Après le début de l’invasion russe en Ukraine, 92 % des Polonais s’accordaient à dire que la Pologne devrait rester membre de l’Union européenne. L’appartenance à l’OTAN ou le soutien à l’Ukraine suscitent une adhésion similaire. Quelles sont les différences entre l’opposition et le gouvernement en matière de politique internationale ?

Andrzej Zybertowicz

Si l’opposition avait été au pouvoir en 2021, lorsque la Biélorussie a utilisé l’immigration forcée pour menacer la frontière polonaise, celle-ci n’aurait sans doute pas tenu. La Pologne aurait été envahie par des milliers de pseudos réfugiés, dont certains seraient parvenus, comme le désirait Poutine, à déstabiliser notre pays. Et lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine au début de 2022, la Pologne n’aurait pas été en mesure d’être aussi rapide ou de devenir une plaque tournante du soutien aux Ukrainiens, avec l’aide des États-Unis et de nos alliés. Autrement dit, si l’opposition actuelle avait été au pouvoir en Pologne en février 2022, l’Ukraine se serait déjà effondrée ; la Russie serait en train de conquérir les États baltes ; et, la frontière entre la Russie et la Pologne se situerait à l’actuelle frontière polono-ukrainienne. 

Professeur de sociologie, analyste, militant de l’opposition à l’époque de la République populaire de Pologne, Andrzej Zybertowicz est actuellement conseiller social du président Andrzej Duda.

Eugeniusz Smolar

Le sort des réfugiés en Pologne est une question que je trouve vraiment honteuse. Je suis parfaitement conscient qu’il existait une stratégie de Poutine et Loukachenko consistant à pousser des milliers de migrants à travers la frontière polonaise. Je pense qu’il s’agit d’un véritable problème et, comme la plupart des gens dans ce que vous appelleriez les cercles d’opposition, je pense qu’une solution aurait pu être trouvée entre contrôler la frontière et éviter ce drame humain. Les civils, les réfugiés, hommes, femmes et enfants auraient pu bénéficier d’une assistance juridique, quelles que soient les intentions avec lesquelles ils veulent passer à l’Ouest : il n’est pas nécessaire qu’ils soient des réfugiés politiques, il suffit qu’ils fuient la guerre et la faim pour mériter notre aide. Et pourtant l’offre d’assistance de la Commission européenne a été accueillie par le silence du gouvernement polonais.

Quant à l’incapacité supposée de l’opposition à repousser d’éventuelles attaques, ce sont des divagations totalement infondées. Le peuple polonais a davantage aidé les réfugiés ukrainiens que le gouvernement. Il y a aujourd’hui des enquêtes dans la presse qui montrent ce qui se passe dans les centres pour réfugiés ukrainiens : rien n’est fait pour que ces personnes s’enracinent en Pologne, pour qu’elles trouvent du travail, quand bien même la plupart d’entre elles seraient des femmes seules avec des enfants.

Ceci dit, et par souci d’équité, je dois admettre que la rapidité avec laquelle le gouvernement et le Président ont réagi à l’invasion russe de l’Ukraine, en particulier en fournissant des chars d’assaut, a joué un rôle énorme, pleinement apprécié par les Ukrainiens. J’ai du reste échangé avec des sources ukrainiennes faisant autorité qui affirmaient que cela avait grandement contribué à sauver Kiev.

Analyste des relations internationales, militant de l’opposition démocratique à l’époque communiste, cofondateur d’Aneksu, Eugeniusz Smolar travaille au Centre for International Relations.

Mais peut-on supposer que si l’opposition avait été au pouvoir, elle n’aurait pas aidé l’Ukraine ? Cela me paraît contrefactuel.

Andrzej Zybertowicz

Nous pouvons nous pencher sur cette question. Supposons que nous ignorions le risque d’une attaque hybride à notre frontière en 2021 — qu’il n’y ait pas eu d’opération de Poutine pour affaiblir la Pologne face à l’agression de l’Ukraine.  Nous sommes en février 2022, l’agression de la Russie contre l’Ukraine a commencé et nous avons par hypothèse en Pologne un gouvernement d’opposition dominé par la Plate-forme civique qui, conformément à ce qu’elle proclame depuis longtemps, dit : nous nous rallions au courant européen majoritaire. Ce gouvernement aurait d’abord consulté Bruxelles et Berlin afin de déterminer la position à adopter face à la guerre. Il aurait reproduit l’approche léthargique de l’Allemagne dans les consultations européennes, et il aurait été sensible aux voix françaises qui disent que nous ne pouvons pas laisser Poutine perdre la face, et que nous devons lui donner une chance de se retirer dans l’honneur. Les Américains auraient alors dû chercher d’autres moyens d’aider l’Ukraine, probablement par l’intermédiaire de la Roumanie. Pour des raisons logistiques et géographiques, cette aide serait intervenue beaucoup plus tard, sans doute de manière moins décisive, et il est probable que l’Ukraine aurait finalement été conquise. L’Allemagne et la France auraient reconnu ce nouvel état de fait ; et les Américains se seraient retirés du continent européen, en expliquant — à raison — que la situation dans le Pacifique était difficile. 

La question est de savoir si la Russie en serait restée là après un tel succès, ou si, voyant la faiblesse de l’Occident, elle ne serait pas allée plus loin, vers les États baltes ou vers la Pologne. Leur raisonnement aurait été le suivant : les États-Unis ont accepté Nord Stream 2 au début de 2022 ; ils se sont retirés de manière embarrassante de l’Afghanistan ; et l’OTAN n’a pas aidé l’Ukraine à défendre son indépendance. Dans ces conditions, où se serait arrêté Poutine ? Pour quelles raisons un gouvernement sensible aux récits de Bruxelles, Paris et Berlin se serait-il comporté comme l’actuel gouvernement polonais ?

La question est de savoir si la Russie en serait restée là après un tel succès, ou si, voyant la faiblesse de l’Occident, elle ne serait pas allée plus loin, vers les États baltes ou vers la Pologne.

Andrzej Zybertowicz

La Pologne n’a pas consulté Berlin ou Paris quant à sa décision de soutenir Kiev, mais elle a immédiatement commencé à agir, de concert avec Washington.

Eugeniusz Smolar

Vous présentez une fiction politique comme un scénario d’évolution réaliste. Pour la Pologne, le premier point de référence pour la politique de sécurité a toujours été Washington, et non Berlin ou Paris — et cela restera le cas. Bien sûr, les consultations européennes sont aussi importantes — et on ne peut pas dire que le gouvernement actuel ne les a pas menées avec la France et l’Allemagne – c’est ce qu’il a fait.

Le fait qu’elles se soient révélées insatisfaisantes est une question différente, qui est en partie liée à la politique anti-UE et anti-allemande que mène le gouvernement actuel, plutôt qu’à la situation en Ukraine elle-même. Deuxièmement, bien que le déclenchement de la guerre ait constitué une fracture, le Premier ministre Mateusz Morawiecki n’avait pas effectué une seule visite à Kiev auparavant.

Pourquoi ce revirement dans la position polonaise vis-à-vis de l’Ukraine ?

La guerre a tout changé, y compris la politique du gouvernement à l’égard de l’Ukraine. Je ne parle pas du Président, car il avait déjà pris de nombreuses initiatives pour établir des relations plus étroites avec les Ukrainiens, alors que ses gouvernements ne l’avaient pas fait — ni celui de Beata Szydło, ni celui de Mateusz Morawiecki. Il existait une politique historique, faite de contentieux sérieux, comme la question de l’exhumation des tombes polonaises en Ukraine.

La guerre a tout changé. La Pologne a aidé l’Ukraine parce que c’était la bonne chose à faire, que c’était juste – mais elle l’a aussi fait pour sa propre sécurité.

Pour la Pologne, le premier point de référence pour la politique de sécurité a toujours été Washington, et non Berlin ou Paris — et cela restera le cas. 

Eugeniusz Smolar

Depuis 2015, les gouvernements de la droite unie ont limogé 63 généraux de l’armée. Il s’agissait d’hommes d’expérience qui avaient combattu aux côtés des Américains en Irak et en Afghanistan. Des majors et des colonels ont été nommés en un clin d’œil à des postes de haut niveau. La Pologne a été désarmée, également par Antoni Macierewicz lorsqu’il était ministre de la Défense ; et il était dans l’intérêt du pays de tout faire pour éviter un scénario dans lequel les pays baltes pourraient être attaqués, ce qui nous impliquerait nécessairement. Défendre l’Ukraine revenait donc nous défendre nous-mêmes.

Des simulations se déroulent à l’OTAN et à Washington, pendant lesquelles différents scénarios sont envisagés : la Russie attaquerait la Moldavie et à nouveau la Géorgie, tout en prenant le contrôle politique de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan. Toutefois, une attaque contre un État membre de l’OTAN n’est jamais envisagée. N’oubliez pas qu’au-delà de la rhétorique politique, il y a eu — et il y a toujours — des contacts militaires, et les Russes savent parfaitement où se situe la ligne rouge. J’ai moi-même participé, il y a plusieurs années, à deux conférences organisées par l’OTAN et l’état-major russe lorsque les États-Unis ont décidé de déployer des armes anti-missiles balistiques en Roumanie et en Pologne. À l’époque, l’OTAN a tenté de me convaincre qu’elle ne visait pas la Russie. Je me suis rendu compte que les conversations entre les officiers supérieurs américains et russes étaient différentes de celles des analystes, dont je faisais partie. Ils se comprenaient parfaitement ; ils utilisaient des abréviations sur lesquelles je devais m’interroger. Il y avait des colonels russes qui parlaient anglais avec un accent américain. Ils savent où se situent les lignes rouges et nous le voyons aujourd’hui alors que Poutine a cessé d’évoquer la possibilité d’utiliser des armes nucléaires, même tactiques, sur le territoire ukrainien.

L’existence de cette ligne rouge était bien connue de l’élite militaire polonaise, qui a été ébranlée par le gouvernement actuel, entraînant un affaiblissement considérable des capacités de défense du pays.

Depuis le début de la guerre, de nombreux sondages ont démontré que les Polonais embrassent la résistance à la Russie, quel que soit le candidat pour lequel ils ont voté aux dernières législatives. C’est culturel, en quelque sorte. ont tiré des leçons des de l’histoire des « terres de sang », pour reprendre l’expression de Timothy Snyder. Nos terres ont été ensanglantées tant de fois que tous les gouvernements engageraient cette résistance. 

Andrzej Zybertowicz

Je conteste une grande partie des propos de M. Smolar. Tout d’abord, certains généraux sont partis d’eux-mêmes. Deuxièmement, les généraux que nous avons remis en question étaient les auteurs d’un plan de défense qui concentrait les principaux groupements de blindés dans la partie occidentale de la Pologne. Nous aurions donc dû nous défendre sur la Vistule, en attendant une éventuelle assistance de l’OTAN, laissant nos territoires orientaux sous la domination temporaire de la Russie. Aujourd’hui, après Boutcha, après Irpin, nous savons qu’il s’agit d’une stratégie suicidaire. À l’époque, il était impossible de convaincre certains de ces généraux que cette stratégie était irresponsable. 

Un autre point concerne les simulations des Américains et des analystes de l’OTAN. Deux à trois mois après le déclenchement de la guerre, la communauté américaine du renseignement a décidé d’engager un audit de renseignement fait sur les premières phases de l’invasion de l’Ukraine pour comprendre pourquoi les experts américains, sur la base du renseignement disponible, prédisaient que l’Ukraine s’effondrerait en une quinzaine de jours tout au plus.

Qu’en est-il ressorti ?

Je ne connais pas les résultats. Je pense que les résultats ne sont pas publics, et qu’ils sont douloureux.

Lorsque la décision a été prise de se retirer d’Afghanistan, les Américains ont prédit que l’armée de 300 000 hommes qu’ils avaient formée pour le régime afghan de l’époque serait capable de maintenir l’intégrité du territoire. Il s’agissait d’une incompréhension totale des spécificités culturelles et des relations stratégiques entre les principales forces en présence en Afghanistan.

Il faut être un expert de l’OTAN pour être naïf au point de dire que la ligne rouge a valeur de commandement biblique et que Poutine n’oserait jamais la violer.

Eugeniusz Smolar

Le principe du déploiement de blindés, en particulier derrière la ligne de la Vistule, était lié à la doctrine stratégique définie par l’OTAN et Washington. Les Français et les Allemands étaient complètement absents de ce raisonnement. Les simulations suggéraient également que la Pologne serait capable de se défendre seule pendant 5 à 7 jours.

En réalité, tout le monde s’est trompé. Lorsque l’on considère l’Ukraine, même les Ukrainiens admettent être surpris d’avoir été capables d’autant résister.

Andrzej Zybertowicz

Oui, ce n’est qu’aujourd’hui que nous savons que le niveau de l’armée russe était largement inférieur à ce que prévoyaient les scénarios de l’OTAN. 

Eugeniusz Smolar

Mais nous ne le savons qu’après que les Ukrainiens aient versé leur sang. J’aimerais croire que l’armée et l’administration polonaises sauraient opposer une résistance similaire. 

L’achat d’armes à une telle échelle suscite toutefois des interrogations. Étant donné que les États-Unis disposent de 412 Himars et que la Pologne en achète 500, on peut se demander s’il est judicieux de procéder à un tel achat et qui les utilisera.

Quoi qu’il en soit, la question est de savoir sur quoi repose la sécurité de la Pologne : elle se base sur l’aide à l’Ukraine, le renforcement des capacités de défense des États baltes, la coopération la plus étroite possible avec l’OTAN et les relations bilatérales avec les États-Unis. N’oublions pas cependant que l’OTAN est une alliance politico-militaire et que la volonté d’un membre, qu’il s’agisse de la Turquie, de la Bulgarie ou de la Hongrie, peut suffire à empêcher l’alliance de fonctionner.

Andrzej Zybertowicz

Je suis d’accord avec votre liste des pays avec lesquels nous devons former une alliance, je suis d’accord. Je suis aussi d’accord avec le fait que la dimension politique de l’OTAN peut constituer une menace. À tout cela, je n’ajouterais qu’un seul aspect, qui figure dans le titre du livre de Marek Budzisz, Samotność strategiczna Polski (2002) : la solitude stratégique de la Pologne. Nous devons faire partie de l’OTAN, nous devons construire et renforcer les relations non seulement avec l’organisation, mais aussi avec les membres individuels, en particulier ceux qui peuvent nous aider le plus rapidement ; mais en fin de compte, certaines décisions ne peuvent qu’être prises par Varsovie. De ce point de vue, les achats à grande échelle sont une source d’apprentissage.

La question importante est de savoir où ces achats sont effectués.

Certains stratèges affirment que l’achat en Corée est une diversification judicieuse qui prouve aux États-Unis que nous disposons d’une marge de manœuvre, même si nous restons dépendants de leur GPS et d’autres systèmes. Le temps n’a pas joué en faveur de la conclusion de longs accords avec des pays voisins en vue d’une stratégie d’achat commune, qui serait sans doute plus sensée économiquement. L’urgence nous pousse à commander des équipements neufs dès maintenant. 

En France, on se demande pourquoi les pays d’Europe centrale et orientale n’effectuent pas ces achats en Europe occidentale afin de renforcer l’autonomie militaire européenne. La question a éclaté lorsque le président français Emmanuel Macron a commencé à rappeler qu’au-delà de la position représentée par les États-Unis, la Russie ou la Chine, il était nécessaire de positionner l’Europe en tant qu’acteur militaire dans le jeu géopolitique.

Eugeniusz Smolar

La question de l’avenir et de l’autonomie stratégique de l’Europe est très importante. Elle comporte différentes dimensions, non seulement militaires, mais aussi économiques.

La question de l’avenir et de l’autonomie stratégique de l’Europe est très importante. Elle comporte plusieurs dimensions, non seulement militaires, mais aussi économiques.

En dépit des arguments de Marek Budzisz, il me semble que réduire la situation de la Pologne à la solitude est un petit pas vers l’idée d’une nouvelle trahison de l’Occident. La Russie est imprévisible et menaçante. Lorsqu’il y aura un échange nucléaire entre la Fédération de Russie, les États-Unis et l’Occident, il aura lieu sur le territoire de la Pologne et dans l’Est de Allemagne. Il en était ainsi pendant la période soviétique et il en est toujours ainsi. Ryszard Kukliński a communiqué des plans spécifiques aux Américains, avec des détails sur une attaque russe. Il est dans notre intérêt stratégique de ne pas permettre que cela se produise, sans quoi la Pologne n’existera tout simplement plus.

Mais sur cette question, tous les Polonais sont d’accord. Qu’ils soient dans l’opposition ou au gouvernement, c’est la même chose.

Eugeniusz Smolar

Bien sûr, mais dire que nous sommes condamnés à prendre nos propres décisions… Après tout, personne ne retire ce droit à aucun gouvernement. Le fait est qu’ils devraient être rationnels en termes de dépenses de l’argent public. Même si l’on considère la fourniture de chars par la Corée, je remarque que cette solution présente des faiblesses, comme l’éloignement du centre technologique….

Andrzej Zybertowicz

Il y a des inconvénients, c’est clair.

Eugeniusz Smolar

La fourniture de chars par la Corée présente des inconvénients – comme l’éloignement du centre technologique –  mais c’est un moyen sûr de combler les lacunes d’un système qui s’est avéré être en porte-à-faux avec les stratégies de l’OTAN. La guerre du futur ne sera pas seulement une cyberguerre, une guerre virtuelle. Il s’agira d’une guerre du type de celle que nous connaissons en Ukraine, qui rappellera la Seconde Guerre mondiale. 

L’OTAN a récemment fait savoir qu’elle s’éloignait d’une stratégie qui consistait à répondre à la prise de territoires, par exemple dans les États baltes ou en Pologne, en les reprenant. Désormais, l’alliance entend s’engager dès le premier jour d’un conflit. Ce changement a été adopté par tous les membres de l’OTAN, y compris la Hongrie et la Turquie. On assiste donc à une fluctuation de la pensée stratégique et tactique sous l’influence de cette guerre. Avant, tout était plus ou moins théorique.

Désormais, l’alliance entend s’engager dès le premier jour d’un conflit.

Eugeniusz Smolar

Nous ne sommes pas seuls, il n’y a pas de solitude stratégique. Nous ne savons pas comment les États-Unis se comporteront à l’avenir si Trump ou quelqu’un de similaire arrivera au pouvoir, ce qui n’est pas exclu. Nous serons alors dans une situation extrêmement difficile, et tout le réarmement du monde ne rendra jamais la Pologne véritablement indépendante sur le plan stratégique.

L’hypothèse implicite des déclarations françaises sur l’autonomie militaire européenne était qu’un Président américain pourrait revenir à une forme d’isolationnisme ou se concentrer sur la Chine au détriment de l’Ukraine. Aussi, quelle doit être notre position à l’égard de l’Europe de l’Ouest ?

Andrzej Zybertowicz

L’année dernière, à l’occasion du forum de Krynica, une rencontre a eu lieu entre le président Andrzej Duda et des représentants du monde des affaires. À un moment donné, le président a déclaré : « Je ne me sens pas du tout en sécurité à l’idée que l’Allemagne engage ce tournant historique et se dote d’une armée puissante ». En réfléchissant aux implications de cette remarque, je me suis demandé de quel type d’armée allemande nous avions besoin. Je pense à une armée qui n’existe pas actuellement — une armée qui serait capable de remplir toutes les obligations de l’alliance si l’un des pays de l’OTAN était attaqué, mais pas une armée plus forte.

Eugeniusz Smolar

Pour moi, le concept d’autonomie stratégique n’est pas seulement un concept militaire, mais avant tout un concept économique. L’Europe connaît d’énormes difficultés dans différents domaines :le problème de l’eau, le vieillissement de la population, l’exode des jeunes vers les villes, la mort des provinces.

Nous avons des intérêts économiques européens spécifiques. En ce qui concerne la compétitivité actuelle et future de notre économie, nous sommes en conflit potentiel avec les États-Unis. Ce sont nos concurrents et, en même temps, notre sécurité dépend de leur implication. Par conséquent, comment jouer habilement, en construisant une autonomie économique sans mettre à mal l’alliance avec les États-Unis ? Dans le contexte de la rivalité avec la Chine, cela soulève un choix dramatique, car les États-Unis déclarent qu’ils attendent de l’Europe qu’elle participe à ce qu’ils décrivent comme un découplage. Pourtant, les échanges commerciaux entre les États-Unis et la Chine sont montés en flèche l’année dernière. Il s’agit d’une codépendance.

Tout comme nous voulons restreindre la liberté d’action de la Russie, les stratèges américains réfléchissent à la manière d’organiser les relations avec une Chine puissante, qui ne peut être limitée dans la poursuite de ses ambitions de superpuissance.

Ils n’ont pas de telles intentions.

Andrzej Zybertowicz

L’hypothèse habituelle est que notre sécurité sera mise à rude épreuve du fait du virage américain vers le Pacifique. Mais je pense que si les États-Unis montrent qu’ils ne peuvent pas défendre le flanc oriental de l’OTAN, ainsi que l’Ukraine, la Chine pourrait y voir une sorte de feu vert à une agression contre Taïwan ; de plus, l’autorité des États-Unis serait sapée dans des pays tels que le Japon, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande….

On pourrait dire qu’une forte défense du flanc oriental de l’OTAN constitue un investissement important pour la réputation des États-Unis vis-à-vis de la Chine. Andrew Michta, un analyste bien connu en Pologne, estime que les États-Unis ont tort de croire qu’ils ne peuvent pas s’occuper des théâtres européen et extrême-oriental en même temps. Les élites stratégiques américaines devraient comprendre que la clé du succès consiste à jouer simultanément sur ces deux théâtres. A mon sens, une plateforme viable d’apaisement du conflit sino-américain pourrait reposer sur la signature par Washington et Pékin d’accords de régulation, y compris sur la nouvelle forme de la mondialisation, face aux défis posés par l’intelligence artificielle.

Eugeniusz Smolar

Et c’est là que l’Europe entre en jeu. Je rappelle, par exemple, que l’introduction par le président Trump de taxes sur les produits chinois a entraîné une augmentation de 18 % du prix des biens de consommation courante, ceux achetés par la population américaine la plus pauvre, ce qui a contribué à accroître la pauvreté aux États-Unis. Les pays exportateurs tels que l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne sont bien conscients de leur interdépendance avec l’économie chinoise et sont donc préoccupés par ce que nous appelons le découplage. Ils acceptent la limitation des transferts technologiques, mais considèrent qu’il est totalement irréaliste de créer deux systèmes économiques entre lesquels les pays de ce que l’on appelle le Sud global, y compris l’Amérique latine, l’Amérique du Sud, l’Extrême-Orient ou l’Afrique, devront choisir. 

Ces pays ne veulent pas choisir. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ne veulent pas sanctionner la Russie. Ils ne veulent rompre ni avec Washington, ni avec la Chine, ni avec la Russie.

Cela leur donne une position plus subjective vis-à-vis de la Russie.

Andrzej Zybertowicz

Examinons le problème européen sous l’angle des chiffres. Les échanges de l’Allemagne avec le groupe de Visegrad sont plus importants qu’avec les États-Unis et 35 % plus importants qu’avec la Chine. Si l’on croit tant à un ordre international fondé sur des règles, on pourrait se dire qu’il faut faire de cette région le cœur de la civilisation moderne. Malheureusement, les capitaines de l’industrie allemande misent sur de gros profits en Chine et sur la conquête de nouveaux marchés.

Eugeniusz Smolar

Parce qu’il y a un milliard de consommateurs là-bas.

Andrzej Zybertowicz

Pourtant, le niveau de ces échanges est inférieur à celui des pays du groupe de Visegrad, qui comptent ensemble environ 65 millions d’habitants. Je comprends qu’ils pensent qu’ils ne peuvent rien en obtenir de plus commercialement ; mais peut-être que sur le plan civilisationnel, on ne peut rien obtenir de plus de la Chine. Il faut changer l’optique.

Il est clair que cette attitude a évolué avec la guerre. Récemment, les présidents Duda et Steinmeier se sont rencontrés pour discuter.

Le président Duda s’efforce d’entretenir de bonnes relations avec de nombreux dirigeants afin de mieux comprendre le monde et de jeter des ponts en cas de crise. Par exemple, il entretient de bonnes relations personnelles avec Xi Jinping.

Ils se sont rencontrés juste avant la guerre. Aujourd’hui cela paraîtrait maladroit. 

Andrzej Zybertowicz

Au contraire. Pour autant que je sache, les Américains n’ont pas exprimé d’inquiétude après cette rencontre. 

Je reviens sur la question de l’autonomie stratégique de l’Europe. Elle a du sens dans de nombreux domaines. L’Union européenne doit disposer d’un potentiel démographique, ne serait-ce que par le biais d’une politique migratoire sage et sélective — à l’australienne plutôt qu’à l’allemande. Elle doit également être capable d’entrer en concurrence économique avec d’autres espaces ; mais la formule de l’autonomie stratégique a quelque chose de tristement théâtrale. Qui y est favorable ? Si, sous couvert d’économies sur les achats communs d’armes, certaines procédures de l’UE étaient introduites, les entreprises françaises et allemandes, solidement implantées, en seraient les premières bénéficiaires, en raison de leur taille, de leur logistique et de leur expérience en matière de mise en réseau. Nous ne pouvons pas réduire l’autonomie stratégique à ce seul niveau. Si l’on discute honnêtement, en termes de points forts et de contributions possibles, je ne vois pas pourquoi la Pologne ne participerait pas à un tel projet.

Nous avons commencé par ce sur quoi les gens sont d’accord, et j’aimerais maintenant passer au point qui divise les Polonais, à savoir les menaces géopolitiques. Nous nous sentons clairement en danger. Nous savons que quelque chose de grave peut nous arriver à l’avenir : même les États-Unis sont imprévisibles après la présidence de Donald Trump. Face à cela, l’Union européenne doit-elle devenir une fédération ou une confédération ? C’est là que les Polonais divergent et continueront de diverger.

Eugeniusz Smolar

J’aime ramener les choses à la base. Il y a trop de grands mots dans nos discussions publiques pour choisir : par exemple, fédération ou confédération. L’Union européenne est forte de son utilité pour les États membres et les citoyens. L’adaptation de l’Union en tant que structure institutionnelle a progressé sous l’effet d’incitations externes et internes. Je crains que le slogan mis en avant par le président Macron soit à la fois symbolique et pragmatique. Certains usent d’une comparaison entre l’Union européenne et une bicyclette : si vous arrêtez de pédaler, vous tombez. C’est absurde. L’Union est forte, le Brexit l’a démontré. L’Union, ce sont des millions de liens institutionnels et économiques entre les peuples. Nous faisons tout simplement partie de l’Europe, et la rupture de ces liens s’avèrerait incroyablement douloureuse. Après le Brexit, le PIB du Royaume-Uni a régressé. C’est un drame et tout le monde en a tiré des leçons, sauf certains idéologues du gouvernement actuel qui font la grimace parce que ce gouvernement n’a pas d’autre choix que de coopérer avec l’Union européenne. Le fait que pas une seule proposition législative de l’UE n’ait été contestée à la Diète, où le pouvoir est majoritaire, en est une expression claire !

L’Union européenne est forte de son utilité pour les États membres et les citoyens.

Eugeniusz Smolar

Cependant, le renforcement de l’exécutif européen concrétiserait le principe de l’Union européenne ; mais ni les hommes politiques ni les citoyens polonais ne le souhaitent.

Eugeniusz Smolar

Pas nécessairement. Des études montrent que la confiance dans les institutions de l’Union européenne est plus grande que la confiance dans son propre gouvernement – et pas seulement en Pologne.

Mais abandonner de la souveraineté est un peu différent.

Eugeniusz Smolar

Les gens ont découvert, notamment après la pandémie, que les États membres ne peuvent pas affronter seuls les menaces qui pèsent sur eux. Le problème du chômage, le développement technologique, la compétitivité sont autant de défis communs. Et lorsque les politiciens du gouvernement remettent en question l’Union européenne, je pose une question simple : une discussion similaire a-t-elle lieu en Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne ?

L’euroscepticisme est élevé au Danemark.

Mais c’est une question de culture, de dignité….

Ils sont restés fidèles à leur monnaie, l’extrême droite y est forte.

Mais les sociaux-démocrates ont également introduit des restrictions contre l’immigration. L’Union européenne est un animal multicolore à plusieurs têtes et à plusieurs pattes.

Andrzej Zybertowicz

C’est ce qu’a dit Mateusz Morawiecki dans son discours à l’université de Heidelberg : l’Union doit rester diverse au niveau des États, des cultures nationales et des institutions.

Eugeniusz Smolar

Mais qui menace cela, pour l’amour du ciel ? Désolé, mais il s’agit d’un faux problème.

Andrzej Zybertowicz

Je laisse de côté la question des erreurs du « Bon Changement »1 dans les jeux politiques avec l’UE, mais il est certain que de telles erreurs ont été commises.

C’est un fait que 80 % de nos échanges économiques se font avec les pays européens et que des millions de Polonais doivent l’amélioration de leur niveau de vie à l’appartenance à l’UE. Cependant, il est également vrai que de nombreuses décisions de l’UE sont imposées au lieu d’être introduites par le dialogue. La série de discussions sur l’avenir de l’Union, par exemple, n’étaient que des constructions à plusieurs niveaux qui n’ont pas réussi à trouver un écho au sein de l’opinion publique. J’ai récemment pris connaissance d’un rapport préparé pour l’un des groupes de réflexion en Pologne, selon lequel la transition verte européenne, le plan « Fit for 55 », telle qu’elle est décrite dans les calendriers, imposerait une taxe de développement massive sur l’économie polonaise, qui ne serait pas en mesure d’affronter la concurrence sur une base équitable.

Eugeniusz Smolar

Mais qui a donné son accord ?

Le gouvernement polonais du Premier ministre Mateusz Morawiecki.

Andrzej Zybertowicz

M. Smolar a déclaré à juste titre que l’Union était à la fois fondée sur une convergence de valeurs et d’intérêts. Le problème est de ne pas être aveugle à l’une de ces dimensions, car notre image de la réalité deviendrait alors grossièrement fausse.

Le discours du Premier ministre Mateusz Morawiecki à l’université de Heidelberg, et le discours qu’il a prononcé il y a deux ans au Parlement européen, visent à montrer que nous sommes opposés aux réformes de l’Union qui se font en coulisses, notamment par le biais des tribunaux. Je suis en partie d’accord avec M. Smolar, à savoir qu’il existe deux types d’intégration de l’Union. L’intégration organique ascendante se base sur un libre échange de biens, de personnes, d’idées, de services, et c’est un mécanisme sain ; mais il y a aussi des tentatives d’intégration descendante, artificiellement accélérée. À mon avis, elles sont mortelles pour l’Union

Est-ce une question de vitesse ?

Je pense par exemple à l’ingénierie culturelle2

Eugeniusz Smolar

L’ingénierie culturelle est une fiction. Si toutes sortes de cercles, en Pologne et dans d’autres États membres de l’UE, font pression pour un projet, c’est leur droit démocratique de le faire passer par n’importe quel forum ; qu’il s’agisse de protection de l’environnement, de questions culturelles ou de protection des réfugiés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Il s’agit aussi d’une certaine idée de notre histoire et de ses éléments plus ou moins glorieux. C’est un bon endroit pour que le débat public se produise. Je suis profondément irrité quand quelqu’un attribue l’ingénierie culturelle au fonctionnement des institutions européennes. 

Cette fiction ne correspond pas à la réalité du fonctionnement de l’Union européenne. À l’époque communiste, lorsque Der Spiegel écrivait quelque chose, on écrivait immédiatement dans le Trybuna Ludu3 : « Les Allemands croient que… ». Aujourd’hui, je vois des échos de cela à la télévision polonaise. Quelqu’un publie quelque chose quelque part et on nous présente cela comme la position du gouvernement ou du parlement d’un pays. Il faut comprendre que la vie publique est riche et que dans cette vie, dans ce jardin zoologique, il y a toutes sortes d’animaux qui disent des choses intelligentes et moins intelligentes.

L’Union européenne s’est toujours développée à deux niveaux : l’un naît des problèmes et la pandémie est un excellent exemple. La Commission européenne n’avait pas le pouvoir de s’occuper des questions de santé parce que c’était la prérogative des Etats membres, qui n’étaient pas capables de s’en occuper eux-mêmes. Alors le nationalisme vaccinal a émergé…. et le premier à disposer d’un vaccin (ou à mettre sur la main sur les plus performants) est celui qui peut payer plus. 

Le second niveau est le résultat des débats qui ont lieu entre les chefs d’État et de gouvernement. Tout le monde parle à tout le monde dans l’Union européenne. Le seul problème est qu’en dépit des bonnes relations du président Duda et de ses initiatives, le gouvernement polonais est isolé au sein de l’Union. Peut-être exigerez-vous, que le ministère des Affaires étrangères vous fournisse des statistiques sur les réunions régulières de ses directeurs politiques, qui devraient avoir lieu deux fois par an avec les États membres – elles n’ont pas lieu. On peut aussi prendre note du nombre de premiers ministres qui sont venus en Pologne ces dernières années.

Andrzej Zybertowicz

J’ai lu dans Foreign Affairs un article commun de Mateusz Morawiecki et des Premiers ministres tchèque et slovaque. Quand j’entends dire que les autorités polonaises sont isolées sur le plan international….

Eugeniusz Smolar

…dans l’arène européenne, dans les affaires européennes. Je ne parle pas de la guerre en Ukraine. Je dis que l’Union européenne est un rassemblement perpétuel. Eh bien, la Pologne a perdu sa capacité de direction, sa capacité de coalition pour faire avancer les choses.

Andrzej Zybertowicz

Il faut donc que notre capacité de coalition soit plus grande….

Eugeniusz Smolar

Vous voulez donc dire qu’elle est insuffisante.

Andrzej Zybertowicz

Notre capacité de coalition est insuffisante, même si elle n’est pas aussi minuscule que le prétendent certains critiques. D’un autre côté, je voudrais revenir sur un autre sujet de cette conversation et souligner que dans quelques années, nous aurons une armée puissante. S’il n’y a pas de guerre et que la Russie reste une menace, tous les pays du flanc oriental comprendront qu’il vaut la peine d’avoir de bonnes relations avec la Pologne, car en cas de menace, personne ne les aidera plus vite que nous. Ils en tireront des conclusions, y compris sur le plan de la politique européenne.

Eugeniusz Smolar

La quête de la grandeur de la Pologne doit répondre à la question suivante : que voulons-nous faire de cette grandeur ? Nous voulons construire une grande armée, à un coût énorme pour la société, au détriment de notre développement économique et de notre capacité financière. L’innovation et l’investissement se situent à 15 %.

Mais c’est un choix politique.

Nos capacités économiques ont une dimension sécuritaire, comme toutes les autres. La Pologne a ses propres intérêts et ses propres liens d’alliance, que nous devons équilibrer. Penser que notre importance augmentera grâce à une grande armée… Eh bien, si la Pologne ne fonctionne pas comme un partenaire loyal et capable de défendre ses intérêts, elle ne pèsera jamais. Et les pays qui devraient compter sur notre soutien s’en rendront compte.

Andrzej Zybertowicz

La question des alliances est fondamentale, mais nous sommes toujours conscients de la spécificité et de la particularité de nos intérêts. Nous devons concilier les deux.

Sources
  1. Le « Bon Changement » est le slogan du PiS, qui se traduit notamment par une modification des programmes d’histoire qui sont par exemple réécrits pour gommer Lech Walesa
  2. C’est une manière de faire référence aux guerres culturelles, en accusant les progressistes de vouloir modifier culturellement la Pologne par la loi.
  3. Trybuna Ludu (en français la Tribune du Peuple) était l’un des plus importants journaux de l’histoire de la Pologne communiste, entre 1948 et 1990. Il s’agissait du média officiel du Parti ouvrier unifié polonais (PZPR) qui assurait la propagande d’État.