« J’ai eu des doutes », deux conversations avec Robert Oppenheimer

Oppenheimer : écrits choisis | Épisode 5

Lire Oppenheimer — l’écouter, aussi. Contrairement à une idée reçue, le père de la bombe n’a jamais regretté son invention, du moins publiquement. Conscient de ses effets sur l’humanité, il a tenté de l’expliquer, de la justifier et de l’articuler avec une pratique idéalisée de la science. Au milieu de notre série estivale de textes choisis, nous vous proposons aujourd’hui d’entendre ses réponses.

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Le Grand Continent
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Flash-forward : Oppenheimer n’est plus aux affaires. Il a repris sa carrière académique à l’Institut d’études avancées à Princeton et reste un savant consulté. Alors que la guerre froide s’enlise et que la menace nucléaire s’intensifie partout, l’inventeur de la bombe atomique prend la parole à plusieurs reprises, à la radio ou dans des interventions télévisées — avec prudence, et toujours avec un message.

En français, langue qu’il maîtrise parfaitement, il y plaide pour une ouverture des connaissances et une implication de l’homme de science dans la cité. « Les savants sont aussi des hommes. Ce qui est unique pour le savant c’est qu’il lui faut non seulement chercher la vérité mais la proclamer » déclare-t-il en 1958, de passage à Paris, préoccupé, comme dans son long plaidoyer de 1953, de l’absence de connaissance par la population et d’une opinion publique atomique inexistante. La responsabilité en incombe en premier lieu aux scientifiques mais aussi, selon Oppenheimer, aux gouvernements. L’entretien se conclut d’ailleurs sur un appel à la fin de l’ère du secret.

En 1965, Oppenheimer accorde un entretien à CBS. Nous sommes deux ans avant sa mort. Entre angoisse et espoir, un spectre hante cette bribe de conversation : il vient d’Asie. La bombe était nécessaire à Hiroshima, répète-t-il — non sans gravité. Mais le futur est encore plus incertain. Pour comprendre les inquiétudes d’Oppenheimer, il faut se replacer à la date où il parle. Un an avant, en 1964, la Chine a réussi le test 596, faisant exploser sa première bombe atomique dans le Xinjiang. Trois ans avant, avec la crise des missiles de Cuba, le monde est passé à côté de la catastrophe nucléaire. C’est dans ce contexte sombre qu’Oppenheimer tente d’apporter une lueur d’espoir, « le vent du changement ». Dans ce qui sera l’un de ses derniers entretiens, il nous laisse sur une ambivalence qui a finalement marqué la grande partie de ses interventions — avec une seule constante : une foi inébranlable dans la science (« c’est le destin de l’homme de savoir tout ce qu’il peut acquérir comme connaissances et d’en vivre »), que l’on retrouve dans tous les extraits de notre sélection d’écrits choisis, publiés cet été.

On évoque fréquemment un problème qui nous concerne tous, celui que je pourrais appeler le problème des devoirs du savant. Nous sommes en présence aujourd’hui d’une science dont les conséquences sont d’une importance incalculable pour l’avenir de l’humanité. Nous nous demandons si le savant est parfaitement conscient moralement de l’importance de cette découverte et si cela lui impose des devoirs qui diffèrent de ceux que s’imposent les autres hommes.  

Je crois que le savant doit chercher la vérité et s’il en trouve, il doit l’expliquer, l’enseigner, et s’assurer que ce qu’il a trouvé est bien compris. Le plus souvent, on le fait en écrivant, en publiant, en parlant comme nous le faisons en ce moment. Il y a des occasions où il y a de bonnes raisons pour ne pas publier des résultats parce qu’ils sont dangereux. Il faut être sûr que le savant ait bien expliqué ce qu’il a trouvé à son gouvernement, aux responsables. Ce n’est pas si aisé. Il faut expliquer, insister, redire, relire. Enfin, il faut que le gouvernement reconnaisse qu’il vaut mieux dire publiquement, être ouvert et franc, expliquer les faits de la nature et les implications si on les sait au public.

Il y a naturellement des devoirs pour tout homme. Les savants sont aussi des hommes. Ce qui est unique pour le savant c’est qu’il lui faut non seulement chercher la vérité mais la proclamer.

Les savants sont aussi des hommes. Ce qui est unique pour le savant c’est qu’il lui faut non seulement chercher la vérité mais la proclamer. 

J. Robert Oppenheimer

Personnellement, comment éprouvez-vous ce sentiment du devoir du savant face à un certain nombre de problèmes ? Éprouvez-vous des doutes dans l’attitude que vous devez suivre ? 

J’ai eu des doutes. Nous avons tous eu des doutes sur la pratique, non pas sur la connaissance. Nous sommes pour la connaissance. J’ai eu des doutes  à propos des applications pratiques des bombes atomiques et je crois que j’avais raison d’avoir des doutes.

On entend dire quelquefois que devant les conséquences incalculables que peut avoir le développement de la recherche scientifique telle qu’elle existe aujourd’hui, il vaudrait mieux arrêter la science comme on arrête un film de cinéma. Peut-on le faire et doit-on le faire ? 

On pourrait dire qu’il faut arrêter la recherche. On pourrait dire qu’il faut la poursuivre. Pour moi, c’est mauvais de ne pas savoir si on peut savoir. C’est le destin de l’homme de savoir tout ce qu’il peut acquérir comme connaissances et d’en vivre. C’est un destin difficile mais si on ne tâche pas de vivre avec la connaissance, on est pas proprement un homme. 

[…]

J’insisterais sur l’idée que le fait de devoir savoir ne justifie pas que l’on fasse toutes les applications possibles de ce savoir. C’est là une question humaine. Il faut se poser la question de l’application de la découverte et ses conséquences pour la communauté humaine. Il n’y a pas de réponse simple à ces questions.

C’est le destin de l’homme de savoir tout ce qu’il peut acquérir comme connaissances et d’en vivre. C’est un destin difficile mais si on ne tâche pas de vivre avec la connaissance, on est pas proprement un homme.

J. Robert Oppenheimer

Monsieur le Professeur, vous avez dit à plusieurs reprises que vous pensiez que le devoir élémentaire du savant était de partager ses connaissances au plus grand nombre possible — dans les cas où c’est possible. Je voudrais vous poser une question qui concerne directement la science atomique. Pensez-vous que le public devrait être tenu au courant, informé plus qu’il ne l’est de ce que vous appelez l’actualité atomique et de ce que serait une guerre atomique ? 

Je crois que le public devrait être informé. Je crois qu’il est très important qu’on ait une idée bien claire et bien fondée de ce que serait la guerre atomique. J’ai l’impression, je n’en suis pas sûr, qu’en France, on a pas cette idée claire. Peut-être pas non plus en Amérique. Je crois que c’est un devoir des gouvernements d’êtres sûrs que les populations sachent ce qui pourrait se passer. 

On entend souvent dire que si le peuple savait tout ce qu’il y a à savoir, il n’aurait plus de courage. Je crois que le courage consiste à agir avec prudence et avec un peu de fierté face aux faits, et non pas en cachant la vérité. 

Vous pensez que ce devoir d’information du public incombe aux gouvernements ? 

Évidemment parce que les faits sont secrets. Il y a peut être des moments où il faut violer les lois mais ce n’est pas une bonne habitude. 

Vous personnellement, êtes-vous partisan ou adversaire de la notion de secret en général ? 

Comme tous les savants j’espère qu’il n’y aura plus de secret. En ce qui concerne mes intérêts professionnels, pour la physique, je considère que le secret ne m’a pas beaucoup gêné. J’espère qu’il y aura bientôt une ère dans l’histoire humaine où il n’y aura plus de secret mais une ouverture, une franchise, un amour pour la vérité qui est presque universel. 

[…]

J’espère qu’il y aura bientôt une ère dans l’histoire humaine où il n’y aura plus de secret mais une ouverture, une franchise, un amour pour la vérité qui est presque universel.

J. Robert Oppenheimer

Pensez-vous que le développement de la recherche scientifique dans un pays donné est directement proportionnel à l’importance et au degré de puissance de ce pays ? 

On peut définir l’importance d’un pays à travers ses contributions à la recherche scientifique. Après la conquête romaine, la Grèce était restée un centre de la recherche scientifique. Aujourd’hui, par le génie de quelques hommes, un pays peut contribuer à beaucoup plus que ce qui lui permet sa puissance et sa magnitude. C’est le cas en physique au Danemark ou le professeur Niels Bohr est le symbole même de la physique atomique.

Qu’elle devrait être l’attitude des États et des gouvernements à l’égard des savants ? 

Ma réponse n’est pas très pratique — mais les gouvernements devraient les aimer. 

On cite souvent en France Albert Einstein qui disait que « si c’était à recommencer je me ferais plombier », et vous ? 

Je suis très content que les conditions de la vie humaine soient telles qu’il ne faille jamais répondre à de telles questions.

Avec du  recul, pensez-vous que l’utilisation de la bombe par notre pays était nécessaire ?

La position, que surtout le général Marshall, chef d’état-major de l’armée, et le colonel Stimson, secrétaire à la guerre m’ont transmis, selon laquelle nous aurions dû, au Japon, nous frayer un chemin jusqu’aux îles principales et que cela impliquerait un massacre massif d’Américains et de Japonais, a été adoptée par eux en toute bonne foi, avec regret et sur la base des meilleures preuves dont ils disposaient à l’époque. Pour cette alternative, la bombe a été un énorme soulagement. 

La guerre avait commencé en 1939. Elle avait causé la mort de dizaines de millions de personnes. Elle avait été marquée par une brutalité et une dégradation qui n’avaient pas leur place au milieu du XXe siècle. La décision de finir la guerre par ce moyen, certes cruel, n’a pas été prise à la légère. Mais je ne suis pas, à ce jour, convaincu qu’une meilleure voie était alors possible. 

Je n’ai pas de bonne réponse à cette question.

La décision de finir la guerre par ce moyen, certes cruel, n’a pas été prise à la légère. Mais je ne suis pas, à ce jour, convaincu qu’une meilleure voie était alors possible.

J. Robert Oppenheimer

Docteur Oppenheimer, malgré toute la rationalisation et l’inévitabilité de la décision que l’histoire nous démontre, vous et beaucoup d’autres personnes qui ont mis au point la bombe semblez encore souffrir, si je puis dire, d’une mauvaise conscience à ce sujet. Est-ce vrai, Monsieur ?

Je ne veux pas parler pour les autres, car nous sommes tous différents.

Lorsque vous jouez un rôle important dans la mort de plus de 100 000 personnes et la blessure d’un nombre comparable de personnes, vous n’y pensez naturellement pas facilement. Je crois que nous avions une grande raison de le faire, mais je ne pense pas que nous devrions avoir la conscience entièrement tranquille en renonçant au pouvoir d’étudier la nature, d’apprendre la vérité à son sujet pour changer le cours de l’histoire de l’humanité.

Il y a longtemps, j’ai dit, dans un sens grossier qu’aucune vulgarité ni aucun humour ne pourrait effacer, que les physiciens avaient connu le péché. Je n’entendais pas par là les morts causées par nos travaux. Je voulais dire que nous avions connu le péché d’orgueil. Nous avons influencé, d’une manière qui s’est avérée majeure, le cours de l’histoire de l’homme. Nous avons eu l’orgueil de penser que nous savions ce qui était bon pour l’homme. Je pense que cela a laissé des traces chez beaucoup de ceux qui étaient engagés de manière responsable. Ce n’est pas l’activité habituelle d’un scientifique.

Nous avons influencé, d’une manière qui s’est avérée majeure, le cours de l’histoire de l’homme. Nous avons eu l’orgueil de penser que nous savions ce qui était bon pour l’homme

J. Robert Oppenheimer

Dans les premiers jours qui ont suivi Hiroshima, vous avez souligné que les scientifiques qui ont construit la bombe avaient nourri l’espoir que les armes nucléaires conduiraient à de « nouveaux modèles de comportement ». Pourquoi cet espoir ne s’est-il pas concrétisé ? 

J’ai dit deux choses : de nouveaux modèles de comportement et de nouvelles institutions.

Quand on se rappelle des causes manifestes du conflit entre l’Union soviétique et les États-Unis, qui nous tourmentent depuis vingt ans et qui ne sont nullement résolues ; quand on se rappelle de la férocité idéologique qui animait les communistes de l’après-guerre et que l’on retrouve aujourd’hui sous une forme inchangée en Chine ; quand on se rappelle de la férocité anticommuniste avec laquelle nous avons affronté cette situation… l’idée qu’il existe une communication téléphonique entre la Maison Blanche et le Kremlin pour s’assurer qu’il n’y ait pas de malentendus est un modèle de comportement tout à fait inédit.

C’est quelque chose qui est presque inédit dans les conflits qui ont un caractère aussi total, comme celui entre les communistes et le monde libre. L’idée que les États-Unis devraient renforcer leur puissance pour mener des engagements limités sur le terrain et dans les airs avec des armes démodées qui, nous l’espérons, sont un peu meilleures qu’autrefois, non pas pour conquérir le monde, mais pour donner une chance de réfléchir, de faire une pause, d’argumenter et de persuader avant un holocauste… Ce schéma n’est pas non plus familier. 

Le fait que, pendant des années, les intellectuels russes se soient intéressés à la France, au Royaume-Uni et aux États-Unis et se soient réunis pour discuter des problèmes d’armement, des problèmes d’application de la science et des problèmes de maintien de la paix n’est pas non plus quelque chose de familier.

Les institutions ne sont pas là. Les modèles sont défectueux, fragiles, très vulnérables, mais le vent du changement souffle. 

Les institutions ne sont pas là. Les modèles sont défectueux, fragiles, très vulnérables, mais le vent du changement souffle. 

J. Robert Oppenheimer

Docteur Oppenheimer, d’après tout ce que vous venez de dire, il semble que lorsque vous envisagez l’avenir, c’est davantage avec espoir qu’avec pessimisme. 

J’ai essayé de parler de ce qui est porteur d’espoir. Ce qui ne l’est pas domine déjà l’esprit de tout le monde. 

Les Chinois changeront-ils leur vision de la destinée humaine et des relations entre eux et nous avant ou après avoir eu le pouvoir de déclencher une guerre nucléaire majeure ? Nous en sommes réduits à le deviner. La détente entre les Russes et les Occidentaux survivra-t-elle aux tensions actuelles ? à ce qui se passe aujourd’hui en Asie ? Nous n’en savons rien. 

Il y a cent raisons de n’avoir aucun espoir. Je tiens pour acquis que tout le monde peut y penser sans qu’on le lui rappelle. Il est plus difficile de penser de l’autre côté. J’ai essayé de dire, qu’aussi frêles, provisoires et limitées qu’elles soient, les marques d’espoirs existent et me semblent être une tête de pont vers un avenir vivable, mais pas sans travail.

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