’en crée pas de nouveaux. 

L’IA vient se greffer dans l’espace numérique. Je pense par exemple à l’ordonnancement de résultats dans les moteurs de recherche et les réseaux sociaux où l’IA permet d’orienter les publicités pour les sites de e-commerce et pour la proposition de contenu, que ce soit des produits à acheter ou des vidéos sur TikTok. Il s’agit dans ce cas d’une forme d’IA assez rudimentaire. L’application de l’intelligence artificielle la plus largement déployée et qui a l’impact économique le plus important concerne la modération de contenu sur les réseaux sociaux. C’est actuellement le domaine où l’IA se déploie à plus grande échelle. Il s’agit dans ce cas d’IA très sophistiquées, avec un progrès récent très impressionnant grâce au perfectionnement des grands modèles de langage (LLM)1 et d’autres chatbots.

Une autre utilisation concerne l’optimisation de tâches liées à la sécurité ou à la médecine : systèmes d’évitement d’obstacle, d’assistance à la conduite ou de freinage automatique dans le domaine automobile ; assistance au diagnostic médical, en particulier en imagerie médicale. Bien entendu, ce déploiement est plus lent. C’est notamment le cas dans le monde de la santé, où il est nécessaire d’obtenir des autorisations de mise sur le marché. Il faut par ailleurs que les médecins apprennent à se servir d’outils auxquels ils n’étaient pas formés, ce qui n’est pas toujours évident.

Dans toutes ces utilisations, on observe le même processus de transformation du travail, parfois marqué par une optimisation importante de certaines tâches, mais il n’y a pas de remplacement par l’IA. Prenons un exemple. À court ou moyen terme, il est certain que l’industrie de la culture sera transformée en profondeur, car l’IA permet à beaucoup plus de gens d’être créatifs en modifiant fondamentalement les conditions de possibilité de la création de contenus visuels et textuels. Dans un futur pas si lointain, un entrepreneur qui souhaiterait faire une présentation n’aura probablement plus besoin d’embaucher les services d’un designer ou d’un artiste mais il pourra utiliser l’IA générative. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y aura plus besoin de créateurs artistiques : simplement, les prix vont baisser et le marché de la création artistique sera plus étendu. On peut également imaginer un futur un peu plus lointain dans lequel tout un pan de la création artistique — par exemple les bandes dessinées, la musique, les romans visuels, les films, ou les jeux vidéo — pourra être créé de manière radicalement différente. Ce genre d’évolution va profondément modifier ce que signifie être un artiste, en démocratisant la création.

Il n’y a pas de remplacement par l’IA.

Yann Le Cun

Il serait toutefois faux de penser qu’il s’agit d’une révolution inédite dans notre histoire. L’apparition de la photo a bouleversé le métier des artistes peintres, sans les faire disparaître. Son émergence a simplement fait baisser le prix que l’on doit dépenser pour produire ou reproduire l’image de quelqu’un, tandis que les prix des portraits peints augmentaient. De même, l’industrialisation de nombreux biens de consommation courante a été à l’origine d’un processus similaire en permettant la reproduction rapide de nombreux produits, comme les récipients ou les ustensiles de cuisine. Les saladiers sont désormais tous décorés automatiquement et industriellement. Pour autant, ceux-ci ne remplaceront jamais une pièce unique faite par un potier. L’industrialisation a fait baisser le prix de la vasque standardisée mais a fait augmenter les prix des pièces uniques.

Anne Bouverot

J’ajouterais encore deux remarques. 

Je pense que l’IA va également faire augmenter les volumes : elle permet de créer avec une facilité vertigineuse des maquettes, ce qui produit et produira un effet profond dans le domaine de la création de film, de la publicité, dans le développement des jeux vidéo. Son émergence ouvre des potentialités qui n’existaient pas auparavant. Je reprends l’analyse de Yann. Faire des traductions devient beaucoup plus simple. Tout le monde utilise désormais les assistants de traduction. Pour autant, comme vous le savez bien au Grand Continent, le métier de traducteur ou de traductrice littéraire, qui nécessite une immense finesse, continue d’exister, bien qu’il soit en train de se transformer.

La deuxième remarque me paraît particulièrement urgente. Par-delà la stricte question de la création, l’IA va bouleverser le rôle d’assistant ou de junior dans un certain nombre de métiers complexes qui demandent un long processus d’apprentissage. Je pense par exemple aux avocats ou aux radiologues. L’IA permet de créer des premiers jets — des brouillons —, et de rechercher des données pour une utilisation spécifique, avec un coût presque nul. Or ces possibilités nouvelles ne doivent pas faire oublier que les jeunes générations cherchent aussi à apprendre ces métiers et qu’il y aurait un risque social à donner à l’IA tout l’espace. 

© UPI/Newscom/SIPA

Vous ne voyez pas ce risque, Yann LeCun ? 

Yann Le Cun

L’IA facilite la recherche de données et l’écriture de rapports qui, souvent, obéissent à des formes assez strictes. C’est déjà le cas dans certaines entreprises qui offrent des produits pour assister les médecins dans l’écriture des rapports d’examen médical. Les progrès vont probablement être assez rapides dans les années qui viennent, mais il faut séparer le court du long terme.

Tout l’écosystème qui est en train de se construire autour des LLM se focalise actuellement sur les assistants virtuels pour des applications un peu verticales et spécialisées, par exemple dans le domaine des systèmes d’information pour les entreprises en interne. Il y a quantité de connaissances ou d’informations à l’intérieur d’une entreprise auxquelles il est très difficile d’accéder ou que l’on a du mal à rechercher car elles existent sous la forme de groupes de discussion, de wikis, de messages et documents mal archivés. Collecter ces données sera facilité par l’IA, par les LLM et les RAG2, qui peuvent non seulement produire un texte, mais aussi récupérer l’information par son indexation et sa recherche. Dans ce cas-là, l’IA n’est ni plus ni moins qu’un moteur de recherche très développé.

L’IA va bouleverser le rôle d’assistant ou de junior dans un certain nombre de métiers complexes qui demandent un long processus d’apprentissage.

Anne Bouverot

À long terme, il est beaucoup plus difficile de prédire ce qui va se produire. Ce qui est clair c’est que certains métiers d’assez bas niveau dans le tertiaire vont être remplacés ou disparaître. Je reste persuadé que les métiers qui sont le plus à risque sont ceux qui n’existent presque déjà plus vraiment, comme le métier de dactylo.

Au niveau managérial, les métiers ne disparaîtront pas, mais ils seront très largement transformés. Les professions manuelles ne seront pas impactées tout de suite, mais elles le seront à terme. On se heurte toujours à ce paradoxe qu’on appelle le paradoxe de Moravec : ce qui est le plus facile pour l’homme est souvent ce qui est le plus difficile en robotique, par exemple ouvrir une fenêtre.

La compréhension et l’interaction avec le monde physique relèvent de choses que l’IA ne sait pas faire à l’heure actuelle. Mais cela changera d’ici dix à vingt ans. Beaucoup de gens mettent un peu la charrue avant les bœufs : quelques entreprises sont en train de fabriquer des prototypes de robots humanoïdes destinés à prendre la place de travailleurs humains dans certaines tâches physiques. Mais elles ne savent pas pour l’instant comment rendre ces systèmes assez intelligents pour qu’ils accomplissent les tâches qu’ils sont censés réussir.

Anne Bouverot

Je partage beaucoup de choses de cette analyse. Le monde social est complexe et dynamique. Il est crucial d’examiner l’impact de l’IA à partir de l’ensemble des tâches qui composent un métier, et non à partir du métier envisagé comme une entité monolithique. C’est l’erreur principale du discours alarmiste très répandu aujourd’hui qui prétend que la plupart des métiers vont disparaître à cause de l’IA. C’est ce que soulignait un rapport de l’Organisation internationale du Travail paru au mois d’août3 : pour étudier le bouleversement du travail par l’IA, il faut s’intéresser à la manière dont les différentes tâches sont imbriquées au sein d’un métier donné. En adoptant ce point de vue, on peut prendre le rebours des discours les plus alarmistes comme, par exemple, une étude d’Oxford qui affirmait il y a 10 ans que la moitié des métiers allaient disparaître4. Or pour réaliser leur estimation, les chercheurs avaient pris en compte tous les métiers dont certaines tâches peuvent être automatisées : qu’il s’agisse d’un point marginal ou du cœur de métier, cela ne faisait pas de différences. 

En réalité, les métiers dont l’intégralité des tâches est destinée à être automatisées sont très peu nombreux. 

La place des entreprises soulève en ce sens un grand nombre de questions. Comment vont-elles s’emparer de l’IA ? Vont-elles automatiser certaines tâches ? Supprimer des postes ? Quel doit être le rôle de la puissance publique face à ces risques ?

Anne Bouverot

L’IA permet de se délester des tâches fastidieuses et de réaliser des gains de productivité, donc des gains d’emplois. Pour certaines entreprises, l’usage de ChatGPT permet par exemple de standardiser la description de leurs produits — ce qui peut-être très utile lorsqu’un site de vente comporte plusieurs milliers de références. Ce type de tâche est encore très souvent assuré par des personnes. Ce sont des tâches très répétitives et peu intéressantes : l’automatisation permet de redéployer le travail humain vers des choses plus intéressantes, comme la relation client, son organisation et son amélioration. Il en va de même pour les chatbots, ces algorithmes qui permettent de fournir sur le web des réponses personnalisées à des clients. L’IA formule des réponses plus fluides et rapides pour les questions les plus « faciles », ce qui permet de rediriger le temps et l’attention des ressources humaines vers des activités plus complexes ou nécessitant une interaction humaine plus importante. 

En réalité, les métiers dont l’intégralité des tâches est destinée à être automatisées sont très peu nombreux.

Anne Bouverot

Au moment où cette révolution des tâches est en cours, on entend de nombreuses critiques sur la fiabilité et la qualité des réponses fournies par les chatbots. Bien sûr, dans la mesure où ce genre d’IA apporte des réponses statistiques, le taux de fiabilité n’est pas maximal et atteint une fourchette entre 80 à 95 %. Mais il convient de relativiser ce chiffre : je discutais récemment avec un chef d’entreprise qui me disait que dans sa structure, le taux d’exactitude de réponses fournies par des êtres humains se situait autour de 70 %. Pour lui, passer à 80 % serait déjà une étape exceptionnelle. Bien entendu, un taux d’exactitude de 80 % ou même 95 % n’est pas satisfaisant dans tous les domaines. Dans l’aéronautique ou dans les métiers de la santé, qui exigent un très haut degré de précision, ce n’est juste pas envisageable, mais dans d’autres corps de métiers c’est largement suffisant. 

© UPI/Newscom/SIPA

Au contraire de cette démarche, il y a des entreprises qui souhaitent réduire les emplois parce qu’elles estiment que l’IA rend une partie de leurs employés superflus. Cela pose deux questions. D’un côté, il faudra sans doute réfléchir à des politiques publiques incitatives pour encourager les entreprises à accompagner les employés dont les tâches auront été largement prises en charge par l’IA. De l’autre, il faudra examiner le rôle que jouera la concurrence : entre deux sociétés qui adopteront l’IA, l’une supprimera peut-être des emplois tandis que l’autre enrichira ses services et c’est peut-être la seconde, je crois, qui l’emportera. 

Alexandre Viros

Il n’en demeure pas moins que l’impact social de cette révolution sera fort. Les théories de Keynes sur le chômage technologique ou de Joseph Schumpeter sur la destruction créatrice sont d’une actualité d’autant plus brûlante que beaucoup de personnes craignent que la phase de destruction d’emplois qui a commencé avec l’irruption des IA génératives ne soit pas suivie d’une phase de création. C’est pour cette raison qu’il est très important de former un maximum de personnes à l’utilisation de ces IA. Les maîtriser permet d’éviter d’en être les victimes. Il est par exemple important que l’on apprenne à utiliser les potentialités de la machine, par exemple en sachant prompter, c’est-à-dire donner des instructions compréhensibles par les algorithmes d’intelligence artificielle. Ce n’est pas très compliqué, mais il faut savoir le faire. Le risque concret ce n’est pas d’être remplacé par des IA mais par d’autres travailleurs qui maîtrisent les outils qu’a fait émerger l’IA. 

L’impact social de l’IA risque-t-il d’accentuer les inégalités qu’elles soient liées au genre ou aux asymétries planétaires ?

Anne Bouverot

Oui. Les tâches administratives sont particulièrement concernées. Or, on sait que celles-ci sont plus assumées par les femmes que par les hommes. Autrement dit, l’impact de l’IA sera potentiellement plus fort sur l’emploi féminin. Ce n’est pas anodin et il faut engager une réflexion de fond sur la place du genre dans l’IA, et sur les actions qu’on peut mener pour aider les femmes à se former et se repositionner.

L’impact de l’IA sera potentiellement plus fort sur l’emploi féminin.

Anne Bouverot

Dans le même temps, il est important de décentrer notre regard et de penser à l’échelle globale : certes l’impact de l’IA est important et il ne faut pas le sous-estimer ; mais il faut aussi noter que pour l’impact de l’IA générative, des LLMs de type ChatGPT ou autre, l’impact le plus fort sera dans les pays développés. Il faut aussi avoir conscience du fait que la plupart de ces modèles sont développés aux Etats Unis et en Chine. Par conséquent, quel sera l’impact en termes de culture et de valeurs pour les autres pays et continents ? 

Se projeter dans le futur est un exercice toujours périlleux, quel sera à votre avis l’impact de l’IA sur le travail à plus long terme ? Quelle société pouvons-nous penser ou rêver à partir du développement de l’IA à horizon 2040 ? 

Yann Le Cun

On n’a aucune idée aujourd’hui de ce que seront les domaines brûlants dans dix ans ou vingt ans, de même qu’il aurait été très difficile il y a vingt ans de savoir qu’un des métiers les plus courus de la dernière décennie serait celui de développeur d’applications sur téléphone mobile — tout simplement parce que les smartphones n’existaient pas encore.  

Je suis toutefois convaincu que l’IA va finir par mettre en question la définition-même de ce qu’est un métier. J’ai l’intuition que les métiers du futur feront la part belle à la création — et je ne parle pas seulement de création artistique, mais aussi de développement scientifique, conceptuel, politique ou associatif. 

Nous pouvons imaginer un futur dans lequel les machines atteindront l’intelligence humaine et la dépasseront probablement dans tous les domaines où les humains sont compétents. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. Dans ce futur où les machines seraient plus intelligentes que les humains, chaque personne qui aurait l’assistance possible d’un ou de plusieurs systèmes d’IA serait dans la même situation qu’un manager dans l’industrie, qu’un directeur de laboratoire dans le monde académique ou qu’un leader politique avec son staff : tous ces gens travaillent avec d’autres gens qui sont plus intelligents qu’eux et qui les assistent quotidiennement dans leur vie professionnelle. On peut se sentir menacé par l’idée de travailler avec des entités qui sont plus intelligentes que nous, mais dans la mesure où ces entités travaillent pour nous, c’est plutôt un avantage à considérer de manière positive. 

Je suis toutefois convaincu que l’IA va finir par mettre en question la définition-même de ce qu’est un métier.

Yann Le Cun

L’IA va nous rendre plus intelligents collectivement et individuellement. Mais il faut se poser la question de la nature que prendra la relation entre les humains et les machines. 

Anne Bouverot

Au cours de l’histoire, il y a eu de nombreuses révolutions économiques qui ont bouleversé, voire fait disparaître, des corps de métiers entiers. Au cours des dernières décennies, la réponse typique à ce type de destruction consistait à mettre en place des préretraites et à donner des indemnités. C’est très bien de s’occuper des sources de revenus des personnes, mais il faut aussi réfléchir à l’impact important que le fait d’arrêter de travailler peut avoir sur la perception que les gens ont de leur propre utilité sociale. On peut dans ce cas se demander à quoi on sert — plus profondément c’est, en somme, une question de dignité. C’est pourquoi je préfère l’approche de la formation tout au long de la vie, pour que chacun et chacune puisse continuer à apprendre et à se sentir utile et faisant pleinement partie de la société.

Par exemple, je crois profondément qu’il faut d’emblée développer l’esprit critique et le sens du discernement des enfants, dès le plus jeune âge. Pour appréhender l’IA, et d’une manière plus générale les transformations à venir, il faut être capable de comprendre et de réfléchir à ce qui est vrai et à ce qui est faux. Les images générées par l’IA posent des questions fondamentales sur le rapport à la vérité et à la réalité qui sont déjà pertinentes à l’âge de trois ans : est-ce que ce chaton qui se repose sur la lune, est ce que le Pape en doudoune blanche à la dernière mode, ce sont des photos ou des images inventées ? 

Ensuite, et c’est crucial, il faut apprendre à apprendre. Yann a raison, nous n’avons aucune idée des nouveaux métiers qui existeront dans dix, vingt ou trente ans. Parallèlement, plus personne n’exercera le même métier entre ses vingt et ses plus ou moins soixante-sept ans. Il faut donc apprendre à faire face à ces changements et à ne pas avoir peur de ces évolutions. Ce serait une grave erreur de ne pas s’emparer de ces questions en arguant qu’il faudra une génération avant que l’IA ne prenne réellement de l’ampleur. Nous devons nous préparer à son déploiement dès maintenant. 

Les images générées par l’IA posent des questions fondamentales sur le rapport à la vérité et à la réalité qui sont déjà pertinentes à l’âge de trois ans.

Anne Bouverot

C’est pour cette raison que j’estime qu’en matière de formation, il y a deux moments cruciaux, au delà de la formation initiale : d’une part, l’éducation dès les petites classes et, d’autre part, la formation continue, bien sûr pour les personnes qui se trouvent au chômage mais aussi pour toutes les personnes en activité, dans les entreprises, les organisations ou à leur propre compte.

Yann Le Cun

C’est exactement ce que soulignent les économistes, comme Philippe Aghion, qui étudient l’impact des révolutions technologiques sur le monde du travail : la vitesse de pénétration d’une technologie dans l’industrie et dans la société en général est limitée par le temps nécessaire pour que les gens la maîtrisent. Il faut globalement une vingtaine d’années pour qu’une nouvelle technologie ait un réel impact sur la productivité. 

Je ne sais pas quand il faut faire débuter la révolution de l’IA — si c’était il y a dix ans, cinq ans ou maintenant — mais l’effet sur la productivité sera perceptible d’ici 2040. Cela nécessite tout ce temps là car il faut attendre que les gens apprennent à s’en servir, d’où l’urgence d’une éducation à l’IA. 

© UPI/Newscom/SIPA

Comment expliquez-vous la peur, parfois irrationnelle, que suscite l’IA ? 

Anne Bouverot

Le terme « intelligence artificielle » fait peur, à cause des mots même, « Intelligence » et « artificielle », on se voit tout de suite dans un roman de science fiction ou une série d’anticipation. C’est aussi un concept qui a recouvert des choses différentes au cours du temps, en intégrant toujours les dernières avancées scientifiques du domaine, celles qu’on a eu le moins de temps pour comprendre : aujourd’hui il s’agit de l’IA générative… Quant à l’idée de remplacement, il est compréhensible qu’elle inquiète. Pour conjurer ces peurs, il faut se dire que l’IA est un simple outil. Les calculatrices, par exemple, ne nous font pas peur et pourtant, elles calculent mille fois mieux que nous. De même, nous avons été dépassés en capacité de calcul par les ordinateurs depuis très longtemps. Un objet apparemment aussi anodin que le téléphone fait des choses que nous serions incapables de faire et il ne nous inquiète pas puisqu’il nous facilite la vie. 

Je ne sais pas quand il faut faire débuter la révolution de l’IA mais l’effet sur la productivité sera perceptible d’ici 2040.

Yann Le Cun

Il faut appréhender l’intelligence artificielle comme une boîte à outils : c’est pour cela que je préfère souvent parler d’assistant. L’IA permet de faire des premiers jets de rédaction de documents ou encore de chercher des données. Ceci dit, malgré toute son utilité, il ne faut pas se laisser dépasser. Par là, je ne veux pas dire qu’il faudrait se préparer à résister à une technologie dangereuse qui pourrait nous surpasser. Plus simplement — et plus essentiellement — il ne faut pas abandonner notre capacité critique vis-à-vis des enjeux que pose l’IA. Un des véritables risques réside selon moi dans le fait de faire trop confiance à ces outils — et cela quel que soit l’outil. 

Alexandre Viros 

Aujourd’hui se répand une peur du  « fantôme dans la machine » avec l’IA. Pour répondre à cette inquiétude, il faut permettre au plus grand nombre de comprendre autant que possible ce qui ce qui se dessine avec l’intelligence artificielle. L’exemple des calculateurs pris par Anne est excellent. Au cours des cinquante dernières années, notre capacité de calcul a augmenté de manière exponentielle, dépassant largement les capacités de l’entendement humain. Ce n’est pas un problème en soi. En revanche, il est problématique que les élèves ne sachent plus faire une addition, une règle de trois, une multiplication, la dérivée seconde ou première, du calcul exponentiel ou logarithmique, etc. Il est important que ces bases soient maîtrisées, car lorsque ce n’est plus le cas, l’aliénation surgit.

Aujourd’hui se répand une peur du  « fantôme dans la machine » avec l’IA.

Alexandre Viros

C’est là que l’on retrouve cette question essentielle de l’éducation à l’intelligence artificielle : il faut s’y préparer, aussi bien à l’école que dans les entreprises. Et cela commence par savoir ce qu’est l’IA, ce qui n’est pas très compliqué ou, du moins, c’est une réalité qu’il est possible d’expliquer avec des mots relativement simples. C’est ce que nous nous efforçons de faire : comprendre les cas d’usage de façon très claire, identifier les limites, et donner une idée précise de comment l’IA fonctionne. Autrement, les défis seront trop nombreux.

Est-ce que l’une des raisons pour lesquelles l’IA inquiète autant tient au fait qu’elle se déploie après soixante ans de littérature et de cinéma populaire qui mettent en scène des intelligences artificielles qui se retournent contre l’humain ? 

Alexandre Viros

On peut même remonter plus loin dans le temps. Il y a une littérature très ancienne qui s’interroge sur la nature de l’esprit humain : est-il réductible à un cerveau qui calcule ? Ces questionnements font émerger des angoisses métaphysiques. Avec l’IA, l’humain tombe de son piédestal parce que, d’un seul coup, à une échéance relativement proche, des objets technologiques objectivement plus intelligents que nous vont apparaître.

Tout sera bouleversé. Par exemple, on ne pourra plus revendiquer l’apanage de la créativité. Ce n’est pas un hasard que les métiers dits créatifs aient été les premiers à être affectés par l’IA. Récemment, une agence de publicité a fait un test à l’aveugle entre une création conçue par Midjourney et une œuvre réalisée par un humain et c’est la première qui a remporté les faveurs du jury. Des histoires de ce type vont se multiplier. Face à elles, nous serons tentés de relativiser la notion de créativité en niant que l’IA puisse en être dotée. La principale objection consistera à dire que les IA ne font que pasticher ce qui a été fait auparavant par les humains. 

Avec l’IA, l’humain tombe de son piédestal.

Alexandre Viros

En réalité, la seule chose que l’IA ne changera pas profondément est le réflexe profondément humain d’interroger avec angoisse ce que nous sommes et ce qui nous distingue en tant qu’humains. 

Anne Bouverot

La nouveauté — notamment technologique — fait peur. Rétrospectivement, cela paraît absurde, mais la peur du « bug de l’an 2000 » a été bien réelle à la fin des années 1990. Auparavant, au moment de l’arrivée du train, de nombreux articles pseudo-scientifiques avaient fleuri, en expliquant que la vitesse de ces nouveaux engins pouvait causer de sérieux dommages au cerveau. 

Face à cette peur assez instinctive, il n’est pas mauvais de rappeler les mots de Marie Curie : « Rien dans la vie n’est à craindre, tout doit être compris. C’est maintenant le moment de comprendre davantage, afin de craindre moins. » Je pense que cela s’applique particulièrement bien au moment que nous sommes en train de vivre. Expérimenter l’IA permet de dédramatiser, de concrétiser l’intelligence artificielle et de se rendre compte qu’elle ne va pas nous remplacer,  mais nous aider.

L’une des questions qui revient le plus est celle du partage de la valeur générée par l’intelligence artificielle. Le système actuel est plutôt très concentré. Faut-il intervenir ? Quelle place voyez-vous pour les fractures internes au monde social et du travail ?

Yann Le Cun

Je pense qu’il faut distinguer trois problèmes. 

D’abord, le développement des technologies sous-jacentes à l’IA est complètement indépendant. Beaucoup de personnes pensent qu’il y aurait seulement deux manières de considérer l’IA : ce serait soit une technologie d’assistance, soit une technologie de remplacement. Je pense que cette vision binaire est totalement erronée car la technologie sous-jacente qu’il faut développer pour disposer de machines plus intelligentes est exactement la même, qu’elle soit utilisée pour l’assistance ou pour pour le remplacement. 

Concernant le design des applications finales, certains sont probablement plus orientés pour le remplacement que pour l’augmentation, l’amélioration ou l’assistance. Pour autant, la question de savoir quel produit sera finalement développé est tranchée par le marché. 

Ensuite, il faut considérer que les transformations technologiques changent les rapports de force sur un marché particulier, en provoquant la disparition d’entreprises autrefois puissantes et en faisant émerger de nouveaux acteurs, dont la puissance pourrait être inégalée. Si nous n’y prenons pas garde, nous prendrions le risque d’arriver à un phénomène sans précédent de concentration des pouvoirs et d’augmentation des inégalités économiques. Mais ce n’est pas une question de technologie, c’est une question de fiscalité. 

Enfin, il faut se poser la question de la redistribution : comment redistribue-t-on les bénéfices tirés des gains de productivité permis par l’IA ? Ce dernier problème est à la fois fiscal et politique. 

Anne Bouverot

Les récents accords qui ont été signés à Hollywood entre les syndicats de scénaristes — et, dans une moindre mesure, d’acteurs — avec les grands studios sont très intéressants. Dans la mesure où la technologie ne cesse de se développer, si les syndicats refusent de travailler ou d’utiliser les nouvelles machines, les entreprises peuvent chercher les moyens de contourner leurs revendications, même si c’est coûteux et compliqué, ce qui est négatif pour tous.. Inversement, un accord négocié est une étape dans la transition vers une intégration de l’IA au monde du travail, à des conditions jugées acceptables par les représentants des travailleurs.

Alexandre Viros

Bien évidemment, les gains de productivité permis par la révolution de l’IA sont absolument colossaux. Mais il faut garder à l’esprit que l’hypercapitalisme technologique a une histoire plus longue qui remonte à la fin des années 1990.

Il faut néanmoins rester prudent : l’IA ne doit pas devenir une sorte d’excuse justifiant la destruction sociale des mouvements de contestation. Ce n’est pas parce qu’une entreprise utilise l’IA qu’elle peut se passer de politique sociale, de formation, économique ou industrielle.

Comment redistribue-t-on les bénéfices tirés des gains de productivité permis par l’IA ?

Yann Le Cun

L’IA est une révolution et non une simple évolution. Les changements vont être bien plus profonds que ceux survenus avec le tournant digital. Mais on peut partir des expériences de dialogue social que l’on a déjà mises à l’épreuve. 

Le trinôme composé des pouvoirs publics, des entreprises et des individus a un rôle à jouer pour réussir la projection dans un monde traversé par des révolutions profondes et constantes où nos propres métiers vont être en permanence transformés par une intelligence artificielle qui, elle-même, progresse de façon exponentielle. 

Anne a raison de pointer l’urgence d’une formation continue à la transformation qui vient. C’est une question décisive : on observe depuis dix ou vingt ans que la formation en sortie d’école n’est pas suffisante pour faire des individus des travailleurs maîtrisant leurs trajectoires professionnelles. Aujourd’hui, il faut constamment apprendre, désapprendre et apprendre de nouveau.

Yann Le Cun

Il y a un autre phénomène qu’il faut garder à l’esprit, c’est que la technologie augmente la productivité et le bien-être. Avec l’IA, la quantité de richesse produite par heure travaillée augmente, ce qui est intrinsèquement bon. Il faut néanmoins s’assurer que les bénéfices du progrès technologique soient partagés assez largement. À nouveau, il s’agit d’une question politique et fiscale, et non pas d’une question technologique. Je ne crois pas que l’on puisse influencer l’utilisation finale d’une technologie au moment de sa création, car elle est déterminée par le marché, la fiscalité, la demande, les consommateurs et les pouvoirs publics. 

Avec l’IA, la quantité de richesse produite par heure travaillée augmente, ce qui est intrinsèquement bon.

Yann Le Cun

Quoi qu’il en soit, je reste convaincu que tout accord qui aurait pour conséquence de limiter l’effet de la technologie sur la productivité — c’est particulièrement vrai pour l’IA — est perdant à long terme. On a fait cette erreur en France il y a quelques décennies. Au moment de la robotisation de la production, on a un peu résisté en disant que cela mettait les emplois en péril. Le résultat est très net : la productivité française végète. L’Allemagne a embrassé la révolution digitale et son taux de chômage est bien inférieur à celui de la France.

En matière d’IA, il est difficile de construire un consensus politique et scientifique. Une nouvelle institution internationale est-elle nécessaire pour construire une forme de convergence ou faut-il plutôt partir d’une institution existante ?

Yann Le Cun

Actuellement, de nombreuses institutions internationales essaient de se positionner pour faire entendre leurs voix sur ce sujet-là. C’est le cas des Nations unies, du G7, du G20, l’OCDE, de l’Union internationale des télécommunications. On pourrait penser que ces organisations seraient à même de jouer un rôle dans la réglementation de la propriété intellectuelle ou industrielle, des droits et des copyrights. 

En réalité, ne serait-ce que pour les brevets ou la longueur d’un copyright, rien n’est unifié. Ce qu’on considère être une contrefaçon varie d’un pays à l’autre ou, à l’intérieur du bloc occidental, entre l’Europe et les États-Unis. Pour trancher ces questions importantes, il faudrait probablement une organisation internationale ou du moins des accords internationaux car cela se joue évidemment à l’échelle mondiale. 

Anne Bouverot

L’Europe est en train d’élaborer une législation sur l’intelligence artificielle (AI Act), qui devrait être finalisée pour la fin de l’année. Les États-Unis viennent de publier fin octobre un décret, un executive order qui offre un peu de clarté et demande aux agences gouvernementales de formuler des recommandations dans le domaine de l’IA, notamment en matière de copyright. D’autres initiatives émergent, mais elles restent cantonnées à l’échelle nationale. 

Il faut espérer que ces discussions convergent pour que l’on puisse se doter d’une instance de gouvernance globale qui soit à la fois pertinente et effective. L’un des enjeux est de réussir à créer du dialogue et à articuler l’action entre ces différents acteurs. J’espère sincèrement que l’on réussira à se mettre d’accord sur un certain nombre de sujets au niveau international. 

Alexandre Viros

Il faut être réaliste. Nous nous trouvons à la croisée des chemins. Les Occidentaux devraient par exemple être très prudents dans la mesure où ils ont tendance à considérer le développement de l’intelligence artificielle en Chine comme quelque chose de périphérique qui traduirait l’incompatibilité du modèle chinois avec cette nouvelle révolution. Ils semblent croire que les Chinois n’entraîneraient pas bien leurs IA parce qu’ils travaillent sur un pool de data fermé, sans prendre conscience qu’ils entraînent leurs IA sur les mêmes bassins que les nôtres, mais en contenant leur ouverture. 

Cette divergence est révélatrice. Il nous faut être très lucide sur le fait que le monde ne partage pas notre vision de l’intelligence artificielle, que l’on parle de son utilisation, de sa régulation, ou encore de ses évolutions possibles Il ne faut pas refaire la même erreur que par le passé en se disant que notre modèle progressera plus vite que les autres. Rien n’est moins sûr.

L’ouverture des plateformes d’intelligence artificielle est-elle une des clefs de la convergence globale en matière d’IA ? 

Yann Le Cun

Il est absolument nécessaire d’avoir des plateformes de base d’IA qui soient ouvertes. Si, à terme, les interactions de tout un chacun avec le monde numérique et l’information se font par l’intermédiaire de systèmes d’IA, il faut que l’information, la culture, la connaissance véhiculée par ces systèmes soient libres, ouvertes, locales et non pas contrôlées par deux ou trois entreprises situées sur la côte Ouest des États-Unis. Sinon, le risque est qu’il n’y ait pas suffisamment de diversité culturelle pour couvrir la totalité de la connaissance et de la culture humaine. 

Il nous faut être très lucide sur le fait que le monde ne partage pas notre vision de l’intelligence artificielle.

Alexandre Viros

Pour prendre la mesure de l’importance des plateformes ouvertes, il faut revenir trente ans en arrière, au début des années 1990, quand la question s’est posée de savoir quelles allaient être les infrastructures de télécommunication de ce qu’on appelait alors les autoroutes de l’information. Celles-ci auraient très bien pu être pilotées par les grands opérateurs de télécom aux États-Unis. 

Grâce à Al Gore, l’infrastructure de l’internet a été décentralisée dans son contrôle, ouverte au public et à des utilisations commerciales. Aujourd’hui, toute l’architecture d’Internet est open-source pour une raison simple : c’est plus sécurisé et plus efficace. 

Le développement de l’IA doit se faire sur le même modèle. Les plateformes de base sont chères à construire. C’est pour cela qu’elles devraient être communes, d’autant qu’il n’y a pas besoin d’en avoir des dizaines. Quelques unes peuvent suffire : l’important est de pouvoir y construire des applications qui soient commercialisables. Ces plateformes de base pourraient être entraînées par des contributions venues du monde entier, un peu à la manière de Wikipédia. 

En Europe, la France semble vouloir jouer un rôle moteur dans la construction d’une gouvernance mondiale. Il y a eu beaucoup d’annonces d’investissement en IA ces derniers mois. Peut-on dire toutefois qu’elle est en retard ? Comment qualifieriez-vous la place actuelle de Paris dans la course globale ?

Alexandre Viros

La France est correctement équipée. Notre recherche académique se maintient à un niveau très élevé avec des écoles qui sont parmi les meilleures du monde. L’enjeu principal est de maintenir cette compétence et ces talents. Il faut freiner la fuite des cerveaux dans un contexte de compétition très déséquilibrée. En réalité la question est très simple : une fois qu’on a formé quelqu’un, comment le garder ? 

Le développement de l’IA doit se faire sur le même modèle que celui d’Internet.

Yann Le Cun

Plus généralement, j’ai le sentiment que la France a plutôt bien compris l’importance de l’IA et la nécessité absolue de participer à cette course. Le deuxième enjeu est de créer un écosystème performant à même de faire dialoguer la recherche fondamentale qui opère dans la longue durée et l’application industrielle dont la vision est plus immédiate. C’est la grande force de la Silicon Valley qui parvient à associer à la fois des chercheurs animés par un important objectif spéculatif, des industriels et un environnement économique très favorable. Cet équilibre crée une effervescence unique, difficile à recréer. 

© UPI/Newscom/SIPA

Yann Le Cun

La France a un handicap de taille dans cette course mondiale : les grosses entreprises de tech qui financent l’essentiel de la R&D dans ce domaine sont toutes américaines ou chinoises. Il n’en demeure pas moins que ces entreprises ont des activités un peu partout dans le monde, notamment en France, où il existe un réel intérêt pour ce domaine. 

Toutefois je pense que nous ne sommes pas si mal placés. Il y a des talents, mais ceux-ci doivent trouver des investissements et un écosystème dynamique pour produire des résultats : une communauté de personnes, géographiquement regroupées, interagit étroitement à travers diverses activités — allant de recherches en laboratoires à des collaborations au sein d’entreprises, en passant par la participation à des réunions, des hackathons, et l’étude dans les mêmes masters et écoles.

Je pense que la France n’est pas si mal placée dans la course à l’IA.

Yann Le Cun

Comme le soulignait Alexandre, c’est toute la force de la Silicon Valley, mais il me semble que l’on commence à assister au même phénomène autocatalytique à Paris. C’est l’un des rares exemples des bénéfices de la centralisation parisienne. À titre de comparaison, l’Allemagne ne possède pas un centre de talents d’une densité comparable et où l’information peut circuler avec une rapidité exceptionnelle, ce qui contribue significativement à l’accélération du progrès. 

Anne Bouverot

Yann LeCun ne peut pas le dire, mais il est l’exemple archétypal de l’excellence française en IA. La France est l’un des rares pays au-delà des USA et de la Chine avec des vraies capacités en intelligence artificielle. Il y a une très bonne qualité de l’enseignement supérieur et de la recherche, publique et privée, en France. Nous avons des chercheuses et des chercheurs brillants. Les clusters IA formés par les universités, les laboratoires de recherche, les ENS, Polytechnique, l’INRIA, etc. sont très efficaces. Nous avons des centaines de start ups en IA, certaines déjà bien connues comme Dataiku, Hugging Fave, LightOn et Mistral. 

En revanche, cet univers de la recherche et des startups peine encore à passer à l’échelle — pour cela il y a besoin de capacités de financements plus importantes —, et à créer des synergies avec les grandes entreprises. Pour cela, il faut des entreprises, moyennes ou grandes, qui acceptent de parier et de faire grandir les initiatives. C’est beaucoup le cas aux Etats-Unis, où ce type de partenariats permet de faire grandir de nouvelles sociétés très rapidement. Il faut encourager cet esprit qui commence à arriver en France. 

Il est aussi impératif que cela se fasse dans un climat de développement responsable de l’IA. Autrement, on verra par exemple un rejet des étudiants qui ne voudront plus travailler dans le secteur, comme cela s’est produit dans le secteur financier après la crise de 2008. Il est donc crucial de mettre en place un cadre de confiance, d’expérimentation et de débat. 

Finalement, il est capital d’instaurer un véritable débat public autour de ces questions pour éviter d’un côté les considérations millénaristes sur la fin du monde, et d’un autre une forme de techno-solutionnisme qui considère que l’intelligence artificielle pourrait régler tous les malheurs de l’humanité.

La France accueillera l’année prochaine le Sommet sur l’IA. Quels enseignements tirer du premier sommet qui a eu lieu à Bletchley Park ?

Alexandre Viros

Il faut être très attentif aux équilibres de dialogue entre spécialistes, dirigeants politiques, chefs d’entreprises et citoyens qui représentent l’intérêt général. Mais il faut faire attention à ce que ce genre d’événement ne soit pas une sorte de foire de l’IA où chacun montrerait ses muscles. Les stars de l’IA sont déjà des stars : il n’y a nul besoin de les mettre de nouveau sous les feux des projecteurs ! 

Le moment que nous traversons doit être un moment de maturité face à un sujet qui touche aux fondements mêmes de notre civilisation. Il faut donc l’appréhender avec sagesse et gravité et ne pas simplement se griser en passant un quart d’heure avec un entrepreneur original devant les caméras du monde entier…

Yann Le Cun

Le sommet témoigne d’une évolution que je trouve amusante. Au départ, il est né du fait que Rishi Sunak avait subi un véritable lavage de cerveau sur les dangers possibles de l’IA. Il a donc d’abord organisé le sommet pour traiter ces questions, mais au fur et à mesure de sa préparation il lui est apparu que ses interlocuteurs étaient davantage intéressés par les questions de viabilité économique et de problème de sécurité à court terme et à moyen terme que par les risques existentiels à long terme qui relèvent du domaine de la science-fiction. 

Il est capital d’instaurer un véritable débat public autour de ces questions pour éviter d’un côté les considérations millénaristes sur la fin du monde, et d’un autre une forme de techno-solutionnisme qui considère que l’intelligence artificielle pourrait régler tous les malheurs de l’humanité.

Anne Bouverot

Quelques semaines après l’organisation du sommet, le gouvernement britannique a finalement décidé qu’il n’élaborerait pas de réglementation sur l’IA en raison des trop nombreuses incertitudes qui existaient encore sur l’évolution de cette technologie : c’est un signe que la Grande-Bretagne préfère désormais se concentrer sur le développement économique. 

Anne Bouverot

Ce premier sommet a démontré qu’il existait un intérêt très fort pour le sujet. Sa tenue a été annoncée en juin par le Royaume Uni et il s’est tenu en novembre : c’est un délai très serré pour monter un événement de cette envergure, d’autant qu’il a réuni des personnalités issues du secteur de l’IA, mais aussi des dirigeants politiques et des membres de la société civile. Ces quelques jours ont permis de lancer un certain nombre d’idées. 

La France va accueillir le prochain sommet dans un an, je m’en réjouis, et je crois que nous aurions intérêt à mettre en avant un objectif de développement responsable, en insistant sur les actions à mettre en œuvre pour obtenir des résultats concrets. Et donc de définir et étudier les risques, regarder les impacts sociétaux et économiques de l’IA aujourd’hui, afin de proposer des solutions, et une gouvernance qui donne un cadre de développement de l’IA dans le souci de l’intérêt général.

Sources
  1. Les « large language models », ou modèles de langage à grande échelle, sont des systèmes d’intelligence artificielle avancés qui peuvent comprendre et générer du langage naturel, en s’appuyant sur d’énormes quantités de texte pour apprendre des modèles de langue et de communication. En se fondant sur des probabilités, ils sont capables d’effectuer une variété de tâches liées au langage, comme répondre à des questions, rédiger des textes et traduire des langues, en analysant et imitant les nuances du langage humain.
  2. La « Retrieval augmented generation », ou génération augmentée de récupération, combine la puissance des modèles de langage à grande échelle avec la recherche d’informations, permettant au modèle de tirer des données pertinentes de vastes bases de connaissances extérieures pour enrichir ses réponses. Cette technique améliore la précision et la pertinence des réponses générées, car le modèle peut accéder à des informations à jour et spécifiques qui ne sont pas contenues dans sa formation initiale.
  3. Paweł Gmyrek, Janine Berg, David Bescond, « Generative AI and jobs : A global analysis of potential effects on job quantity and quality », ILO Working Paper 96, août 2023.
  4. En 2013, l’économiste d’Oxford Carl Benedikt Frey estimait que 47 % des métiers aux USA seraient remplacés par l’IA sous vingt ans.