La résurgence récente du groupe des BRICS sur la scène multilatérale mondiale est souvent attribuée au couple sino-russe : quel rôle l’Inde a-t-elle joué dans cette émergence ?
Si la Russie et la Chine ont investi dans la résurgence récente du groupe des BRICS, c’est parce qu’elles y ont vu un moyen supplémentaire de contester l’ordre international, de concurrencer le G7, voire de mobiliser divers États dans le monde qui se sentent laissés pour compte ou victimes des « Occidentaux ». L’Inde n’est pas mue par la même ambition « révisionniste » de l’ordre international ; concernant le G7 par exemple, elle se félicite plutôt d’être quasi-systématiquement invitée aux Sommets du groupe et d’y faire entendre sa voix et, avec elle, celles des Émergents. En revanche, elle ne veut pas laisser le champ libre à la Chine pour reconfigurer les BRICS à sa guise et, via ce groupe, s’imposer en chef de file du « Sud Global ». En ce sens, le groupe des BRICS est une chambre d’écho des luttes d’influence qui se jouent entre Indiens et Chinois pour définir et diriger le Sud Global, un concept assez vague, mais au fort potentiel mobilisateur.
De manière générale, comment qualifier la position indienne à l’intérieur des BRICS ?
La position de l’Inde à l’intérieur des BRICS a varié au fil du temps et a paru, selon les circonstances, opportuniste, engagée ou, à l’inverse, malaisée.
Il faut d’abord revenir sur l’intérêt que le concept même de BRIC a eu pour l’Inde dans les années 2000, quand il a été popularisé par Goldman Sachs. New Delhi y a d’abord vu une reconnaissance internationale de son poids croissant. Pour un pays qui a longtemps souffert de ne pas être reconnu à ce qu’il estimait être sa juste valeur, la popularisation du concept dans le monde était une aubaine en termes de statut, de visibilité et d’attractivité.
Outre ces enjeux de statut, l’Inde a ensuite participé à la mise sur pied du groupe, en y voyant bien les intérêts diplomatiques qu’elle pourrait en tirer, à savoir : cultiver l’amitié de la Russie, qui tenait beaucoup au projet, explorer les possibilités de coordination avec la Chine sur des dossiers de gouvernance mondiale – un champ où les deux États parvenaient à coopérer dans la décennie 2000 et la première moitié des années 2010 — et plus généralement, mobiliser des alliés de poids en vue de négocier une meilleure représentation au sein des institutions monétaires internationales.
L’Inde a aussi bien vu l’intérêt qu’il y avait à mobiliser le potentiel financier des États-membres et a proposé, en 2012, la création d’une banque des BRICS, laquelle a été effectivement établie en 2015. Cela étant, la mise en place de la banque a fait l’objet de difficiles tractations entre Indiens et Chinois, les premiers s’irritant de voir les seconds s’approprier leur proposition. Cet exemple en dit long sur la réalité des rapports de force au sein du groupe et donne une idée de la position parfois malaisée de l’Inde au sein du groupe. D’ailleurs, en parallèle des BRICS, elle a continué de promouvoir le groupe « IBAS », avec le Brésil et l’Afrique du Sud. Débarrassée des « encombrants » partenaires chinois et russes, l’Inde a pu paraître plus à l’aise dans ce mécanisme qui cultive une certaine tradition de coopération Sud-Sud et milite pour la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Comment évalueriez-vous l’évolution des priorités de la politique étrangère de l’Inde depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014, et quel rôle les BRICS ont-ils joué dans la définition de ces priorités ?
Elles n’ont pas drastiquement changé depuis 2014 et l’arrivée de Modi au pouvoir, du moins si l’on considère que l’autonomie stratégique, aujourd’hui renommée pluri-alignement ou plurilatéralisme, constitue le principe directeur de New Delhi. Celui-ci consiste à préserver la liberté de choix et d’action de l’Inde sur la scène internationale, et donc à démultiplier les relations avec un maximum d’États ou groupes d’États dans le monde, en ne se rendant dépendant d’aucun en particulier et en ignorant autant que possible les rivalités entre eux.
Concrètement, sous Modi, l’Inde a continué de resserrer les liens avec les États-Unis, notamment dans le cadre de sa projection dans l’Indopacifique, tout en travaillant avec des États comme la Russie, l’Iran et même la Chine à l’occasion, et en expérimentant des formats de dialogue alternatifs, donc sans les États-Unis et leurs grands alliés, typiquement les BRICS ou l’Organisation de coopération de Shanghai.
Mais le durcissement de la compétition stratégique sur la scène mondiale –marqué par l’aggravation de la rivalité sino-américaine et l’invasion russe de l’Ukraine — complique la ligne d’autonomie stratégique privilégiée par l’Inde. New Delhi a subi d’intenses pressions de la part des États-Unis et des Européens pour se désolidariser de la Russie après février 2023. Elle y a résisté jusqu’à ce jour, même si cela n’est pas une « promenade de santé » pour ses diplomates.
L’aggravation de la relation sino-américaine constitue elle-aussi un défi. Comment, en effet, échapper aux logiques de polarisation entre les deux puissances ? Plus précisément pour l’Inde, comment ne pas glisser dans un alignement sur les États-Unis quand sa propre relation avec la Chine est au plus bas et que le partenaire américain la sollicite toujours plus ?
La relation entre l’Inde et la Chine dans le cadre des BRICS a connu à la fois coopération et concurrence. Comment percevez-vous la dynamique entre ces deux nations au sein du groupe, et comment pourraient-elles influencer l’avenir des BRICS ?
En soi, la dynamique des relations sino-indiennes n’est pas bonne. Elle est même devenue préoccupante depuis les accrochages frontaliers meurtriers de 2020 sur les hauteurs himalayennes.
Du côté indien, on n’attend plus grand chose de bon de la Chine. L’objectif consiste pour l’essentiel à « limiter les dégâts », autrement dit sur le plan militaire, à contenir l’agressivité chinoise sur la frontière, sur le plan diplomatique, à sortir de la phase de blocage général de la relation, et sur le plan économique et technologique, à réduire la dépendance à la Chine. Le rapport à la Chine impacte donc l’essentiel du positionnement indien, et cela vaut pour les BRICS. Cette rivalité, qui existe depuis le début des BRICS, n’a cependant pas empêché le groupe de perdurer et de fonctionner. Elle a néanmoins limité la capacité du groupe à porter une vision cohérente de son rôle et de sa mission de réforme de la gouvernance mondiale.
Le durcissement de la rivalité sino-indienne se reflète aujourd’hui dans les visions différentes que New Delhi et Pékin ont du devenir des BRICS et de l’évolution de la gouvernance mondiale. L’Inde souhaite une réforme des institutions en place pour que le monde en développement y soit mieux représenté ; son engagement dans les BRICS s’inscrit dans ce cadre. La Chine, elle, vise une refonte pour mettre à bas l’ordre international libéral dirigé par les États-Unis. C’est ce qui la pousse à vouloir donner une tournure antioccidentale aux BRICS.
Une récente enquête du Pew Research Center soulignait que de tous les membres des BRICS, la population indienne était la plus hostile à la Chine (plus de 60 % d’entre eux ayant une opinion « défavorable » de ce pays). Cela peut-il peser sur les relations sino-indiennes ?
L’image négative de la Chine en Inde est liée à la forte détérioration des relations bilatérale que j’évoquais. L’Inde a perdu vingt soldats lors des accrochages frontaliers de 2020, ce qui a constitué un vrai choc. Choc qui a été amplifié par les images de l’incident (combats à l’arme de poing sur un relief très accidenté) qui ont circulé sur les réseaux sociaux.
Le vieux fond d’hostilité et de méfiance à l’égard de la Chine s’en est trouvé ravivé et cela pèse, en effet, sur les relations sino-indiennes. En l’espèce, le gouvernement Modi se garde bien d’attiser l’hostilité de son opinion publique face à la Chine pour galvaniser la fierté nationaliste. Cette instrumentation vaut face au Pakistan, mais pas pour la Chine. La situation est trop tendue sur la frontière et il cherche plutôt à temporiser, quitte à tordre le bras à la réalité des faits (perte de poches de territoire). Reconnaitre la situation sur le terrain aurait un coût politique à moins d’un an des élections, outre que le gouvernement Modi préfère mener les négociations avec la Chine en vue d’un retour au calme sur la frontière à l’abris du regard de son opinion publique.
Ces dernières années, l’Inde a cherché à renforcer ses liens avec la Russie grâce à diverses initiatives diplomatiques. L’affaiblissement de la Russie, consécutif à l’invasion de l’Ukraine, constitue-t-il un défi stratégique pour l’Inde ?
Oui. L’affaiblissement de la Russie constitue un réel défi stratégique pour l’Inde pour au moins trois raisons : d’abord parce que l’Inde estime que la Russie constitue un pôle important et indispensable à l’instauration d’un ordre multipolaire, ce qu’elle appelle de ses vœux. Ensuite — et surtout — parce que l’Inde redoute que la Russie devienne de plus en plus dépendante de la Chine. Enfin, parce que l’effort de guerre russe retarde et complique les livraisons de matériel militaire destinées aux armées indiennes, à un moment où celles-ci renforcent leurs déploiements le long de la frontière avec la Chine.
L’inclusion de l’Afrique du Sud dans les BRICS a apporté une perspective africaine au groupe. Comment les relations de l’Inde avec l’Afrique du Sud au sein des BRICS a-t-il contribué à son plus large rayonnement en Afrique et à ses objectifs en matière de politique étrangère ?
Les relations entre New Delhi et Prétoria au sein des BRICS ne contribuent, à mon sens, que marginalement au rayonnement de l’influence indienne en Afrique. Les liens entre l’Inde et le continent s’inscrivent dans l’histoire longue et se sont consolidés à la faveur des luttes contre le colonialisme et l’impérialisme, du mouvement des non-alignés et de la coopération Sud-Sud.
Par ailleurs, l’Inde déploie depuis la fin des années 2000 une politique d’aide sur une grande partie du continent, pour rehausser son influence diplomatique, promouvoir ses propres fleurons industriels et technologiques (notamment dans les domaines pharmaceutique, hospitalier et des technologies de l’information et de la communication) et s’approvisionner en ressources naturelles diverses et variées.
L’Afrique du Sud est certes un interlocuteur important de l’Inde en Afrique — elle accueille la plus grande diaspora indienne du continent et a longtemps été son premier partenaire commercial — mais elle ne constitue pas un relais indispensable de la politique africaine de New Delhi.
Cela étant, l’Inde et l’Afrique du Sud convergent, il est vrai, dans leur volonté de rehausser la représentation de l’Afrique dans la gouvernance mondiale. Lors du Sommet des BRICS qui vient de s’achever, Prétoria a permis à une quarantaine d’États africains d’être représentés. Cette ouverture à l’ensemble du continent converge avec la position forte que l’Inde a prise dans le cadre de sa présidence du G20, en faveur de l’intégration de l’Union Africaine comme membre au sein du groupe.
Le plurilatéralisme est un concept clef de la doctrine diplomatique de Narendra Modi et de Subrahmanyam Jaishankar. Les BRICS sont-ils un véhicule efficace pour promouvoir cette ligne ? N’est-elle pas fragilisée par le poids économique écrasant de la Chine au sein de ce groupe ?
Le groupe des BRICS est utile en ce qu’il permet de diversifier les dialogues et de contrebalancer le poids grandissant des « Occidentaux », c’est-à-dire des États-Unis et de leurs alliés européens et asiatiques – dans la politique extérieure de l’Inde. Donc, oui, les BRICS sont un outil utile, qui aident l’Inde à garder le cap de l’autonomie stratégique.
Mais, oui, en effet, l’Inde a du mal à trouver une place qui lui sied face au poids économique – et diplomatique — écrasant de la Chine au sein du groupe.
Le Sommet de Johannesburg a bien montré à quel point il était difficile de rivaliser avec la Chine au sein du groupe. Xi a été accueilli en Afrique du Sud dans le cadre d’une visite d’État et, outre sa participation au Sommet des BRICS, il y a aussi co-présidé le dialogue Chine-Afrique. Le Premier ministre Modi a dû se contenter d’un accueil et d’un agenda moins en vue, ce qui l’aurait fortement irrité (si l’on en croit certaines sources sud-africaines).
Ce même Sommet de Johannesburg a aussi montré combien il était difficile de s’opposer aux volontés de la Chine au sein du groupe. Celle-ci voulait élargir les BRICS et est arrivée à ses fins, certes non sans difficultés.
Sur un plan plus positif néanmoins, le Sommet a mis en exergue les convergences avec le Brésil et l’Afrique du Sud qui, comme l’Inde, ne veulent pas donner une tournure trop antioccidentale au BRICS et au-delà, au Sud Global. Le communiqué publié à l’issue du Sommet encourage même l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud à travailler de conserve dans le cadre de leur présidence successive du G20 entre 2023-2025, pour mieux intégrer la voie du Sud Global dans l’agenda de travail du G20.
Le concept de « BRICS Plus » prévoit un engagement plus large au-delà des membres principaux. Il est notamment porté par la Chine. Avec l’Afrique du Sud et le Brésil, le gouvernement indien s’est montré plus sceptique quant à ce projet. Pourquoi ?
L’Inde soupçonne la Chine de vouloir faire des BRICS un outil de plus au service de ses intérêts, notamment pour lutter contre les États-Unis et l’ordre international « libéral » et rallier ses proches partenaires à cette fin. L’Inde, comme l’Afrique du Sud et le Brésil, sont peu à l’aise avec cette tentative de transformer les BRICS en une plate-forme anti-occidentale.
La décision finale — et apparemment difficilement négociée — d’accueillir six nouveaux membres dont l’Iran (outre l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis) début 2024 porte la marque de l’influence chinoise. L’Inde a, semble-t-il, tenté jusqu’à la dernière heure d’inclure des conditions plus restrictives concernant l’admission de nouveaux membres, notamment l’obligation de ne pas faire l’objet de sanctions internationales, ce qui excluait l’Iran et le Venezuela. Ce faisant, New Delhi espérait éviter l’intégration d’États qui, par leur antiaméricanisme, donneraient plus de poids au projet chinois. Elle n’y est pas complètement parvenue.
Les disparités économiques entre les nations BRICS ont soulevé des questions sur la cohérence du groupe. Comment l’Inde, qui est le pays le plus pauvre de ce groupe, peut-elle contribuer à promouvoir un développement économique durable et à réduire l’écart dans le cadre des BRICS ?
L’Inde peut proposer diverses solutions technologiques, souvent à coût modique et qu’elle a déjà expérimentées. Cela va de l’éducation et la formation en ligne, aux plateformes pour rendre plus accessibles les soins de santé et divers services financiers, en passant par la gestion des risques et le domaine spatial. La concomitance entre le Sommet des BRICS de Johannesburg et l’alunissage réussi de la mission Chadrayaan 3 a fourni un très bel exemple des prouesses technologiques de l’Inde, et cela dans le cadre de budgets contraints.
Le terrorisme et les défis sécuritaires restent des préoccupations essentielles pour l’Inde. Les BRICS permettent-ils à l’Inde de collaborer avec d’autres États membres pour aborder efficacement ces questions ?
L’Inde a effectivement réussi à intégrer la question du terrorisme dans l’agenda de travail des BRICS lorsqu’elle en a eu l’occasion. Lors du Sommet de Goa en 2016, elle a obtenu que les États-membres condamnent le terrorisme dans toutes ses formes et manifestations, en particulier lorsque c’étaient les BRICS eux-mêmes qui faisaient l’objet d’attaque.
Lors du Sommet des BRICS de 2020, organisé par la Russie (mais qui s’est déroulé en visioconférence), l’Inde a obtenu du groupe qu’il lance une stratégie de contre-terrorisme, étayée par cinq groupes de travail.
Mais même sur cette question, l’Inde et la Chine ne sont pas forcément sur la même ligne (la Chine a fait obstruction aux demandes indiennes d’inscription de certains chefs terroristes d’origine pakistanaise sur la liste du Comité de sanctions des Nations unies contre AQ, l’EI et les personnes et entités qui leur sont associées).
Alors que l’Inde aspire à un rôle plus important sur la scène mondiale, comment ses engagements au sein des BRICS peuvent-ils compléter ses efforts pour obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et faire progresser ses objectifs plus larges en matière de politique étrangère ?
L’engagement au sein des BRICS s’inscrit dans une démarche plus générale pour participer aux forums multilatéraux les plus importants, et cela va du Sommet de l’Asie orientale, à l’Organisation de coopération de Shanghai, en passant par l’IBAS et surtout le G20.
Cet activisme multilatéral est particulièrement marqué cette année, parce que l’Inde préside le G20 et qu’elle s’y investit beaucoup. A ce titre, il était important pour elle, à Johannesburg, de s’assurer du soutien des BRICS en vue de la tenue imminente du Sommet du G20 dont elle est l’hôte les 9 et 10 septembre prochains (elle a obtenu satisfaction sur ce point).
Par-delà la présidence du G20, l’engagement multilatéral de l’Inde témoigne d’une tendance de fond et participe pleinement à ses objectifs de politique étrangère. D’abord, de façon très basique, l’Inde se livre à une pratique d’occupation de « l’espace multilatéral », qui consiste à être systématiquement présente à tous les grands rendez-vous multilatéraux — le Premier ministre Modi s’y applique avec constance et conviction. Ce faisant, il montre bien que l’Inde est devenue un État incontournable dans la gestion des affaires mondiales. Ensuite, ces rendez-vous multilatéraux permettent à la diplomatie indienne de démultiplier les échanges avec autant de partenaires que possible, et donc de mettre en pratique le principe d’autonomie stratégique. Enfin, l’Inde conçoit ces Sommets comme autant d’occasions de faire entendre sa voix et de gagner des soutiens sur les dossiers les plus importants pour elle : celle de la réforme des institutions multilatérales, notamment du Conseil de sécurité des Nations Unies.