Les élections du 23 juillet ont laissé une arithmétique complexe qui oblige les deux candidats ayant la possibilité d’être investis à trouver des soutiens au-delà de leurs propres formations politiques, et même au-delà de leur propre bloc idéologique. Le premier à tenter de le faire sera le candidat du Partido Popular, et vainqueur des élections générales, Alberto Núñez Feijóo. Le leader du PP se soumet en effet à la séance plénière d’investiture du Congrès des députés ce mardi 26 septembre, après avoir accepté la demande du roi et après avoir constaté, au cours des quatre dernières semaines, l’incapacité de son parti à recueillir le soutien nécessaire pour obtenir la majorité absolue au sein de la chambre.
Face à l’échec prévisible de son investiture, la direction du parti a organisé un grand rassemblement politique devant 40 000 personnes contre la supposée amnistie dont Sánchez aurait besoin pour avoir le soutien du mouvement indépendantiste catalan, sachant que ses représentants, ERC et Junts, sont vitaux pour l’articulation de toute majorité au Congrès des députés qui permettrait une certaine stabilité — politique et institutionnelle — pour le prochain exécutif.
La manifestation a fixé une ligne claire et évidente : le PP considère l’investiture de Feijóo comme un échec et se prépare à exercer une opposition basée sur une stratégie de tension et de polarisation. Une stratégie qui n’est pas nouvelle et qui, ces dernières années, se concentre sur la figure de Sánchez et de ses alliés en attendant que la présidente de la Communauté de Madrid, Isabel Ayuso, consolide sa position politique.
Il faut donc analyser la performance du candidat du PP au cours du dernier mois, ainsi que celle de son parti, afin de comprendre dans quelle position il arrive à sa propre investiture, les étapes qu’il a franchies jusqu’à présent et le scénario qui s’ouvre pour le PP au cas où la législature commencerait par la formation d’un gouvernement progressiste, avec les soutiens que cela implique.
Une défaite politique inattendue
Les élections du 23 juillet dernier nous ont laissé face un scénario politique que pratiquement aucun sondage n’avait prévu. Le consensus dominant — surtout sous l’impulsion des médias conservateurs — prévoyait une majorité absolue pour le PP et Vox qui aurait permis à Feijóo d’entrer à la Moncloa avec la somme de ses députés et de ceux d’Abascal, à l’instar de nombreux gouvernements régionaux et municipaux après le 28 mai. Contre toute attente, le bloc historique que Manfred Weber et Giorgia Meloni orchestrent en vue des élections européennes de juin 2024 a tourné court en Espagne grâce à une mobilisation inattendue du bloc progressiste. Une mobilisation essentielle, notamment celle du PSOE qui, tout en améliorant ses résultats, a échoué à moins d’un demi-million de voix du Parti populaire. Le retour des progressistes est dû à la mobilisation du vote féministe, ouvrier, jeune et périphérique espagnol : les résultats en Catalogne, au Pays Basque et en Navarre, mais aussi à Valence et en Galice, ont signifié un renforcement du vote progressiste.
En Catalogne, comme nous l’avons analysé dans ces pages il y a quelques mois, les socialistes ont obtenu un résultat historique qui leur a permis de résister à la confrontation avec le PP dans le reste de l’Espagne. Parallèlement à cette mobilisation progressiste, toutes les études post-électorales ont également détecté une baisse du vote centriste de Ciudadanos, qui a opté pour le PP. Les pactes avec Vox ont fait fuir les électeurs les plus modérés du camp du centre et du centre-droit. Le résultat du 23 juillet a mis fin aux possibilités de Feijóo de devenir président du gouvernement et s’est transformé en coup de maître de Sánchez, qui a converti sa défaite de mai en une impulsion pour inverser les tendances des élections générales et avoir une chance d’obtenir une majorité parlementaire qui pourrait l’investir à nouveau comme président pour un nouveau mandat.
Confusion stratégique au sein du PP
L’impact de cette défaite politique inattendue sur le PP a été dévastateur. Au-delà de la rhétorique et des discours sur la victoire électorale ou du mantra de la liste la plus votée, le PP surnage en plein chaos. La politique se résume parfois à savoir gérer des attentes. Or quelques jours avant les élections, elles étaient particulièrement élevées au sein du parti de Feijóo. Aujourd’hui, si l’on part du principe qu’il ne gouvernera pas, les changements stratégiques ont commencé à se matérialiser.
Passons en revue quelques-unes d’entre elles : dans un premier temps, Feijóo a décidé de se rendre à l’investiture et a commencé à demander, activement et passivement, le soutien des socialistes. Le candidat du PP a rencontré Sánchez pour explorer les possibilités d’un soutien à son investiture — rappelons que le PP a basé toute sa campagne électorale sur l’idée d’abroger le « sanchismo », c’est-à-dire de mettre fin au travail gouvernemental du PSOE ces dernières années. Mais le président du PP s’est également montré disposé à discuter avec le reste des formations, modifiant une grande partie de la politique d’alliances et de dynamiques politiques que son parti avait menée jusqu’à présent : il a même proposé de rencontrer ERC et Junts, un véritable anathème au sain d’un PP qui considère les représentants de ces formations politiques ni plus ni moins comme des putschistes depuis 2017. Au cours de ces semaines, et après des années de confrontation, le PP est même allé jusqu’à affirmer que Junts était un parti de grande tradition et de légalité. Feijóo a donc tenté de se présenter comme un candidat modéré, prêt à discuter avec tout le monde, et à sortir du cadre qui lui imposait de partager des alliances avec l’extrême droite. Mais cela n’a fait qu’accentuer les nombreuses incohérences d’un parti où, pendant ce temps, les militants scandent : « Puigdemont, en prison ! »
Cependant, une partie du PP — notamment l’aile la plus dure menée par Isabel Díaz Ayuso — a choisi de préparer les prochaines élections et a critiqué, voire fermé la porte à toute tentative d’élargissement du soutien de Feijóo, surtout si elles nécessitent les voix des formations nationalistes et indépendantistes, considérées comme ennemies de l’Espagne. Cette tension sous-jacente entre les différentes stratégies au sein du parti conservateur montre non seulement des divergences internes que nous analyserons plus tard, mais aussi un dilemme stratégique pour le PP qui a conduit son porte-parole parlementaire, Borja Semper, à constamment revenir sur ses propos dans ses propres discours.
La faiblesse interne de Feijóo
Cette confusion va de pair avec des équilibres au sein du parti qui ne sont pas du tout favorables à Feijóo. Le fait qu’Isabel Díaz Ayuso ait été acclamée par les partisans du PP le 23 juillet au soir sur le balcon de Génova juste après la victoire d’Alberto Núñez-Feijóo est à cet égard significatif.
Le cœur du pouvoir du PP est de plus en plus centré sur Madrid. Le « Madrid DF » — une référence au district fédéral de la tentaculaire ville de Mexico — comme certains l’appellent, est la matrice de cadres discursifs et de récits de la droite conservatrice et réactionnaire espagnole. Le PP et Vox en sont de plus en plus dépendants dans l’élaboration de leurs stratégies, de leurs messages et de leurs imaginaires. Dans le cas du PP, cette dépendance à l’égard de la capitale espagnole est incarnée par la figure d’Ayuso. Cette dernière est la candidate du PP qui continue d’améliorer ses résultats et qui a réussi à gouverner sans avoir besoin de l’extrême droite dont elle assimile une grande partie du discours. La présidente de la Communauté de Madrid est celle qui détient réellement le pouvoir à l’intérieur du PP, comme l’a démontré le coup interne contre Pablo Casado, président du parti entre 2018 et 2022, lorsqu’il a tenté d’adopter une ligne pragmatique. C’est du reste dans ce contexte que Feijóo est arrivé à la tête du PP.
Feijóo sait que c’est Ayuso qui contrôle le PP et qu’il est impossible de remettre en question la ligne stratégique et idéologique qui est dictée à Puerta del Sol. C’est pour cette raison que nous avons assisté ces dernières semaines à un spectacle d’incohérence politique qui s’explique par l’incapacité du leader du PP à suivre la ligne qu’il a l’intention de fixer. L’ancien président galicien sait que sa position dépend d’Ayuso et tant Aznar que Rajoy le lui ont rappelé ces derniers jours, en fixant le cap du PP depuis leurs tribunes respectives. Un cap qui coïncide avec celui de la présidente de Madrid. La seule chose que Feijóo peut faire pour survivre en interne est d’attendre une nouvelle élection qui lui permettrait d’avoir une nouvelle possibilité de gagner la majorité absolue avec Vox, en espérant une démobilisation du bloc progressiste et plurinational après un hypothétique échec des négociations entre le PSOE et Junts. Sinon, il ne sera que le gestionnaire du groupe parlementaire ayant le plus de députés dans cette législature, en attendant qu’Ayuso fasse le saut dans la politique d’État.
L’éternel retour de la question territoriale : langues, amnistie, conflit
La question territoriale a été au centre du débat politique de ces dernières semaines. Dans une précédente étude parue dans ces pages, nous montrions déjà que la Catalogne était à nouveau au centre de la politique espagnole après le résultat du 23 juillet. Pour obtenir le soutien des indépendantistes catalans, Sánchez, le seul candidat ouvert à un pacte avec eux et qui l’a déjà fait lors de la législature précédente, a dû faire un premier geste. La question linguistique a été la première étape. Pour la première fois dans l’histoire du Congrès des députés, le règlement intérieur prévoit la possibilité de s’exprimer en catalan, en basque et en galicien, une demande des groupes nationalistes et indépendantistes qui avait été refusée lors des législatures précédentes. Mais ce n’est pas tout, le gouvernement sortant a également demandé aux autres partenaires européens de reconnaître le catalan comme langue officielle de l’Union. Deux mesures qui vont dans le sens de la reconnaissance de la langue catalane au niveau de l’État et de l’Europe et qui répondent à une demande largement répandue dans la société catalane, au-delà du mouvement indépendantiste. Les partis de gauche ont facilement intégré cette nouvelle réalité et ont défendu à la chambre et dans leurs interventions publiques que l’Espagne était un pays pluriel et qu’il était nécessaire de reconnaître les autres langues existantes au-delà de l’espagnol. La gauche accepte, défend et promeut donc le multilinguisme.
Au sein du PP, cependant, la question a une fois de plus suscité un débat interne et a révélé les tensions et les divisions au sein du parti. D’une part, il y a eu des déclarations et des actions contradictoires. Le Parti Populaire est passé de l’affirmation que parler en d’autres langues au Congrès était une atteinte à l’égalité ou n’était ni plus ni moins qu’un jeu de dupes, à celle de son porte-parole parlementaire, d’origine basque, s’exprimant en basque devant toute la salle et provoquant l’indignation de son partenaire politique, Vox. Ce discours en basque qui a ensuite été critiqué par de larges secteurs du parti qui ne comprenaient pas comment le PP pouvait assumer, même légèrement, cette réalité linguistique plurielle du pays.
L’autre grande question territoriale est l’amnistie. À la suite de ce débat, le PP a non seulement rejeté la possibilité d’une amnistie qui romprait l’égalité entre les Espagnols et entraînerait la réhabilitation de ceux qu’il considère comme les auteurs d’un coup d’État, mais il a également nié le conflit en Catalogne et soutenu que ce qui a réellement amélioré la situation politique était l’application de l’article 155, qui supprimait l’autonomie. C’est la ligne d’argumentation défendue par Ayuso, Aznar et Rajoy. Le problème est que cela intervient quelques semaines seulement après que Feijóo a déclaré que le PP n’avait pas bien géré le problème politique en Catalogne et qu’il était nécessaire de trouver un nouvel équilibre entre la Catalogne et l’Espagne afin de résoudre les tensions existantes. De plus, Feijóo, qui était président d’une nationalité historique comme la Galice, a défendu le fait que l’Espagne était un pays pluriel dans lequel il y avait certaines communautés avec une identité unique dès qu’il a été élu président du PP.
La manifestation contre la supposée amnistie promue par le noyau du pouvoir politique, médiatique et culturel de Madrid montre clairement la position du PP sur la question territoriale et l’impossibilité qu’il rencontre de se débarrasser de Vox pour accéder au gouvernement. Cela consolide l’engagement du PP dans la stratégie de la tension et de la crispation. Il s’agirait de polariser à nouveau avec la question territoriale et de l’utiliser contre Sánchez pour l’épuiser avant l’hypothétique investiture.
Imiter ou combattre l’extrême droite : le PP dans la crise des droites
L’idée sous-jacente à la confusion stratégique, organisationnelle, idéologique et politique du PP est directement liée à la crise des partis conservateurs. Après la grande récession et son impact sur les systèmes politiques, qui a provoqué une forte crise de représentation affectant les grands partis traditionnels, la position dominante des partis sociaux-démocrates et des partis chrétiens-démocrates en tant que conservateurs dans leur propre bloc idéologique a été sérieusement menacée. Ces dernières années, nous avons également constaté que les sociétés se sont de plus en plus polarisées au niveau idéologique et affectif, renforçant les positions les plus radicales dans l’un ou l’autre bloc. Cela a brisé la dynamique de concurrence centripète que nous avions connue à l’époque de la grande modération néolibérale et a mis en concurrence les partis de centre-gauche et de centre-droit avec des formations qui appartiennent à leur bloc idéologique respectifs, mais en portant des positions plus radicales. Si la sociale-démocratie a dû affronter les partis populistes de gauche, la famille conservatrice doit faire face à la montée des formations ultras qui bénéficient d’un soutien populaire de plus en plus important et sont des rivaux électoralement compétitifs. L’extrême droite obtient des résultats historiques et représente déjà plus de 17 % des voix au niveau européen, et dans certains pays, elle est une force de gouvernement. Les partis de droite classiques sont donc confrontés à un dilemme stratégique et politique majeur : les imiter ou les combattre.
La première partie du dilemme consisterait à imiter l’extrême droite dans son discours, ses formes et ses propositions politiques. C’est ce que fait notamment Ayuso à Madrid. Le PP a tenté de se radicaliser avec des résultats inégaux : alors qu’à Madrid Ayuso a colmaté la fuite vers Vox, les résultats du 23 juillet montrent que certains électeurs centristes de Ciudadanos qui avaient voté pour le PP aux élections municipales et régionales ont préféré s’abstenir après les pactes avec Vox. De plus, l’expérience comparative montre que l’assimilation du discours de l’extrême droite ne profite qu’aux partis de cette dernière.
La deuxième option offerte par ce dilemme est, en revanche, complètement différente puisqu’elle implique de se concentrer sur la lutte contre l’extrême droite. Le PP pourrait choisir de se distancer de Vox et de le combattre sur des positions conservatrices en le catégorisant comme un parti ultra contraire aux principes constitutionnels. Et cela pourrait se matérialiser dans la question territoriale. Le choix de la lutte permettrait d’éviter que certaines idées et attitudes de l’ultra-droite ne se normalisent et, à long terme, il pourrait faire du Parti Populaire la force de liaison du vote libéral et conservateur, en convainquant une partie de l’électorat centriste et modéré de revenir dans ses rangs. Ce sont des électeurs sans lesquels il ne peut gagner, comme l’a démontré ce mois de juillet. Cependant, cette stratégie de combat est peut-être incongrue à un moment où le PP a légitimé Vox en nouant de nombreuses alliances.
Le PP se trouve à la croisée des chemins et doit prendre deux décisions fondamentales qui expliquent les incohérences qu’il a maintenues ces dernières semaines et qui marqueront la manière dont il abordera le prochain cycle politique et électoral à de nombreux niveaux. La première est de savoir s’il veut opter pour la modération et tenter de redevenir un parti conservateur à large spectre, mais clairement situé dans les coordonnées démocratiques en isolant l’extrême droite dans sa politique d’alliances. La seconde est de savoir s’il accepte une fois pour toutes la réalité linguistique, culturelle et identitaire plurielle qui constitue l’Espagne et s’il l’accepte comme sienne. De ces deux décisions dépend non seulement l’avenir de Feijóo, mais aussi la possibilité pour le PP de revenir au gouvernement et de pouvoir compter sur le soutien de formations politiques qui, aujourd’hui, refusent même de lui parler. Pour l’instant, et après le rassemblement de Madrid contre l’amnistie, il semble que Feijóo ait déjà décidé et qu’il opte pour la stratégie de la tension et de la crispation avec laquelle il cherchait à être élu président. Nous verrons bientôt si cela a porté ses fruits.