Une autre vision de la Chine
La deuxième guerre froide est-elle inévitable ? Dans un essai paru il y a peu, Jorge Heine, ancien ambassadeur du Chili en Chine, essaie de conjurer cette logique en présentant une vision nuancée de ce pays qui rompt avec la vision invariablement hostile qui est promue aux États-Unis. Au point d’être parfois trop apologétique ? C’est tout l’enjeu de ce compte-rendu qui cherche à faire le point sur un livre important — notamment en Amérique latine ?
L’idée selon laquelle le monde s’enfonce dans une nouvelle « guerre froide » en raison de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine gagne rapidement du terrain. Il est de plus en plus difficile d’analyser la Chine sans prendre parti dans ce débat polarisé. C’est pourquoi nous avons besoin d’une analyse fondée sur une connaissance empirique approfondie de ce pays et de ses relations extérieures. L’ouvrage de Jorge Heine, Xi-na en el siglo del dragón : Lo que todos deben saber sobre China, est donc un complément bienvenu à la littérature existante.
Comme indiqué au début, il ne s’agit pas d’un ouvrage académique. Il s’appuie sur la connaissance personnelle que Heine a de la Chine en tant qu’ancien ambassadeur chilien à Pékin et sur les nombreux voyages qu’il a effectués dans le pays avant et après. Cependant, il bénéficie également d’une pléthore de sources académiques et d’informations recueillies dans le cadre de son poste actuel de professeur à l’université de Boston.
Grâce à une combinaison d’expériences personnelles, de reportages, de statistiques et d’analyse qualitatives, Heine a écrit un livre qui aborde les débats les plus importants sur la Chine. D’emblée, l’ouvrage expose les trois récits les plus répandus sur la Chine dans le débat actuel : premièrement, l’« école de l’effondrement », selon laquelle la Chine serait en proie à tant de contradictions internes et de défis économiques qu’elle s’effondrera bientôt ; deuxièmement, l’« école de la dictature parfaite », qui aborde la Chine comme un système autoritaire et impénétrable qui ne pourrait être étudié que par l’équivalent chinois de la « kremlinologie » en vogue pendant la guerre froide ; et enfin, l’« école de l’État dynamique et complexe », qui étudie, sans œillères, l’évolution, l’apprentissage et l’ajustement constant de la Chine au monde dans lequel elle évolue. C’est à cette dernière tradition que Heine entend contribuer.
La première partie de l’ouvrage analyse différents aspects de ce que Heine appelle « le miracle chinois » : sa modernisation, son industrialisation et sa croissance économique rapides après le processus de réforme et d’ouverture qui a débuté en 1978. Les cinq premiers chapitres analysent différents aspects de cette modernisation rapide : l’urbanisation, l’industrialisation, la révolution numérique et la révolution des infrastructures, cette dernière étant particulièrement axée sur la construction de trains à grande vitesse qui traversent l’immense pays. Bien que solidement fondée sur des statistiques et des faits, cette partie comprend également des anecdotes qui illustrent à quel point la Chine s’est éloignée de la pauvreté et de la misère de la révolution culturelle. Ce mélange d’histoires personnelles, d’aperçus de la vie quotidienne chinoise et de matériau plus scientifique rend le livre très accessible. Il contribue également à « démystifier » la Chine pour ceux qui n’ont pas eu le privilège d’y voyager. La Chine ne se résume pas à un parti communiste omniprésent. Ce n’est pas non plus une « machine à industrialiser ». Elle est peuplée de personnes en quête d’une vie meilleure et d’un gouvernement qui essaie, échoue, s’adapte et réussit.
Cette partie contient également de nombreuses observations intéressantes. Parmi elles, son analyse du rôle des zones économiques spéciales et des entreprises d’État, qui, selon Heine, sont gérées de manière efficace, contrairement à ce qui se passe en Occident. Il souligne notamment que la Chine n’est plus un imitateur qui vole des technologies pour produire en masse des biens bon marché et de mauvaise qualité : la Chine est passée du statut d’« usine du monde » à celui de centre d’innovation.
La dernière moitié du livre est consacrée à l’examen des changements intervenus au sein du gouvernement de Xi-Jinping, ainsi qu’aux relations internationales de la Chine. Nous examinons l’histoire et l’ascension de l’homme le plus puissant du pays depuis Mao. Sa réflexion sur le rôle de la Chine dans le monde est fermement ancrée dans l’histoire chinoise et cherche à interpréter la vision qu’elle a de sa propre place dans le monde. Dans le chapitre consacré à l’émergence d’une nouvelle guerre froide, il montre et illustre de manière convaincante les interconnexions étroites entre les économies chinoise et américaine, ainsi que les dommages causés à ces dernières par les sanctions américaines. Il montre clairement à quel point l’idée d’un « découplage » entre la Chine et les États-Unis serait irréaliste et préjudiciable.
La partie consacrée à la Chine et à l’Amérique latine est particulièrement intéressante en raison de la participation ou de la proximité de Heine à des événements clés, depuis les premières réunions de l’APEC jusqu’à la création du forum CELAC-Chine. En outre, ce qu’il dit des Nouvelles routes de la soie apporte de nouvelles perspectives. Il examine et évalue systématiquement les principales critiques formulées à l’encontre de cette initiative : la priorité accordée aux projets est fondée sur les préoccupations géopolitiques de la Chine plutôt que sur les objectifs de développement des pays bénéficiaires ; les projets sont dommageables pour l’environnement ; et ils aboutissent à des « éléphants blancs », c’est-à-dire à des projets ratés déconnectés de l’économie locale. Dans le chapitre consacré au prochain « siècle asiatique », il souligne que la montée en puissance de la Chine ne constitue pas une menace pour la coopération multilatérale, mais plutôt le contraire : l’adhésion de la Chine au multilatéralisme peut renforcer la coopération internationale.
Ces chapitres donnent un bon aperçu de la plupart des débats actuels sur la Chine. Tout au long de ces chapitres, cependant, Heine n’essaie pas de cacher son admiration pour la mutation de la Chine et ce qu’il considère comme son ascension pacifique vers le statut de superpuissance mondiale. Cela conduit parfois à une présentation biaisée de certaines questions clés. Par exemple, lorsqu’il explique comment l’intégration verticale et les chaînes de production rapides ont conduit au succès du géant technologique Foxconn au point que l’entreprise devienne le premier producteur d’iPhones, il mentionne que les travailleurs dorment dans l’usine et peuvent être réveillés à tout moment pendant la nuit s’il faut remplir une nouvelle commande. Cette anecdote est abordée sans que ne soient évoqués les droits des travailleurs. De même, il affirme que les Chinois ont tendance à être moins préoccupés par la collecte d’informations numériques, tandis que les problèmes potentiels que soulève un tel contrôle ne sont pas abordés. L’examen de la situation des Ouïghours commence par l’affirmation lapidaire qu’une grande partie de cette minorité musulmane d’environ 12 millions de personnes aurait embrassé le fondamentalisme religieux. C’est par ce biais, et non dans celui des violations des droits de l’homme, qu’est analysée l’emprisonnement d’environ 1,2 million de Ouïghours dans des « camps de rééducation » ou des prisons.
De même, certaines parties du chapitre consacré à Xi Jinping reprennent la propagande chinoise sans guère de tentative d’examen critique. Il est dépeint comme un homme sage, frugal et patient qui a enduré des épreuves dans sa jeunesse et qui a su gagner le cœur et l’esprit des paysans pauvres de la campagne où il a été envoyé pour développer sa force et son caractère. D’autres auteurs et journalistes ont cherché à vérifier les récits de Xi à la campagne, sans grand succès. Cependant, il n’y a ici aucune tentative de se démarquer du récit officiel chinois. De même, il n’est guère question de Xi en tant que politicien de pouvoir. Heine semble plutôt soutenir sa décision de mettre fin à la limitation du nombre de ses mandats et de concentrer davantage de pouvoir entre ses mains.
Toutefois, la partie que je trouve la plus difficile à avaler est celle qui traite du début de la pandémie de Covid-19. Il est désormais amplement prouvé que les autorités locales de Wuhan ont non seulement dissimulé la vérité lorsque l’épidémie de Covid-19 était avérée, mais aussi que les autorités sanitaires centrales et la direction du parti communiste ont gaspillé les 20 premiers jours de la pandémie en ignorant ou en essayant de cacher ce qu’il se passait. Le retard ainsi pris a fortement contribué à la catastrophe mondiale. Cependant, Heine ne critique que la gestion locale. Non seulement il omet les échecs des autorités centrales, mais il laisse de côté le débat sur les raisons pour lesquelles les autorités locales ont été si secrètes, qui tient précisément à leur crainte des réactions des autorités centrales.
Comme chercheur sur la politique en Amérique centrale, j’ai également du mal à accepter la réponse de Heine à la question rhétorique qu’il pose : quand bien même nous approcherions d’une nouvelle guerre froide, serait-ce une si mauvaise chose ? Après tout, la guerre froide a empêché une guerre totale entre les États-Unis et l’Union soviétique qui aurait été un désastre pour le monde.C’est vrai, mais au Nicaragua, la guerre froide était aussi chaude qu’un jour d’été à Managua. Il en a été de même pour de nombreuses guerres par procuration, notamment au Viêt Nam, en Corée, en Afghanistan et en Angola.
Il faut éviter une nouvelle guerre froide par tous les moyens. Pour ce faire, les deux parties doivent s’efforcer de comprendre réellement les motivations et les intérêts de l’autre. Ceci dit, indépendamment des parties que je trouve trop indulgentes pour la Chine, le livre de Jorge Heine est une contribution très solide à cet égard. Il peut être interprété comme une réaction aux attaques incessantes contre la Chine aux États-Unis, où il est basé. L’image que les médias grand public et les autorités américaines tentent de donner de la Chine en tant que concurrent agressif des États-Unis pour l’hégémonie mondiale doit de toute urgence être nuancée par une meilleure compréhension des motivations des acteurs chinois et la logique interne de son système. Ce livre est une contribution bienvenue à cette réflexion. Dans l’avenir, il nous faudra garder nos distances des récits chinois et américains, afin de défendre un ordre fondé sur le respect des droits de l’homme, de la souveraineté nationale, du droit international, de la démocratie et du multilatéralisme, quels que soient les protagonistes en fin de compte.