Près de 35 ans après la création de la brigade franco-allemande, comment jugez-vous son évolution ? Ce symbole est-il devenu un atout tactique ?
La création de la brigade franco-allemande (BFA) en 1989 est issue de la volonté de François Mitterrand et d’Helmut Kohl de créer une grande unité militaire avec des Français et des Allemands imbriqués. C’est unique au monde. C’est la seule unité qui est commandée alternativement par un officier général français et un officier général allemand, avec un adjoint de l’autre pays. À l’intérieur de cette brigade sont présents des régiments d’infanterie français et allemand, de cavalerie, d’artillerie, de génie ainsi qu’un régiment mixte français-allemand de soutien logistique.
Bien évidemment, cette brigade avait un objectif symbolique, mais elle devait surtout être un précurseur de la défense européenne. Pour la France et l’Allemagne, à partir du moment où nous définissons une politique commune avec des objectifs communs, il est possible de disposer d’une unité en mesure d’être engagée, au nom des deux pays, sur un théâtre d’opérations. Et surtout, cette unité franco-allemande a fait faire des progrès dans l’inter-opérabilité de nos deux armées.
La BFA a été engagée pour la première fois en 1997 pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Il ne s’agissait pas d’une opération de combat de haute intensité, mais de stabilisation dans le cadre de la SFOR. Il y avait un double intérêt à déployer la brigade. D’abord, il s’agissait de montrer aux Croates, aux Serbes et aux Bosniaques qu’il était possible pour deux pays qui s’étaient fait la guerre pendant un siècle et demi, de construire la paix au point d’intégrer une partie de leurs armées. Il y avait donc une valeur d’exemple. Ensuite, l’opération a été un succès opérationnel, notamment du point de vue logistique où les deux composantes françaises et allemandes étaient très complémentaires. Autrement dit, dès le départ, la brigade était un symbole, mais elle avait aussi une véritable efficience opérationnelle.
La difficulté réside dans le fait que les états-majors allemands et français ne croient pas en la capacité opérationnelle de la BFA. Pour les militaires français notamment, ce n’est pas une brigade qui peut être employée comme une autre brigade interarmes. Un récent rapport de la Cour des Comptes relevait d’ailleurs qu’elle coûtait trop cher pour un symbole… En fait, cette responsabilité de non-emploi repose complètement sur le pouvoir politique français et allemand. La volonté politique d’engagement de la brigade n’existe plus. Si les responsables politiques imposent aux chefs militaires l’emploi de la BFA, ils le feront. En Afghanistan, les unités de la brigade franco-allemande ont été engagées… mais séparément, sous commandement national. La Brigade franco-allemande aurait très bien pu être engagée sur une zone à définir en commun. Mais les deux pays ont préféré envoyer des éléments séparément. Pourquoi ? C’est un choix purement politique : s’il y avait eu une véritable volonté d’imposer aux militaires de s’engager de manière commune en Afghanistan, cela aurait été fait. Pourquoi la BFA n’a-t-elle pas été engagée dans la mission de formation de l’Union européenne au Mali ? C’est une mission qui aurait pu facilement être confiée à la brigade franco-allemande. Cela n’a pas été fait.
C’est regrettable parce que lorsque cette brigade est utilisée, elle est tout à fait opérationnelle et au rendez-vous. Les soldats français et les soldats allemands qui la composent sont d’excellents professionnels. Chaque fois qu’elle a été engagée, la brigade a toujours été au rendez-vous. Dans la mesure où les armées françaises et allemandes seront de plus en plus amenées à servir ensemble, l’expérience de la brigade franco-allemande peut être extrêmement utile : c’est la seule grande unité capable de conduire une opération franco-allemande, qui maîtrise les savoir-faire des deux armées, en particulier dans le domaine de la logistique et de la santé.
La brigade franco-allemande est un concentré d’interopérabilité.
Est-ce que cette défiance du haut commandement français envers la brigade franco-allemande tient aussi à des raisons culturelles et historiques ?
Non, le souvenir des guerres qui ont opposé les Français et les Allemands ne pèse pas. Au sein de la brigade, il n’y a jamais de rappels ou de réminiscence de ces conflits. Cela n’empêche d’ailleurs pas les unités de la brigade de participer à des prises d’armes au moment des cérémonies des fins de conflit. Aujourd’hui les soldats français et allemands sont plus mobilisés par le conflit en Ukraine que par le passé de nos deux pays. C’est même le contraire : les soldats de la brigade sont tous impliqués dans cette fraternité d’armes européenne et dans les intérêts communs que nous avons. De plus, les soldats français et allemands sont certainement les meilleurs connaisseurs des relations franco-allemandes.
En fait, la question de la défiance du commandement vient surtout des procédures d’engagement des forces. Du côté français, c’est le Président de la République qui décide d’envoyer des troupes. Cela prend moins de douze heures entre la décision et le départ des forces. En Allemagne, c’est le Parlement qui décide avec tout ce que cela sous-entend comme procédure. Cela crée un véritable décalage. Il faut savoir en tenir compte. La brigade franco-allemande ne peut pas prendre un tour d’alerte dans la vision française. En revanche, dans le cadre de l’Union européenne et de l’OTAN, la brigade en est tout à fait capable.
De la brigade franco-allemande jusqu’à l’Initiative européenne d’intervention, en passant par l’Eurocorps, la France est toujours partie prenante des initiatives militaires européennes. Comment expliquer le paradoxe entre cette prise d’initiative et le fait que le commandement militaire et les dirigeants politiques empêchent leur pleine réalisation ?
Il me semble que nous ne sommes jamais sortis du paradigme de la Communauté européenne de défense : à la fois promoteurs de ce projet et responsables de son effondrement (sur fond de crise politique interne). D’un côté, une partie des élites aspirent à construire une défense proprement européenne et, de ce point de vue, autonome de notre allié américain. De l’autre, il existe une véritable inquiétude à l’idée de voir l’outil militaire français se diluer. Le contexte continental ne favorise pas non plus l’évolution vers une armée européenne : les démarches françaises sont — à tort ou à raison — perçues comme une remise en question du cadre fixé par l’OTAN.
Mais ces réticences ne tiennent-elles pas à l’impression que l’armée européenne imaginée par les Français n’est rien d’autre qu’une armée sous contrôle français et un moyen de promouvoir l’industrie française d’armement ?
Il est certain que nous sommes taxés à l’international d’être arrogants. Je me suis rendu compte que pour connaître vraiment la France, il faut vivre à l’étranger. Nous suscitons indéniablement un certain rejet fondé sur la suspicion constante que nous aurions une volonté hégémonique. Cela vient aussi du fait que nous sommes perçus comme des concurrents de qualité… Et il ne faut pas minimiser le fait que dans les pays d’Europe centrale et orientale, cette méfiance est redoublée par le souvenir de 1938-1939 lorsque les Français n’honorèrent pas leurs engagements vis-à-vis d’États qui étaient leurs alliés. Quant à la promotion de l’industrie de défense, il me semble que nous sommes loin des Allemands pour l’exportation d’armement même si nous rencontrons quelques succès, en particulier en Belgique.
Parmi ces alliés, il y avait la Pologne. Aujourd’hui, elle affiche clairement son ambition de devenir la première armée d’Europe. Quelles convergences existent entre l’armée française et l’armée polonaise ?
Il est très important de comprendre que les Polonais sont profondément traumatisés, pour des raisons historiques, par la Russie. Je me souviens que l’attaché militaire polonais à Berlin avait dans son bureau deux drapeaux : le drapeau de la Pologne et le drapeau de l’OTAN. Lorsque je lui avais demandé pourquoi il n’affichait pas aussi le drapeau de l’Union européenne, il m’a répondu que la seule chose qui comptait était l’OTAN — c’est-à-dire, pour lui, les Américains. Alors que le pays avait alerté depuis de nombreuses années sur le risque que la Russie faisait courir aux pays d’Europe orientale, les pays d’Europe de l’Ouest ne cessèrent de leur répondre qu’un scénario de ce type n’avait aucune chance de se produire…
Pour toutes ces raisons, les Polonais pensent que seuls les Américains sont en mesure de les défendre. Cela a des conséquences matérielles : ils achètent la totalité de leurs équipements aux États-Unis dans le but d’entretenir leurs liens et leur interopérabilité avec eux. Ce qui est cohérent puisqu’ils ne comptent que sur les Etats-Unis.
Cela dit, à partir du moment où nos alliés européens se réarment et augmentent leur budget de défense, c’est un rapprochement de la vision française dont les dépenses militaires restent très élevées par rapport à ses partenaires. Chaque fois qu’un pays européen augmente son budget militaire, c’est au service de la défense européenne.
L’invasion de l’Ukraine en 2022 a constitué un réveil géopolitique pour l’Europe, tout en renforçant dans l’immédiat notre dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’autonomie stratégique est-elle possible selon vous ? Est-elle seulement souhaitable ? Est-ce que l’armée européenne est un horizon possible ?
Bien sûr que l’autonomie stratégique européenne est souhaitable. Aujourd’hui, nous dépendons complètement de nos alliés américains, et donc des soubresauts de la politique interne des États-Unis. Or, il n’y a pas de consensus évident entre Républicains et Démocrates sur la politique internationale. Je ne sais pas du tout quelle aurait été la réponse de l’administration Trump face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Je pense qu’elle aurait été différente au détriment de l’Ukraine. Autrement dit, si les États-Unis sont notre meilleur allié, c’est une alliance qui doit être consciente des réalités. D’autant que les Etats-Unis sont aujourd’hui beaucoup plus concernés par leur rivalité avec la Chine que par leur solidarité aveugle avec le continent européen. Il est donc évident qu’on a besoin d’une défense plus autonome et moins dépendante.
Si l’on considère les décisions prises à l’échelle du continent, il n’y a pas vraiment de réflexion sur ce que pourrait signifier une défense européenne. La majorité des pays se précipitent pour acquérir du matériel américain. Lorsque j’ai évoqué avec le général Eberhard Zorn, l’ancien général inspecteur de l’armée allemande, des achats d’armement réalisés par l’Allemagne aux Etas-Unis, celui-ci m’a fait remarquer que tous ces pays cherchaient à s’équiper dans l’immédiat et que la plupart des industriels européens n’avaient pas la capacité nécessaire pour livrer rapidement.
En fait, l’invasion de l’Ukraine a souligné que le seul partenaire efficace pour approvisionner en équipements et munitions sont les Etats-Unis — l’autonomie européenne est pour l’instant plus que limitée. Cela dit, à moyen terme, la guerre, devrait convaincre les pays en Europe de la nécessité de renforcer le pilier européen au sein de l’Alliance atlantique, ce qui pourrait être une étape vers une autonomie renforcée. Je pense qu’il faut voir l’OTAN non comme un obstacle mais comme un soutien nécessaire et indispensable vers la constitution d’une défense européenne renforcée.
Dans un entretien publié récemment dans nos colonnes, le général Paloméros analysait la livraison à l’Ukraine par les États-Unis d’armes à sous-munitions comme un signe que son industrie avait du mal à suivre le rythme d’une guerre de haute intensité. La situation est encore plus difficile en Europe. D’un point de vue logistique, comment peut-elle affronter ce retour de la guerre industrielle ?
Tous les conflits depuis la Deuxième Guerre mondiale sont des conflits logistiques. Celui qui gagne aujourd’hui, c’est celui qui est en mesure d’apporter aux forces engagées le meilleur soutien logistique en munitions, carburant, etc…. C’est le rapport de force logistique qui détermine l’issue d’une guerre. En France et dans d’autres pays de l’UE, nous payons aujourd’hui le prix d’une politique décidée dans les années 1990 par des responsables qui parlaient de dividendes de la paix après le collapse de l’URSS. C’est vraiment ne pas bien connaître l’histoire des hommes et des conflits que de penser que la guerre s’éloignerait, pour toujours, du continent européen. Il y a un très bon exemple pour illustrer la dépendance française dans un domaine stratégique : la munition de petit calibre. En France, la société Manhurin était le leader mondial dans la réalisation de chaînes de fabrication de munitions petits calibres. Ce fleuron industriel français exportait 100 % de ses productions. Le groupe a disparu en 2018 parce que l’État et les banques ne l’ont pas soutenu. La Direction générale de l’armement déclarait que la France n’avait pas besoin d’avoir de fabriques de munitions de petit calibre puisqu’il serait toujours possible d’en trouver ailleurs. Incidemment, c’est le même raisonnement qui a provoqué la crise et la pénurie de masques pendant les premiers mois de la pandémie de Covid-19.
Stratégiquement, c’est une grave erreur. Ce ne sont pas les armes qui posent problème — une fois que vous avez un fusil, avec un stock de pièces détachées pour la maintenance, fût-il allemand — ce qui est le cas aujourd’hui —, il peut durer trente ans. Ce n’est pas stratégique. En revanche, la munition est stratégique. Il est illusoire de croire que nous pourrons toujours acheter des munitions à l’étranger en cas de crise majeure. Il faut penser la défense non pas en temps de paix mais en temps de crise. Sans autonomie industrielle de fabrication et sans stocks, la situation peut devenir très dangereuse. En fait, l’industrie de défense souffre de deux difficultés. Tout d’abord, elle peine à se financer. Il est mal vu par les banques de financer l’industrie de défense. Par ailleurs, l’industrie de défense en Europe est trop éclatée. Imaginez chaque État, aux Etats-Unis, ayant sa propre fabrique de blindés.
Un groupe comme Nexter, qui construit les canons CAESAR, qui sont de remarquables canons d’artillerie, n’a pas les capacités industrielles pour produire des canons au rythme attendu par les pays clients. L’Europe a besoin d’une industrie de défense suffisamment forte et puissante. Aujourd’hui, cette industrie est en peine de trouver des financements et de se développer.
Alors, bien sûr, ce constat est établi en Europe et les industriels se regroupent d’eux-mêmes ou poussés par les gouvernements. Les groupes Nexter Defence Systems et Krauss-Maffei ont créé le groupe KNDS en vue de construire ensemble le futur char de demain : le MGCS (Main Ground Combat System). Cela va dans le bon sens, même si les difficultés sont importantes. D’autres industriels, ne faisant pas partie du projet initial, tentent de faire modifier le projet initial. Il y a des intérêts industriels qui sont difficilement compatibles avec les volontés politiques de rationalisation. On voit très bien les difficultés liées au projet du futur avion de combat, le Scaf. Si tout était si simple, nous aurions déjà trouvé des accords. Il en va des emplois, des savoir-faire, des capacités industrielles. Les pays européens sont conscients qu’il y a une impérieuse nécessité de se réunir pour construire des équipements, de plus en plus coûteux, pour faciliter l’emploi et la maintenance. La volonté est là et il existe déjà de beaux succès, tel Airbus. Il faut poursuivre nos efforts et donc être prêt à faire des concessions sans pour autant abandonner nos centres d’excellence.
La promotion de champions européens de l’armement n’est-il pas contradictoire avec les règles de concurrence que défend l’Union européenne. Dans le domaine civil, la fusion entre Alstom et Siemens avait été interrompue pour cette raison.
Peut-être faut-il se demander si la Commission européenne travaille dans l’intérêt supérieur de l’Europe ou si elle applique bêtement certaines règles déconnectées des réalités économiques ? Aux États-Unis, on ne se pose pas cette question. Je ne vois pas pourquoi nous nous autoflagellons.
Les échecs de l’armée russe sont liés notamment à ses carences logistiques. En tant qu’expert de la question, comment comprenez-vous cette faillite ?
Je suis assez prudent sur le déclin de l’armée russe. Contrairement à ce qu’on entend parfois, je ne pense pas qu’elle soit sur le point de s’écrouler. C’est un pays qui a un hinterland immense pour subvenir aux besoins de ses troupes. En tout état de cause, ils me paraissent capables de maintenir leurs positions actuelles. Sans compter qu’ils détiennent des armes nucléaires tactiques qu’ils pourraient utiliser si la situation devenait très critique.
Maintenant, si on regarde les échecs qu’ils ont connus pendant leur offensive, je pense qu’il faut être bien conscient qu’une fois de plus les Russes ont menti sur l’état réel de leurs forces. La corruption et les détournements de marchés ont fortement impactés la logistique de leur armée. Et puis le commandement russe n’avait, semble-t-il, pas conscience des énormes besoins logistiques nécessaires à une armée moderne en offensive, hors de ses frontières. Je n’ai pas l’impression que ce soit une armée qui a été formatée pour une projection de masse et pour une offensive face à un ennemi déterminé et équipé. Elle est plutôt pensée pour assumer un rôle défensif sur le territoire national. Ils ont finalement été victime de leur propre mensonge : ils ont multiplié les erreurs en termes de soutien logistique, de carburant, de munitions… Finalement, les militaires ont menti à Poutine pour lui faire plaisir. Le mensonge est consubstantiel à l’exercice du pouvoir en Russie.
Le dictateur a été pris au piège de son exercice du pouvoir. Stratégiquement, cela se paye très cher.