Créer des images sans la main de l’homme, « c’était là un rêve destiné à prendre place parmi les conceptions extravagantes d’un Wilkins ou d’un Cyrano de Bergerac. Le rêve, cependant, vient de se réaliser. » C’est ce qu’écrivait en 1839 François Arago, le savant et futur ministre de la Seconde République, dans un rapport à la chambre des Députés et à l’Académie des sciences destiné à présenter une invention décisive : la machine à photographier de Daguerre1.

Peu d’inventions ont changé à ce point notre rapport aux images, à la création et même à la réalité que le daguerréotype. C’est pourquoi c’est sans doute la seule invention à laquelle on puisse comparer celle, toute récente, des intelligences artificielles génératives, capables de synthétiser du texte, du son et, en particulier, des images. L’invention du cinéma n’était qu’une conséquence de celle de la photographie. Certes, l’avènement du numérique a bouleversé les habitudes de beaucoup de créateurs depuis les années 1980 ; les images de synthèse au cinéma, Photoshop et les tablettes graphiques dans le monde de l’illustration, ou encore la musique électronique ont profondément changé la manière de travailler des artistes. Mais il ne s’agissait que d’imiter des techniques traditionnelles par la voie du numérique ; peindre sur une tablette graphique n’est pas si différent de la peinture sur toile, l’animation d’un personnage en 3D n’est pas si différente d’un travail de marionnettiste. Cela prend presque aussi longtemps et demande autant d’entraînement et d’habileté manuelle. Dans le cas du cinéma, l’utilisation des effets spéciaux virtuels n’a en rien contribué à faire diminuer le budget des films hollywoodiens, qui atteignent aujourd’hui des records inégalés.

Midjourney, version 5 2, prompt  : « several images decomposing the movement of an astronaut riding a horse, multiple images, daguerreotype ».

Les IA génératives changent la donne. Là, il ne s’agit plus de reproduire numériquement une technique traditionnelle, avec toutes ses difficultés et ses coûts ; c’est, comme la photographie par rapport à la peinture, une toute nouvelle manière de produire du contenu. Au lieu d’être habile à manier un pinceau, il faut être habile à décrire par du texte ce que l’on veut produire, ou à combiner différents procédés algorithmiques. Par ailleurs, la rapidité des productions de l’IA permet à des individus isolés ou de petites équipes d’entreprendre des projets auparavant mille fois trop coûteux, réservés à de grandes institutions ou à des échelles de temps beaucoup plus longues. Si l’intelligence artificielle dans son ensemble aura, très probablement, un effet profond sur l’ensemble de la société, on peut donc prévoir que le secteur qui en connaîtra les conséquences les plus immédiates est celui de la création culturelle — tout comme ce fut le cas avec l’invention de la photographie. Pour tenter de deviner la nature de ces conséquences, et leurs ramifications, tentons donc de comparer les deux innovations.

Comme la photographie par rapport à la peinture, l’IA générative est une toute nouvelle manière de produire du contenu.

Raphaël Doan

La réception immédiate : incrédulité et incompréhension

Fixer l’apparence des objets sur une surface où ils se reflètent a longtemps été un rêve de l’humanité. À force de tentatives infructueuses, beaucoup s’étaient convaincus que la chose était impossible. Aussi les premières réactions à la photographie furent-elles mêlées d’incrédulité. Comme l’avait repéré Walter Benjamin2, un journal allemand, le Leipziger Anzeiger, faisait mine de ne pas croire à l’invention jugée diabolique :

« Fixer des images fugitives de miroir n’est pas seulement impossible, mais le simple désir de le faire est un sacrilège. L’homme a été créé à l’image de Dieu et l’image de Dieu ne peut être reproduite par une machine humaine. […] L’homme qui conçoit une telle chose doit se croire lui-même plus habile que le Créateur de l’Univers. Jusqu’ici Dieu a magnanimement toléré le miroir dans la création, lequel miroir est un jouet frivole du Diable. Il a montré sa tolérance en ce que les femmes, plus spécialement, peuvent lire sur la glace du miroir leur propre sottise et vanité. Depuis des milliers d’années, Dieu ne permit jamais à l’image de l’homme de rester éternellement fixée sur un miroir ; pouvons-nous penser que ce même Dieu devienne soudainement déloyal à ses éternels principes, en permettant à un Français de Paris de mettre au monde une invention de la plus diabolique espèce ? Si chaque visage peut être livré et admiré à bon compte par douzaines, l’homme deviendra méchant, superficiel et vain. »3

Midjourney, version 5 2, prompt  : « several images decomposing the movement of an astronaut riding a horse, multiple images, daguerreotype ».

Même quand il fallut bien se rendre à l’évidence face aux productions de la machine, les réactions continuaient de parler d’un phénomène qui défiait l’impossible. Un journaliste parisien écrivit en 1839 : « Cette découverte tient du prodige. Elle déconcerte toutes les théories de la science sur la lumière et sur l’optique, et fera une révolution dans les arts du dessin. »4 Pour tenter de domestiquer intellectuellement ce prodige, certains concoctaient leur propre explication naturelle de la photographie. Nadar raconte que Balzac avait ainsi conçu toute une théorie personnelle pour en rendre compte, dont il avait réussi à convaincre Théophile Gautier et Gérard de Nerval, selon laquelle

« Chaque corps dans la nature se trouve composé d’une série de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer — c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose — chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté. De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive. »

Nadar ajoutait que, dans le cas de Balzac et au vu de sa corpulence, il avait plutôt intérêt à se faire détacher quelques couches par la photographie.

Pour tenter de domestiquer intellectuellement ce prodige, certains concoctaient leur propre explication naturelle de la photographie.

Raphaël Doan

Dans le cas des IA génératives, une manière assez répandue d’essayer d’expliquer la capacité des modèles à créer de toute pièce est de prétendre qu’ils ne font que coller des bouts d’images ou de texte préexistants. Ce n’est, bien sûr, pas du tout ce qu’ils font — sans quoi il serait impossible de faire générer un « pokémon dans le style d’Auguste Renoir » ou autre combinaison de concepts qui n’avait jamais été réalisée par aucun artiste. Mais comme pour le daguerréotype, certains préfèrent imaginer leurs propres théories pour comprendre — ou, souvent, condamner — la nouvelle invention que d’en voir la réalité.

Inversement, certains prêtent trop à l’invention et lui demandent ce qu’elle ne peut pas faire. Nadar, encore, raconte avoir reçu une lettre d’un individu en province qui, ayant observé le portrait photographique d’un de ses amis, lui écrit : « Je vous prie monsieur de me tirer mon portrait d’après le même procédé, de me l’envoyer le plus promptement possible. Je le désire en couleur, et si possible, assis à l’une des tables de ma grande salle de billard. » Cela laisse à penser qu’il imaginait non seulement que le daguerréotype était en couleurs, mais surtout qu’il était capable de générer une image de lui sans jamais l’avoir rencontré — ce qui, par ironie de l’histoire, est exactement ce que peut faire une IA générative (à condition, bien sûr, d’avoir quelques photos d’origine pour entraîner le modèle). De même, les IA génératives ne peuvent pas, aujourd’hui, faire tout et n’importe quoi. Si elles peuvent représenter « un astronaute juché sur un cheval » — selon un prompt célèbre utilisé pour illustrer cet article — il serait par exemple plus difficile de faire générer un « cheval juché sur un astronaute »…

Midjourney, version 5 2, prompt  : « several images decomposing the movement of an astronaut riding a horse, multiple images, daguerreotype ».

Disputes sur les mérites de l’invention

La plus courante des réactions était toutefois celle de l’enthousiasme. François Arago, découvrant le procédé de Daguerre, voulut tout de suite le rendre public pour que « la France dote noblement le monde entier » de l’invention, en échange d’une rente à vie pour Daguerre et le fils de Niepce, autre père de la photographie. La publication universelle du procédé — qui n’est pas sans rappeler les modèles d’IA générative en open source, comme Stable Diffusion, sauf qu’elle était ici le résultat de l’action publique — eut un effet soudain et spectaculaire. Un journaliste indique que :

« Peu de temps après la communication publiquement faite par Arago des procédés de Daguerre, ils étaient connus universellement. On ne voyait plus dans Paris que chambres noires installées sur les balcons, aux fenêtres des mansardes ; qu’objectifs braqués de toute part sur les quais, dans les promenades, devant les monuments. »5

Tout le monde voulait être photographe, à défaut de pouvoir, dès cette époque, se faire photographier, puisque les durées d’exposition étaient encore trop longues pour saisir les objets animés. Une « hype » similaire a accueilli les générateurs d’images lors de leur première ouverture au public : dès septembre 2022, le générateur d’images DALL-E était utilisé pour générer 2 millions d’images par jour, et il est probable qu’en quelques mois semaines seulement, il a été généré plus de tableaux sur des outils d’IA générative qu’il n’en a été peint dans toute l’histoire de l’art.

Dès septembre 2022, le générateur d’images DALL-E était utilisé pour générer 2 millions d’images par jour, et il est probable qu’en quelques mois semaines seulement, il a été généré plus de tableaux sur des outils d’IA générative qu’il n’en a été peint dans toute l’histoire de l’art.

Raphaël Doan

Toutefois, cet enthousiasme a suscité, dans les deux cas, sa part de polémique. Après la publication du procédé de Daguerre, il ne tarda pas à se produire un grand débat sur l’intérêt ou le risque que la photographie faisait courir à la peinture et à l’art en général. Parmi ses détracteurs, Baudelaire fut le plus illustre. Dans son Salon de 1859, il écrit : « l’industrie, faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie, et […] la confusion des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. » Même réaction spontanément hostile chez beaucoup d’illustrateurs lors de l’apparition des générateurs d’images. On reproche aux images générées par IA d’être « sans âme », d’être banales ou sans intention, inhumaines en un sens ; il est certain que Baudelaire aurait eu le même genre de préventions en découvrant Midjourney. Beaucoup de peintres étaient eux-mêmes farouchement opposés à la photographie  : en 1862, Ingres et une vingtaine d’autres artistes publièrent une « Protestation des grands artistes contre toute assimilation de la photographie à l’art », qui n’est pas sans rappeler le mouvement de protestation qui a eu lieu fin 2022 sur la plateforme Artstation sous le slogan « No to AI generated images ».

Midjourney, version 5 2, prompt  : « several images decomposing the movement of an astronaut riding a horse, multiple images, daguerreotype ».

Derrière cette condamnation artistique se cachait souvent, au XIXe siècle, un réflexe aristocratique, parfois très nettement politique. Charles Blanc, frère de Louis, alors âgé de vingt-six ans, qui avait étudié la gravure, s’indignait en 1839 : « Qui empêchera M. Daguerre de faire de ce miroir une gravure ? Oh ! si la chimie nous envahit, je crains bien que tous les mystères ne s’en aillent, et la poésie avec eux. Fasse Dieu que l’art ne se confonde pas un jour avec la science. […] Ce qu’il y a au fond des inventions modernes, c’est toujours ce grand mot : tout le monde. Ce mot, qu’est-ce autre chose que la démocratie ? »6. Le problème était bien que, désormais, « tout le monde » pouvait « faire de l’art », et c’est aussi ce qui inquiète certains aujourd’hui : quelle est la valeur ajoutée, voire le privilège d’un artiste, si tout le monde peut produire des œuvres similaires en quelques secondes sur un ordinateur ? La notion d’artiste se dilue mal dans la démocratie. D’ailleurs, inversement, quand Arago faisait l’éloge du daguerréotype dans la loi en publiant le procédé, c’est bien en indiquant dans son exposé des motifs : « Le plus maladroit fera des dessins aussi exactement qu’un artiste exercé. » C’est démocratique, et c’est similaire au potentiel égalisateur de l’IA générative aujourd’hui, en ce qui concerne la capacité de production des individus7.

Quelle est la valeur ajoutée, voire le privilège d’un artiste, si tout le monde peut produire des œuvres similaires en quelques secondes sur un ordinateur ? La notion d’artiste se dilue mal dans la démocratie.

Raphaël Doan

Ne sous-estimons pas, cependant, la rapidité de l’évolution des mentalités, ni l’ambiguïté qui peut résider chez un même individu. Même Baudelaire s’est fait souvent photographier, et il finit par reconnaître, notamment grâce à l’apparition de véritables artistes de la photographie comme Nadar, qu’il y avait là quelque chose de plus qu’une pure destruction de la poésie.

La crainte du remplacement

La condamnation esthétique de la photographie faisait débat dans les discussions de salons, mais il y avait plus lourd de conséquences : l’impact de la nouvelle invention sur les métiers et sur la société. Allait-on être remplacé par la machine ? On se rappelle le peintre Paul Delaroche et son exclamation initiale : « À partir d’aujourd’hui la peinture est morte. » On lisait dans la presse : « Que le gouvernement ne lance dans le domaine public cette nouvelle branche d’industrie, que lorsqu’il sera bien assuré des avantages qu’on pourra en tirer ; sans cela ce serait une pierre détachée du temple des arts, pour achever d’écraser ceux qui y travaillent encore »8. Le Figaro incitait même à ne pas acheter de daguerréotypes, « instrument prosaïque, inutile entre vos mains, coupable de dégradation envers l’art », et à privilégier les vrais artistes9 ! D’autres, au contraire, se voulaient rassurants, parfois exagérément : « L’invention de M. Daguerre ne causera […] aucun préjudice à la gravure, ni même au dessin ou à la sculpture »10, lisait-on parfois dans la presse.

De fait, les peintres qui, hors des grands noms reconnus, vivaient de petites commandes de portraits familiaux ou de paysages privés, avaient de quoi s’inquiéter. Qui allait encore les payer pour se faire représenter plus ou moins maladroitement après une pénible séance de pose, quand pouvait avoir un portrait presque instantané et parfaitement ressemblant pour beaucoup moins cher  ? Ils furent donc nombreux à prendre le train en marche. Walter Benjamin rappelle que « les choses allèrent si vite que, dès 1840, la plupart des innombrables peintres de miniatures étaient devenus photographes professionnels, d’abord accessoirement, ensuite exclusivement. »

A posteriori, on peut dire que ni les tenants du « remplacement », ni ceux de l’optimisme imperturbable n’avaient entièrement raison. La photographie n’a pas tué la peinture ni supprimé les artistes. Mais qui peut dire qu’elle n’a pas largement perturbé l’histoire de l’art, et que la peinture aurait évolué au XXe siècle de la même manière en l’absence de la photographie ? La plupart des courants d’art moderne sont issus d’une volonté des artistes d’incorporer des techniques photographiques ou au contraire de s’en distinguer le plus possible, considération inexistante pour les artistes antérieurs. Par ailleurs, il est très probable que les sensibilités d’artistes se soient dirigées dans des voies différentes en raison de la présence de la photographie : ceux qui étaient attachés aux innovations formelles et conceptuelles développaient la peinture moderne tandis que ceux qui, paradoxalement, étaient attachés à des canons classiques de composition et de représentation se dirigeaient vers la photographie d’art et le cinéma. Jacques-Louis David au XXe siècle serait peut-être devenu un émule de Stanley Kubrick plutôt que de Jackson Pollock.

La photographie n’a pas tué la peinture ni supprimé les artistes. Mais qui peut dire qu’elle n’a pas largement perturbé l’histoire de l’art.

Raphaël Doan

Car la photographie a bien eu deux effets distincts sur la création artistique, dont on peut imaginer qu’ils seront similaires pour les IA génératives. D’abord, elle a modifié les usages dans les pratiques existantes  : les peintres se sont servis de la photographie comme références pour leurs tableaux. C’est ce qui a permis de passer de certaines fausses conventions de représentations, comme les jambes des chevaux au galop, à des images plus conformes à la réalité mais auparavant trop difficiles à saisir.

Midjourney, version 5 2, prompt  : « a daguerreotype of an astronaut on a horse, nadar, 1860 ».

C’est en ce sens que Paul Delaroche, après sa surprise initiale, en vint à y voir un procédé pour assister les peintres : dans une note à Arago il indique que « l’admirable découverte de M. Daguerre est un immense service rendu aux arts. » D’autres peintres, un peu plus tard, se sont au contraire efforcés de s’en différencier en proposant des images aussi peu photographiques de possible. Le public y était réceptif, mais d’une manière beaucoup plus spécifique qu’auparavant. Faire appel à un peintre était un geste, un signal, celui de quelqu’un se sentant suffisamment important pour recourir à la grande et ancienne discipline. Il en ira peut-être de même pour la synthèse d’image : faire appel à un artiste manuel pour un travail d’illustration sera un geste affiché, un message envoyé à ceux qui aiment le « fait main », comme il y a des pâtisseries maison.

Ensuite et surtout, la photographie a créé de nouvelles pratiques artistiques, ce qui n’était que très rarement envisagé à l’époque de son invention. Le peintre Antoine Wiertz, cité par Walter Benjamin, en avait une intuition en 1855, qui cependant peut encore se lire comme la croyance que la photographie se contentera d’assister les peintres : « Qu’on ne pense pas que le daguerréotype tue l’art […] Quand […] cet enfant géant aura atteint l’âge de la maturité ; quand toute sa force, toute sa puissance se seront développés, alors le génie de l’art lui mettra tout à coup la main sur le collet et s’écriera : À moi ! Tu es à moi maintenant ! Nous allons travailler ensemble ». S’il était possible, dès alors, d’envisager une photographie d’art — celle de Nadar —, il était plus difficile d’entrevoir que celle-ci comprendrait des champs si étendus et divers, allant jusqu’à la photographie de mode, ni qu’il naîtrait de la photographie un tout nouvel art distinct, le cinéma, ni que des inventions connexes à la photographie permettraient plus tard la diffusion de la bande dessinée. Et s’il est aisé de voir que l’IA générative va transformer la production des livres, des illustrations, des bandes dessinées, des films, des séries, des jeux vidéo, qui sait aujourd’hui quelles nouvelles formes artistiques distinctes pourraient en naître ?

S’il est aisé de voir que l’IA générative va transformer la production des livres, des illustrations, des bandes dessinées, des films, des séries, des jeux vidéo, qui sait aujourd’hui quelles nouvelles formes artistiques distinctes pourraient en naître ?

Raphaël Doan

Les leçons du daguerréotype au XXIe siècle

Quelles conclusions tirer de l’impact du daguerréotype sur la société du XIXe siècle, pour nous qui allons connaître les développements de l’IA générative ?

Insistons d’abord sur l’imprévisibilité des bouleversements : personne en 1840 n’imaginait que le cinéma deviendrait l’art le plus consommé du monde, ni que les journaux seraient remplis de photographies — alors même que, rétrospectivement, cela peut nous paraître évident. De même, il est impossible pour nous de prévoir avec exactitude ce que nous ferons des futures IA génératives d’ici quelques dizaines d’années. Ce qui est certain, c’est que plutôt qu’une opposition entre le dramatique « remplacement par la machine » et l’optimiste « coopération avec la machine », il faut imaginer une série de mutations contraintes. Les peintres de miniatures ne se sont pas retrouvés sans emploi, ils sont devenus photographes. Les peintres d’histoire ne sont pas devenus photographes, mais ils ont d’abord utilisé la peinture comme référence pour leurs tableaux, puis leurs héritiers sont devenus cinéastes. Les peintres d’avant-garde ont imaginé une peinture qui s’opposait à la photographie et ont trouvé un public. Aujourd’hui, il est probable que les illustrateurs, par exemple, ne se retrouveront pas sans aucun travail  ; ils feront des activités nouvelles dans l’illustration grâce à l’IA, ou bien se spécialiseront dans le travail fait main, ou encore travailleront dans de nouveaux domaines permis par les IA génératives.

Midjourney, version 5 2, prompt  : « several images decomposing the movement of an astronaut riding a horse, multiple images, daguerreotype ».

Le deuxième enseignement, c’est que comme beaucoup d’innovations, l’IA générative sera un moteur d’égalisation ; entre individus, mais surtout entre individus d’une part et organisations d’autre part. Comme le daguerréotype, elle permet à « tout le monde » de produire une image sans compétence manuelle. Mais surtout, elle le fait beaucoup plus vite ; or, ce qui manque à un artiste indépendant, c’est bien cette capacité à réduire le temps de travail. Faire un long-métrage d’animation comme Blanche-Neige demandait à Walt Disney plus de 300 000 images dessinées à la main, par une équipe de plus d’un millier de personnes. Un long-métrage d’animation moderne demande toujours plusieurs centaines de personnes. Mais demain, il est probable que cette production pourra être atteinte par une seule personne utilisant de l’IA générative. Il ne s’agit d’ailleurs pas que des films d’animation : tout type de court ou de long métrage pourra être réalisé par un individu seul ou une petite équipe indépendante, capable de rivaliser, en termes de pure production, avec un studio comme Disney. En d’autres termes, la production audiovisuelle s’alignera sur la production littéraire : sur les plans technique et financier, il ne sera pas plus difficile de réaliser un film que d’écrire un roman. Difficile de prédire les conséquences exactes de ce phénomène sur l’industrie culturelle, mais il est certain qu’elles seront profondes. Dans le meilleur des cas, il permettra à des autrices et des auteurs d’incarner leurs idées et leurs visions sans limitation de moyens.

La production audiovisuelle s’alignera sur la production littéraire : sur les plans technique et financier, il ne sera pas plus difficile de réaliser un film que d’écrire un roman.

Raphaël Doan

Reste une différence principale entre l’invention du daguerréotype et celle de la synthèse d’images, qui se trouve dans le rapport à la vérité. La photographie était présentée comme l’avènement d’un outil de vérité.  « Ce sera toujours la vérité, puisque c’est la nature », écrit un chroniqueur dès 183911. De fait, et bien qu’il ait été dès l’origine possible de retoucher des photographies, celles-ci ont toujours été perçues, en principe, comme des preuves exactes. « Pics or it didn’t happen », dit le proverbe sur Internet. La plupart des gens savent que Photoshop existe et que la retouche est possible, mais comme la retouche n’est pas à la portée de n’importe qui et qu’elle prend un peu de temps, nous supposons que la plupart des images que nous voyons ont effectivement été capturées quelque part dans le vrai monde.

L’IA générative, au contraire est par définition fausse — c’est même son objectif : produire des images qui n’existent pas. C’est donc l’opposé polaire de la photographie. Avec elle se referme peut-être le moment unique dans l’histoire où une image pouvait être la preuve de la vérité d’une chose ou d’un événement ; avant 1839, il n’y avait que des dessins et des peintures, et personne n’y voyait le reflet automatique de la vérité : après 2022, une photo peut avoir été générée par un ordinateur, et bientôt — quand la synthèse d’image sera intégrée dans les applications courantes et que chacun l’utilisera pour ses photos de profil, par exemple — nous partirons du principe qu’une photo est en général produite par ordinateur, les « vraies » photos étant l’exception. Monde étrange ? Peut-être, mais au fond, il ne fait que nous renvoyer au monde d’avant 1839.

Sources
  1. Sur la réception du daguerréotype, on pourra lire l’article suivant, qui fut très utile dans l’écriture du présent texte : Paul-Louis Roubert, « La critique de la photographie ou la genèse du discours photographique dans la critique d’art, 1839-1859 », Sociétés & Représentations, vol. 40, no. 2, 2015.
  2. Dans sa Petite histoire de la photographie.
  3. Cité par Nicolas Devigne, « Voyage autour de la chambre daguerrienne, un nouveau siècle des Lumières », Revue d’histoire du XIXe siècle, 47.
  4. Henri Gauchereaud, « Beaux-Arts. Nouvelle Découverte », La Gazette de France, 6 janvier 1839.
  5. « Les Origines de la photographie », Le Correspondant, recueil 104, 1876.
  6. « Beaux Arts. Gravure. La Madone de l’Arc et les moissonneurs », Revue du progrès, 15 février 1839.
  7. Antoine Lévy et Raphaël Doan, « L’intelligence à l’époque de sa reproductibilité technique », Le Grand Continent, 16 juin 2023.
  8. Raoul de Croy, « Le daguerrotype [sic]. À propos du projet de loi de la Chambre des députés », Journal des Artistes, n° 26, 30 juin 1839.
  9. « Le prix d’un daguerréotype », Le Figaro, 26 septembre 1839.
  10. Isid. B., « Variété », Le Constitutionnel, 19 janvier 1839.
  11.  Isid. B., « Invention de M. Daguerre ou Daguerrotype », Le Constitutionnel, 29 janvier 1839.