Le couple franco-allemand en crise

« Nous ne sommes d’accord sur rien » : ce qu’a vraiment dit Habeck sur le franco-allemand

Depuis quelques jours, une petite phrase agite toute la bulle du franco-allemand. Comment l’interpréter ? Dans la crise allemande, Robert Habeck, ministre fédéral de l'économie et de l'énergie, a peut-être trouvé le franc parler qu’il manque à Scholz pour s’adresser à Paris. Pour comprendre le sens de son intervention, nous l’introduisons et la traduisons dans son intégralité.

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Pierre Mennerat
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© Markus Schreiber/AP/SIPA

Le ministre fédéral de l’économie et de l’énergie Robert Habeck, écologiste, a prononcé le 5 septembre un discours qui a fait réagir en France comme en Allemagne, notamment à partir d’extraits concernant les relations franco-allemandes. Cette allocution à bâtons rompus s’inscrivait dans le cadre de la conférence des ambassadeurs allemands du 4 au 7 septembre, le ministre et vice-chancelier trace un tableau préoccupant d’une mondialisation qui aurait passé un « point de bascule », et souligne la nécessité d’une approche « géoéconomique » du commerce international qui le subordonne aux impératifs de sécurité et de souveraineté. 

Le gouvernement allemand des sociaux-démocrates (SPD), écologistes (Die Grünen) et libéraux (FDP) au pouvoir depuis décembre 2021 traverse une phase difficile. Les sondages ne sont pas favorables aux partis de la coalition tricolore alors que l’économie du pays s’installe dans une récession causée en partie par le ralentissement des échanges mondiaux. Pour Robert Habeck, l’économie allemande a trop parié sur l’énergie bon marché de Russie et la vigueur du marché chinois. Son analyse de la Zeitenwende est sans doute plus large et inclut les relations avec la Chine. 

La nécessité de reformuler la politique chinoise était déjà un élément important du programme de politique étrangère des Verts pendant la campagne de 2021, avant même le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Alors que l’économie allemande avait marqué un recul important pendant l’hiver 2022-2023, la reprise conjoncturelle espérée n’a pas eu lieu pendant l’été. Sur le plan intérieur, la reprise prudente de la consommation et des investissements laisse entrevoir une lueur d’espoir, mais la demande extérieure encore faible, les incertitudes géopolitiques persistantes, l’inflation toujours élevée ainsi que qu’une politique monétaire plus restrictive affectent la reprise de l’économie. Dans une note publiée sur son site en août, le ministère fédéral de l’économie reconnaissait que « les entrées de commandes et le climat des affaires, ne laissent toujours pas présager une reprise économique durable » en Allemagne dans les mois à venir. Ainsi le Spiegel a-t-il récemment désigné la France comme une « Allemagne en mieux » en ce qui concerne la vigueur de la reprise et sa politique économique. 

Robert Habeck est également assez caustique sur ce qui freine à ses yeux l’investissement en Allemagne. Il tourne à plusieurs reprises en dérision le retard de la numérisation et la lourdeur administrative des services de l’État, et il appelle de ses vœux un vrai choc de simplification.

Aussi, face à un environnement jugé beaucoup moins favorable à l’Allemagne que la situation antebellum, le ministre allemand Robert Habeck illustre ici la conception propre aux Verts : la poursuite d’une politique de libre-échange prudente et raisonnée, avec des accords commerciaux comme instrument du commerce équitable. Cela recoupe le projet de mondialisation par la diversification du chancelier Scholz mais le ministre Vert adopte un ton plus circonspect et prudent. Il n’est par exemple pas sûr de pouvoir tirer un bilan entièrement positif des échanges économiques, lui attribuant certes un enrichissement conséquent pour l’Allemagne mais aussi la montée des populismes dans le monde. 

Pour Robert Habeck dans ce discours, l’économie est soumise au primat de la politique. Son discours évoque une doctrine de politique économique nouvelle pour l’Allemagne, qui se veut le versant économique de la « Zeitenwende » : Habeck professe le primat de la politique de sécurité. La sécurité économique n’est pas strictement identique avec les intérêts à court terme des acteurs économiques. Ainsi le critère du prix doit aussi être contrebalancé par celui de la sécurité, et des politiques publiques volontaristes comme la subvention sur les prix de l’électricité à destination de l’industrie actuellement débattue en Allemagne peuvent être poursuivies. Ainsi Robert Habeck cherche-t-il à repenser l’économie comme un élément subordonné d’une politique plus large de sécurité. La conception allemande de la souveraineté économique repose sur deux grandes préoccupations : la diversification, fortement encouragée voire obligatoire, des partenaires commerciaux pour les entreprises investissant à l’étranger, mais aussi le contrôle accru des investissements en Europe et des flux des connaissances. Cependant, malgré ce credo de la sécurité économique et stratégique, c’est Robert Habeck, titulaire du portefeuille de l’énergie, qui a maintenu la décision de fermer en avril 2023 les dernières centrales nucléaires d’Allemagne malgré les arrière-pensées du FDP. Le discours, bien que volontariste, laisse en suspens plusieurs questions importantes : le ministre n’évoque pas non plus les énergies renouvelables, le changement climatique ou le plan concret de l’Allemagne pour à la fois atteindre la neutralité carbone et maintenir la compétitivité de son industrie. 

Enfin, il témoigne de tensions durables et profondes entre l’Allemagne et l’un de ses principaux partenaires européens, la France. Bien qu’ils ne soient « d’accord sur rien », le ministre cherche tout de même à dégager un avenir collectif pour l’Union, indissociable selon lui d’une relance de l’économie allemande. 

Chère Ministre des affaires étrangères, chère Annalena, mesdames et messieurs, 

Chers représentantes et représentants des associations économiques et de l’économie, 

Merci de me donner la possibilité de tourner mon regard vers l’étranger, puisque mon quotidien est de regarder vers le monde depuis la perspective allemande. Je voudrais essayer d’éclairer dans une perspective géo-économique les défis économiques de notre temps, c’est-à-dire de ces jours, semaines et mois. Annalena, lorsque tu parlais des problèmes de numérisation dans l’attribution de visas, une anecdote qu’on me racontait dans une entreprise il y a peu m’est revenue : ceux qui avaient envoyé leur demande de permis de construire par voie numérique ont eu la demande de la part de l’administration de le refaire par écrit, avec la demande de ne pas inclure de trombones ou d’agrafes, car cela dure trop longtemps de les retirer pour scanner le document ensuite. En réalité ce n’est pas drôle, car cela illustre en quelque sorte les petites tâches ridicules qui nous rendent la vie difficile en ce moment. Mais il y a aussi de grands changements dont je voudrais vous parler aujourd’hui. Si je ramène ce que vais énumérer aujourd’hui en trois thèses, j’espère qu’elles ne seront nouvelles pour aucun d’entre vous. Mais en les considérant en commun, elles montrent que nous ne devons pas limiter la « Zeitenwende » qu’à l’invasion russe de l’Ukraine mais plutôt recalibrer notre boussole économique et de politique économique étrangère.

Premièrement, les politiques énergétique et économique ne sont pas neutres mais hautement politiques. Elles l’ont toujours été, même si nous avons longtemps refusé de l’admettre ou de le voir. Hautement politique signifie qu’elles sont étroitement corrélées avec le pouvoir et l’influence. Deuxièmement, la mondialisation n’est pas la promesse d’une augmentation sans limite de l’aisance et du progrès, mais il existe au contraire manifestement des sortes de points de bascule à partir desquels ce qui était voulu comme un effet positif se transforme en effet négatif. Et troisièmement : la géoéconomie doit inclure des considérations de politique de sécurité dans la politique économique, c’est à dire  ne pas penser la politique économique comme libre de toute réflexion de politique extérieure et de sécurité, mais la réorienter d’après ces considérations, afin de garantir la sécurité économique ; et si « garantir » est peut être un grand mot, au moins afin de la rendre possible. 

Si l’on décline tout cela, on arrive vite à des détails et des mesures, des changements réglementaires. Je passerai rapidement là-dessus aujourd’hui, mais je vous invite cordialement à la manifestation miroir de cet événement au ministère de l’économie du 11 au 13 septembre, les journées de l’économie à l’étranger, où nous souhaitons jeter un regard plus aiguisé dans la boîte à outils. Si l’on décline ces thèmes, je voudrais commencer par la question énergétique et économique — et je ne veux pas exagérer — mais il n’est certainement pas complètement faux de dire en poussant le trait que le pari économique de l’Allemagne a reposé sur deux prémisses : de l’énergie bon marché de Russie et un commerce florissant avec la Chine. Bien sûr il y a d’autres fournisseurs d’énergie. Annalena l’a mentionné à l’instant. 55 % de notre gaz naturel venait de Russie, et logiquement 45 % d’ailleurs. Nous en produisons 5 % nous-mêmes, la Norvège en était un gros importateur. Les terminaux de LNG aux Pays-Bas alimentaient aussi déjà notre pays. Mais 55 % d’un seul pays représentait déjà un risque de taille : c’était un gaz bon marché sur lequel reposait par exemple la production de matière plastique. Bien sûr il y avait d’autres partenaires et relations économiques. L’Europe elle-même est le plus grand marché d’export européen, les USA évidemment aussi. Mais je suppose aussi que le rôle important de la Chine comme débouché et fournisseur dans certains secteurs — parfois le seul fournisseur de certains minerais et matières premières, on pourrait encore développer — est connu dans cette salle. Ainsi, si telle est notre hypothèse, vous voyez sous une loupe le problème auquel nous faisons face en ce moment. Prenons du recul historiquement en observant la part des exportations en pourcentage du PIB. Dans les années 1970, l’Allemagne était au même niveau que les pays du G7 — Canada, Italie, France, etc. Les exportations contribuaient à la même hauteur à la prospérité, ce qui correspondait aussi à la moyenne mondiale. Puis jusqu’en 2019, l’Allemagne a cavalé en tête. La part des exportations dans le PIB, c’est-à-dire à l’augmentation de la prospérité dans le pays, a crû exponentiellement. Près de 50 % du PIB de notre pays vient de l’export. D’autres pays, même la Chine ne sont qu’à 20 %, le Royaume-Uni à 10 %, et les autres pays à cette hauteur. Cela nous a conféré une immense prospérité dans ce pays. Nous avons aspiré à devenir champion du monde de l’exportation et nous y sommes arrivés. Mais cela démontre aussi que la transformation de la mondialisation en une géoéconomie, pour reprendre cette formule, met particulièrement au défi notre économie. Il n’est donc pas étonnant que nous menions ces débats en Allemagne actuellement, car l’économie mondiale trébuche, l’inflation est haute partout et la Chine récupère plus lentement des problèmes politiques qui sont, si j’ose dire, également de sa propre responsabilité. Mais tous ne sont pas également affectés et ce qui nous a offert une grande prospérité dans les dernières décennies est désormais un problème. A l’inverse on peut supposer que lorsque cela se calmera, l’économie d’exportation se remettra plus rapidement en route et participera plus à la croissance que dans d’autres pays.

La deuxième question est : la situation se calmera-t-elle ? Et on peut ici être pour le moins sceptique. L’hypothèse fondamentale, la promesse de la mondialisation, des marchés ouverts, des économies ouvertes, était la prospérité. Cette promesse a été tenue, il faut le dire clairement. Si il y a quelques décennies, 50 % de la population mondiale vivait avec un revenu de moins de 2 euros, aujourd’hui ce ne sont que 8 %. La croissance du revenu pour les plus pauvres du monde sur les dernières décennies est de 75 %, parce que l’ouverture des marchés à contribué à la prospérité de toutes les économies du monde, pas seulement de la nôtre, mais au niveau global. Ainsi la critique en gros de la mondialisation a toujours été erronée. La prospérité apporte l’éducation, l’éducation apporte la santé, la santé et l’éducation apportent une promesse d’ascension. Et nous pensions aussi qu’elle signifiait une promesse d’ascension démocratique. Et c’est là qu’il faut s’arrêter un instant. Car parallèlement à cette augmentation de la prospérité, nous assistons à une diminution des États à la constitution démocratique, et ce de plus en plus rapidement. C’est votre cœur de métier, vous pourrez en parler mieux et de manière plus approfondie que moi. Mais je veux quand même le noter. Bien sûr, on peut penser au Brexit, à Trump, etc., mais la tendance globale des démocraties libérales est celle du recul. Et on voit aussi un populisme de droite, un populisme politique, mais dans ce cas, un populisme national, nationaliste — par rapport à l’après-Seconde Guerre mondiale — à un niveau record. Il serait à mon avis erroné de ne pas vouloir y voir de lien. Nous devons donc nous demander à quel moment la mondialisation ne peut plus tenir ses promesses de bénéfices, car des tendances négatives et toxiques apparaissent de l’autre bord. Je pense que nous avons atteint ce moment, ce qui signifie, du point de vue géoéconomique que nous ne pouvons pas compter sur l’ouverture des marchés, sur l’ordre basé sur des règles, sur l’OMC, pour assurer une croissance durable et certaine.

En tout cas, si l’on parvenait à une autre conclusion, ce serait un pari risqué. On peut se demander si les dernières années — le covid, l’invasion russe contre l’Ukraine, les relations avec la Chine, le changement de force global entre la Chine et les Etats-Unis — nous permettent de la naïveté. Je ne le pense pas. Il faut en parler, notamment lors de cette conférence. 

Pour nous, pour mon travail, pour le ministère de l’Économie, cela signifie bien sûr donner plus de place à cette idée de sécurité économique, et à la diversifier. Annalena Baerbock vient d’énumérer la série d’accords commerciaux qui ont été conclus ou qui sont en cours d’élaboration. Vous savez à quel parti nous appartenons et quels clichés l’accompagnent. J’ose affirmer avec audace qu’il faudrait chercher longtemps avant de trouver un gouvernement fédéral qui ait fait avancer autant de traités commerciaux en si peu de temps. Nous avons pris la décision stratégique de faire de la politique commerciale, et plus précisément du commerce en tant qu’instrument géopolitique, un instrument d’équité, mais aussi un instrument d’intérêt, au centre de notre politique. Et nous avons débloqué la situation. Nous avons placé au centre de la politique commerciale ce qui, auparavant, était toujours considéré comme extérieur à elle. On pourrait en gros formuler ainsi l’hypothèse antérieure : le commerce est bénéfique, et s’il y a des dommages, ils seront réparés par la suite, qu’ils soient climatiques, écologiques, durables ou sociaux. Ce n’est plus le cas. Le cœur de notre politique commerciale est de réconcilier les promesses sociales et écologiques, de durabilité et de prospérité. Et c’est pourquoi les accords sur la protection du climat ou la protection des ressources naturelles sont naturellement devenus le cœur de la politique commerciale elle-même. Et je suis sûr que nous y parviendrons également avec le Mercosur, si nous ne procédons pas de manière dogmatique et nous délestons de la pensée erronée et dépassée d’un monde globalisé dans lequel le commerce est autosuffisant et où tout ce qui reste sont des obstacles « non tarifaires » au commerce. Cela ne peut plus fonctionner ainsi. Les autres pays ne l’accepteront plus non plus. Si nous avons avancé si vite, c’est parce que — Annalena Baerbock vient d’y faire allusion — nous pensons différemment, y compris en ce qui concerne la politique commerciale. Nous devrions utiliser les garanties d’investissement de manière stratégique : comme vous le savez, nous l’avons déjà fait. Les garanties d’investissement à l’étranger sont plafonnées. Cela signifie que si l’on veut investir plus de trois milliards, on ne peut pas le faire dans un seul pays. On peut aussi aller dans d’autres pays. Il vise bien sûr un peu à ne pas laisser les entreprises investir uniquement en Chine, mais à s’intéresser également à d’autres marchés — Indonésie, Thaïlande, Inde, Philippines, etc. C’est ce qui a été fait jusqu’à présent. Le contrôle des investissements, vous savez, concerne aussi les infrastructures critiques. Mais je suis également d’avis que nous devons discuter, dans le cadre européen, de la manière dont l’« Outbound-Control » fait partie de la politique, de la manière dont nous pouvons empêcher que le savoir, le savoir stratégique, ne s’échappe par des investissements à l’étranger. Nous avons mis en place une stratégie en matière de ressources et de matières premières. Nous devons donner aux entreprises que nous avons encore en Allemagne les moyens de se lancer elles-mêmes dans l’extraction de matières premières et de terres rares, afin de réduire nos dépendances. Voilà autant de mesures politiques qui ont été prises et qui doivent contribuer à ce que la réalité que nous sommes forcés de reconnaître ne mette pas en péril l’économie allemande et la prospérité de l’Europe et de l’Allemagne.

Mais cela signifie aussi, et c’est la conséquence logique, que le principe du meilleur prix, c’est-à-dire la doctrine pure et dure de l’économie, ne peut plus être et n’est plus le seul critère décisif, mais qu’il faut qu’il y ait aussi des contrepoids stratégiques, c’est-à-dire politiques, c’est-à-dire aussi d’une politique de puissance, pour que le rapport de force s’équilibre. Cela vaut également pour les investissements ou les subventions en Allemagne. Si vous suivez le débat actuel sur les subventions pour l’industrie à forte consommation d’énergie, vous entendrez des voix de chercheurs en économie. Bien sûr, toutes ne sont pas aussi définitives, on entend de tout, un peu comme entre ambassadeurs et politiques. Mais il y a souvent des voix des sciences économiques qui disent que les subventions aux industries à forte consommation d’énergie empêchent la transformation nécessaire ou la retardent. Ces voix disent, je les traduis : « ces industries doivent disparaître à l’avenir. Elles n’ont plus leur place en Allemagne et en Europe. » D’un point de vue économique, il y a peut-être aussi des raisons à cela. Il y aura probablement à l’avenir des régions du monde qui produiront des produits chimiques de base ou de l’acier de base ou du fer spongieux à moindre coût. Du point de vue géoéconomique que j’essaie d’adopter, je pense que c’est une erreur. Comme si nous n’avions pas appris que nous avons au moins besoin de connaissances de base pour les industries de base. Nous ne devons pas tout produire, ce serait absurde, mais garder une base de compétence propre — quand l’apprendrons-nous ?

Bien sûr, l’une des raisons de ces prix de l’électricité est la sécurité économique. Une certaine autonomie, non pas la souveraineté, non pas le découplage, mais une certaine souveraineté en termes de connaissances, de compétences et d’aptitudes à les conserver ici, joue naturellement un rôle. Et ce n’est pas un argument économique. C’est un argument de politique de sécurité, de politique de sécurité économique, comme tant d’autres. Mais si nous ne les prenons pas au sérieux, nous continuerons comme avant. Et « continuer comme avant », pour ainsi dire, est exclu à cause des points cités. L’énergie et l’économie sont toujours politiques, l’ont toujours été et nous avons trop longtemps refusé de l’admettre. Et la mondialisation, c’est-à-dire l’ouverture complète des marchés, est arrivée à un point de basculement à différents endroits.

Je veux dire par là que la géoéconomie signifie aussi penser à l’économie de son propre pays en termes de politique — et cela signifie aussi penser à la politique étrangère et de sécurité. 

Pour conclure, permettez-moi d’évoquer une fois encore l’environnement géoéconomique dans son ensemble. J’en ai déjà évoqué une partie, et je pense que cela mérite une conférence à part entière, en tout cas de nombreuses discussions. La constellation inquiétante d’un point de vue économique est la relation entre les États-Unis et la Chine. Vous avez beaucoup entendu parler de l’IRA ou« Inflation Reduction Act », un grand programme de subventions des Américains, en partie lié aux principes du Produce in America, ou local content rules. Quand nous nous sommes plaints, lors de conférences téléphoniques avec la secrétaire américaine au Trésor ou la secrétaire américaine au Commerce Janet Yellen ou Gina Raimondo, et lorsque j’ai fait remarquer que ce qu’ils faisaient était injuste, injuste aussi envers l’économie européenne ou allemande, il y a eu un silence un peu gêné à l’autre bout. Ils nous avaient tout simplement oubliés. L’Inflation Reduction Act n’est pas du tout dirigé contre l’Europe, pas intentionnellement, mais contre la Chine. Mais en ce qui concerne l’Europe, ils ne nous voulaient pas de mal, leurs deux administrations évidemment pas. Elles s’en accommodent peut-être, si des entreprises européennes s’installent sur place, ce qu’elles promeuvent de façon très agressive. Mais surtout, il est stratégiquement dirigé contre la Chine. Et encore ce n’est que l’Inflation Reduction Act. Comme Annalena Baerbock vient d’évoquer, nous pouvons mettre en place des programmes d’investissement par nos propres moyens en Allemagne et en Europe, et nous le faisons. Et si nous ne nous mettions pas nous-mêmes des entraves et si nous reconnaissions le caractère explosif de la situation géoéconomique, nous pourrions encore en faire davantage. Mais qu’en sera-t-il si une véritable guerre commerciale, voire une confrontation militaire, éclate entre les États-Unis et la Chine ? Où se situera alors l’Europe ? Que fera-t-elle des exportations, des importations et des matières premières si nous devons choisir entre l’une ou l’autre économie ?

Je veux conclure en vous remerciant pour cette conférence. Les questions économiques, géoéconomiques, sont dans vos esprits. Il faut les mettre au point, il faut les éclairer sans concession. Et le résultat est tout à fait préoccupant pour une économie comme celle de l’Allemagne, qui dépend et s’oriente si fortement vers des marchés ouverts, vers l’exportation. Permettez-moi de conclure sur une note positive, du moins avec l’optimisme requis. L’Allemagne en Europe peut faire en sorte — et cela dépend de nous de manière décisive, pas toute seule bien sûr, mais nous sommes l’économie la plus forte d’Europe — que l’Europe continue à s’unir. Ou à l’inverse, si nous ne le faisons pas, cela ne se fera pas. Ce n’est pas une promenade de santé, en réalité l’amitié franco-allemande est une polarité qu’il faut interpréter de telle manière que nous ne sommes en fait d’accord sur rien. 

L’amitié franco-allemande est interprétée par Robert Habeck comme une « polarité ». Le vice-chancelier renchérit même avec un constat assez ravageur « Nous ne sommes d’accord sur rien ». Si dans les phrases suivantes, le ministre de l’économie rappelle que l’Europe est précisément faite de la recherche de compromis, son propos fait aussi écho à une tension persistante dans les relations franco-allemandes, comme autour de la taxonomie énergétique de l’Union Européenne ou au sujet du programme de char de combat commun MGCS. Ce dernier est désormais menacé par un accord signé par Berlin avec la Suède, l’Italie et l’Espagne pour répondre à un appel à projet européen pour un char de combat.  Si cet extrait a été largement relevé et commenté, il ne doit cependant pas faire obstacle au fait que la compréhension et les positions de Robert Habeck et des écologistes sont plus proches de celles défendues sur la scène européenne et mondiale par la France que les positions d’Olaf Scholz. Le chancelier social-démocrate promeut dans ses discours l’idée d’une Europe ouverte et d’une mondialisation tout à fait bénéfique, à condition seulement de diversifier ses sources, alors que le ministre de l’économie parle sans hésiter d’une crise du modèle économique allemand. 

Mais si nous pouvons nous mettre d’accord, alors l’entente, le toit, le parapluie est suffisamment large pour que tous les autres États trouvent également leur place en dessous. Cette entente dépend de notre capacité à l’entretenir et à la faire prospérer. Et alors, l’Europe ira aussi de l’avant. Nous sommes, comme je l’ai dit, l’économie la plus riche d’Europe. Si nous mettons nos intérêts au service de l’Europe, celle-ci prospérera et le marché intérieur se développera. Sans entrer ici dans les détails, de nouveaux domaines et activités économiques apparaîtront. Pour reprendre une discussion que j’ai eue ce matin avec Annalena, le chancelier fédéral, et Jens Plötner, une industrie européenne de l’armement, c’est-à-dire une industrie européenne de l’armement qui n’échoue pas à cause de la petitesse de 27 États qui ont chacun leurs propres normes pour des quelconques boîtiers de moteur, serait une nécessité urgente et une réponse stratégique nécessaire à la situation que nous connaissons actuellement. Il ne tient qu’à nous de la rendre possible ou, en tout cas, d’œuvrer en ce sens. Quelle est donc la question positive, la question d’attitude que nous devons adopter dans cette situation ? Nous pouvons contribuer massivement à ce que l’Europe surmonte de plus en plus ses étroitesses et acquière un poids géopolitique propre. Deuxièmement, nous avons en Allemagne toutes les possibilités de surmonter les crises ou les défis économiques que nous connaissons actuellement. Nous sommes — et cela ne se reflète peut-être pas tous les jours dans les rapports et l’observation de notre propre situation — un pays d’investissement très attractif. Au ministère de l’Économie, nous mesurons les investissements, ou nous les recensons au-delà de 100 millions d’euros. Il n’y a que ça. À partir de 90 millions, 50, 30 millions d’euros, ils n’entrent même pas dans nos calculs Excel. Il y a actuellement dans les tuyaux 80 milliards d’euros d’investissements prévus ou annoncés par des entreprises étrangères, 80 milliards d’euros qui attendent d’être mis en œuvre. Rien que l’année prochaine, nous allons réaliser des investissements supplémentaires de 40 à 50 milliards d’euros avec l’argent de l’État fédéral, par le biais du Fonds pour le climat et la transformation. Nous avons pris des décisions de subvention en série, des décisions d’investissement pour la décarbonisation, pour la transformation de l’industrie de la sidérurgie aux semi-conducteurs, pour de nouvelles industries, des batteries, autant de vieilles industries qui veulent entreprendre. Elles doivent faire face à la situation actuelle. Les exportations piétinent. L’énergie de Russie qui fait défaut doit être obtenue à des prix plus élevés. Et oui, alors que nous parlons de la numérisation non seulement des procédures de visa, des dépôts de demandes, la bureaucratie d’Allemagne, elle, remplit littéralement des annuaires téléphoniques, parce que tout est encore sur papier, parce que tout est en double ou en triple. Faire le tri dans tout cela, faire le ménage, serait une bonne chose pour l’Allemagne comme nation industrielle. Mais nous pouvons le faire. Ce n’est pas du vaudou. Ce n’est pas de la sorcellerie politique. Ce n’est pas un miracle. C’est simplement de l’artisanat politique. Et c’est sur ces phrases, sur l’idée d’un artisanat politique, que je voudrais conclure, comme l’a dit la ministre des Affaires étrangères : l’Allemagne comme nation industrielle sera forte si elle veut être forte. 

Robert Habeck parle plus volontiers de souveraineté, et évoque un effort européen à 27 pour construire une industrie de défense. Cependant, il ne faut pas s’attendre à un changement radical de l’orientation de la politique économique de la coalition. L’action du ministère de Robert Habeck vise toujours en premier lieu à promouvoir l’investissement étranger et la relance de l’industrie exportatrice qui est la force de l’Allemagne. Chacun semble invité à faire sa part de chemin : Robert Habeck évoque à la fin un nouvel « esprit du corporatisme » qui passe par une meilleure coopération entre un Etat stratège et des entreprises plus conscientes de la dimension politique de leur travail.

Nous faisons face à des défis, en partie causés par notre propre action. Mais avec un regard sur le passé, avec la confiance dans un État fort, avec le savoir-faire du corporatisme, c’est-à-dire de l’esprit de coopération entre les acteurs économiques, la politique, la société civile, nous les surmonterons dans l’avenir.

Merci.

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