Oppenheimer à l’ombre du dieu Bohr

Oppenheimer : écrits choisis | Épisode 8

Un mot circulait parmi les étudiants de Berkeley : que la théorie atomique était la Bible, que Bohr était Dieu — et Oppenheimer son prophète. Entre 1963 et 1964, le père de la bombe consacre une série de conférences au maître de la physique atomique. Il y décrit longuement la clairvoyance et les espoirs du physicien danois sur le problème de la bombe atomique de son séjour à Los Alamos jusqu’à sa mort en novembre 1962.

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Le Grand Continent
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© Des Moines Register

Le 29 septembre 1943, à bord d’un petit bateau à moteur, Niels Bohr quitte dans le plus grand secret les rives danoises pour la Suède. À Stockholm, des agents allemands ont prévu de l’assassiner. Le 5 octobre, des pilotes britanniques envoyés pour le secourir le cachent dans la soute d’un bombardier Mosquito de l’armée de l’air britannique. En vol, il perd connaissance. À son atterrissage en Écosse, il dira avoir eu l’impression de faire une agréable sieste. Mais Oppenheimer nous raconte cette histoire d’une manière un peu plus précise et imagée : « On lui donna un masque à oxygène et un casque doté d’écouteurs, mais la Royal Air Force n’était pas habituée à des têtes aussi grandes que celle de Bohr — et il perdit connaissance. »

L’histoire qu’il raconte commence en 1943, à l’arrivée de Niels Bohr dans le laboratoire secret de Los Alamos. Elle passe en revue les nombreuses tentatives du savant danois auprès de l’administration américaine et britannique de faire valoir une physique atomique plus ouverte, souvent perçues à l’époque comme trop extrêmes. Le message de Bohr à Washington — où il rencontre un juge de la Cour Suprême mais aussi l’ambassadeur anglais et le Président des États-Unis Franklin Roosevelt — avant même l’explosion de Trinity, est le suivant : il faut informer les Soviétiques que les États-Unis posséderont bientôt la bombe, tout en leur assurant que ce n’est pas une menace pour eux. Si c’est finalement ce que Truman fera à Potsdam en juillet 1945, immédiatement après l’explosion test — provoquant une fameuse réponse ironique de Staline qu’Oppenheimer cite dans ce texte —, on peut imaginer comment de telles propositions furent reçues par les chercheurs et les scientifiques qui travaillaient au Projet Manhattan.

Dans cette version abrégée des conférences sur Bohr donnée entre août 1963 et mai 1964 au Brookhaven National Laboratory (Caltech) et à Los Alamos, publiée plus tard dans la New York Review of Books, Oppenheimer ne se concentre pas sur l’apport théorique de Bohr, ni même sur ses apports techniques pendant la création de la bombe. Il tente plutôt de restituer la contribution politique de ce dernier dans les premiers temps de la réflexion sur l’après-Trinity. Ce long texte, saturé d’informations, de citations, d’anecdotes et de portraits, veut être un témoignage historique le plus exhaustif possible de l’activité de Niels Bohr et des convictions qui le guidaient, de sa connaissance du projet de bombe atomique jusqu’à sa mort. S’il est évidemment situé — et, du même coup, biaisé — c’est un document précieux.

Il nous renseigne en effet autant sur Bohr, dont les efforts politiques pour un contrôle ouvert de l’atome sont longuement détaillés — Oppenheimer citant même des notes et des lettres du physicien danois à Roosevelt —, que sur Oppenheimer lui-même, qui se met en scène comme témoin privilégié. Le père de la bombe ne dit d’ailleurs jamais explicitement dans ce texte ce qu’il pensait, au fond, des « espoirs de Bohr » dans les années 1940 ; il se contente d’un compte-rendu méticuleux, gardant toute la distance et la déférence qu’il doit à son maître. Le regard rétrospectif qu’il porte après coup est en revanche beaucoup plus clair et assumé, reconnaissant au savant danois une clairvoyance qui dépasse son aura scientifique : « Si nous avions agi avec sagesse, clarté et discrétion selon les vues de Bohr, nous aurions pu au moins nous libérer de notre sentiment assez blasphématoire de toute-puissance et de nos illusions sur l’efficacité du secret. »

Lorsqu’en 1939, Bohr quitta les États-Unis pour le Danemark, il ne s’attendait pas à ce qu’une application du processus de fission pour créer une explosion soit à portée de main1. Son institut à Copenhague, sa maison baroque du XIXe siècle à Carlsberg, appartenaient désormais à un monde très différent. Pendant des années, ces lieux avaient offert un refuge aux collègues allemands, puis autrichiens. Lorsque Fermi était venu chercher son prix Nobel à Stockholm, il décida de ne pas retourner en Italie, mais de s’arrêter à Copenhague, avant de venir aux États-Unis. Il y avait aussi des réfugiés de Russie : Charlotte Houtermans, dont le mari était emprisonné en Russie jusqu’au pacte Molotov-Ribbentrop, Placzek, Weisskopf et bien d’autres encore. Ainsi Bohr avait, en plus de son profond attachement au Danemark, qui l’avait gardé à Copenhague vingt ans plus tôt alors qu’il avait été poussé à venir en Angleterre, un sens de la responsabilité à l’égard de ses pupilles.

Son institut fut fermé en 1940. Son soi-disant directeur était un homme qui avait essayé d’entrer dans l’Institut en activité, mais Bohr avait été un peu trop rusé pour cela. Heisenberg et Weizsäcker étaient venus d’Allemagne, ainsi que d’autres personnes. Bohr avait l’impression qu’ils venaient moins pour dire ce qu’ils savaient que pour voir si Bohr savait quelque chose qu’ils ne savaient pas ; et je crois que c’était une impasse.

Puis, en 1943, la situation était devenue beaucoup trop dangereuse pour la liberté et la vie de Bohr. Il avait été en contact avec les services clandestins danois et, par leur intermédiaire, avec les services secrets britanniques ; il avait reçu une lettre de Chadwick, l’élève de Rutherford, alors directeur du laboratoire Cavendish, qui l’encourageait à venir en Angleterre. Ainsi, dans les derniers jours de septembre, il s’échappa une nuit dans un petit bateau vers la Suède ; trois semaines plus tard, il fut transporté en Angleterre par avion dans la soute à bombes d’un Mosquito non armé. On lui donna un masque à oxygène et un casque doté d’écouteurs, mais la Royal Air Force n’était pas habituée à des têtes aussi grandes que celle de Bohr — et il perdit connaissance.

Une fois en Angleterre et rétabli, il apprit de Chadwick ce qui s’était passé. Pour Bohr, les entreprises américaines semblaient relever du fantasme. Aujourd’hui, bien sûr, elles peuvent sembler dépassées, mais il fut profondément impressionné par le fait qu’une grande usine de diffusion séparant les isotopes d’uranium devait être construite à Oak Ridge, que les atomes d’uranium devaient voler dans le vide à fin de concentrer les plus légers, que des réacteurs produisant du plutonium étaient en construction à Hanford, et qu’il y avait même un endroit secret au Nouveau-Mexique pour fabriquer les bombes elles-mêmes. Les Anglais étaient très impliqués2, plus que ce que l’on en sait généralement ici. La possibilité de fabriquer une bombe y avait été évoquée, comme dans notre pays, par des réfugiés fuyant la tyrannie en Europe ; elle avait été bien étudiée, notamment par le physicien Rudolf Peierls. Les Britanniques en conclurent qu’il fallait explorer cette possibilité en raison de son importance potentielle pour la guerre et, en tout état de cause, pour l’avenir. La conviction et l’engagement du gouvernement britannique eurent un effet considérable sur le transformation de l’effort américain : il passa d’une série de comités, si secrets les uns des autres qu’ils ne pouvaient guère progresser, à une entreprise de grande ampleur. Il est vite apparu que les Britanniques n’avaient ni les ressources ni la sécurité physique nécessaires pour que les choses se passent mieux s’ils travaillaient avec nous aux États-Unis.

La conviction et l’engagement du gouvernement britannique eurent un effet considérable sur le transformation de l’effort américain : il passa d’une série de comités, si secrets les uns des autres qu’ils ne pouvaient guère progresser, à une entreprise de grande ampleur.

J. Robert Oppenheimer

Peu avant l’arrivée de Bohr en Angleterre, Churchill et Roosevelt se rencontrèrent à Québec et se mirent d’accord sur la participation des Britanniques à ce projet, ici et au Canada. Ils se mirent aussi d’accord pour se consulter sur les problèmes politiques et militaires et pour partager l’uranium indispensable qui, en partie, n’appartenait à l’origine à aucun d’entre nous. Cet accord avait été signé lorsque Bohr arrivait en Angleterre, et Chadwick espérait que Bohr viendrait aux États-Unis et pèserait dans la contribution du Royaume-Uni au projet.

Chadwick demanda à Bohr de voir Sir John Anderson, futur Lord Waverly. Il était chancelier de l’Échiquier, responsable du projet sur l’uranium au Royaume-Uni, un homme conservateur, maussade et remarquablement doux, qui était un grand ami de Bohr. Il demanda à Bohr de contribuer à renforcer la contribution du Royaume-Uni à ce projet, ainsi que le projet lui-même.

D’ici là, Bohr avait pu regarder plus en détail de quoi il retournait. C’était pour lui une révélation, tout comme lorsqu’il avait appris la découverte du noyau atomique par Rutherford, vingt-cinq ans plus tôt. Je vais citer de courts passages de Bohr afin qu’on sache quels mots il a utilisés à l’époque. Cependant, je pense qu’il vaut mieux que je passe en revue, de façon plutôt brute, les points qu’il avait à l’esprit. Je risque de simplifier à l’extrême, mais je le fais parce qu’il est commun, comme l’histoire l’a montré, que même des hommes avertis ne comprennent pas de quoi Bohr parlait.

Tout d’abord, il était clair que si cela fonctionnait, ce développement apporterait un changement énorme dans la situation du monde et de la guerre. Les mots « péril » et « menace » reviennent sans cesse. Lorsqu’il est arrivé à Los Alamos, sa première question sérieuse a été : « Est-elle vraiment assez grande ? » Je ne sais pas si elle l’était, mais elle a fini par l’être.

Deuxièmement, il connaissait suffisamment la situation en Russie — il y avait des amis proches, Joffe, Kapitza, Landau et bien d’autres — pour être tout à fait certain que l’alliance du temps de guerre ne résisterait pas à la paix en l’état actuel des choses. Il s’attendait donc à une course aux armements sans précédent. Il apprit qu’il était possible d’augmenter considérablement la puissance des bombes en utilisant des réactions thermonucléaires, et il y fit discrètement référence lorsqu’il écrivit à Anderson, à Roosevelt et à Churchill. Il s’attendait, plus que cela n’a été le cas je pense, à ce que ces immenses entreprises de 1943 ne soient plus si difficiles à réaliser pour une nation en 1953 et en 1963. Il voulait essayer d’empêcher cette course aux armements, mais aussi faire bien d’autres choses. Il était clair que l’on ne pouvait pas avoir un contrôle efficace de l’énergie atomique, qui permettrait des applications utiles, une science et un esprit de recherche libres, sans un monde très ouvert. Il en faisait un engagement absolu. Il pensait bien-sûr qu’il fallait avoir une vie privée. Il en avait besoin, comme nous tous ; nous devons faire des erreurs et les corriger au fur et à mesure que nous apprenons. Mais en principe, il considérait que tout ce qui pourrait représenter une menace pour la sécurité du monde devait être ouvert au monde.

Il était clair que l’on ne pouvait pas avoir un contrôle efficace de l’énergie atomique, qui permettrait des applications utiles, une science et un esprit de recherche libres, sans un monde très ouvert. Il en faisait un engagement absolu.

J. Robert Oppenheimer

Bohr savait que les communistes refusaient de dire ou de révéler la vérité ; il comprenait à quel point cette attitude avait dépassé la duplicité tactique recommandée par Lénine pour atteindre la forme la plus dangereuse d’auto-illusion. En 1948, après une visite, il écrivit au général Marshall, secrétaire d’État : « Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce que cela signifierait si le tableau complet des conditions sociales dans chaque pays était ouvert au jugement et à la comparaison. »

Il en déduisit qu’il ne serait pas tout à fait dans la nature de l’Union soviétique de créer un monde ouvert. Il estimait qu’il était essentiel d’essayer d’engager le gouvernement soviétique par des consultations très précoces — des consultations dans un esprit d’amitié prudente, espérons-le, avec un allié qui avait été envahi et occupé dans une guerre défensive désespérée. Il espérait que nous serions prêts à offrir une coopération totale en matière de progrès scientifique et d’exploitation industrielle, s’il y en avait, dans un monde où il y aurait des garanties adéquates et, par-dessus tout, dans un monde ouvert. Il espérait que la situation dans laquelle les Russes se trouveraient, ce que nous pourrions leur offrir et la perspective de s’associer à un grand changement mondial tourné vers l’avenir, pourraient modifier le caractère entier de la politique soviétique et établir ainsi un nouveau modèle de relations internationales. D’une manière essentielle et fondamentale, la force cesserait alors de jouer son rôle décisif et les nations exerceraient une influence par leur exemple, leur persuasion et la mesure dans laquelle elles pourraient réellement contribuer au bien-être commun des hommes. Il y voyait un exemple de cette complémentarité, qu’il a tant pensée et sur laquelle il a tant écrit dans sa jeunesse : la complémentarité entre l’amour et la justice. De tout cela, il en parlait à Anderson, alors qu’il était encore en Angleterre. Quelques mois avant sa mort, Waverly m’a dit qu’il ne s’était jamais remis de ce que les conseils de Bohr n’avaient pas été suivis.

Bohr arriva aux États-Unis à la fin de l’année 1943. Sa couverture — qui était véritable — était qu’il essaierait de faire avancer la cause de la collaboration scientifique internationale après la guerre. Officiellement et secrètement, il vint pour aider au développement de notre entreprise technique. Plus secrètement encore, et avec l’accord d’Anderson, il vint pour faire avancer son dossier et sa cause. Lorsqu’il arrive à la fin de l’année 1943, il voit l’ambassadeur du Royaume-Uni, Lord Halifax, et son propre ambassadeur, De Kauffmann, qui, avec beaucoup de courage et de bravoure, représentait son gouvernement inexistant et l’associait à notre conduite de la guerre. Par leur intermédiaire, il rencontre à nouveau le juge de la Cour Suprême Frankfurter. Le juge avait entendu parler en termes très généraux de l’entreprise atomique ; il écouta Bohr avec un respect croissant et très profond. Puis Bohr vint avec son fils, Aage, son compagnon et son confident, à Los Alamos.

À Los Alamos, Bohr était prodigieux. Il s’intéressait de très près à la technique. Mais sa véritable fonction — je pense pour la plupart d’entre nous — n’était pas d’ordre technique. Il faisait en sorte que l’entreprise semble pleine d’espoir, alors que beaucoup n’étaient pas dépourvus d’inquiétude. Bohr parlait avec mépris d’Hitler qui, avec quelques centaines de chars et d’avions, avait tenté d’asservir l’Europe pour un millénaire. Nous voulions tous croire à son grand espoir, tous croire que l’issue serait positive, que l’objectivité et la coopération des sciences joueraient un rôle utile.

La véritable fonction de Bohr à Los Alamos n’était pas d’ordre technique. Il faisait en sorte que l’entreprise semble pleine d’espoir, alors que beaucoup n’étaient pas dépourvus d’inquiétude.

J. Robert Oppenheimer

Au début de l’année 1944, le juge Frankfurter discuta avec Roosevelt des idées de Bohr. Le président, ayant écouté avec beaucoup d’intérêt, lui adressa un mot d’encouragement qu’il demanda à Bohr de rapporter en Angleterre. À cette époque, Anderson s’était entretenu avec le Premier ministre, cherchant à étendre la discussion sur l’avenir de l’énergie atomique au sein du gouvernement britannique. Cela ne plut pas trop à Churchill. Bohr repartit en avril 1944, avec le message pour Anderson de l’intérêt de Roosevelt. Après cela, il apprit par le premier secrétaire de l’ambassade soviétique qu’une lettre lui était destinée de la part de Kapitza — qui avait séjourné à Cambridge, était très apprécié de Rutherford, était bien connu de Bohr et avait été plus tard empêché de quitter la Russie. Kapitza avait écrit à Bohr, dont il connaissait la fuite en Suède, pour lui proposer de venir en Russie. Il lui écrivit que les choses avaient été difficiles, mais qu’ils pouvaient maintenant travailler à nouveau et que Bohr se trouverait très à l’aise parmi ses collègues. Bohr en conclut que les Russes s’intéressaient aux problèmes pratiques du nucléaire. Sa réponse fut amicale ; il dit qu’il avait d’autres projets pour promouvoir la coopération internationale après la victoire de la guerre.

Bohr revit Anderson, Sir Henry Dale, président de la Royal Society, et Cherwell, conseiller scientifique de Churchill ; plus tard, à la suggestion de Churchill, ils s’entretinrent avec Smuts, considéré à juste titre comme l’un des hommes sages de ce monde. Mais tous les quatre n’arrivèrent pas à une conclusion plus surprenante que de dire que Churchill et Roosevelt devraient mieux parler du futur lors de leur prochaine rencontre. Bohr rencontra effectivement Churchill. Ce ne fut pas une occasion très heureuse. Cherwell n’avait rien fait pour préparer le Premier ministre. Churchill et Cherwell se querellaient ; Bohr pouvait à peine parler ; il n’a jamais beaucoup aimé cela, et dans une occasion comme celle-ci, encore mois. Il écrivit sérieusement à Churchill qu’il était venu avec un message du président des États-Unis. Je n’ai pas connaissance d’une réponse à cette lettre.

Bohr revint à Los Alamos ; fin août, après avoir préparé un mémorandum que le juge Frankfurter remit à Roosevelt, il rencontra le Président et ils eurent une longue conversation. Je sais que Bohr en sortit très encouragé. Voici une partie de ce que Bohr avait écrit :

« Il semblerait en effet que seulement lorsque la question des concessions que les différentes puissances sont prêtes à faire pour contribuer à un arrangement de contrôle adéquat sera abordée au sein des Nations Unies, il sera possible pour chacun des partenaires de s’assurer de la sincérité des intentions des autres.

Bien entendu, les hommes d’État responsables sont les seuls à pouvoir connaître les possibilités politiques réelles. Il serait cependant très heureux que les espoirs d’une future coopération internationale harmonieuse, exprimés unanimement par toutes les parties au sein des Nations Unies, correspondent si remarquablement aux opportunités uniques qui, à l’insu du public, ont été créées par les progrès de la science.

De nombreuses raisons, en effet, semblent justifier la conviction qu’une démarche visant à établir une sécurité commune contre des menaces inquiétantes, sans exclure aucune nation de la participation au développement industriel prometteur impliqué par l’accomplissement du projet sera bien accueillie et trouvera sa réponse dans une coopération loyale pour l’application des nécessaires mesures de contrôle de grande envergure. »

Après sa visite à Roosevelt, Bohr écrivit une note complémentaire, qui aurait pu avoir des conséquences malheureuses, soulignant l’étroitesse des relations entre les membres de la communauté scientifique et disant que, si les hommes d’État devaient décider et agir, alors peut-être les scientifiques, qui s’étaient connus et qui se faisaient mutuellement confiance, pouvaient-ils aider à préparer le terrain.

En septembre, Churchill et Roosevelt se rencontrèrent à Québec ; ils semblent avoir réservé la discussion sur les problèmes atomiques jusqu’à leur rencontre à Hyde Park. De cette discussion, il existe un aide-mémoire, portant les initiales des deux hommes. Ils parvinrent à trois conclusions. La première — basée apparemment sur une incompréhension totale de ce que Bohr cherchait — était que la suggestion de Bohr d’informer le monde sur le développement devait être rejetée. Ce n’était pas la suggestion de Bohr. Il pensait qu’il était important que Roosevelt, ou quelqu’un ayant l’autorité de Roosevelt, parle à Staline, ou — s’il existait une telle personne — à quelqu’un ayant l’autorité de Staline, des problèmes de l’avenir et de la nécessité d’une responsabilité commune, ainsi que de la nécessité d’un monde ouvert. Ce n’est que s’il y avait une convergence de vues à ce sujet et si l’on parvenait à trouver des solutions — et seulement si la bombe atomique existait — que l’on pourrait alors expliquer publiquement ce qui s’était passé et ce qui pourrait en résulter. Mais Roosevelt et Churchill rejetèrent sévèrement ce qu’ils avaient mal compris de cette approche et déclarèrent que le plus grand secret devait être maintenu. Ils déclarèrent que lorsque les bombes seraient prêtes, elles pourraient être utilisées, après mûre réflexion, dans la guerre contre le Japon. Ils dirent ensuite qu’ils souhaitaient que Bohr soit surveillé de très près ; ils en étaient venus à ne plus lui faire confiance.

C’était un événement grave. Il se dissipa rapidement, mais cette suspicion, même apaisée, avait complètement interrompu les communications de Bohr avec le Président, et avait sérieusement brouillé et entravé ses communications avec notre gouvernement. Il voulait parler au colonel Stimson, le Secrétaire d’État à la Guerre, mais il n’y arriva jamais.

En mars 1945, plusieurs mois plus tard, Bohr écrivait un autre mémorandum. Les Nations Unies étaient sur le point de tenir leur première réunion à San Francisco, et Bohr avait le sentiment qu’il était urgent que la question de l’atome ne soit pas laissée de côté trop longtemps :

« Il semble très heureux que les mesures requises pour faire face à la situation nouvelle, créée par les progrès de la science et à laquelle l’humanité est confrontée à un moment critique des événements mondiaux, s’accordent si bien avec les espoirs de coopération internationale intime qui ont été exprimés unanimement de toutes parts au sein des nations unies contre l’agression.

En outre, la nouveauté même de la situation devrait offrir une occasion unique de faire appel à une attitude dépourvue de préjugés, et il semblerait même qu’une entente sur cette question vitale pourrait contribuer très favorablement au règlement d’autres problèmes pour lesquels l’histoire et les traditions ont favorisé l’émergence de points de vue divergents.

En ce qui concerne ces perspectives plus larges, il semblerait en particulier que le libre accès à l’information, nécessaire à la sécurité commune, devrait avoir des effets considérables en éliminant les obstacles à la connaissance mutuelle des aspects spirituels et matériels de la vie dans les différents pays, sans laquelle le respect et la bonne volonté entre les nations peuvent difficilement perdurer.

La participation à un développement, largement initié par la collaboration scientifique internationale et comportant d’immenses potentialités en matière de bien-être humain, renforcerait également les liens intimes qui se sont créés dans les années précédant la guerre entre les scientifiques des différentes nations. Dans la situation actuelle, ces liens peuvent s’avérer particulièrement utiles dans le cadre des consultations entre gouvernements et de la mise en place d’un système de contrôle.

Toutes ces possibilités peuvent cependant être perdues si une initiative n’est pas prise alors que la question peut être soulevée dans un esprit de consultation amicale. De fait, un retard dans l’attente de nouveaux développements pourrait, surtout si les préparatifs en vue d’efforts concurrentiels ont entre-temps atteint un stade avancé, donner à la démarche l’apparence d’une tentative de coercition à laquelle aucune grande nation ne peut être tenue d’acquiescer.

En effet, il est superflu de souligner combien il serait heureux à tous égards qu’au moment où le monde connaîtra la formidable puissance destructrice qui est tombée entre les mains de l’homme, on puisse lui dire que les grands progrès scientifiques et techniques ont contribué à créer une base solide pour une future coopération pacifique entre les nations. »

Je ne sais pas si Roosevelt lut ce mémorandum. Il mourut très peu de temps après. Au moment de sa mort, il rédigeait un discours, publié depuis mais jamais prononcé, sur les nouveaux pouvoirs de la science dans la guerre et la nécessité pour les hommes de vivre en paix les uns avec les autres. À l’heure où Roosevelt mourait, Lord Halifax et le juge Frankfurter se promenaient dans le parc Lafayette, parlant de la bombe et des espoirs de Bohr.

À l’heure où Roosevelt mourait, Lord Halifax et le juge Frankfurter se promenaient dans le parc Lafayette, parlant de la bombe et des espoirs de Bohr.

J. Robert Oppenheimer

À la mort de Roosevelt, les mémorandums de Bohr furent remis par Bush à Stimson. Peu après, Stimson nomma un comité dont Karl Compton, Bush et Conant étaient les membres techniques et dans lequel étaient représentés l’État, la Guerre, la Marine et le Bureau du Président. Ce comité, appelé l’Interim Committee, avait pour mission de conseiller le secrétaire à la Guerre et le Président sur l’avenir de l’énergie atomique.

En un sens, Bohr n’était pas du tout seul. Bush, Compton et Conant indiquaient clairement que le seul avenir qu’ils pouvaient envisager avec espoir était celui où l’ensemble du développement atomique serait contrôlé au niveau international. Stimson l’avait compris ; il avait compris que cela signifiait un très grand changement dans la vie humaine ; il avait compris que le problème central à ce moment-là résidait dans nos relations avec la Russie. Les auteurs du rapport Franck, à Chicago, avaient bien compris qu’il s’agissait là de la voie à suivre, et c’est ce qu’ils ont écrit. Il en allait de même pour les scientifiques qui s’étaient regroupés après la guerre pour former la Federation of American Scientists. Il en allait de même pour d’innombrables autres. Mais il y avait des différences : Bohr était pour l’action, pour une action opportune et responsable. Il savait que ces mesures devaient être prises par ceux qui avaient le pouvoir de s’engager et d’agir. Il voulait changer le cadre global dans lequel ce problème apparaîtrait, suffisamment tôt pour que le problème en soit modifié dans sa propre nature. Il croyait aux hommes d’État ; il utilisait ce terme fréquemment ; et il n’était pas très favorable aux comités.

Or l’Interim Committee était un comité, et il en donna la preuve en nommant un autre comité, le Scientific Panel, dont Arthur Compton, Fermi, Lawrence et moi-même faisions partie. Nous rencontrâmes l’Interim Committee le 1er mai pour parler de la question des relations avec la Russie, du secret, de l’ouverture, de l’avenir de la science, de l’avenir des développements atomiques. Certains se souviennent d’avoir parlé de l’utilisation de la bombe ; cela s’est sans doute produit, mais pas en séance du comité. J’ai été très impressionné par la sagesse du général Marshall et du secrétaire Stimson ; je me suis rendu à la mission britannique, j’ai rencontré Bohr et j’ai essayé de le réconforter, mais il était trop sage et trop mondain pour être réconforté ; il est parti pour l’Angleterre peu de temps après, incertain de ce qui allait se passer, s’il allait se passer quelque chose.

Bohr était pour l’action, pour une action opportune et responsable. Il voulait changer le cadre global dans lequel ce problème apparaîtrait, suffisamment tôt pour que le problème en soit modifié dans sa propre nature.

J. Robert Oppenheimer

En juin, le groupe scientifique se réunit à Los Alamos. Nous avons recommandé qu’avant de prendre une décision ferme sur l’utilisation de la bombe, notre gouvernement parle de la situation future à nos alliés. L‘Interim Committee se réunit le 21 juin ; il décida que cette discussion devrait être entamée lors de la réunion du Président, du Premier ministre et de Staline, prévue pour le 16 juillet à Potsdam.

Nous devions procéder à un essai de la bombe pour des raisons techniques. Nous espérions pouvoir le faire avant le 16 juillet, afin que le Président et le Secrétaire à la guerre puissent avoir une idée de son efficacité. C’est ce qui s’est passé. Mais il n’y eut pas beaucoup de discussions avec les Russes. Stimson fut horrifié lorsqu’il découvrit ce qu’était l’Armée rouge ; comme il l’écrivit, il perdit son sang-froid. Byrnes était opposé à toute discussion avec les Russes ; Churchill était opposé à toute déclaration. Mais ils étaient tous d’accord pour dire que si le président disait quelque chose à Staline, en profitant de l’explosion de Trinity, cela nous éviterait au moins les pires reproches de double jeu. Lorsque les nouvelles en provenance du Nouveau-Mexique arrivèrent, beaucoup plus obscures à l’époque qu’elles ne le paraissent aujourd’hui, le président renvoya son interprète, Charles Bohlen, afin de garder les choses décontractées, et se rendit auprès de Staline pour lui parler. Truman fit remarquer que nous disposions d’une nouvelle arme très puissante que nous envisagions d’utiliser contre le Japon. Selon Truman, Staline dit qu’il nous souhaitait bonne chance et qu’il espérait que cela fonctionnerait. C’était pousser la désinvolture un peu loin.

L’utilisation des bombes, qui avait soulevé des questions distinctes mais liées, donna lieu à des déclarations sur le contrôle international. À la fin de l’année 1945, le Président, le Premier ministre anglais et le Premier ministre canadien se mirent d’accord pour chercher à prendre des mesures en vue d’un contrôle international de l’énergie atomique. Le débat sur la législation dans ce pays était alors en pleine vigueur. Le Secrétaire Byrnes s’était engagé à aborder la question avec les Russes lors de sa visite à Moscou. Il envisageait de leur demander d’approuver la création d’une commission au sein des Nations unies pour discuter de ce sujet. Il craignait de manière touchante qu’ils ne lui demandent comment fabriquer une bombe, mais ils étaient beaucoup moins désireux que lui d’en parler. Les sénateurs Vandenberg et Connally demandèrent ce que signifiait le mot souvent entendu de « garanties » ; qu’est-ce que cela signifiait ? Byrnes nomma donc une commission de cinq personnes, sous la présidence du sous-secrétaire Acheson, pour concevoir des contrôles. Le sous-secrétaire institua un groupe, sous la présidence de Lilienthal, pour définir ce qui devait être contrôlé. Nous avons travaillé plus longtemps qu’il n’aurait fallu. En tant que document de comité, et pour l’époque, il n’était pas trop mauvais. Bohr n’en était pas satisfait, notamment parce que nous ne l’avions pas suffisamment centré sur le fait qu’il ne devait y avoir aucun secret d’aucune sorte. C’est ce que nous avons dit, mais ce n’est pas tout ce que nous avons dit. Lorsque l’ambassadeur Baruch présenta cette proposition aux Nations unies, les membres de la délégation de l’état-major des États-Unis déclarèrent que si cette proposition était mise en œuvre, il n’y aurait pas de secrets militaires. Ainsi, Bohr aurait obtenu son ouverture. Mais Bohr avait raison, car il ne s’est rien passé. De cela, Bohr dit, en véritable forme de reproche : « Cette situation, cette période appelle à l’action. Faire la bombe, c’était une action. »

Bohr n’abandonna pas du tout son espoir, même s’il était clair que ce pour quoi il avait travaillé, c’est-à-dire essayer de persuader les Russes ab initio d’être nos collaborateurs, nos alliés et les garants de la paix, avait été perdu. Mais il continuait à penser que c’était une grande cause de créer un monde ouvert. En 1948, il eut un entretien long, réfléchi et grave avec le général Marshall. Le secrétaire d’État se rendait à Paris pour participer au débat général de l’Assemblée des Nations Unies, afin d’expliquer la position américaine. Bohr espérait que Marshall dirait que nous étions pour la suppression des secrets. Avec des garanties appropriées, dans un monde ouvert, nous étions prêts à le faire. Le secrétaire d’État ne le dit pas.

En 1950, après la première explosion soviétique, la décision d’essayer de fabriquer des bombes thermonucléaires, et dans une situation où il était clair que nous devions nous inquiéter de l’adéquation de notre armement, juste avant la guerre de Corée, Bohr écrit une lettre ouverte aux Nations unies. Cette lettre s’adresse non seulement aux chefs d’État, mais aussi à chacun d’entre nous :

« Les efforts de tous les partisans de la coopération internationale, des individus comme des nations, seront nécessaires pour faire émerger dans chaque pays une opinion capable d’exprimer, avec une clarté et une force croissantes, l’exigence d’un monde ouvert. »

Je ne peux pas affirmer — peut-être que d’autres pourraient le faire mieux, mais je ne peux toujours pas le faire — que des actions précoces dans le sens suggéré par Bohr auraient changé le cours de l’histoire. Rien de ce que je sais de Staline et de son comportement ne permet de l’espérer. Mais Bohr préconisa cette action, espérant qu’elle créerait un grand changement dans la situation. Il dit un jour en plaisantant, en pensant à la théorie quantique, « un autre arrangement expérimental ». Je pense moi-même que si nous avions agi avec sagesse, clarté et discrétion selon ses vues, nous aurions pu au moins nous libérer de notre sentiment assez blasphématoire de toute-puissance, de nos illusions sur l’efficacité du secret. Nous aurions pu orienter notre société et notre vie vers une vision plus saine d’un avenir digne d’être vécu, vers un dévouement accru à la connaissance et à la vérité.

Si nous avions agi avec sagesse, clarté et discrétion selon les vues de Bohr, nous aurions pu au moins nous libérer de notre sentiment assez blasphématoire de toute-puissance, de nos illusions sur l’efficacité du secret.

J. Robert Oppenheimer

Avec la course aux armements et son intensification, l’amertume de la guerre froide, les ogives et les fusées de plusieurs mégatonnes, Bohr se concentra de plus en plus sur ce qu’il savait pouvoir faire : sur la coopération internationale dans le domaine de la science, sur la bonne communication, sur la bonne volonté. Il s’occupait de son propre institut de physique théorique et du petit institut scandinave appelé Nordita, les deux situés à Copenhague. Il prit la parole lors de la première conférence « Atoms for Peace », qui marqua le début de l’érosion des formidables barrières à la communication. Il joua un rôle très utile, non seulement dans la création du centre européen de recherche nucléaire, le CERN, près de Genève, mais aussi dans sa protection contre le provincialisme des Six et de l’Euratom, et contre les préoccupations militaires de l’OTAN. En octobre 1962, il enregistra les cinq premiers entretiens de ce qui devait être une histoire de la théorie atomique. Le 18 novembre, il mourut — laissant la rétrospective inachevée.

Bohr parlait souvent de la mort avec une profonde admiration : la mort qui permet que ce que nous avons appris, ce qui a fait ses preuves, soit transmis aux générations suivantes. Le 18 novembre, au moment de la mort de Bohr, son fils Aage rentrait avec sa femme d’un mois en Chine, où il avait donné des conférences sur la structure nucléaire.

Bien plus tôt, à la fin du mois de septembre 1945, le colonel Stimson quittait Washington pour de bon. Il n’était plus jeune, ni en bonne santé. Ce jour-là, il avait une réunion de cabinet où il allait une fois de plus, en termes définitifs et éloquents, prôner, très tardivement, une approche ouverte et amicale envers la Russie sur les problèmes de l’atome. Plus tard dans la journée, le général Marshall avait prévu de faire sortir tous les officiers généraux de Washington sur la piste d’atterrissage pour saluer et dire au revoir à leur chef. Et pour tout cela, le colonel Stimson devait se faire couper les cheveux. Il me demanda de m’asseoir avec lui lorsqu’il était dans le fauteuil du coiffeur. Au moment de partir, il me dit : « Maintenant, c’est entre tes mains. » Bohr ne dit jamais cela. Il n’en avait pas besoin.

Sources
  1. Ce texte est un compte rendu très abrégé des conférences données entre août 1963 et mai 1964 au Brookhaven National Laboratory, à l’Université de Californie, au California Institute of Technology et à Los Alamos, Nouveau Mexique. Les principales suppressions concernent les aspects techniques de la bombe, et surtout un résumé des travaux de Bohr au cours de trois décennies sur les problèmes atomiques et nucléaires ; pour une revue de ces travaux, voir N. Bohr ; The Rutherford Memorial Lecture ; Proc. Lond. Phys. Soc., 78 : 1083-1115 (1961).
  2. Pour une description de l’entreprise britannique et des relations entre le Royaume-Uni et les États-Unis, voir « Britain and Atomic Energy, 1939-1945 » par Margaret Gowing, Londres, McMillan Co. Ltd, 1964, New York, St. Martin’s Press, 1964.  Gowing a eu accès aux documents officiels du Royaume-Uni et est une historienne de talent. Elle donne un compte rendu réfléchi et compréhensif de ce que Bohr a fait et pensé. L’annexe 8 est le texte du désastreux aide-mémoire, paraphé par Churchill et Roosevelt, le 19 septembre 1944 à Hyde Park, et paraphrasé ici.
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