Deux ans auront bientôt passé depuis que, le 24 février 2022, le monde stupéfait découvrait sur ses écrans les images des chars russes franchissant la frontière ukrainienne1. Ces séquences vidéo avaient, il est vrai, un aspect quelque peu dépassé. Imaginer avant le 24 février le scénario d’une offensive russe, c’était décrire la paralysie instantanée du pays par une attaque cyber massive ; une prise de contrôle des organes de l’État par des équipiers des forces spéciales sans uniforme ; ou encore, une population savamment désorientée par la désinformation et la rupture des communications par satellite à la suite d’opérations spatiales d’un nouveau genre. C’est d’ailleurs comme cela que les stratèges russes l’avaient envisagée et sans doute proposée à Vladimir Poutine2. De tout cela il n’a rien été. 

Les images projetées dans le monde entier faisaient plutôt penser à un mauvais documentaire sur la Seconde Guerre mondiale, ou à quelque chose comme l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979. Après la réorientation de l’« opération militaire spéciale » russe qui, en conséquence de l’échec des attaques convergentes vers Kiev, s’est concentrée sur l’Est et le Sud du pays, le débat entre les observateurs semble s’être cristallisé autour d’une question simple  : la guerre en Ukraine est-elle un anachronisme, un dernier avatar des guerres du passé égaré en ce début de XXIe siècle, ou bien, derrière les oripeaux d’un affrontement faussement classique, masque-t-elle au contraire les signes avant-coureurs d’une nouvelle génération de conflits  ? L’enjeu de cette question est majeur, tant la réponse revêt de l’importance pour les choix que les armées du monde entier devront faire dans le futur ; et tant, surtout, la réponse conditionne ce que nous pouvons anticiper de l’évolution de la guerre. 

La guerre en Ukraine est-elle un anachronisme ? 

Général Benoît Durieux

À l’évidence, ces questions n’appellent pas de réponses simples. Y répondre suppose d’abord de déterminer ce qui n’est dans ce conflit que faussement surprenant, autrement dit ce qui n’est pas véritablement anachronique ou dépassé parce que, en réalité, représentatif de l’essence du phénomène guerrier, telle que l’avait analysée Clausewitz. Oublier et nier ces éléments de permanence génère la surprise, plus que la nouveauté radicale, tactique ou technique, finalement assez rare à l’échelle de l’histoire. Ce n’est que lorsque l’on identifie clairement en quoi le conflit ukrainien reflète les caractères de toute guerre que l’on peut ensuite déterminer s’il présente de réelles nouveautés. 

Clausewitz, une référence chez les Soviétiques, notamment après sa relecture par Lénine, chercha à identifier les caractères essentiels du phénomène guerrier, par-delà des mutations historiques des sociétés, des cadres politiques ou des modalités du combat. Il suggéra notamment que les guerres, quelles qu’elles soient, n’appartenaient en réalité qu’à deux catégories : celles qui visent à abattre l’adversaire en renversant son système politique voire en anéantissant sa population et celles qui cherchent seulement à conquérir ou défendre un territoire qui servira de gage dans la négociation de la paix. Les buts de guerre russes ont semblé osciller entre ces deux objectifs. La dénazification et la démilitarisation de l’Ukraine d’abord évoquées par Vladimir Poutine relevaient clairement de la première catégorie d’objectifs. Désormais, même si les objectifs russes restent peu lisibles, les opérations militaires correspondent davantage à la seconde catégorie de guerre, le Donbass et la Crimée semblant mobiliser les efforts des deux belligérants. Quelle est donc la nouveauté de la guerre en Ukraine  ?

On peut recenser plusieurs lois qui gouvernent la seconde catégorie de guerre, mais trois d’entre elles sont particulièrement bien illustrées par le conflit ukrainien. La première est, contrairement à une idée reçue, celle de la limitation de la guerre. La seconde, corollaire paradoxal de la première,  est celle du risque permanent de la montée vers la guerre totale. Enfin, la troisième loi de la guerre a trait à la nature territoriale de son objectif. 

La limitation de la guerre

La première loi de la guerre, celle de sa propre limitation, se comprend aisément à l’aide des analyses de Clausewitz. Il souligne que la guerre n’est jamais instantanée. Lorsqu’après l’effervescence des débuts, la décision n’est pas obtenue d’emblée, ce qui est le plus fréquent, la guerre dure, car la quête d’un résultat immédiat par un des partis en conflit conduirait à l’engagement simultané de toutes ses ressources. Elle entraînerait donc pour ce parti le risque de se retrouver totalement dépourvu et à la merci de son adversaire. Un premier facteur de limitation de la guerre est donc tout simplement celui qui découle de la nécessité de durer. Cette notion d’économie des forces n’a pas seulement des conséquences dans le temps, mais aussi dans l’espace. Un belligérant, puisqu’il ne dispose que d’un volume de forces fini, limite toujours son action dans certains secteurs pour les concentrer ailleurs. Mais ce n’est pas la seule raison qui restreint l’étendue géographique des combats. Celle-ci est aussi contrainte par des raisons politiques dans les limites du champ de bataille. Durant la guerre du Vietnam, les États-Unis s’abstinrent de frapper des cibles au Laos et au Cambodge alors même que la logistique des Vietcongs y transitait. La zone d’exclusion décrétée par les Britanniques durant la guerre des Malouines illustre aussi cette limitation politique de l’étendue spatiale des hostilités. Enfin, la guerre ne concerne jamais ni toute la société, ni même l’ensemble des soldats mobilisés. Parce que tout le monde ne peut pas combattre, parce que les combattants doivent être nourris, administrés, approvisionnés, renouvelés. En conséquence, seule une partie des citoyens se bat, même si une grande partie d’entre eux soutient les combattants et est souvent prise pour cible, soit par les armes, soit par les conséquences des sièges ou des blocus. Par construction la guerre est donc limitée dans le temps, dans l’espace et dans le champ social. 

Lorsque la décision n’est pas obtenue d’emblée, la guerre dure, car la quête d’un résultat immédiat par un des partis en conflit conduirait à l’engagement simultané de toutes ses ressources

Général Benoît Durieux

En Ukraine, après la tentative russe d’un résultat instantané passant par l’engagement simultané de l’ensemble des forces mobilisées, les combats ont été en permanence, comme durant la Première Guerre mondiale, l’objet d’un dilemme entre la tentation de percer pour emporter la décision grâce à la concentration ponctuelle de moyens en un point donné et la préoccupation de conserver des forces pour la suite du conflit et pour les autres secteurs du front. L’ubiquité des moyens de renseignement, qui est un facteur relativement nouveau à l’échelle tactique, accroît ici la difficulté de réaliser une percée. La limitation géographique de la guerre au territoire ukrainien illustre le cantonnement spatial du conflit. Au-delà de l’insuffisance du volume des forces disponibles pour multiplier les fronts, ni les alliés de l’Ukraine ni la Russie ne sont, pour des raisons politiques, désireux de voir la guerre s’étendre. Enfin, la guerre est limitée dans la société, même si c’est dans ce domaine que la tentation de sortir des règles usuelles est la plus forte. En Ukraine, une part significative de la population est engagée ou meurtrie par le conflit  ; en Russie, la conscription touche progressivement une part croissante de la population. Pourtant, il reste une distinction entre combattants et non-combattants, qui sous-tend le retentissement des frappes sur des infrastructures civiles. Ces limitations ne font pas obstacle par elles-mêmes aux morts, aux atrocités, voire aux crimes de guerre, mais elles les restreignent, sans que les limites ne soient jamais définitivement fixées.

[Lire plus : découvrez l’ensemble de nos publications sur la guerre d’Ukraine]

Cette limitation, mouvante, de la guerre se fait par conventions implicites. La guerre est une épreuve de force, mais, comme le terme l’indique, elle vise à éprouver l’état des forces plus qu’à anéantir. L’affrontement militaire a ainsi une fonction de représentation — on parle d’ailleurs de théâtre d’opérations — du conflit des communautés politiques. Lorsque l’on parle de guerre conventionnelle, on ne dit pas seulement que ce n’est ni une guerre nucléaire ni une insurrection. On dit que les belligérants ne s’affrontent que dans une certaine mesure, en n’engageant non pas toute la société, mais les armées qui ont été préparées à cette fin, ce qui représente la mise en œuvre d’une forme de convention implicite. La guerre en Ukraine en apporte des illustrations. Au départ, c’est la Russie qui impose l’état de guerre. Ensuite, la guerre admet des mitigations agréées par les deux partis. À la mi-2023, l’accord de transit du gaz russe sur le territoire ukrainien est toujours en vigueur. L’initiative céréalière de la mer Noire est un autre exemple de la capacité que peuvent avoir deux belligérants de s’accorder sur des sujets d’intérêt commun en dépit de leur affrontement militaire. Ainsi, et en dépit en particulier de la rhétorique nucléaire utilisée par Vladimir Poutine, la guerre en Ukraine admet des limites et possède, de ce fait, une dimension conventionnelle au sens premier de ce terme  : les deux camps s’affrontent dans un champ spatial, social et temporel limité et admettent dès lors implicitement que les résultats de cet affrontement déterminent les conditions des négociations. 

La tendance à la montée aux extrêmes

Pourtant, la limitation intrinsèque au phénomène guerrier ne fait pas obstacle à sa seconde loi, qui est la possibilité permanente d’ascension aux extrêmes, donc d’élargissement des limites. La Première Guerre mondiale est d’abord conçue comme courte par les belligérants avant de devenir mondiale ; l’invasion de la Pologne par les Allemands en 1939 provoque un conflit encore plus large  ; l’agression irakienne contre le Koweït en 1990 conduisit à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003.  Cet élargissement est d’autant plus probable que la guerre dure. Il survient généralement en raison de l’exaspération des populations, à la suite d’un changement de dirigeant, le nouveau venu promettant une issue rapide, en conséquence de l’intervention d’un nouveau belligérant désireux de tirer parti de la situation ou encore, au moment où la décision militaire semblant se dessiner, le parti qui a le dessous souhaite modifier la donne. 

Ni les alliés de l’Ukraine ni la Russie ne sont, pour des raisons politiques, désireux de voir la guerre s’étendre.

Général Benoît Durieux

En Ukraine, l’extension territoriale du conflit aux territoires russe ou polonais ou l’emploi même tactique des armes nucléaires pourraient ainsi traduire cette montée aux extrêmes. Certains prodromes de ces phénomènes ont déjà pu être constatés. Des drones ukrainiens ont été utilisés dans la profondeur du territoire russe, cependant qu’un missile est retombé sur le territoire polonais. Et les menaces nucléaires russes sont devenues régulières. La guerre en Ukraine suggère ainsi que la guerre totale est, à la différence de la guerre limitée, non pas un état de fait, mais une dynamique d’augmentation de l’intensité de la violence.

La centralité des enjeux territoriaux

Dans l’affrontement lui-même, ce qui attire le plus souvent l’attention, ce sont les frappes d’artillerie et les bombardements aériens. Ainsi, l’accent est mis sur l’emploi de la violence. Pourtant, contrairement à une idée répandue, ce n’est pas le tout de la guerre, ni même sans doute l’essentiel. Toute guerre résulte en réalité de la combinaison de trois confrontations  : le duel violent, sans doute, mais aussi la compétition pour les territoires et la lutte des récits. L’enjeu central est celui qui concerne les territoires. C’est la troisième loi de la guerre illustrée par le conflit ukrainien. 

En Ukraine, certains prodromes d’une montée aux extrêmes ont déjà pu être constatés.

Général Benoît Durieux

Le duel des violences réciproques a été considérablement accru par les moyens modernes  : artillerie, missiles et armes aériennes, armes légères et mines. Et dans une certaine mesure, on peut y ajouter les armes cybernétiques, même si, une fois le conflit commencé, elles paraissent en réalité moins efficaces que les armes à munitions classiques. Mais la dialectique des violences ne décide pas seule de l’issue des combats. D’abord parce que le fait de détruire plus de forces que l’adversaire ne donne en lui-même aucun avantage tangible. Sans doute, cela peut modifier l’équilibre des forces pour de futurs combats, mais cela ne fait que préparer l’avenir. Cela peut aussi porter atteinte aux réseaux de commandement ou d’approvisionnement, et donc handicaper, voire paralyser une partie du système ennemi, mais ce résultat s’apparente au premier effet  : il ne fait que préparer l’avenir, en portant atteinte à l’efficacité du système politique ou militaire adverse pour poursuivre le combat. Quant à l’impact que les frappes peuvent avoir sur le moral des populations, l’expérience historique montre qu’elles ont plus souvent tendance à renforcer la détermination qu’à l’atténuer. C’est ce que l’on observe en Ukraine, comme actuellement en Israël après les attaques du Hamas. L’autre raison pour laquelle les destructions mutuelles de capacités militaires ne font pas la décision réside dans l’impossibilité de les mesurer, d’une façon suffisamment précise et fiable pour amener un des belligérants à admettre qu’il prend le dessous et va devoir en tirer les conséquences. La guerre en Ukraine illustre amplement cette réalité, les pertes ukrainiennes étant encore plus difficiles à évaluer que les pertes russes. 

Ce duel des violences réciproques détermine en revanche en partie l’issue de la deuxième confrontation, primordiale, qui est celle qui vise à conquérir ou défendre un territoire. Ce territoire peut être terrestre, maritime ou aérien, mais c’est sa possession qui décide de l’issue politique des conflits. D’abord parce que la possession d’un territoire se voit. Elle n’est niable par aucun des deux belligérants et celui qui évacue ou échoue à conquérir un espace donné ne peut qu’en convenir. Sa portée politique est d’autant plus forte qu’elle tire parti de la force symbolique attachée à certains lieux ou villes. Ensuite parce que la défense effective ou la conquête réussie d’un territoire illustre la force de la volonté du parti qui en est l’auteur et la manifestation de cette volonté est d’ailleurs d’autant plus efficace que la violence employée par l’adversaire a été plus intense. En Ukraine, la capacité à résister au premier choc et à conserver le contrôle de la capitale comme de l’essentiel du territoire est désormais un avantage majeur dans la compétition des récits de guerre des deux belligérants. Enfin parce que la possession d’un territoire, surtout terrestre, dure. Elle permet donc de se prévaloir d’un gage évident dans la négociation qui viendra. En Ukraine, chaque ville de l’Est du pays est devenue un enjeu aussi symbolique que militaire, le meilleur exemple étant sans doute celui de la bataille pour Bakhmout au printemps 2023. Du côté russe, la mise en scène des référendums d’annexion dans les oblasts occupés illustre la même réalité  : la conquête d’un territoire a une portée politique. 

La portée politique d’une prise de territoire est d’autant plus forte qu’elle tire parti de la force symbolique attachée à certains lieux ou villes.

Général Benoît Durieux

Naturellement, c’est par l’usage de la violence que chaque parti cherche à s’emparer d’un territoire ou à le défendre. On observe donc deux dialectiques symétriques, chacune opposant la présence d’un des deux partis sur un lieu donné à l’emploi de la violence du parti adverse pour le contraindre à y renoncer. In fine c’est bien celui qui résiste un quart d’heure de plus que son adversaire qui l’emporte. En Ukraine, nous sommes dans cette situation, analogue à celle du premier conflit mondial, où chacun des deux camps est capable de résister à la violence de l’autre pour défendre, mais pas pour conquérir

Le conflit illustre aussi la différence fondamentale entre la défensive et l’offensive. La première consiste à affirmer sa présence sur un territoire et à se mettre en situation de résister à la violence adverse grâce aux protections préparées à l’avance, en l’occurrence les tranchées et abris de toutes sortes. Tout en ayant aussi préparé ce qui permet à l’usage des armes d’être plus efficace contre l’attaquant au moment où il se dévoilera  : plans de feux, mines, obstacles. La conquête, quant à elle, est aussi la capacité à affirmer sa présence, mais sur un nouvel espace, à conquérir, qui ne permet pas de bénéficier initialement des possibilités de protection et de valorisation des armes propres à la défense. C’est pourquoi Clausewitz avait déjà souligné que la défense est la forme la plus forte de guerre. Cette centralité de l’enjeu territorial est ce qui caractérise la guerre.

Du moins en va-t-il ainsi pour la guerre sur terre. Le raisonnement reste transposable dans certaines circonstances dans les milieux aériens et maritimes. La bataille d’Angleterre à l’été 1940 est ainsi une lutte pour la maîtrise d’un espace aérien et de nombreux épisodes de l’affrontement pluriséculaire entre la Royal Navy et la Marine française ont visé au contrôle, au moins temporaire, de la Manche. Mais il est assez rare que les objectifs en cause aient par eux-mêmes une valeur politique. La maîtrise du ciel d’Angleterre devait permettre aux Allemands de bombarder le pays et celle de la Manche aux Français d’organiser un débarquement. Leur dimension symbolique a néanmoins pris peu à peu une dimension politique. En outre, dans ces milieux, la défense ne bénéficie pas des mêmes atouts que sur terre et l’affrontement est davantage constitué d’agressions réciproques. La guerre en Ukraine a ainsi illustré un curieux paradoxe. Les espaces maritime et aérien font partie avec l’espace de ce que la littérature stratégique appelle parfois les « espaces communs », c’est-à-dire des espaces qui, en temps normal, sont utilisables par tous. Ce n’est pas vrai en temps de paix de l’espace aérien, mais en temps de guerre, son statut s’en rapproche. Dans la guerre en Ukraine, ces espaces « communs » ont été peu ou prou interdits à l’adversaire par chacun des deux belligérants et sont devenus les espaces « de personne ». Autrement dit, des « no man’s land »… Cela s’explique si l’on considère que le contrôle de ces espaces n’a pas de valeur en soi, mais représente un atout déterminant pour agir sur les armées aux prises à terre ou sur les sociétés. À défaut de pouvoir les contrôler, il faut donc les interdire à l’adversaire. Ainsi les rivages ukrainiens de la Mer Noire ont-ils été interdits aux bâtiments de guerre des deux parties par les batteries côtières ou les armes à longue portée.  C’est assez largement le cas aussi de l’espace aérien où les bulles de déni d’accès interdisent toute maîtrise de l’air durable par les parties au conflit. 

Dans la guerre en Ukraine, les espaces « communs » de l’air et de la mer ont été peu ou prou interdits à l’adversaire par chacun des deux belligérants et sont devenus les espaces « de personne ».

Général Benoît Durieux

Si le duel des violences réciproques conditionne en partie la lutte pour le contrôle des espaces physiques, le résultat politique de cette lutte territoriale dépend de la troisième confrontation, celle qui vise les audiences. Aucune action militaire inconnue du public n’a de valeur politique en soi. Emporter la décision à la guerre c’est conquérir ou défendre avec succès un territoire sous le regard de l’opinion publique, en en particulier de l’opinion extérieure aux parties en conflit. C’est la raison de l’importance de la reprise de Kherson par les Ukrainiens en novembre 2022, ou, dans l’autre sens, de l’échec récent de la contre-offensive ukrainienne débutée en juin 2023 et dont le Chef d’état-major des armées ukrainien a admis l’absence de résultats tangibles. Mais l’opinion publique n’est ni parfaitement informée sur les faits, ni naturellement objective dans ses jugements de valeur. Toute guerre donne donc lieu à une confrontation pour établir la présentation des faits la plus favorable — parfois même pour inventer des faits — et pour infléchir les jugements moraux. 

Ainsi, la « guerre de l’information » n’est-elle pas comparable à la lutte en mer ou dans les airs. Elle désigne plutôt une forme de délibération collective qui, à partir des résultats de la lutte pour les territoires, influencera dans un premier temps les soutiens des deux camps et ensuite les processus de négociations. Ce qui frappe en Ukraine, c’est la partition de cette opinion publique mondiale, celle des pays occidentaux étant à la fois acquise à l’agressé ukrainien, révoltée par les crimes de guerre de l’armée russe et sensible aux succès militaires de Kiev, alors que celle de nombreux pays du Sud éprouve plus de sympathie pour la cause de Moscou. Mais dans tous les cas, la lutte pour l’information ne peut s’abstraire longtemps de la réalité des faits et ses résultats ne sauraient retourner une situation compromise sur le terrain. 

La guerre en Ukraine est donc, conformément à la nature du phénomène guerrier, une guerre limitée, qui articule le duel des violences, la lutte pour les territoires et la dialectique des opinions qui en est le juge de paix. L’extension, volontaire ou involontaire, des limites est une inconnue majeure de ce conflit alors qu’il approche de ses deux ans.

Nouveautés relatives de la guerre en Ukraine

Que nous apprend-elle de nouveau  ? D’abord, et en dépit des multiples théories quant à la guerre hybride qui, finalement, aurait évité la lutte militaire et ses horreurs, l’affrontement armé reste décisif et donne libre cours aux instincts les plus bas de l’homme. Ensuite que dans cette dialectique entre la violence et la présence sur un territoire à défendre, l’équilibre qui semblait depuis plusieurs décennies évoluer sans arrêt au profit de la violence, pour faire de toute guerre un échange de munitions sans cesse plus précises et pénétrantes à des distances toujours accrues, semble n’avoir finalement pas beaucoup évolué. Du côté de la violence, l’usage massif des drones et des munitions rôdeuses est la principale nouveauté de ce conflit, mais il se heurte dans un pays coupé et urbanisé à la capacité des forces à se protéger. 

Enseignement complémentaire : si la guerre en Ukraine est comme toute guerre, une guerre par représentants interposés, qui sont ici les forces armées des deux parties, ces représentants s’appuient sur le soutien des sociétés et des économies   ; dans la durée, cette dimension de « profondeur stratégique » prend une importance cruciale. Il faut aussi noter l’importance du rôle des acteurs privés ou non strictement étatiques, par exemple la société Wagner pour renforcer les troupes russes d’un côté, et la constellation Starlink ou les GAFAM au profit des communications ukrainiennes de l’autre. Si le Pearl Harbor cyber n’a pas eu lieu, la dimension numérique du conflit, dans lequel chaque citoyen doté d’un téléphone devient un capteur de renseignement, un émetteur d’information ou un acteur du débat informationnel, s’est avérée essentielle. 

Enfin, cette guerre, qui devait être courte, se prolonge, et au moment où cet article est écrit, nul ne peut en prédire le développement. Ainsi, pour répondre à la question initiale, au lieu de dire quelque chose de vraiment nouveau, elle dit à nouveau ce que la guerre est vraiment, soit, suivant la formule de Clausewitz, un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté.

Sources
  1. Ce texte est une position personnelle du général de corps d’armée Benoît Durieux.
  2. Dimitri Minic, Pensée et culture stratégique russe Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, Paris, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2023.