La guerre de position en Ukraine n’est pas une impasse stable. Elle n’est pas le résultat de réalités fondamentales de la guerre moderne qui ne peuvent être modifiées que par une révolution technologique ou tactique, comme ce fut le cas lors de l’impasse de la Première Guerre mondiale. Elle ne repose pas non plus sur une équivalence permanente des capacités militaires entre la Russie et l’Ukraine qui pourrait se maintenir indéfiniment quel que soit le soutien apporté par l’Occident à Kiev.
Elle résulte, au contraire, des limites imposées par l’Occident aux technologies qu’il est disposé à fournir à l’Ukraine et des contraintes imposées à la base industrielle de défense russe, qui découlent en grande partie de la réticence du président russe Vladimir Poutine à engager pleinement la Russie dans cette guerre. L’équilibre actuel est donc, en fait, très instable et pourrait facilement basculer dans l’une ou l’autre direction en fonction des décisions prises à l’Ouest.
Le commandant en chef ukrainien, le général Valeri Zaloujny, a récemment exposé les principaux facteurs qui ont introduit la guerre de position dans le conflit et rendu les manœuvres mécanisées difficiles, voire impossibles. Les récentes opérations offensives russes autour d’Avdiivka, dans l’oblast de Donetsk, entre autres, ont montré que les Russes souffrent également de ces problèmes. L’évaluation de Zaloujny correspond à ce que de nombreux autres observateurs de la guerre ont également constaté. Les facteurs les plus marquants sont les suivants :
- L’omniprésence des drones de reconnaissance rend impossible toute surprise à grande échelle, et la création effective par les deux parties de systèmes de reconnaissance et de frappe qui combinent des drones de reconnaissance et de frappe avec de l’artillerie et d’autres systèmes à longue portée rend les concentrations visibles de véhicules prohibitivement dangereuses ;
- La guerre électronique russe — en particulier le brouillage des signaux GPS et des communications des drones — à une échelle sans précédent entrave gravement la capacité de l’Ukraine à utiliser pleinement les munitions de précision fournies par l’Occident qui reposent sur le système GPS et compromet l’efficacité des systèmes de drones ukrainiens ;
- Les ouvrages défensifs russes, préparés pendant de nombreux mois et soutenus par des champs de mines extrêmement profonds et denses, empêchent toute manœuvre mécanisée rapide ;
- Les défenses aériennes ukrainiennes limitées et l’absence d’une force aérienne moderne en Ukraine permettent aux aéronefs pilotés russes d’opérer en soutien étroit des unités de première ligne et de cibler les réserves tactiques et les nœuds logistiques ukrainiens ;
- Les capacités limitées de frappe à longue portée de l’Ukraine empêchent l’interdiction efficace, au niveau opérationnel nécessaire, pour isoler le champ de bataille des réserves opérationnelles et stratégiques russes ;
- Le nombre insuffisant de chars d’assaut et de véhicules blindés, associé à l’incertitude quant à la disponibilité future des remplacements, oblige l’Ukraine à regrouper ses forces mécanisées plutôt que d’accepter les pertes inhérentes aux assauts concentrés dans l’état actuel du champ de bataille.
Les Russes, quant à eux, souffrent de bon nombre de ces problèmes, mais aussi de leur incapacité à répartir sur l’ensemble du théâtre les capacités qui leur confèrent d’importants avantages. La densité et l’efficacité des systèmes russes de guerre électronique ne sont pas uniformes sur le front, ce qui permet aux Ukrainiens de continuer à utiliser des systèmes de reconnaissance et de frappe basés sur des drones pour perturber les principales opérations offensives russes, par exemple.
Les opérations aériennes pilotées russes, quant à elles, suffisent à freiner les avancées ukrainiennes dans certaines zones, mais pas à empêcher l’Ukraine d’acheminer des renforts dans les secteurs menacés, ni à ouvrir des voies d’accès pour les attaques mécanisées russes préparées à l’avance. L’incapacité actuelle de la base industrielle de défense russe à assurer la production de chars et de véhicules blindés de remplacement a contraint le commandement russe à conserver ses véhicules et a réduit de nombreuses unités à des attaques de type infanterie légère. Les forces russes sont également confrontées à des pénuries périodiques et localisées d’artillerie qui perturbent leurs opérations offensives et défensives.
La solution à ces défis ne nécessite pas de révolution technologique majeure de la part de l’une ou l’autre partie. D’une part, les arsenaux occidentaux contiennent déjà les armes nécessaires pour relever presque tous les défis auxquels sont confrontés les combattants en Ukraine. D’autre part, la mobilisation totale de l’économie et de la société russes en faveur de la guerre pourrait contrebalancer ses limites technologiques.
La capacité de l’Ukraine à empêcher les forces russes de mener une guerre de manœuvre mécanisée à grande échelle dépend de la poursuite de l’aide occidentale, au moins à l’échelle actuelle. La défense aérienne, l’artillerie et les systèmes anti-chars sont des exigences existentielles pour l’Ukraine, qui ne peut pas construire ou acquérir suffisamment de systèmes de ce type pour empêcher l’armée russe de retrouver la capacité de mener des opérations offensives mécanisées à grande échelle, ou de dévaster ses villes.
L’armée de l’air russe a en principe la capacité de mener des campagnes de bombardement de type Seconde Guerre mondiale contre les centres de population ukrainiens, comme elle l’a montré à une échelle plus limitée pendant la guerre civile syrienne. Afin de détruire de vastes zones d’Alep entre 2015 et 2016, la Russie a utilisé une combinaison de bombardiers Blackjack et Backfire à capacité nucléaire et d’archaïques bombardiers Bear à hélice. Elle dispose toujours de ces plateformes et d’un important stock de bombes non-guidées qu’elle a utilisées en Syrie, mais les Bears ne peuvent absolument pas survivre dans un espace aérien contesté et les Blackjacks et Backfires sont vulnérables aux systèmes sol-air avancés que l’Occident a fournis à l’Ukraine. Étant donné que les Blackjack et les Backfire font partie de la triade nucléaire russe et que l’industrie de défense russe ne peut pas les remplacer facilement, Poutine n’a pas voulu prendre le risque de les perdre. Les systèmes de défense aérienne fournis par l’Occident ont ainsi préservé le ciel des villes ukrainiennes des bombardements dévastateurs. Si l’Occident devait cesser de fournir ces systèmes, il est presque certain que les Russes commenceraient à effectuer de tels raids, ce qui aurait des conséquences catastrophiques pour l’Ukraine.
Les systèmes de défense aérienne fournis par l’Occident empêchent également les aéronefs pilotés russes de soutenir directement les troupes russes au sol. Les forces russes ont utilisé des hélicoptères d’attaque avec un effet dévastateur contre les phases initiales de la contre-offensive ukrainienne, mais les troupes ukrainiennes ont finalement trouvé des moyens d’utiliser leurs systèmes portables de défense aérienne (MANPADS) pour abattre et, finalement, éloigner ces hélicoptères du front. Les craintes des Russes face aux missiles sol-air à plus longue portée de l’Ukraine ont empêché les chasseurs-bombardiers et les avions d’attaque russes d’attaquer de très près les troupes ukrainiennes sur la ligne de front. La perte de ces systèmes permettrait aux avions d’attaque russes Su-25 (à peu près semblables aux A-10 américains) et aux chasseurs-bombardiers russes Su-34 et Su-35 (semblables aux F-15 américains) de commencer à frapper les positions ukrainiennes de la ligne de front et les concentrations tactiques qui les soutiennent. Ces attaques soutiendraient et faciliteraient la reprise des opérations offensives russes.
Les systèmes antichars fournis par l’Occident ont joué un rôle essentiel dans les efforts déployés par l’Ukraine pour stopper les avancées mécanisées russes depuis les premiers jours de la guerre. L’apparition de systèmes antichars occidentaux Javelin, même en petit nombre, a contribué à stopper les poussées blindées russes vers Kiev, créant ainsi les conditions permettant aux forces ukrainiennes de les arrêter et, finalement, de les repousser à la frontière. L’Occident a continué à fournir à l’Ukraine des systèmes antichars portables similaires qui jouent un rôle clé dans les défenses ukrainiennes contre les manœuvres mécanisées russes, de même que les chars et l’artillerie fournis par l’Occident. La perte de ces systèmes modifierait l’équilibre tactique et augmenterait la probabilité de pénétration réussie des positions défensives ukrainiennes par les troupes mécanisées russes.
Les systèmes d’artillerie fournis par l’Occident ont également joué un rôle essentiel en permettant à l’Ukraine de tenir les lignes actuelles. Ces derniers disposent d’une plus grande portée et d’une plus grande précision que les anciens systèmes soviétiques sur lesquels s’appuient les Russes. Les Ukrainiens ont intégré avec succès l’artillerie occidentale dans leurs complexes de reconnaissance et de frappe utilisant des drones, les Russes se plaignant régulièrement que les tirs de contre-batterie ukrainiens (c’est-à-dire les frappes d’artillerie contre l’artillerie russe qui vient de tirer) sont supérieurs aux leurs. La crainte des Russes à l’égard des tirs de contre-batterie ukrainiens les a conduits à repousser leurs canons vers l’arrière, à éviter de les concentrer et à s’abstenir de les utiliser pour les volées prolongées préconisées par la doctrine russe. La perte de ces capacités par l’Ukraine permettrait à l’artillerie russe de se concentrer à nouveau beaucoup plus près du front et de maintenir les cadences de tir élevées nécessaires pour supprimer les défenses ukrainiennes et permettre des pénétrations dans leurs lignes.
La fin du soutien occidental priverait l’Ukraine de ces capacités et d’autres encore. Il n’en résulterait pas une poursuite de la guerre de position actuelle, mais plutôt l’ouverture d’opportunités pour les Russes de renouveler des offensives mécanisées à grande échelle avec de bonnes perspectives de succès. Les lignes de front cesseraient très probablement d’être statiques, les Russes rétablissant la manœuvre sur le champ de bataille. Il est difficile de voir comment l’Ukraine pourrait compenser les pertes de ces capacités en peu de temps — c’est même très improbable, étant donné l’état de sa base industrielle de défense et de son économie. Le scénario le plus probable est donc que les Russes recommencent à repousser les forces ukrainiennes, à s’emparer de zones plus vastes du pays, à dévaster les villes ukrainiennes depuis les airs et, éventuellement, à réduire à néant la capacité de l’Ukraine à se battre. En résumé, tout porte à croire que l’interruption de l’aide occidentale à l’Ukraine permettrait à la Russie de l’emporter militairement.
En revanche, une augmentation de l’aide occidentale à l’Ukraine pourrait bien permettre aux forces ukrainiennes de reprendre la manœuvre sur le champ de bataille selon leurs propres conditions. Les arsenaux occidentaux disposent d’armes permettant de détruire les systèmes de guerre électronique russes. Un programme américain est déjà en cours pour modifier les missiles conçus pour attaquer les radars de défense aérienne afin de neutraliser les brouillages de GPS et d’autres systèmes de guerre électronique similaires, mais les systèmes de guerre électronique sont de toute manière facilement identifiés et localisés par leurs signatures électromagnétiques, et de nombreuses sortes de munitions peuvent les détruire. La destruction des systèmes russes de guerre électronique augmenterait la capacité des forces ukrainiennes à frapper avec précision des cibles proches du front, ce qui perturberait les avancées russes et créerait les conditions nécessaires aux opérations offensives ukrainiennes.
Le renforcement de la puissance aérienne de l’Ukraine aurait probablement l’impact le plus important sur le champ de bataille, comme l’a suggéré le général Zaloujny. Les limites de la base industrielle de défense occidentale signifient que les pénuries de l’artillerie occidentale et des systèmes de précision à courte portée basés au sol ne seront pas rapidement comblées. Toutefois, les arsenaux occidentaux contiennent un grand nombre de systèmes de précision lancés depuis les airs qui pourraient compenser les limites de l’artillerie. La capacité relativement limitée de l’Occident à produire un grand nombre d’obus d’artillerie résulte en fait de la dépendance de l’OTAN à l’égard des munitions de précision délivrées par les airs, destinées à compenser sa dépendance à l’égard de l’artillerie. Or, l’Ukraine ne dispose pas d’un nombre suffisant d’avions capables de survivre près des lignes de front et, dans certains cas, les appareils dont elle dispose sont incapables d’utiliser les munitions avancées de l’OTAN (bien que des programmes soient en cours pour moderniser certains d’entre eux). Des missiles air-air à longue portée, associés aux défenses aériennes au sol de l’Ukraine, permettraient de débarrasser le ciel des avions russes. L’augmentation du nombre de missiles HARM capables de cibler les radars de défense aérienne russes permettrait aux avions ukrainiens de voler plus près du front. L’ensemble de ces changements permettrait à l’Ukraine de commencer à utiliser la panoplie de munitions de précision occidentales aériennes contre des cibles tactiques russes afin d’ouvrir des couloirs pour des avancées terrestres.
Les avancées rapides nécessitent des blindés, et la létalité du champ de bataille moderne exige d’en disposer d’une quantité suffisante pour pouvoir se permettre d’essuyer des pertes significatives tout en accomplissant des missions importantes sur le plan opérationnel. L’Occident doit augmenter considérablement la quantité de blindés qu’il fournit à l’Ukraine afin de créer les conditions nécessaires à la réussite des opérations offensives ukrainiennes. La contre-offensive de 2023 a, entre autres, été entravée par le fait que l’Occident a fourni un nombre relativement faible d’une multitude de véhicules de combat différents ayant des caractéristiques et des exigences opérationnelles différentes. Nombre d’entre eux n’étaient pas du tout adaptés à l’ouverture de brèches dans des positions défensives préparées car ils ne disposaient pas d’une protection blindée suffisante pour survivre face aux chars et aux systèmes antichars russes. Les États-Unis disposent de centaines de chars d’assaut stockés en Europe, prépositionnés pour être prêts en cas de guerre de l’OTAN contre la Russie. La mise à disposition rapide de ces chars à l’Ukraine augmenterait considérablement la capacité de l’Ukraine à mener des manœuvres mécanisées.
L’Occident a également été trop parcimonieux dans ses livraisons de matériel de génie, en particulier de matériel de déminage. En réalité, il ne dispose pas de grandes quantités de ces systèmes, ce qui explique en partie cette parcimonie, mais il peut se permettre de prendre plus de risques en réduisant temporairement ses propres stocks car il est difficile de prévoir une guerre majeure dans laquelle les États-Unis ou l’OTAN pourraient être impliqués à court terme et qui nécessiterait la capacité de franchir des champs de mines à grande échelle.
À juste titre, le général Zaloujny a identifié une série de réformes et d’ajustements que les forces ukrainiennes pourraient et devraient réaliser, indépendamment de l’aide occidentale. L’avènement des drones de reconnaissance et d’attaque sur le champ de bataille offre une marge de manœuvre énorme pour des changements militaires plus transformationnels, entre autres. À cet égard, la guerre en Ukraine est probablement similaire à la guerre civile espagnole, qui a préfiguré de nombreux changements clés qui allaient porter leurs fruits pendant la Seconde Guerre mondiale, comme l’utilisation de la puissance aérienne dans de nombreux nouveaux rôles. L’Occident devrait profiter de cette opportunité pour apprendre à maîtriser les capacités technologiques émergentes et les innovations tactiques qu’elles requièrent pour aider l’Ukraine à remporter la victoire.
Faciliter la capacité de l’Ukraine à rétablir sa capacité de manœuvre sur le champ de bataille ne nécessite toutefois pas de transformations aussi importantes. Il faut plutôt s’appuyer sur la fourniture aux forces ukrainiennes d’armes et de systèmes qui sont déjà présents dans les arsenaux occidentaux à une échelle suffisante pour permettre à l’Ukraine de réussir.
Les décideurs américains doivent avant tout comprendre que la guerre de position actuelle en Ukraine n’est pas une réalité stable ou permanente, inhérente à la nature de la guerre aujourd’hui ou à l’équilibre relatif de la puissance militaire entre la Russie et l’Ukraine. L’arrêt ou la réduction significative du soutien militaire américain à l’Ukraine permettrait à la Russie de gagner cette guerre sur le champ de bataille. Ce serait une catastrophe non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour l’OTAN et pour les États-Unis.