Le 23 août en fin d’après-midi, l’avion d’Evguéni Prigojine s’est crashé, tuant le chef de Wagner et ses principaux lieutenants. Vingt heures après, vous pouvez faire un point précis sur la situation en lisant ceci.
Ces derniers mois, Evguéni Prigojine s’était mis à jouer une partition bien curieuse. Pourquoi s’obstinait-il ainsi, lui, le simple prestataire de service, à insulter ouvertement son si puissant donneur d’ordre ? Comment expliquer aussi, que les autorités russes, pourtant chatouilleuses sur le sujet, aient pu aussi longtemps tolérer une telle humiliation quotidienne en plein doute sur la conduite de « l’opération militaire spéciale » ? Quels pouvaient donc être les ressorts de la tragi-comédie qui se jouait à grands coups de vidéos sur Telegram et Vkontakte, le Facebook russe ? L’énigme a trouvé une issue hier, brutale et définitive, mais, comme souvent en Russie, sans donner de solution.
A bien des égards, la trajectoire du « cuisinier de Poutine » et celle de la Russie contemporaine se ressemblent et s’entremêlent. Elles racontent l’histoire d’un pays sans État qui livre sa population aux gangsters et à la magouille puis de la restauration par la mafia d’un État dysfonctionnel, condamné aux guerres de territoire et aux règlements de comptes en plein jour.
Né à Leningrad en 1961 d’une mère infirmière et d’un père ingénieur minier qui meurt lorsqu’il n’a que neuf ans, Evguéni Prigojine se destine initialement à une carrière de skieur professionnel. Il intègre ainsi le prestigieux internat 62, spécialisé dans la production d’athlètes olympiques, avant, semble-t-il, qu’une blessure ne mette ses plans en échec. En 1979, alors que le règne de Brejnev commencé quinze ans plus tôt englue l’URSS dans l’immobilisme et la stagnation, Evguéni Prigojine change d’orientation, et se voit condamné à deux ans de prison avec sursis pour vol. La jeunesse est alors dépourvue de perspectives. Emblématique à cet égard, le film culte de cette génération, Moscou ne croit pas aux larmes (1980), donne à voir un modèle d’ascension qui agit comme un repoussoir pour le « gopnik » (loubard) que le jeune Evgueni est en train de devenir, celui d’une jeune ouvrière parvenue à force de détermination à se hisser à la tête d’une usine de biens de consommation.
Dans les mois qui suivent, toujours en sursis, Evguéni Prigogine est arrêté pour plusieurs cambriolages. Avec sa bande, il est à nouveau condamné, cette fois à treize ans de réclusion, pour avoir dépouillé les boucles d’oreille d’une femme en la braquant au couteau. C’est là, dans cette école du crime que sont les colonies pénitentiaires soviétiques que se forge son tempérament de brute, là encore qu’il entre dans la confrérie des voleurs dans la loi, les vori v zakone qui imposent leur loi du plus fort dans tous les baraquements. Pendant les neuf années que dure finalement la détention de Prigojine, l’URSS chancelle. Gorbatchev a lancé la Glasnost et la Perestroïka, mis un terme à la guerre d’Afghanistan et même commencé à ouvrir l’économie. En juin 1990, confronté à l’autonomisation de ses marges, aux difficultés économiques et au délitement du pouvoir central, Boris Eltsine fait finalement adopter une déclaration de souveraineté par la Russie.
C’est au même moment, âgé de vingt-neuf ans, que Prigojine sort de prison. Il étudie brièvement à l’université de chimie et de pharmacie de Saint-Pétersbourg mais renonce rapidement à ses études. La Russie, qui succède à l’URSS le 8 décembre 1991, a davantage à lui offrir, pense-t-il sans doute. Pourtant, pour beaucoup, y compris le lieutenant-colonel Vladimir Poutine qui revient tout juste à Leningrad d’une longue mission en Allemagne de l’Est, la période est à l’incertitude et à la misère. Il faut se créer les bons coups à la force des poings.
En 1993, après une visite aux États-Unis, Prigojine tente de se lancer dans l’industrie du fast-food et ouvre un réseau de kiosques à hot-dogs pour lequel il met sa mère à contribution. Malgré les difficultés d’approvisionnement qui font dépendre l’ancienne capitale impériale de l’aide alimentaire occidentale, l’affaire prospère rapidement car les concurrents sont peu nombreux à avoir pris le pli du capitalisme dans lequel la « thérapie de choc » vient de propulser la Russie. Quelques années plus tard, Prigojine dira avoir ainsi gagné jusqu’à 1000 dollars par mois, une « montagne de roubles » dans son souvenir.
L’ascension se poursuit alors que la société de consommation bourgeonne de manière anarchique. Sur un bateau qui accueillait auparavant une boîte de nuit, Prigojine investit ses premiers bénéfices pour ouvrir un établissement, gastronomique cette fois, la Nouvelle Ile. À la même époque, Vladimir Poutine a trouvé son bon coup. Après avoir été l’assistant du président de l’université de Leningrad, il a intégré le cabinet d’Anatoli Sobtchak, le nouveau maire de Saint-Pétersbourg. Là, Poutine est chargé d’attirer des investisseurs étrangers et ces nouvelles fonctions impliquent de nombreux dîners de représentation. La Nouvelle Ile devient un lieu de rencontre incontournable de la nomenklatura pétersbourgeoise.
Bientôt, un second restaurant est ouvert dans les caves de l’administration douanière de la ville. Les affaires du restaurateur Prigojine fleurissent et lui permettent de fonder Concord Management, une entité d’où l’homme d’affaires lancera quelques années plus tard la diversification de ses activités vers la sphère politique et militaire. Prigojine nourrit désormais des relations privilégiées avec l’élite. Son franc-parler et son sens de la débrouille rassurent ; ses années en prison impressionnent et le crédibilisent. C’est l’époque des règlements de compte expéditif et du difficile apprentissage de l’économie de marché, dont témoignent les films Le frère d’Aleksei Balabanov (1997) ou Un Nouveau Russe de Pavel Lounguine (2001). Fort de ses nouvelles relations en ville, Prigojine se voit bientôt attribuer de nombreux marchés publics de restauration collective, notamment dans l’armée. Les profits suivent une courbe exponentielle.
Vladimir Poutine, lui, aurait pu être ambassadeur après la défaite de son mentor aux municipales de 1996. Il rejoint finalement l’administration présidentielle, à Moscou, avant de devenir directeur du FSB puis Premier ministre sur fond de décrépitude du pouvoir eltsinien et de la sale guerre en Tchétchénie. On l’a choisi parce qu’il défendrait les intérêts de la famille, pense-t-on, ce réseau d’oligarques qui a fait sa fortune dans la transition, mais aussi ceux de Boris Eltsine dont la conscience n’est peut-être pas dépourvue de zones d’ombre. A son arrivée au Kremlin, en 2000, Vladimir Poutine signe immédiatement un décret garantissant d’ailleurs l’immunité de son prédécesseur.
Pétersbourgeois comme lui et désormais partenaire d’affaires, Prigojine suit Vladimir Poutine à Moscou et devient son traiteur attitré pour les réceptions que le nouveau Président russe, pataud et inexpérimenté, multiplie afin de gagner les faveurs du grand monde. C’est là que Prigojine gagne son surnom de « cuisinier de Poutine », là encore qu’il est pris en photo au service de George Bush ou derrière le prince Charles en train de porter un toast. L’ancien taulard est membre du premier cercle. C’est que le poste de cuisinier est exposé, ce que ne nierait pas Poutine, dont le propre grand-père était le chef de Staline.
Alors que les réceptions se multiplient, entraînant avec elle une myriade de nouveaux contrats, Vladimir Poutine renonce après les Révolutions de couleur (2003-2004) à sa main tendue à l’Occident. Puisque Washington et Bruxelles agitent les mouvements anti-russes en Géorgie ou en Ukraine, il n’y a pas d’autre choix que de reprendre le chemin de la confrontation et, par conséquent, de réarmer la Russie. Il est vrai que les relations avec l’Ouest n’en finissent pas de se dégrader : la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo et la guerre de Géorgie en 2008 puis les printemps arabes et les grandes manifestations anti-Poutine de 2011 constituent de nouveaux tournants. Pour autant, la Russie veut agir discrètement, sans s’impliquer directement dans des mesures de basse police contre ses nouveaux rivaux. Comme pour ses dîners de gala, Vladimir Poutine aura, là aussi, besoin de prestataires.
C’est en 2014 qu’apparaît le groupe Wagner, c’est-à-dire l’année où la Russie annexe la Crimée et découpe une partie du Donbass. Des hommes peu bavards et sans uniforme sont alors déployés en Ukraine pour mener des opérations en profondeur et tenter de solidifier les réseaux anti-Kiev. Bien que les sociétés militaires privées soient illégales à cette époque, d’où la discrétion observée par ses chefs dans les premières années de son existence, la nouvelle entité fondée par Prigojine permet à la Fédération de Russie, et notamment à son état-major militaire, d’agir par intermédiaire sans risquer la confrontation ouverte. Quant au nom du groupe, il flatte l’extrême-droite russe que Vladimir Poutine sponsorise discrètement dans la mesure où il veut continuer d’apparaître comme un modéré sur la scène intérieure. Wagner, c’est le nom de guerre de Dmitri Utkin, cet ancien des services spéciaux qu’on présente comme le cofondateur du groupe et qui s’est tatoué le symbole de la SS, un aigle et une croix gammée sur le cou. Wagner, aurait aussi été le compositeur préféré d’Adolf Hitler. En Russie, l’époque est au culte stupide de la force comme en témoigne le sarcastique roman de Vladimir Sorokine Journée d’un Opritchnik (2006).
La campagne d’Ukraine constitue pour Wagner un premier test réussi. Bientôt, il se diversifie dans les nouvelles technologies et crée l’IRA, la Internet Research Agency, une ferme à troll qui jette l’Amérique dans les bras de Trump et met le feu à ses réseaux sociaux. Là encore, la Russie joue au « pas vu, pas pris ». Elle balaie les accusations d’ingérence mais rémunère discrètement son homme de confiance et l’exonère d’impôts.
Le menu s’étoffe à mesure que la Russie généralise sa politique de nuisance. Syrie, Libye, Congo, République Centrafricaine, Soudan, Mali… A sa carte, Wagner propose désormais de la formation, de l’appui aux gouvernements et des garanties de sécurité. Concessions de pétrole et de gaz au Levant, mines de diamants en Afrique, le groupe est flexible s’agissant de sa rémunération ce qui lui permet de s’autonomiser financièrement de son État-patron. Et la marque se structure, avec la masse — cet énorme marteau de forgeron — comme signature : c’est le châtiment qui est réservé aux déserteurs.
Conformément au pacte noué avec Vladimir Poutine, Prigojine reste cependant dans l’ombre. Il s’acharne même devant les tribunaux contre les journalistes qui tentent d’associer son nom aux activités du groupe Wagner. En 2018, trois d’entre eux sont retrouvés morts en République centrafricaine. Mais son empire devient difficile à dissimuler. Wagner paie désormais des retraites et des pensions d’invalidité, recrute dans les prisons comme dans les terrains vagues et acquiert un arsenal digne d’une armée moderne. Le groupe envisage même l’ouverture d’un nouveau siège, une tour en verre en plein Saint-Pétersbourg.
Curieusement, ce n’est que quelques mois après le lancement de « l’opération militaire spéciale » que les premiers « musiciens » sont repérés en Ukraine, alors que la résistance s’y avère plus féroce qu’attendue. Là, ils apportent leur expérience à des forces russes désorganisées et permettent à Moscou d’éviter la mobilisation générale qui acterait l’échec de sa stratégie de guerre éclair. En septembre 2022, peut-être en accord avec Vladimir Poutine, Prigojine sort finalement de l’ambiguïté et diffuse une vidéo de lui en train de recruter des prisonniers : « vous ne retournerez pas en prison, quelles que soient les circonstances » promet-il à des détenus éteints auxquels il laisse cinq minutes de réflexion. Au pic de leur présence on estime à 50 000 le nombre de wagnerovtsy déployés en Ukraine, dont quatre cinquième d’anciens prisonniers. S’il apparaît au faîte de son pouvoir et de son influence, Prigojine, lui, mourra moins d’un an après cette première apparition dans les médias.
Agissant désormais au grand jour, grisé par sa notoriété nouvelle, l’ancien restaurateur devient bientôt incontournable dans la conduite de la guerre, d’un point de vue opérationnel comme médiatique. Ses interventions quasi quotidiennes sur Telegram ou Vkontakte détonnent avec les mensonges éhontés de l’État-major russe sur les buts de guerre comme sur l’ampleur des pertes. Curieusement, pourtant, ce dernier assiste passivement à la progressive évolution du prestataire de service en seigneur de guerre. Prigojine se transforme en adversaire politique.
Pourtant, après avoir contribué à la prise de Soledar, les « musciens » s’épuisent dans l’enfer de Bakhmut. Le discours se structure alors : du terrain, Prigojine dénonce l’incurie de l’armée, la couardise des élites retranchées dans leurs villas, l’évitement de la conscription dans les grandes villes, la corruption endémique, le manque de munitions… Ses diatribes enflammées le mettent en scène en chef de guerre dur au mal et proche de ses hommes. Elles humanisent paradoxalement le conflit en lui donnant une réalité que le gouvernement essayait jusque-là de nier jusqu’à l’absurde. Cibles de toutes ses attaques, le ministre de la défense Sergueï Choigou et le chef d’Etat-major Valeri Guerassimov sont suspectés d’avoir utilisé les hommes de Wagner comme démineurs vivants. Or Prigojine, qui a perdu 20 000 hommes lorsqu’il proclame enfin la prise de Bakhmut, nourrit d’autres ambitions pour ses « héros » que celle de révéler les pièges ennemis.
A force de récriminations, Prigojine se constitue une puissance de feu considérable. Est-ce là un objectif qu’il poursuivait en vue de mettre en œuvre un plan préétabli ? En juin 2023, prenant le prétexte d’un bombardement de l’armée russe sur ses propres positions, contestant le plan du ministère de la défense d’enrôler ses mercenaires dans l’armée régulière, il prend la tête d’une colonne pour Moscou, dans un geste que n’aurait pas renié Stenka Razine, ce cosaque soulevé contre les boyards en 1670 et qui finit écartelé sur la place Rouge.
Quel est le but de cette cavalcade qui feint la spontanéité mais dont le niveau de préparation saute aux yeux ? Simple « coup de pression » de vor v zakone ? Ou plan orchestré au profit d’un maître tapi dans l’ombre ? A Rostov, les « musiciens » sont accueillis par la population avec une chaleur authentique. La très hétérogène coalition « tout sauf Poutine » se laisse charmer par la perspective d’une alternative, quitte à minimiser les crimes de guerre et les relents néo-nazis. Un simulacre de médiation finalement conduite par le président biélorusse met fin à l’aventure aussi soudainement qu’elle avait commencé. Prigojine, que Poutine condamne désormais comme un « traître », s’exilera avec vingt-cinq mille hommes en Biélorussie en échange de garanties pour sa sécurité. Pourtant, le fondateur de Wagner est aperçu bien vite à Saint-Pétersbourg.
Prigojine se sait-il — ou du moins se croit-il — suffisamment puissant pour pouvoir prétendre rester en vie en dépit de sa trahison ? Était-il possible que sa valeur fût plus grande vivant que mort ? On sait pourtant le sort réservé à ceux qui tournent le dos à Poutine, qu’on songe aux empoisonnements d’Alexandre Litvinenko ou de Sergueï Skripal, ces anciens agents ayant fait défection. On ignorera sans doute longtemps la nature des assurances qui furent données à Prigojine à l’issue de son équipée du 23 juin 2023. Le 23 août suivant, il était mort.
Assurément, les circonstances de la mort de Prigojine et de Dmitri Utkin, qui partageait son Embraer accidenté, resteront longtemps floues. Cette double disparition constitue en revanche un signal clair dans la langue des vori v zakone et ouvre sans doute une phase de reprise en main par Vladimir Poutine de ce que certains ont baptisé Kremlin inc., le vaste réseau d’allégeances politico-mafieuses établi depuis les années 2000 et qui structure toujours la Russie d’aujourd’hui. Mis en échec par la trop facile équipée d’un ancien vendeur de hot-dogs, Vladimir Poutine pourrait être tenté de réactiver avec d’autant plus de vigueur l’unique discours qu’il tient depuis son accession au Kremlin, celui de la suprématie de l’État, le monopole de la force, le rôle des ministères régaliens et l’incontestée « verticale du pouvoir ».
De cette histoire de « nouveau russe » digne des nouvelles les plus loufoques d’Olga Slavnikova, il faudra aussi que Vladimir Poutine tire des leçons plus personnelles sur son exercice du pouvoir. La plus grave crise que la Russie ait connue depuis 1993 lui a rappelé, en effet, que la confiance et la loyauté forgées à l’épreuve du temps ne peuvent rien face à l’ambition d’une génération soucieuse de se faire une place au soleil. Après un quart de siècle de poutinisme, son régime est diplomatiquement isolé — malgré son allocution au BRICS le jour de la mort de Prigojine — et il évolue dans un environnement contraint par les sanctions. S’il veut rester l’homme fort de la Russie, Vladimir Poutine devra tout faire pour continuer à assurer la distribution des privilèges et la répartition de la rente au risque de disparaître dans un avenir très proche. C’est donc une course contre la montre qui vient de commencer avec l’aventure Prigojine : ou Poutine parvient à cimenter son régime et à contenir les effets de son propre vieillissement, ou d’autres vendeurs de hot-dogs ne manqueront pas de frapper à la porte.