L’inauguration de l’exposition « Naples à Paris » au musée du Louvre par les présidents Sergio Mattarella et Emmanuel Macron permet de renouer avec la symbolique positive de la diplomatie culturelle. 

Déjà en mai 2019, le président italien s’était rendu en visite d’État à Amboise à l’occasion du 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci — un signe tangible de détente alors que les exécutifs français et italiens étaient à couteaux tirés depuis le printemps 2018. Léonard de Vinci et la Joconde ont toujours représenté un patrimoine revendiqué par les deux pays, suscitant parfois des ressentiments en Italie1. Aujourd’hui, c’est autour des trésors du musée de Capodimonte, le grand musée napolitain de peinture héritier de la somptueuse collection Farnese, que l’on tente de répéter cet exercice, et ce en présence de son directeur français Sylvain Bellenger mais aussi du ministre italien de la culture, Gennaro Sangiuliano. D’un côté Sylvain Bellenger représente la catégorie décriée des administrateurs « étrangers » d’institutions culturelles italiennes alors que le ministre italien a présenté il y a quelques semaines à la direction du musée du Louvre une liste d’œuvres détenues par les musées français dont l’Italie demande la restitution — une revendication récurrente de la part des Italiens qui ont souvent stigmatisé la « furie française » dans leur histoire, c’est-à-dire les spoliations d’œuvre d’arts opérées par les armées napoléoniennes lors des campagnes d’Italie entre 1797 et 1815. Cet événement qui célèbre l’amitié culturelle entre Naples et Paris revêt une série de significations contradictoires dans le contexte franco-italien et constitue par là-même un exemple du caractère extrêmement délicat de ce rapport. 

Les relations entre la France et l’Italie n’en finissent plus de connaître des aléas. Le dossier des migrations reste à l’ordre du jour entre les deux pays, avec une succession d’échanges qui tournent souvent à l’aigre. Face à la répétition des crises, nous assistons à un phénomène inédit, celui de la structuration d’un état de crise perpétuel entre Paris et Rome. Cette lecture pourrait apparaître comme contre-intuitive : longtemps, les relations bilatérales entre la France et l’Italie étaient par définition amicales, sans que l’on s’interroge véritablement sur la qualité de cette amitié. Renverser la perspective, c’est-à-dire mettre en avant l’état de crise comme normalité des rapports bilatéraux, peut aujourd’hui constituer une manière efficace de poser un diagnostic informé, préalable nécessaire à une amélioration des rapports bilatéraux.

L’événement qui célèbre l’amitié culturelle entre Naples et Paris revêt une série de significations contradictoires dans le contexte franco-italien et constitue un exemple du caractère extrêmement délicat de ce rapport. 

Jean-Pierre Darnis

L’accélération des cycles de crise 

Le début du XXIème siècle a été marqué par la multiplication des cycles de crise entre Paris et Rome.

En 2001, l’OPA d’EDF sur Edison avait engendré à Rome d’important mécontentements, le gouvernement italien allant jusqu’à faire adopter par décret le blocage des droits de vote du producteur français d’électricité au sein de la nouvelle société2. Ce passage ne fut en rien un épiphénomène. Au contraire, il revêt un caractère structurant alors que la création d’un marché européen intérieur dans le sillage de l’Acte Unique de 1986 allait engendrer la transformation et l’ouverture des marchés des États membres. Dans le cas de l’Italie, la quasi-faillite de l’État à la suite de la crise de 1992 représente un facteur ultérieur qui explique la volonté d’accélérer les réformes internes en désengageant l’État de certains secteurs tout en jouant l’ouverture au bénéfice des consommateurs.

C’est ainsi que des secteurs stratégiques comme la banque, l’assurance, les télécommunications ou encore l’énergie apparaissent bientôt comme porteurs d’opportunités pour les investisseurs, ce qui explique l’augmentation de la présence des grands groupes français dans l’économie de la péninsule. Les investissements directs entrent à partir de ce moment-là dans une nouvelle phase, avec parfois des enjeux autour de groupes dont l’actionnariat public suppose un contrôle de la part des États — un facteur ultérieur de complexité. Le rejet de l’OPA d’EDF de la part de l’exécutif italien en 2001 représente donc la première pierre d’achoppement bilatérale dans le contexte de l’intégration des marchés. D’autres dossiers comme le projet avorté d’OPA sur Suez de la part d’Enel et Veolia en 2006 ou bien le fiasco de la reprise de STX France (Chantiers de l’Atlantique) par Fincantieri en 2017 illustrent ces blocages cycliques entre Paris et Rome. Par ailleurs il faut également rappeler combien des investissements en théorie moins problématiques comme les rachats de marques italiennes de luxe par LVMH ou Kering où bien la reprise de l’entreprise Parmalat par le groupe français Lactalis en 2011 ont fait grincer les dents en Italie, avec souvent la mobilisation de forces politiques prompte à souligner les dangers d’une forme d’invasion au nom d’un certain patriotisme économique.

Le rejet de l’OPA d’EDF de la part de l’exécutif italien en 2001 représente donc la première pierre d’achoppement bilatérale dans le contexte de l’intégration des marchés

Jean-Pierre Darnis

Ces opérations d’investissements revêtent toutes d’importants aspects politiques et symboliques car elles mettent en jeu la question de l’identité nationale associée aux marques3

Aussi faut-il garder à l’esprit le caractère à la fois stratégique et délicat de la gestion de ces dossiers économiques et industriels entre la France et l’Italie. 

À côté de cet important volet de politique économique, les questions relatives à la rive sud de la Méditerranée constituent un autre point de tension récurrent.

Les flux de migrants en provenance du canal de Sicile sont aujourd’hui au centre des tensions bilatérales. Mais la profondeur historique de ce dossier apparaît déjà avec force en 2011 lorsque, dans le contexte du printemps arabe, l’Italie commence à voir débarquer des migrants en provenance de Tunisie sur les côtes siciliennes. Ainsi, pour Rome, ce problème s’est toujours décliné sous deux aspects : celui de la question de la gestion des flux migratoires en tant que telle mais aussi l’exigence de promouvoir des formes de stabilité dans les zones d’origine et de passage, en particulier autour de la zone saharienne. Et il faut également rappeler qu’en 2011 des dissensions émergent entre Paris et Rome au sujet de l’intervention en Libye, un dossier sur lequel pendant longtemps les perceptions des deux capitales apparaissent comme complètement déconnectées, voire rivales4. De la part de l’Italie a longtemps perduré une forme d’accusation à l’égard d’une France qui aurait poussé à la fin du régime de Mouammar Kadhafi sans se soucier des conséquences sur la région, l’Italie payant les pots cassés de ce « changement de régime ». L’Italie a elle-même longtemps regardé la Libye comme une chasse gardée économique, un réflexe sur lequel il est bon de s’interroger.

Ici encore, ces questions reviennent de manière cyclique depuis 2011 et apparaissent comme des facteurs négatifs caractéristiques de la relation bilatérale.

Durant l’été 2017, la remise en cause de l’accord STX/Fincantieri d’un côté et les incompréhensions autour de la gestion du dossier libyen dans le contexte de l’organisation de la conférence de la Celle Saint-Cloud de l’autre représentaient deux facteurs de blocage difficiles à gérer malgré la bonne entente apparente entre le gouvernement Gentiloni et le président Macron.

Les questions reviennent de manière cyclique depuis 2011 et apparaissent comme des facteurs négatifs caractéristiques de la relation bilatérale.

Jean-Pierre Darnis

C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’est lancée, en septembre 2017, lors du sommet bilatéral de Lyon l’idée d’un traité bilatéral qui puisse faire progresser la relation entre les deux pays. La nécessité d’un instrument de progrès dans la gestion bilatérale qui soit également un outil de remédiation des crises cycliques commence à poindre au travers de ce projet5.

L’arrivée au pouvoir de l’exécutif Conte à la suite des législatives de 2018 en Italie marque à bien des égards un point culminant dans cet état de crise. On retient bien évidemment l’opposition politique entre la présidence Macron et le gouvernement M5S/Lega avec un scénario de forte compétition entre le président français et Matteo Salvini, le leader de la Lega qui occupe alors les fonctions de ministre de l’Intérieur. Dans le contexte de la compétition pour les élections européennes, les deux responsables politiques s’ostracisent mutuellement, ce qui rajoute à la tension entre les deux capitales. Certes, il s’agit d’un volet politique éclatant, qui nourrit une crise bilatérale qui ne cessera véritablement qu’à la suite du changement de coalition au parlement italien en septembre 2019. Mais attribuer trop de poids à cette dimension d’opposition politique serait une erreur d’analyse : les altercations à propos de la question migratoire avaient commencé en mars 2018, alors que le gouvernement Gentiloni convoquait l’ambassadeur Christian Masset au sujet du contrôle opéré par des douaniers français à Bardonecchia. La crise de 2018-2019 allait donc exacerber des frictions déjà présentes. 

En 2021, l’entente entre Emmanuel Macron d’un côté et le tandem formé par Mario Draghi et Sergio Mattarella de l’autre a permis une accalmie dans les relations bilatérales. Cette période de bonne intelligence au sommet a fourni le cadre pour l’écriture et l’adoption du Traité du Quirinal, un mécanisme qui s’inspire des traités franco-allemands pour développer dans le contexte franco-italien l’institutionnalisation des rapports bilatéraux et la croissance des outils de gouvernance. Cette embellie dans la relation bilatérale n’a cependant représenté qu’une accalmie. Dès l’arrivée au pouvoir de l’exécutif Meloni, la perception de crise a fait un retour en force.

En 2021, l’entente entre Emmanuel Macron d’un côté et le tandem formé par Mario Draghi et Sergio Mattarella de l’autre a permis une accalmie dans les relations bilatérales.

Jean-Pierre Darnis

Une crise perpétuelle ?

L’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni a relancé la crise bilatérale. D’une manière assez comparable à la période 2018-2019, la question de la gestion des flux migratoires fait un retour en force comme point focal des dissensions entre Paris et Rome. En septembre 2022 c’est la question de l’accueil du navire Ocean Viking qui va susciter une tension, alors qu’en mai 2023 les critiques du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin à propos de la gestion des migrations de la part du gouvernement italien sont perçues comme de nouvelles attaques en Italie.

Poser le constat de la crise perpétuelle ne suffit pas. Il faut illustrer comment et pourquoi les éléments de crises perdurent. 

De ce point de vue la question migratoire apparaît comme centrale et particulièrement épineuse. 

Il faut dès le départ rappeler l’existence d’un parallélisme entre la France et l’Italie. Le rejet de l’immigration est une thématique que l’on voit émerger en France dans le débat politique dès les années 1980, en particulier lors de la percée du Front National aux municipales de 1983. Côté italien, il s’agit d’un aspect plus récent, qui se traduit dans l’arène électorale  lors de la campagne pour les élections législatives de 2018 alors que la Lega place la limitation de l’immigration au premier rang de ses priorités6. Dans les deux cas nous voyons se mettre en place un diptyque dénonçant immigration et insécurité. Même si la chronologie est différente, la montée en puissance de ces agendas politiques définit aujourd’hui une situation comparable entre la France et l’Italie, dans laquelle certaines forces politiques structurent leurs propositions en promulguant des formes de limitation ou de rejet de la présence d’étrangers sur le sol national. L’apparition récente de ce type de revendications en Italie ne doit pas nous conduire à sous-estimer le phénomène. On peut d’ailleurs constater que ces revendications de rejet se renforcent dès que les premières vagues d’immigration s’intègrent. Ainsi ces programmes politiques semblent désigner tout autant un problème historique — celui de l’intégration des vagues d’immigration passées — qu’un problème contemporain — celui de la gestion des arrivées sur le territoire.

L’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni a relancé la crise bilatérale.

Jean-Pierre Darnis

Nous nous trouvons face à deux revendications parallèles et fortes, dont la signification va bien au-delà de la simple revendication d’un arrêt de l’immigration clandestine. Cet aspect d’euphémisation politique de la question migratoire n’est pas anodin car il nous permet de souligner la sensibilité de la question et d’expliquer pourquoi cet élément apparaît comme central dans la spirale de crise que nous observons actuellement. En effet les deux pays enregistrent des tensions internes autour des questions migratoires et démographiques, tiraillés entre les besoins de main-d’œuvre d’une part et le refus de l’immigration de l’autre. Avec en sus les difficultés liées aux divergences en matière de réforme de l’accueil des migrants au niveau européen, l’Italie réclamant une révision du dispositif actuel pour ne pas devoir faire face seule aux débarquements sur ses côtes. À ce cadre s’ajoutent des formes récurrentes d’instrumentalisation de la question migratoire dans le jeu politique interne, ce qui contribue à raviver les tensions à chaque fois que ce thème est mis en avant.

Pour éviter les à-coups provoqués par les déclarations de condamnation réciproque, il faudrait arriver à un niveau de confiance et une forme d’amitié politique et de courtoisie qui apparaissent comme plutôt rares dans le cadre franco-italien et qui pourraient ne plus correspondre au cycle actuel d’hyper-réactivité politico-médiatique qui tend à faire de l’urgence, et donc de la crise, une nouvelle normalité.

Le président français Emmanuel Macron s’entretient avec le président italien Sergio Mattarella à l’extérieur du château de Chambord après la commémoration du 500e anniversaire de la mort du peintre et scientifique italien de la Renaissance Léonard de Vinci, à Chambord, en France, jeudi 2 mai 2019. © Yoan Valat, Pool via AP

La politisation dans le contexte européen : un facteur désormais récurrent

Traditionnellement l’Italie a toujours eu une sensibilité extrême à l’égard des positions exprimées par la France alors qu’à Paris régnait une certaine indifférence vis-à-vis de Rome. À ce cadre déjà problématique est venu s’ajouter une ultérieure forme de pression dérivant de la politisation des enjeux dans un contexte européen.

Déjà, lors de la précédente crise, en 2018-2019, nous constations que le rapport bilatéral était englobé dans les enjeux de la campagne pour les élections européennes de 2019. À l’époque, le parti du président Emmanuel Macron cherchait à traduire dans l’arène européenne la dynamique qui l’avait porté au pouvoir en France. Il s’agissait en particulier de s’affirmer en rupture face aux partis souverainistes, et donc de se différencier de leaders comme Viktor Orban et Matteo Salvini. Ainsi les nombreuses diatribes qui opposent Emmanuel Macron et Matteo Salvini en 2018 reflètent directement cette compétition sur l’échiquier européen, avec une opération de stigmatisation réciproque. Il est logique que cette forte personnalisation et politisation déteigne de manière négative sur les relations bilatérales.

Les nombreuses diatribes qui opposent Emmanuel Macron et Matteo Salvini en 2018 reflètent directement cette compétition sur l’échiquier européen, avec une opération de stigmatisation réciproque. Il est logique que cette forte personnalisation et politisation déteigne de manière négative sur les relations bilatérales.

Jean-Pierre Darnis

En 2023, nous retrouvons cette compétition liée à la campagne pour les européennes de 2024, mais avec cependant des nuances importantes. La présidente du Conseil Giorgia Meloni affiche son dessein de porter le groupe européen des conservateurs à s’allier avec le PPE, ce qui potentiellement pourrait déplacer très à droite le barycentre de l’hémicycle strasbourgeois. Il s’agit d’une opération qui crée une compétition avec le groupe Renew Europe dans lequel siègent les députés français issus du parti Renaissance, porteurs d’une vision centriste qui entend s’opposer à cette droitisation. Nous nous trouvons donc dans un scénario d’opposition politique qui peut expliquer certaines prises de distances. Mais ce scénario est toutefois différent de celui de 2018 et de l’opposition avec la Lega de Matteo Salvini, alliée du Rassemblement National.  

À cette rivalité viennent s’ajouter d’autres complexités. L’actuelle coalition de droite italienne comprend trois partis — Fratelli d’Italia, Lega et Forza Italia — dont les ancrages européens divergent, allant du PPE pour Forza Italia jusqu’à Identité et Démocratie au sein duquel siège la Lega. Vu de l’extérieur on peut considérer que les forces qui composent la majorité italienne expriment des visions parfois contradictoires sur les aspirations et les appartenances européennes, ce qui rend malaisé les jugements globaux. Dans le contexte français, le cycle électoral des européennes est influencé par celui, ultérieur, de la présidentielle pour laquelle l’impossibilité faite à Emmanuel Macron de se représenter crée de fait une forte compétition face à une Marine Le Pen qui est actuellement présentée comme incontournable au second tour.

Dans le contexte français, le cycle électoral des européennes est influencé par celui, ultérieur, de la présidentielle pour laquelle l’impossibilité faite à Emmanuel Macron de se représenter crée de fait une forte compétition face à une Marine Le Pen.

Jean-Pierre Darnis

Les velléités de marquer le terrain face au Rassemblement National français expliquent en grande partie les critiques à l’égard du gouvernement de Giorgia Meloni exprimées à plusieurs reprises par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, ce qui contribue à alimenter en Italie un filon anti-français qui ne demande qu’à s’exprimer.

Du côté français, c’est une double ligne qui semble émerger : celle exprimée par le ministère des Affaires Étrangères mais aussi par la Présidence de la République qui vise à maintenir un rapport stable avec l’Italie ; et celle du ministre de l’Intérieur, qui appuie sur l’accélérateur de la politisation et donc de la critique dans le cadre des échéances électorales. 

Dans le contexte italien nous avons également ces approches différenciées : alors que Matteo Salvini reste en pointe dans la critique à l’égard de la France, Giorgia Meloni prend des positions plutôt nationalistes tout en faisant preuve d’une volonté de dialogue dans le contexte européen, ce qui correspond également à sa stratégie de légitimation en vue des élections au parlement européen. Ici aussi, un certain degré de compétition entre les différents partis qui composent la coalition italienne contribue à des formes de surenchère lors de l’affirmation de la position italienne, en particulier face à la France.

Alors que Matteo Salvini reste en pointe dans la critique à l’égard de la France, Giorgia Meloni prend des positions plutôt nationalistes tout en faisant preuve d’une volonté de dialogue dans le contexte européen, ce qui correspond également à sa stratégie de légitimation en vue des élections au parlement européen.

Jean-Pierre Darnis

La crise perpétuelle : une forme d’optimum relatif ? 

Nous avons examiné les facteurs structurels qui déterminent l’état de crise entre la France et l’Italie. Ce constat est-il synonyme d’une relation vouée à l’échec ? Probablement pas, et ce pour une série de raisons.

L’état de crise entre la France et l’Italie peut être considéré comme physiologique, car il reflète à la fois une intégration poussée et croissante entre les deux États membres, mais aussi l’importance des perceptions historiques qui déterminent, en particulier côté italien, une conscience critique du rapport bilatéral. La multiplication des frictions représente le signe de l’intensité des problématiques communes, avec la croissance des enjeux transversaux qui ont du mal à être géré au niveau bilatéral. À cet égard, le rapport franco-allemand nous fournit la preuve de la très grande nécessité d’une institutionnalisation des relations bilatérales pour faire face à la puissance des dynamiques intégrées. Côté franco-allemand, la volonté de réconciliation entre les anciens ennemis a fourni la raison d’être au projet de Traité de l’Élysée. Cet aspect n’existe pas dans le contexte franco-italien mais la signature du Traité du Quirinal indique toutefois l’importance d’une gestion croissante et concertée des relations bilatérales. Et il faut par ailleurs noter que même si les rapports entre la présidence Macron et le gouvernement Meloni sont empreints de froideur, avec des moments de blocage, le Traité du Quirinal a commencé à fonctionner. Les ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Industrie ont mis en place des instances nouvelles pour approfondir leur connaissance mutuelle ainsi que les scénarios de coopération, et ce travail qui passe quelque peu sous le radar de l’écume médiatique a déjà démontré sa validité. La partie la plus symbolique du Traité du Quirinal, celle par exemple qui programme des participations croisées aux respectifs conseils des ministres, est pour le moment bloquée alors qu’aucun sommet bilatéral franco-italien entre les chefs des gouvernements et leur ministres n’a été organisé depuis 2021, ce qui renforce le diagnostic de crise institutionnelle. Mais la continuité de la mise en œuvre de mécanismes d’échange et de collaboration indique cependant la nécessité et l’étendue des besoins pour améliorer la gouvernance bilatérale.

La partie la plus symbolique du Traité du Quirinal, celle par exemple qui programme des participations croisées aux respectifs conseils des ministres, est pour le moment bloquée.

Jean-Pierre Darnis

Enfin, il convient de rappeler combien les perceptions associées à la relation bilatérale par le passé se sont révélées plutôt problématiques. La rhétorique des « nations sœurs » ou des « peuples cousins » véhicule toutes sortes d’images qui font souvent sombrer la relation bilatérale dans un poncif culturaliste contre-productif car il ne permet pas de mettre en avant les enjeux véritables. La prise conscience de la crise perpétuelle impose de tourner une page : celle d’une vision française trop condescendante dans son apparente appréciation de l’Italie mais aussi celle d’une vision italienne paranoïaque à l’égard de la France, un réflexe qui alimente un sentiment négatif à l’égard de Paris.

Poser le diagnostic de la crise perpétuelle peut aider à prendre en compte l’ensemble de ces éléments structurants et souvent contradictoires, et de traiter à sa juste mesure une relation bilatérale complexe.  Cette étape apparaît comme fondamentale dans le contexte d’une Europe qui s’est remise en mouvement et au sein de laquelle les intérêts géopolitiques de la France et de l’Italie sont essentiellement convergents. Cette constatation correspond à une vision conservatrice, en partant du principe que le système actuel reste stable.

Cependant, si l’on adopte une approche plus réformatrice, on peut considérer que les systèmes politiques nationaux traditionnels sont à la peine aujourd’hui lorsqu’il s’agit de gérer les dynamiques d’intégration à différents niveaux. Dans le cas de la relation bilatérale franco-italienne, l’on a affaire à une intégration profonde, qui provoque une mutation de la société et de l’espace franco-italien en voie d’hybridation et qui s’accommode mal des jeux politiques des États qui apparaissent dès lors comme fonctionnants avec un logiciel dépassé de représentation nationale des intérêts. Se pose dès lors la question de trouver des formes institutionnelles plus adaptées. Il est certainement paradoxal de poser ce diagnostic dans lequel les échelons nationaux apparaissent comme inadéquats alors qu’au même moment nous constatons une croissance des thématiques souverainistes qui expriment aussi un retour du nationalisme. Mais il faut aussi constater les apories du rapport bilatéral actuel dans lequel la politisation des enjeux entraîne des blocages.

La prise conscience de la crise perpétuelle impose de tourner une page : celle d’une vision française trop condescendante dans son apparente appréciation de l’Italie mais aussi celle d’une vision italienne paranoïaque à l’égard de la France, un réflexe qui alimente un sentiment négatif à l’égard de Paris.

Jean-Pierre Darnis

La relation de l’Italie avec la France et la relation de la France avec l’Italie sont des objets que l’on a de plus en plus de mal à ranger dans la catégorie de la politique étrangère. Ainsi, nous observons des phénomènes de politisation croisés qui alimentent les jeux partisans lorsqu’un député français critique le gouvernement Italien — et vice versa. Ce phénomène va en s’accentuant mais il illustre également l’étroitesse du cadre actuel : il est légitime que des expressions politiques françaises ou italiennes s’opposent aux projets politiques ou aux personnalités de manière transfrontalière et partisane, mais le jeu politique européen reste embryonnaire avec un parlement européen relativement faible par rapport aux arènes nationales. La politisation croisée des références bilatérales représente peut-être une forme de spécificité franco-italienne, même si cela s’inscrit dans une européanisation de la politique nationale qui s’observe dans plusieurs pays de l’Union.

La question de l’évolution nécessaire des démocraties européennes est donc posée. Les réponses ne peuvent être que plurielles. Le Traité du Quirinal représente un pas significatif pour l’institutionnalisation du rapport bilatéral. Même si ce mécanisme ne fonctionne pas à plein, le besoin est là et devrait permettre la croissance du dispositif. 

Le Traité du Quirinal représente un pas significatif pour l’institutionnalisation du rapport bilatéral. Même si ce mécanisme ne fonctionne pas à plein, le besoin est là et devrait permettre la croissance du dispositif. 

Jean-Pierre Darnis

Mais nous pouvons également formuler un questionnement européen. Le constat de la nécessité de donner une réponse européenne à la crise de la souveraineté pour accroître la prise de l’Union Européenne dans le contexte de la globalisation a été souvent posé. La crise de la souveraineté constitue également l’un des facteurs invoqués par les partisans d’une réaffirmation de l’échelon national et nous voyons là se dessiner un autre type d’exigence, celle d’une hybridation entre les sociétés françaises et italiennes dont les binationaux représentent la partie émergée d’un iceberg dans lequel nous devons souligner la très forte dynamique d’intégration dans le secteur économique. Les difficultés croissantes que les systèmes politiques des États membres rencontrent dans le contexte européen ne doivent pas nous amener à des conclusions simplistes — à savoir d’un côté que leur disparition au profit d’un saut fédéraliste serait souhaitable et de l’autre que seule la formule nationale serait à même de résoudre ce rébus. On peut raisonnablement penser que la force de l’intégration est telle qu’elle imposera des formes d’innovations institutionnelles aptes à gérer les différences instances — ce qui revient à répondre à l’impérieux besoin de structuration de l’espace politique interne. Il s’agit d’une évolution de portée générale mais qui concerne au premier chef la relation bilatérale franco-italienne. C’est un cas d’école de la nécessité des réformes au cœur de l’Union.

Sources
  1. Cf. Jean-Pierre Darnis, L’influence de la dimension culturelle sur la crise des relations diplomatiques entre la France et l’Italie : le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, Synergies Italie n° 15 – 2019 p. 67-75.
  2. On verra Jean-Pierre Darnis, Les relations entre la France et l’Italie et le renouvellement du jeu européen, L’Harmattan, 2011.
  3. On verra par exemple les rapports du comité parlementaire de contrôle des services secrets, le COPASIR, qui formulent des jugements critiques à l’égard des investissements français en Italie.
  4. On verra Jean-Pierre Darnis, Le face-à-face franco-italien en Libye : un piège pour l’Europe, Le Grand Continent, 3 mai 2019.
  5. Jean-Pierre Darnis, Il Trattato del Quirinale : dalla crisi all’istituzionalizzazione dei rapporti bilaterali italo francesi, Rivista di Politica, n°3, juillet-septembre 2022, pp. 185-194.
  6. L’importance des vagues d’immigration qui touchent l’Italie à partir de 2013 avait certainement contribué à ancrer ce thème dans l’opinion publique aux cours des années précédentes, comme souligné par Ilvo Diamanti dans une étude de 2015.