Allons droit au but : l’opération offensive ukrainienne, ou peut-être plutôt désormais les trois opérations ukrainiennes séparées à Orikhiv, Velika Novosilka et Bakhmout, ne sont pas des opérations de conquête — de celles que l’on peut suivre sur la carte en voyant la progression rapide des petits drapeaux en direction d’un objectif lointain. Cela viendra peut-être mais pour l’instant, ce n’est pas possible. Or si ce ne sont pas des opérations de conquête, ce sont forcément des opérations d’usure, opérations cumulatives dont on espère un jour voir émerger quelque chose comme la rupture d’une digue, selon l’expression de Guillaume Ancel. Le problème majeur de ces opérations — assassinats ciblés, sanctions économiques, campagnes aériennes, guérilla, etc. — est qu’on ne sait jamais quand cette fameuse émergence surviendra : on est souvent déçu.

Back in Donbass

Revenons en arrière. La guerre — au sens anglais de warfare — de mouvement s’est transformée en guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait classique, même s’il n’était pas forcément obligatoire. Cette guerre de positions qui signifiait que la guerre — au sens de war cette fois — allait durer longtemps, incitait aussi aux actions sur l’arrière (frappes aériennes, sabotages, etc.) ou sur le « grand arrière » ukrainien (nous) par une campagne d’influence, en espérant que l’un de ces éléments arrive au niveau zéro de motivation et nullifie donc l’ensemble de l’effort de guerre. On aura reconnu là des opérations cumulatives.

La guerre — au sens anglais de warfare — de mouvement s’est transformée en guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait classique, même s’il n’était pas forcément obligatoire.

Michel Goya

Sur le front, les Russes étaient un peu plus pressés et s’empressaient de conquérir l’ensemble du Donbass. La méthode utilisée était, de manière tout à fait classique, celle du martelage ou du casse-briques pour reprendre l’expression mise en vogue par le compte Twitter Macette Escortert : neutralisation de la défense par le feu indirect et assaut de bataillons, répétés des centaines de fois autour de la poche dont ils espéraient s’emparer, de Severodonetsk à Kramatorsk. Les Russes ont beaucoup échoué mais ils ont parfois réussi et ils ont même rompu la digue une fois, à Popasna le 9 mai 2022 non loin de Bakhmout. Cette « émergence » n’a pas suffi en soi mais leur a donné un avantage décisif qui, après encore plusieurs semaines de martelage, leur a permis, outre Marioupol, de s’emparer des villes de Severodonetsk et de Lysychansk au tout début du mois de juillet. La moitié du travail de conquête était faite et puis, autre effet émergent plus inattendu cette fois, tout s’est arrêté. Un peu parce que l’arrivée de l’artillerie occidentale avait permis d’équilibrer les débats, un peu aussi faute de combattants, car pour monter à l’assaut… il faut des troupes d’assaut et il n’en restait plus guère du côté russe alors que les Ukrainiens continuaient à fabriquer des brigades. C’était là toute la différence clausewitzienne entre une petite armée professionnelle de prince faite pour des guerres limitées et une nation en armes engagée dans une guerre absolue. 

Retenons cependant bien la leçon tactique : les forces russes n’ont pu progresser face à des positions retranchées depuis des années que parce qu’elles lançaient trois fois plus de projectiles en tout genre qu’elles n’en recevaient sur le nez. Le principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de positions. On ne parle pas alors de rapport de forces (RAPFOR) qui est toujours de fait plus ou moins équilibré, mais de rapport de feux (RAPFEU) qui lui ne l’est que rarement.

Le principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de positions.

Michel Goya

L’armée russe était devenue stérile offensivement et on pouvait se demander légitimement ce qu’il en était pour les Ukrainiens placés sur la défensive depuis avril. L’attaque de septembre à Kharkiv puis la réduction de la tête de pont de Kherson jusqu’à la mi-novembre par les Ukrainiens ont donné tort à ce scepticisme. D’un seul coup les opérations, quoique très différentes entre les provinces de Kharkiv et de Kherson, sont redevenues dynamiques. Cela n’était pourtant finalement qu’un peu illusoire et transitoire. Illusoire parce qu’il y a eu dans la province de Kharkiv une conjonction de circonstances tout à fait étonnante avec une incroyable faiblesse et un aveuglement des Russes dans ce secteur du front qui a fourni une occasion — brillamment saisie par les Ukrainiens — de frapper un grand coup. C’était la deuxième et seule percée à ce jour du front après celle de Popasna et avec beaucoup plus d’effets. La bataille de la tête de pont de Kherson de son côté a été très différente mais a bénéficié aussi de circonstances favorables, la principale étant justement le fait de s’attaquer à une tête de pont. Et puis, là encore, les opérations offensives se sont arrêtées fin novembre — la faute cette fois en grande partie à un rehaussement significatif de la défense russe. Les Russes ont fait un pas de plus vers la guerre absolue par une forme de stalinisation partielle de la société et les effectifs sur le front ont doublé. Sous la direction du général Sourovikine, ils ont raccourci le front en évacuant la tête de pont de Kherson et en s’appuyant sur l’obstacle du Dniepr. Ils ont ensuite et enfin travaillé, construisant une « ligne Surovikine » dans les secteurs qui étaient jusque-là un peu faibles. L’aspect offensif était surtout le fait des opérations à l’arrière, comme la campagne de frappes sur le réseau électrique, une nouvelle opération cumulative qui n’a pas donné grand-chose, et un peu de l’opération d’attaque de Bakhmout confiée à la société Wagner.

Avec la prise de commandement directe par Gerasimov, les Russes ont tenté de renouer avec le casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit deux fois moins que d’avril à juillet 2022. On peut même se demander, à 3 ou 4 km2 par jour s’il y avait une réelle volonté de conquérir le Donbass comme à l’époque et s’il ne s’agissait pas simplement d’améliorer la position défensive et d’acquérir quelques victoires plus symboliques qu’autre chose à Soledar et Bakhmout. Plus de 1000 km2 et trois villes importantes, Marioupol, Severodonetsk et Lysychansk, conquises pour Donbass 1 et 500 km2 et Bakhmout pour Donbass 2. Le fait que les Russes aient lancé environ 3-4 millions de projectiles divers dans Donbass 1 et seulement un à deux millions dans Donbass 2 n’y est pas pour rien.

Avec la prise de commandement directe par Gerasimov, les Russes ont tenté de renouer avec le casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit deux fois moins que d’avril à juillet 2022.

Michel Goya

À la recherche de l’effet émergent

Rappelons que, stratégiquement, les Russes peuvent néanmoins se contenter d’un front bloqué ou simplement grignoté par les Ukrainiens. Ils « mènent au score » et si la guerre s’arrêtait demain le Kremlin pourrait s’en accommoder et proclamer victoire — « on a déjoué préventivement une grande offensive contre le Donbass », « on a résisté à l’OTAN », « on a libéré ceci ou cela », etc. Leur stratégie peut simplement être de résister sur le front et d’attendre que l’arrière et surtout le grand arrière s’épuisent quitte, à l’aider un peu. Il n’en est évidemment pas de même pour les Ukrainiens, dont l’objectif est de libérer l’ensemble du territoire de toute présence russe, ni pour nous, qui sommes — sans doute, car rien n’est affiché clairement — plutôt désireux d’une victoire ukrainienne rapide sinon complète.

Est-ce que les Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif, mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ? On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité. Oublions d’emblée l’idée de percer comme dans la province de Kharkiv, tout le front russe est désormais solide. Reste donc le martèlement, ou le fameux « casse-briques », et nous revoici donc dans une opération cumulative dont on espère voir émerger quelque chose avant la fin de l’été.

Est-ce que les Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif, mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ? On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité.

Michel Goya

Parlons terrain d’abord. Selon le site Twitter War_Mapper les Ukrainiens ont libéré 200 km2 en un mois, soit l’équivalent de cinq cantons français alors qu’il s’agit de reconquérir l’équivalent de l’Occitanie et de la région PACA réunies. Les Ukrainiens ne peuvent évidemment pas se satisfaire de cela. Ils ne gagneront pas la guerre à coup de 7 km2 par jour d’où l’espoir que cela va faire émerger quelque chose comme la fameuse digue qui se brise sous les vagues ou le château de sable qui fond. Le problème est que cela reste pour l’instant dans le domaine du souhait.

Du côté des pertes, le bilan du côté des unités de combat est plutôt mince avec, selon « Saint Oryx », 455 matériels majeurs russes touchés depuis le 7 juin 2023 dont 233 véhicules de combat majeurs — chars de bataille et véhicules blindé d’infanterie — soit environ 7,5 véhicules de combat majeurs par jour. Ce n’est finalement guère plus que depuis le début de l’année. Pire, les pertes ukrainiennes identifiées dans le même temps sont respectivement de 283 matériels et de 126 véhicules de combat majeurs, soit environ 4 par jour, ce qui est plus que depuis le début de la guerre. Jamais, depuis le début de la guerre, il n’y a eu un aussi faible écart sur Oryx entre les pertes des deux camps. On peut donc difficilement dire que les Ukrainiens sont en en train de « saigner à blanc » les Russes. Cette perte quotidienne — et il y a une bonne partie de matériels réparables parmi eux voire mêmes quelques-uns récupérés chez les Ukrainiens — correspond sensiblement à la production industrielle. À ce rythme là, à la fin de l’été, le capital matériel russe sera entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque autant.

À la fin de l’été, le capital matériel russe sera entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque autant.

Michel Goya

Il faut donc au moins pour l’instant placer son espoir ailleurs. C’est généralement à ce moment-là que l’on parle du moral des troupes russes. Celui-ci serait au plus bas, ce que confirmeraient de nombreuses plaintes filmées ou de messages interceptés. Le problème est qu’on entend cela pratiquement depuis la fin du premier mois de guerre et que l’on ne voit toujours pas d’effets sur le terrain, hormis une certaine apathie offensive. Ce que l’on constate d’abord c’est que ces soldats ne rejettent jamais le pourquoi de la guerre mais seulement les conditions dans laquelle ils la mènent en réclamant de meilleurs équipements et des munitions — des obus en particulier, on y revient toujours. On ne voit pas non plus d’images de redditions massives ou de groupes de déserteurs vivant à l’arrière du front, à la manière de l’armée allemande fin 1918. Or ce sont les indices les plus sûrs que quelque chose ne va pas du tout. On ne peut pas interpréter la mutinerie de Wagner comme le signe d’un affaiblissement moral de cette troupe. Bref, faire reposer une stratégie sur l’espoir que l’armée russe va s’effondrer comme en 1917 n’est pas absurde mais simplement très aléatoire. Et il est délicat de combattre en se fondant juste sur un espoir très incertain.

L’essentiel est invisible pour les yeux

Au bilan, tant que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux — le fameux 3 contre 1 en projectiles de toute sorte — ils ne pourront pas espérer raisonnablement obtenir un succès. Pour le rappeler une nouvelle fois, conquérir un village n’est pas un succès stratégique. Un succès majeur c’est aller à Mélitopol ou Berdiansk, un succès mineur mais succès quand même serait de prendre Tokmak. Pour cela, il n’y a pas d’autre solution — comme pour percer la ligne d’El Alamein, la ligne Mareth en Tunisie, la ligne Gothique en Italie, les lignes allemandes en Russie à Orel et ailleurs ou encore les défenses allemandes en Normandie — que d’avancer en paralysant les défenses par une force de frappe suffisamment écrasante, une FFSE. Le chef d’état-major des armées américain, Mark Milley, évoquait récemment les deux mois de combat acharné qu’il a fallu mener en Normandie avant la percée d’Avranches. Il a oublié de dire que les Alliés avaient lancé à quatre reprises l’équivalent d’une arme nucléaire tactique sur les Allemands avant de percer, cela a même servi de base aux premières réflexions sur l’emploi des ANT dans les années 1950. À cet égard, on ne peut que recommander la lecture de l’impressionnant Combattre en dictature. 1944 : la Wehrmacht face au débarquement de Jean-Luc Leleu pour comprendre ce que cela représentait. Certaines lignes de défense ont pu être contournées, comme celle de la 8e armée britannique à El-Gazala en mai 1942 ou bien sûr deux ans plus tôt notre Ligne Maginot qui avaient toutes les deux le malheur d’être contournables. Pour le reste, pas moyen de passer à travers sans un déluge de projectiles, obus de mortiers, de canons, d’obusiers, roquettes, missiles, peu importe le lanceur qu’il soit au sol, en l’air ou sur l’eau pourvu qu’il lance quelque chose.

Tant que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux, ils ne pourront pas espérer raisonnablement obtenir un succès.

Michel Goya

Or le malheur de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022, époque Kherson, et surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions téléopérées plutôt efficaces. Retournons le problème : si les Ukrainiens lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1, l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. Mais ils ne les ont pas, du moins pas encore. Loin de la question des avions F-16, qui serait un apport intéressant pour cette FFSE mais pas décisif, on ne comprend pas très bien pourquoi les États-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie et abondants. Peut-être s’agissait-il d’une réticence morale à livrer une arme jugée « sale », car il y a un certain nombre de non-explosés — les Forces spéciales françaises ont connu leurs plus fortes pertes, en 1991, à cause de cela même — mais livrés beaucoup plus tôt, cela aurait changé les choses. Il en est de même pour les missiles ATACMS, beaucoup moins nombreux, mais très efficaces avec une très longue portée. On aurait pu y ajouter aussi depuis longtemps les vénérables avions d’attaque A-10 que réclamaient les Ukrainiens, certes vulnérables dans l’environnement moderne, mais qui terrifieraient les premières lignes russes, etc. Mais surtout le nerf de la guerre, c’est l’obus de 155 mm qu’il faudrait envoyer par centaines de milliers en Ukraine ou de 152 mm rachetés à tous les pays anciennement équipés par l’Union soviétique et qui ne les utiliseront de toute façon jamais. Il faudra qu’on explique aussi pourquoi, seize mois après le début de la guerre on est toujours incapable de produire plus d’obus : heureusement que ce n’est pas nous qui avons été envahis.

Bref, si l’on veut vraiment que l’Ukraine gagne, il faut avant tout lui envoyer beaucoup de projectiles. Cela lui permettra d’abord de gagner la bataille d’artillerie qui est en cours, dont on ne parle jamais, car elle est peu visible et qui est pourtant le préalable indispensable au succès. Je me demande même parfois si les petites attaques des bataillons de mêlée ukrainiens ne s’inscrivent pas d’abord dans cette bataille en faisant tirer l’artillerie russe en barrage afin qu’elle se dévoile et se fasse taper en retour. S’il y a un chiffre finalement encourageant sur Oryx, c’est celui des pertes de l’artillerie russe. En deux mois et au prix d’une quarantaine de pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française. En comptant, les destructions non vues et l’usure des pièces d’artillerie, sans doute plus rapide dans l’artillerie russe, ancienne, que dans l’Ukrainienne, c’est peut-être le double qui a été réellement perdu. Les dépôts de munitions comme celui de Makiivka, étonnamment placée près des lignes, continuent à être frappés. En augmentant un peu ce rythme et avec l’apport occidental accéléré, cette bataille des feux peut être gagnée fin août ou début septembre.

En deux mois et au prix d’une quarantaine de pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française.

Michel Goya

C’est peut-être le seul effet réaliste que l’on peut voir émerger dans toute cette bataille et sans doute aussi le seul qui puisse débloquer cette situation stratégique figée depuis sept mois. Si l’on n’y parvient pas à la fin de l’été et alors que les stocks et la production seront à la peine dans les deux cas, on sera probablement parti sur un front gelé et l’espoir de voir émerger quelque chose se reportera sur les arrières.