Quel terme utiliser pour qualifier ce qui se passe depuis une semaine ? S’agit-il d’émeutes, d’insurrection, d’une révolte ?
J’utiliserais le mot de révolte parce qu’il contient l’idée d’une prise de position, d’une dénonciation face à une situation imposée à ceux qui se révoltent. Naturellement, cette révolte n’est pas restée intellectuelle — elle s’est traduite par des émeutes, qui aboutissent à des violences et à des dégradations. En l’occurrence, celles-ci ne réunissent pas des foules immenses, mais des petits groupes mobiles et bien organisés.
Quel est le rapport entre ces émeutes et celle de 2005 ? Voyez-vous des différences dans les réactions du champ politique ?
Je pense qu’il y a deux différences. La première est manifeste : la violence se traduit aujourd’hui avec une plus grande intensité qu’en 2005. La seconde tient au rôle essentiel qu’a joué le numérique dans le déclenchement du mouvement et son déroulement. Dix-huit ans de distance ne représentent pas grand-chose, et pourtant, on a l’impression que 2005 relève de l’histoire ancienne, tant les méthodes de communication ont changé. Désormais, ce sont les GAFAM qui font les événements par le contact entre les personnes. C’est en ce sens que les événements sont plus intenses qu’en 2005 — par la capacité rapide de mobilisation, sans appel au rassemblement. Il n’y a pas eu de communiqué : il suffit de passer par les réseaux numériques pour lancer un mouvement.
On a l’impression que la conflictualité violente est devenu une caractéristique de la vie politique et sociale française, de la loi travail en 2016 à la réforme des retraites il y a six mois, en passant par le mouvement des Gilets jaunes…
Effectivement on peut considérer que ce phénomène des réseaux aide à traduire la contestation de l’autorité et permet de passer très rapidement à la violence physique ou verbale. Je pense que c’est un phénomène français, qui constitue une forme de réaction à la violence du Rassemblement national. Mais c’est aussi un phénomène mondial — si aujourd’hui nous agissons ainsi, c’est parce que le monde n’est fait que de violence : les images que nous recevons quotidiennement nous y ont accoutumé.
La France n’a plus ce qu’elle a peut-être eu à une époque : une capacité de l’État républicain à tenir le peuple français à l’abri des courants du monde. Les institutions de la France lui permettaient ainsi de conserver une forme de particularisme. On nous l’a toujours reproché en disant que nous faisions « cavalier seul », notamment sur les sujets européens.
On nous a beaucoup reproché ses particularismes – mais ils avaient l’avantage de nous protéger un peu. Aujourd’hui, nous avons au contraire un pays qui, d’une certaine façon, est complètement ouvert aux courants du monde — et on a l’impression que l’État n’a plus les moyens de mettre la population à l’abri.
Les émeutes ne suggèrent-elles pas aussi qu’il n’y a plus d’espace d’expression politique. Le sentiment des uns et des autres que leurs revendications ne sont jamais entendues ne finit-il pas par se traduire par de la violence ?
Oui cette incapacité de l’État à répondre aux tensions qui traversent le pays s’était déjà exprimée il y a cinq ans lorsque fut rejeté le plan Borloo. La crise actuelle trouve sans doute ses origines dans la décision prise par Emmanuel Macron de ne pas appliquer ses propositions.
Ne pensez-vous pas que des mécanismes de démocratie participative pourraient remédier en partie à ce sentiment d’impuissance politique qui semble traverser tous les mouvements sociaux ?
Je ne crois pas beaucoup que l’on puisse trouver des réponses institutionnelles à la crise que traverse le pays. En revanche, il y a un phénomène politique qui joue aujourd’hui dans ces émeutes, c’est l’absence d’une majorité au Parlement : cela tient donc aux électeurs, et non aux institutions. Dans l’hypothèse où le Président aurait une majorité absolue, on ne se poserait pas beaucoup de questions sur les institutions, puisqu’elles fonctionneraient comme d’habitude. Je ne crois pas beaucoup aux retombées de ce paramètre-là
Existe-t-il des similitudes entre les violences qui traversent actuellement la France et la mobilisation aux États-Unis à l’été 2020, à la suite de la mort de George Floyd ?
C’est assez différent : les Américains ont une situation raciale sans comparaison avec la situation française.
Parlons de la situation française — est-ce que vous pensez que le modèle d’intégration français traverse une crise temporaire ou définitive ? Comment faudrait-il le corriger ou le refonder ?
Je crois que le modèle d’intégration français correspond à notre projet républicain et qu’il ne faut pas le modifier. En revanche, il existe trois phénomènes qui se sont mis en travers de l’intégration depuis quelques années.
D’abord, il faut compter avec la numérisation et l’irruption des réseaux sociaux qui, par définition, atomisent les sociétés. Il y a aujourd’hui soixante-sept millions et demi d’atomes, et les composantes qui devraient les intégrer manquent.
Ensuite, les statistiques récentes démontrent la dégradation de la situation économique et sociale de la France. Autrement dit, la misère s’est développée et nous n’avons pas réussi à y faire face.
Enfin, le dernier obstacle à la politique d’intégration relève de l’éducation. Ce qui ressort des émeutes est que nous avons affaire à des enfants. La stagnation ou la baisse des effectifs enseignants alors que les besoins augmentaient ont contribué aux insuffisances de l’école. Chaque fermeture de classe est une catastrophe. Avec la normalisation des sureffectifs d’élèves, le quantitatif a pris la place du qualitatif : nous n’avons plus les moyens, à l’échelle de chaque classe, de prendre en compte les particularités d’origine et de situation sociale. Il faut aussi accompagner les familles : la multiplication des foyers fragiles — notamment en cas de divorce — est l’une des causes des défaillances de notre modèle de société.
Le modèle d’intégration n’est cependant pas mis en cause si l’on met les moyens pour soutenir une véritable politique d’éducation et d’encadrement : il faut promouvoir une véritable politique d’acculturation, qui passe à la fois par l’institution publique et par la famille. C’est un enjeu de très longue haleine, et nous avons déjà pris un retard important en ne mettant pas en œuvre les dispositions du plan Borloo.
Ce week-end, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a fait un lien explicite entre les émeutes, l’immigration et l’islam en France. Comment comprenez-vous ce message ? Comment est-ce que l’État français devrait réagir ?
Sur le fond, ces propos ne sont pas documentés. Je ne vois pas vraiment le lien de causalité. Ce que j’ai identifié tout à l’heure sur l’éducation, sur la situation économique, sur l’utilisation du numérique ou les problèmes d’autorité familiale s’applique autant aux enfants d’origine étrangère qu’à ceux qui ne le sont pas — ce sont des phénomènes qui ne sont pas liés à l’immigration. Qu’il y ait une relation de cause à effet entre l’immigration et ces phénomènes de révolte est faux — et xénophobe de surcroît.
Que Mateusz Morawiecki fasse cette intervention est la conséquence d’une situation qui va s’avérer toujours plus problématique en Europe : la présence de deux démocraties illibérales parmi les Vingt-Sept. La situation présente de la Pologne et de la Hongrie deviendra à terme intenable pour l’Union. Il n’est pas étonnant que leurs dirigeants portent cette appréciation sur nos pays, qui représentent le modèle opposé de la démocratie libérale et pluraliste. Ce qu’a dit Mateusz Morawiecki relève de leur évolution politique — non de la nôtre.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Entre les manifestations violentes qui ont entouré la réforme des retraites et les émeutes, deux événements diplomatiques importants ont été annulés — la visite du roi d’Angleterre et la visite d’État du président français en Allemagne. À un an des Jeux olympiques, est-ce que l’image de la France est écornée par la répétition de ces violences ?
Annuler la visite de Charles III était une bonne décision, mais annuler le déplacement du Président français en Allemagne était une erreur. Il faut savoir se préoccuper de l’essentiel : pour le prestige de la France, il aurait été préférable qu’Emmanuel Macron se trouve à Hambourg ou à Hanovre, plutôt qu’à tenir des réunions à propos d’événements sur lesquels il n’a pas de prise directe.
Je ne crois pas néanmoins que ces évènements aient des conséquences tangibles pour le prestige de la France. Le traitement médiatique des choses a souvent tendance à jeter le manche après la cognée.
L’une des singularités de ces émeutes, c’est la jeunesse des émeutiers — qui sont pour moitié d’un âge entre treize et dix-huit ans. Est ce que le dispositif judiciaire est adapté à cette situation ? Est ce qu’il faudrait le modifier pour prendre en compte ces nouveaux types de mobilisation ?
En matière judiciaire, nous aurons un goulot d’étranglement physique, qui tient au manque d’effectifs. Cependant, à part modifier à la marge les majorités et les minorités judiciaires, je crois que notre système est adapté : l’engorgement ne mettra pas en cause la loi elle-même. Je suppose que le Garde des sceaux et le nouveau Procureur général de la cour de Paris délègueront des magistrats temporaires : il y a des bricolages qui permettent de répondre à ce genre de problèmes.
Le problème ne vient pas de l’institution ou de la procédure, mais de ce que vous ne pouvez pas traiter cinquante prévenus comme vous en traitez vingt. Il ne faudrait pas que des enfants tombent sous le coup d’une justice expéditive.
Comment comprenez-vous l’évolution de l’usage de la violence par les forces de l’ordre au cours de la dernière décennie ? Y a-t-il des points d’inflexion majeurs ?
Il est clair que la loi de 2017 sur l’usage des armes à feu par les policiers a ouvert les possibilités : l’augmentation des incidents est sans doute à mettre au débit de ce texte, qu’il faudrait probablement remettre en question. Cela dit, je ne crois pas qu’il y ait eu une révolution anthropologique — un changement dans leur mentalité, leur comportement et leur psychologie — qui conduirait à une violence accrue de la part des policiers.
Le rapport annuel de l’IGPN sur 2021, paru l’été dernier, note que près de 12 % des allégations de violence contre les policiers se produisaient pendant des contrôles d’identité. La pratique est souvent dénoncée comme discriminatoire et vexatoire. La ville de New York l’a par exemple supprimée récemment. Faudrait-il le remettre en question en France ?
J’ai passé vingt ans à lutter contre les contrôles d’identité discriminatoires, notamment en tant que défenseur des droits. Il y a là un problème de formation de la police. Je suis persuadé qu’il faut un contrôle externe renforcé du comportement des forces de l’ordre en ce domaine. Les textes qui existent sont à mon avis suffisants, mais il faut être plus rigoureux dans leur application.
Vendredi, les deux syndicats majoritaires dans la police — UNSA et Alliance — ont publié un communiqué au lexique factieux, suggérant que la France entrait en guerre civile. Comment l’État peut-il réagir face à cela ? Le silence relatif du gouvernement depuis quatre jours suggère-t-il que celui-ci a peur de la police ?
Il eût été préférable que les syndicats cassent leur stylo plutôt que d’écrire un tel texte — qui comporte des termes inadmissibles. De plus, le gouvernement aurait dû clairement prendre ses distances avec les termes qui étaient employés.
Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Je ne crois pas que le gouvernement ait peur de la police ; il est simplement conscient de la charge très importante que représente pour les policiers dans l’encadrement d’évènements aussi dramatiques. Je peux donc comprendre qu’ils ne veulent pas en rajouter. Ils auraient néanmoins dû exprimer clairement leur rejet du lexique employé.
Certains, comme Michel Goya, ont suggéré que ce communiqué était le symptôme d’une police nationale mal commandée, parce qu’elle serait cogérée par les syndicats et des « hauts fonctionnaires politisés ». Souscrivez-vous à cette idée ?
C’est un thème récurrent depuis la Libération. La réalité demeure que le système de cogestion de la police est une réalité : il y a des organisations qui répondent à des consignes syndicales, et d’autres qui sont indépendantes. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’ouvrir un nouveau front, d’autant que je ne pense pas que l’administration de police atteigne ses limites. Aujourd’hui, l’immense majorité des comportements policiers ne posent pas de problème.
Si l’on observe le champ politique à l’extrême droite, Marine Le Pen a choisi de se faire passer pour modérée, multipliant les appels au calme, tandis qu’Eric Zemmour a carrément opté pour le lexique de la guerre civile. Entre les deux, les Républicains paraissent divisés. Le parti est-il désormais pris en tenaille entre une tendance zemmourienne et le Rassemblement national ?
Ni les uns, ni les autres n’ont de prise sur la situation. Mais je pense que les Républicains traversent une crise profonde de leur identité politique — ce qui me désole puisque j’ai été membre de ce parti. Je suis néanmoins convaincu qu’il ne se trouvera pas en adoptant les mots des autres, quels qu’ils soient..
Depuis le début de son premier mandat, Emmanuel Macron a régulièrement cherché les sorties de crise par le biais d’états généraux ou de grands débats nationaux — en somme, via une recherche du consensus après la crise. Est-il temps de lancer des États généraux de la police ? Quelle est la marge de manœuvre offerte au Président ?
Ce n’est guère la question. Lorsqu’un patient est malade, on peut traiter la douleur, mais il faut surtout s’attaquer à la cause du mal. Il ne s’agit pas de se poser la question de l’organisation de la police. Les vrais sujets de fond, ce sont la misère, l’éducation, les questions de communication électronique et l’autorité familiale. La vision du monde que l’on trouve aujourd’hui — en particulier celle que l’on offre à la jeunesse — est une vision complètement relativiste. À travers les réseaux sociaux s’impose l’idée qu’il n’y a plus de piliers auxquels se raccrocher.
Je pense que ce sentiment d’instabilité est à l’origine des comportements violents qui ont marqué ces dernières semaines. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de réponses assurées aux questions que l’on se pose : le « oui » et le « non » sont de plus en plus en pointillés. À partir de là, quand vous manquez d’encadrement éducatif et familial, vous pouvez être quelque peu perdus. C’est à mon sens le véritable problème de ces enfants.
Il faut donc revenir à un certain nombre de principes : beaucoup d’entre eux sont inscrits dans nos Déclaration des droits, nos Constitutions et nos lois. N’inventons pas ce qui existe, mettons-le plutôt en œuvre.