Après les dix points introductifs de Victor Storchan, cette pièce de doctrine de Giuliano da Empoli est le premier épisode de notre série « Puissances de l’IA », dont une nouvelle livraison paraîtra chaque vendredi sur le Grand Continent.
Avec ses feux de circulation intelligents, ses détecteurs de pollution bien réglés, son côté futuriste enthousiasmant, la smart city n’a montré son vrai visage qu’assez tardivement.
Un jour d’août 2019, les habitants de Hong Kong ont découvert à quoi servaient réellement les caméras thermiques et les détecteurs Bluetooth, les capteurs de stationnement et les bornes Wi-Fi. Ils ont alors commencé à enrober leurs cartes d’identité dans du papier aluminium, à enlever les batteries de leurs téléphones et à tromper la vigilance des caméras en les visant avec leurs pointeurs laser.
La mobilisation hongkongaise contre la progressive prise du pouvoir du Parti communiste chinois dans l’ancienne colonie britannique a produit plusieurs images iconiques. L’une d’entre elles montre un manifestant attaquant à la scie électrique l’un des nouveaux « lampadaires intelligents » installés par l’administration de la ville. On y voit d’abord un fourmillement d’étincelles, puis les autres manifestants passant un nœud coulant autour du lampadaire pour finalement le faire tomber, au milieu des cris de triomphe de la foule. Triste sort pour un artefact qui était censé rendre les citoyens « plus heureux, plus sains, plus intelligents et plus prospères » comme on pouvait le lire dans le « Smart City Blueprint » publié par l’administration de Hong Kong en 2017 1. Il se peut cependant que le basculement hongkongais ait quelque chose d’essentiel à nous dire sur la véritable nature de l’ère dans laquelle nous vivons.
La crise du Covid-19 ressemble moins à une révolution qu’à une révélation : elle a mis en lumière et accéléré des tendances qui se manifestaient déjà à l’échelle mondiale, mais qui n’étaient pas encore forcément visibles. Alors même qu’elle était déjà en marche depuis un certain temps, l’émergence de la Chine en tant que puissance antagoniste réelle, porteuse d’un modèle mondial alternatif à la démocratie libérale de type occidental, est devenue une évidence.
Pendant la crise sanitaire, la guerre des récits qui a opposé les États-Unis à la Chine a pris des proportions inédites. Il ne s’agissait pas seulement de « bien raconter la version chinoise », selon les vœux du Président Xi Jinping, à travers le réseau mondial des médias officiels financés par le Parti, mais de reprendre également les techniques familières au régime de Vladimir Poutine de guerre de l’information, propageant fake news et théories du complot sur les réseaux sociaux.
Du côté américain, après les sorties de Donald Trump sur le « virus chinois », Joe Biden a repris à son tour la logique de l’affrontement total qui structure par exemple son grand discours devant le Congrès du 28 avril 2021. Préfigurant un affrontement historique entre la démocratie et l’autocratie, le président des États-Unis a appelé à la tenue d’un « Sommet pour la démocratie » afin d’unir les forces des pays opposés au défi de l’autoritarisme. Les États-Unis contre la Chine en somme. « Les autres [la Russie, l’Europe] c’est les légumes », pour reprendre une formule du général de Gaulle.
Le secret du numérique
Toutefois, Hong Kong et les dispositifs bienveillants de la smart city mondiale, qui se transforment en outils de répression, nous racontent une histoire plus complexe. Il ne s’agit pas d’un cas isolé, loin de là : la duplicité qui caractérise ces infrastructures urbaines est commune à toutes les technologies numériques. Jusqu’à présent, nous avons été habitués à ce que la fonction réelle des outils coïncide avec leur fonction apparente : un marteau sert à enfoncer un clou, une horloge à donner l’heure et un aspirateur à aspirer la poussière. Or les outils numériques, qui ont pris une part décisive dans la vie de chacun d’entre nous, bouleversent cette représentation.
La véritable fonction de Google n’est pas de rechercher des informations sur Internet. La véritable fonction de Facebook n’est pas de permettre à des amis de rester en contact. La véritable fonction de Tinder n’est pas d’aider les célibataires à passer un bon moment. La véritable fonction de ces milliers d’outils, dont nous sommes de plus en plus dépendants, est de collecter des données, d’enregistrer nos comportements et nos préférences afin de les monétiser.
Plus le temps passe, plus cette duplicité s’empare de nouveaux territoires et plie à sa logique des instruments jusque-là innocents. Dans le monde de l’Internet des objets, la véritable fonction d’un aspirateur ne sera plus de nettoyer mais de collecter des données sur notre maison, tout comme la véritable valeur d’un lit ou d’une voiture sera davantage liée à leur connaissance de nos habitudes qu’à leur usage traditionnel.
Cette dynamique est désormais suffisamment connue pour que l’on ne s’y attarde pas particulièrement 2. L’élément vraiment intéressant est que ces développements, bien qu’ils aient été abondamment répertoriés – et qu’ils aient fait l’objet d’une vaste littérature de dénonciation – ne suscitent pas l’émoi des usagers. Pire, lorsqu’un émoi existe, il est dirigé contre des outils censés remplir la fonction opposée : les revendications contre les pass sanitaires en Europe, par exemple, s’organisent sur les réseaux sociaux à partir desquels Mark Zuckerberg entend créer un métavers.
Toutes les enquêtes montrent que l’immense majorité est relativement indifférente au fait d’être surveillée et à l’utilisation qui est faite des données personnelles. Et ce n’est pas tant par ignorance du phénomène et de ses ressorts que pour une autre raison, bien plus déterminante : le confort. L’environnement confortable garanti par les nouveaux outils numériques est le bien suprême en échange duquel la vie privée apparaît comme un sacrifice minuscule. La fluidité, le plaisir garanti par une vie sans friction où l’on glisse comme on patine sur la glace, guidé par des algorithmes qui aplanissent les aspérités et montrent le chemin constituent la grande promesse de la vie numérique. C’est pourquoi leur emprise est si puissante et résiste à toute critique : car, comme l’a bien expliqué le philosophe Mark Hunyadi, « le moteur de l’extension numérique est fondamentalement libidinal, au sens large : il va dans le sens du désir, il vise l’agrément, il procure du plaisir » 3. Jusqu’à présent il s’est avéré suffisamment puissant pour balayer toute réticence quant à la profonde ambiguïté des outils numériques, quant à leur duplicité intrinsèque et fondamentale. À Paris comme à Tokyo. À Toronto comme à Sydney. Et à Hong Kong.
Si ces dernières années ont révélé avec une clarté croissante les contours du modèle autoritaire de la Chine – la surveillance de masse étendue à l’ensemble de la population, le système de crédit social, l’internement des personnes à risque dans des camps de détention –, le moteur sur lequel repose son succès n’est pas la répression.
C’est le principe du capitalisme libidinal que deux experts des réseaux sociaux ont défini par une métaphore « comme la logique du grand centre commercial » (great shopping mall) : transformer les espaces publics, tant physiques que virtuels, en des lieux qui offrent un sentiment de sécurité, des occasions de se rencontrer et de s’amuser, une illusion du choix strictement confinée dans des limites tracées par l’autorité 4.
[Le monde se transforme. Depuis le tout début de l’invasion de la Russie de l’Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos perspectives nous avons aidé presque 3 millions de personnes à comprendre les transformations géopolitiques de cette séquence. Si vous trouvez notre travail utile et pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez vous abonner ici.]
Au cœur de la « nouvelle guerre froide »
Voilà le véritable problème historique auquel nous sommes confrontés lorsque nous brandissons le spectre d’un nouvel affrontement idéologique mondial.
Pendant la guerre froide, deux conceptions radicalement antithétiques de la nature humaine se sont affrontées. L’« homme nouveau » communiste était censé avoir des valeurs, des croyances, une culture, et même une langue très différentes de celles d’avant la Révolution. Il devait devenir un ardent constructeur du communisme dévoué au régime et un internationaliste convaincu de la justesse des idéaux marxistes-léninistes 5. Selon la thèse bien connue énoncée par Boukharine en 1922, la véritable tâche de la Révolution était « la transformation de la psyché humaine ». Aujourd’hui, au contraire, la Chine communiste fonde son attrait sur une vision de l’homme et de la société remarquablement semblable à celle qui s’est affirmée en Occident grâce au développement des nouvelles technologies. C’est la vision qui a émergé de ce que Peter Sloterdijk appelle « l’humiliation comportementale de l’homme » qui « dérive de l’observation que notre existence est composée à 99,9 % de répétitions, la plupart d’entre elles de nature strictement mécanique 6 ».
Le véritable problème se pose donc en ces termes. Prenons pour acquis le fait que la pandémie a clairement révélé le véritable pôle antagoniste de la démocratie libérale et que celui-ci est désormais incarné par la République populaire de Chine. Quel est, par conséquent, le cœur du conflit idéologique actuel entre l’Occident et la Chine ?
Si, comme l’affirme le sinologue Jean-François Billeter, la Chine se distingue avant tout par une certaine conception du pouvoir et de son exercice « qui entreprend de contrôler entièrement les rapports sociaux et la vie de ses sujets dans le but de créer une société “harmonieuse” 7 », la particularité de la phase actuelle réside dans l’impressionnante convergence de cette tradition politique avec le fonctionnement de la machine algorithmique qui est en train de s’imposer à l’échelle globale, grâce à Internet et aux progrès de l’intelligence artificielle.
Dans les deux cas, un puissant système d’incitations – et de désincitations – est mis en place dans le but d’assurer la conformité du comportement des individus pour constituer un ensemble social dont les évolutions sont non seulement mesurables, mais surtout prévisibles et influençables.
Lorsque le professeur d’informatique Alex Pentland, vedette du MIT, explique que grâce au Big data nous n’avons plus à penser avec des notions – appartenant selon lui au XVIIIe siècle – comme « individu », « libre arbitre » et même « politique », mais que l’humanité doit construire un système nerveux et électrique global capable de se percevoir comme un mécanisme constitué de motifs (patterns) répétitifs, un peu comme les trajectoires des nuées d’oiseaux ou des bancs de poissons, facilement gouvernables par le truchement de certains instruments de « pression sociale 8 », il réalise le rêve interdit des légistes de la Chine ancienne « qui recommandaient aux puissants une application rigoureuse des récompenses et des peines afin que l’obéissance devienne la seconde nature de leurs sujets et que la société finisse par fonctionner d’elle-même aussi régulièrement et naturellement que l’univers lui-même 9 ».
Les huit dimensions de la convergence entre le Parti et les plateformes
Si aujourd’hui les ingénieurs des réseaux sociaux construisent leurs architectures en s’inspirant des expériences de Burrhus Skinner sur des souris de laboratoire et que, depuis 2010, le PDG Eric Schmidt déclare que les utilisateurs attendent de Google qu’il leur dise « ce qu’ils devraient faire ensuite 10 », les points de contact entre la vision du monde de la Silicon Valley et celle du Parti communiste chinois sont trop évidents pour être ignorés.
Car il ne s’agit pas d’une simple coïncidence, mais d’une convergence structurelle reposant sur au moins huit éléments fondamentaux :
1.
Les scientifiques rêvent depuis toujours de réduire le gouvernement de la société à une équation mathématique qui supprimerait les marges d’irrationalité et d’incertitude inhérentes aux comportements humains. Il y a deux siècles, Auguste Comte définissait déjà la physique sociale comme « la science qui a pour objet propre l’étude des phénomènes sociaux, considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, c’est-à-dire comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte est le but spécial de ses recherches 11 ». Depuis, beaucoup ont proposé leurs visions de la « science de la politique », sans jamais atteindre l’objectif de rendre plus prévisible l’évolution de la société.
Mais ces dernières années ont vu l’avènement d’un phénomène décisif. Pour la première fois, les comportements humains qui étaient jusqu’ici restés une fin en soi ont commencé à produire un flux massif de données. Cette profusion inédite de données permet désormais d’imaginer un gouvernement scientifique de la société, ce que le Parti communiste chinois propose d’ailleurs au moins depuis le début des années 2000, lorsque ses politologues ont placé la nouvelle « théorie scientifique du développement » au cœur de leur plateforme programmatique 12.
2.
Ni la Silicon Valley ni le Parti ne s’intéressent à l’individu, doté de subjectivité et d’autonomie. Ce qui les intéresse, ce sont les grands nombres. Si le comportement de l’individu ne peut être prédit avec certitude, le comportement de l’agrégat est en revanche prévisible, car à travers l’observation du système il est possible de déduire le comportement moyen. Les interactions comptent davantage que la nature des unités, et le système pris dans son ensemble a des caractéristiques – et il obéit à des règles – qui en rendent prévisibles les évolutions.
3.
Une fois détecté et quantifié, le comportement des ensembles sociaux peut être optimisé de manière à maximiser certains résultats. L’analyse des corrélations, c’est-à-dire la manière dont la modification d’un paramètre, même infime, a une incidence sur le système dans son ensemble, permet de déclencher un processus d’expérimentation continue. Quel que soit l’objectif, certaines impulsions sont plus efficaces que d’autres. Les clics fournissent des éléments de réponse en temps réel, sur la base desquels les impulsions peuvent être modifiées en permanence, dans les contenus comme dans la forme, en conservant les caractéristiques qui fonctionnent et en écartant les moins efficaces.
En 1990, Gilles Deleuze décrivait déjà le passage de la société disciplinaire fondée sur l’enfermement à la société de contrôle : « Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. » Aujourd’hui, nous y sommes 13.
4.
Le véritable ennemi d’un système construit sur ces bases est l’anomalie, le comportement discordant, qui doit être rapidement identifié et neutralisé. C’est ce qui se passe sur le territoire de la République populaire de Chine, où les dissidents sont rapidement neutralisés, mais aussi dans les espaces publics américains et européens – les aéroports en sont le lieu paradigmatique – où des logiciels créés par Palantir analysent en temps réel les mouvements des passagers, signalant immédiatement aux forces de sécurité tout comportement anormal, considéré comme l’indice potentiel d’une tentative d’acte terroriste. De manière analogue, l’entreprise américaine propose de détecter des anomalies – c’est-à-dire des comportements suspects – dans un large éventail de contextes différents, qui vont de la fraude aux assurances à la détection d’un éventuel lanceur d’alerte à l’intérieur d’une organisation 14.
5.
En Chine comme en Europe, la principale – et la plus grave – anomalie est la déconnexion. Dans les deux contextes, l’idée que l’on puisse mener une vie « normale » et exercer pleinement ses droits, satisfaire ses besoins et ses aspirations sans être connecté en permanence devient inconcevable. Symptôme certain d’une asocialité, d’une mentalité subversive sinon sociopathe, la déconnexion est ce qui a permis aux forces américaines d’identifier la cachette d’Oussama Ben Laden à Abbottabad, où il était hautement suspect qu’un complexe immobilier de cette taille ne dispose pas d’une connexion Internet.
6.
Fort heureusement, en Chine comme en Occident, la déconnexion est rare, car l’adhésion de l’individu est garantie non pas par la coercition mais par le principe de confort de Hunyadi, par la commodité et l’agrément des services que la matrice assure à ses utilisateurs. Qui renoncerait aujourd’hui à satisfaire n’importe quelle curiosité en l’espace de quelques secondes, à s’orienter dans une ville inconnue d’un simple geste, à commander un taxi, à prendre une photo pour figer l’instant, à la transmettre à un groupe d’amis envieux, à utiliser Shazam pour identifier la chanson qui passe dans la radio d’un Uber, à l’ajouter à sa playlist Spotify pour la réécouter dès que l’on sort de la voiture ?
7.
Mais derrière la façade ludique et bon enfant, en Chine comme dans la Silicon Valley, se développe un pouvoir implacable et secret. Si le panoptique est une machine à dissocier le couple voir/être vu – dans l’anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais vu 15 –, force est de constater que les grandes entreprises numériques comme le Parti communiste chinois fonctionnent sur la base de ce principe. En Occident, il n’y a pas de secret plus jalousement gardé que les algorithmes régissant le fonctionnement d’entreprises qui prétendent imposer une transparence totale à toutes les autres. En Chine, la marche inexorable de la « contrôlocratie » laisse intact le cœur opaque du pouvoir inscrit dans la Cité interdite 16.
Il n’y a là rien de nouveau : les études menées sur l’impact de l’avènement du télégraphe puis du téléphone ont montré depuis longtemps que tous deux ont conduit à une plus grande centralisation des décisions dans les empires coloniaux de la fin du xixe siècle. Car si les décideurs locaux jouissaient hier de larges marges d’autonomie – ils devaient agir avant de recevoir des instructions du centre –, les technologies d’aujourd’hui les ont simplement effacées 17.
8.
La Silicon Valley et le Parti communiste chinois œuvrent d’une manière convergente à un avenir posthumain. La plupart des ingénieurs qui travaillent dans les entreprises technologiques de la Silicon Valley ont une fâcheuse tendance à penser que leur priorité n’est pas de servir les humains d’aujourd’hui, mais de construire les intelligences artificielles qui hériteront demain de la Terre. La surveillance constante et les tests de modification du comportement de multitudes d’humains sont censés permettre de recueillir des données qui nourriront « l’intelligence » des futures intelligences artificielles. De son côté, le régime chinois, tout comme les grandes entreprises technologiques, s’est engagé publiquement dans une « course à l’IA » qu’il place souvent au-dessus de tout. On ne peut que remarquer une convergence inquiétante entre cette course et les expériences entreprises dans le domaine des biotechnologies, particulièrement agressives dans les laboratoires chinois.
Ces huit points de convergence indiquent que l’ordre créé par le régime chinois n’est pas un phénomène isolé. Le monde qu’il projette rejoint celui de son rival affiché. Une tendance lourde est à l’œuvre, la même sur les deux rives de l’océan Pacifique : elle conduit à un âge où l’autonomie du sujet et la liberté auront disparu 18.
Le monde se transforme vertigineusement.
Comment naviguer dans l’interrègne ?
Sortir du règne de la servitude numérique
Si les éléments de convergence semblent nombreux, il existe une différence centrale. Alors qu’en Chine l’algorithme totalitaire a consolidé son pouvoir, il existe aux États-Unis, du moins en théorie, un pouvoir politique qui répond à des logiques démocratiques. Celui-ci montre même, de temps à autre, la vague intention de limiter le pouvoir excessif des nouveaux seigneurs féodaux numériques.
Cette différence n’est pas sans importance. Il faut espérer qu’elle aura un effet décisif sur les développements ultérieurs. Cependant, le paradoxe des États-Unis consiste en ce qu’au sein des démocraties libérales « le pouvoir politique n’est pas la seule chose à laquelle les individus doivent répondre 19 », ni la principale. Dans nos sociétés, le déploiement du consumérisme généralisé produit depuis longtemps des effets normatifs puissants, souvent bien plus contraignants que ceux qui dérivent du respect des lois proprement dites 20.
Aujourd’hui, à ce système d’attentes et de modèles comportementaux s’ajoute l’impact de plus en plus important de la technologie numérique. L’utilisation des smartphones est désormais la principale expérience collective partagée par l’ensemble de l’humanité. Partout et à toutes les échelles, le numérique est devenu l’interface de notre rapport au monde. Et ce fait, apparemment anodin mais en réalité encore largement inexploré dans ses implications pratiques, joue un rôle crucial dans toutes les transformations socio-politiques en cours.
Le monde numérique nous impose un mode de vie auquel personne ne peut échapper. De plus en plus souvent, chacun d’entre nous doit conformer son comportement aux indications venant de son smartphone, et personne n’a la moindre idée du fonctionnement de la boîte noire dont dépend notre capacité à agir.
Si la grande promesse du numérique, exprimée par Steve Jobs au lancement du premier iPhone – « c’est comme avoir sa vie dans sa poche » – articule une vision de l’autonomie, les utilisations concrètes des outils numériques produisent aussi l’effet inverse en raison du contrôle des usagers qu’elles induisent.
Que signifie être humain à l’ère de l’hyperconnexion ? Pour l’instant, il semble que cela signifie surtout être à la merci de nouveaux potentats économiques qui surveillent nos moindres gestes et utilisent des subterfuges pour capter une part toujours plus grande de notre temps et de notre attention. Face à cette situation, comme nous l’avons vu, la mobilisation d’arguments moraux dans l’espoir de susciter une prise de conscience du public est largement inutile. La théorie critique apparaît – ce n’est pas la première fois – impuissante face à l’évolution du techno-consumérisme.
L’art européen du vivre en ligne
Il est difficile de nier qu’une société dans laquelle chacun passe en moyenne un peu moins de onze heures par jour devant un écran fait naître des problèmes entièrement nouveaux, ainsi qu’un malaise généralisé qui, s’il n’a pas encore trouvé d’exutoire, existe néanmoins et attend de trouver des interprètes politiques capables de lui donner une voix qui ne soit pas purement régressive, en évitant à la fois les écueils du techno-enthousiasme et ceux de la panique morale.
Pour vaincre les tentations de la nouvelle servitude numérique fondée sur le confort, une énième critique académique est de peu de secours. L’invention d’un style de vie plus riche, plus complet et plus attrayant que le modèle actuel serait plus efficace. Un nouvel art de vivre qui intègre la fusion désormais inséparable de l’offline et de l’online et la met au service de la vie humaine, et non de potentats de plus en plus incontrôlables ou d’une forme d’intelligence posthumaine destinée à prendre notre place sur l’échelle de l’évolution. L’« Onlife », comme l’appelle le philosophe Luciano Floridi 21, pourrait qualifier ce mode de vie. L’essentiel est de parvenir à lui donner un sens concret. Bien sûr, pour cela, il faut des règles qui refusent l’exception numérique afin d’affirmer, dans ce domaine, les valeurs qui fondent nos démocraties. Mais ce dont nous avons besoin avant tout, c’est d’une pratique positive et joyeuse, à même de dévoiler que les astuces du capitalisme de surveillance sont comme des fast-foods pour nos cerveaux : superficiellement attrayants mais fondamentalement nuisibles.
C’est là que le rôle de l’Europe peut être décisif. Pas seulement, comme on le dit souvent, en imposant les règles qui servent simplement à défendre dans la sphère numérique les principes sur lesquels sont fondées nos démocraties, mais en mettant en pratique, dans cette dimension, les valeurs sur lesquelles notre mode de vie s’est toujours fondé. Au-delà de toutes les proclamations, qu’est-ce que l’Europe sinon « une manière de vivre, de comprendre le monde dans lequel nous sommes et de nous comprendre nous-mêmes 22 » ?
L’art de vivre est, depuis des temps immémoriaux, l’antidote contre toutes les formes de totalitarisme. Car l’aspiration totalitaire – qu’elle soit religieuse ou technologique – est de contrôler le temps, de standardiser les comportements. Son rêve est que l’homme soit réduit à être une machine, prévisible, uniforme, transparente. La qualité de vie est tout le contraire. Liberté, plaisir, caprice et perte de temps. Tout ce qui rend l’individu unique et que nous devrions être en mesure de protéger et de faire prospérer dans la nouvelle dimension de l’onlife.
Paradoxalement, c’est un philosophe de Hong Kong, aujourd’hui installé en Allemagne, qui nous rappelle que, d’un point de vue anthropologique, la technologie n’est pas universelle, mais plutôt liée dans son évolution à des cosmologies particulières qui vont au-delà de la simple fonctionnalité. Pour Yuk Hui, il n’existe pas une seule technologie mais de multiples cosmotechniques dont les caractéristiques sont déterminées par les différents contextes culturels auxquels elles appartiennent 23.
Nous pouvons donc nous opposer à la naïveté de ceux qui pensent que le développement de la technologie va balayer les différences entre les cultures et les modes de vie : leur vision est une fois de plus destinée à être démentie par les faits. À condition que la poussée totalisante – et totalitaire – de l’universalisme technologique soit contrée par la volonté de se réapproprier la technologie dans une perspective localisée et précisément située dans l’histoire. Rouvrir la question de la technologie signifie rejeter l’avenir homogène qui nous est présenté par les puissances du capitalisme numérique comme la seule option, afin d’explorer la possibilité de futurs technologiques différenciés.
Il n’y a aucune raison de penser que les régimes cosmotechniques qui se développent actuellement en Chine et dans la Silicon Valley sont inévitablement destinés à s’imposer au reste du monde – à moins que l’Europe ne renonce, par lassitude et pessimisme à développer, en partant de sa culture et de ses valeurs, sa propre version du futur technologique.
Sources
- Hannes Grassegger, « The City as Enemy », Archplus, printemps 2020, p. 210-215.
- Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique [2015], Paris, Seuil, 2020, 336 p.
- Mark Hunyadi, « Du sujet de droit au sujet libidinal », Esprit, no 3, mars 2019, p. 118.
- An Xiao Mina et Xiaowei Wang, « The Great Shopping Mall : The market nationalist logic of Chinese social media », Knight Columbia, 28 janvier 2021.
- Alexandre Zinoviev, Homo sovieticus, Paris, L’Âge d’homme, 1983, p. 20-21.
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique [2010], Paris, Hachette Pluriel, 2015, p. 500.
- Jean-François Billeter, Pourquoi l’Europe : réflexions d’un sinologue, Paris, Éditions Allia, 2020, p. 24.
- Edoardo Camurri, « Tutti sotto controllo », Il Foglio, 14 mai 2020.
- J.-F. Billeter, Pourquoi l’Europe, op. cit., p. 116.
- Nicolas Nova, Smartphones : une enquête anthropologique, Genève, MétisPresses, 2020, p. 159.
- Auguste Comte, La science sociale, Paris, Gallimard, 1972, p. 230.
- Pour une plongée dans l’écosystème doctrinal de Xi Jinping, voir le chapitre de Simone Pieranni dans Politiques de l’interrègne.
- Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, no 1, 1990.
- Philippe Vion-Dury, La nouvelle servitude volontaire, Paris, FYP, 2016, p. 152.
- Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 235.
- Stein Ringen, The perfect dictatorship : China in the 21st century, Hong-Kong, HKU Press, 2016.
- John Seely Brown et Paul Duguid, The social life of information, Boston, Harvard Business School Press, 2000, p. 30.
- J.-F. Billeter, Pourquoi l’Europe, op. cit., p.117.
- Mark Hunyadi, Au début est la confiance, Lormont, Le bord de l’eau, 2020, p. 170.
- Alberto Alemanno, « Le “Nudge” et l’analyse comportementale du droit », RED : Revue européenne du droit, Paris, Groupe d’études géopolitiques, 2020.
- Luciano Floridi (ed.), The Online Manifesto. Being Human in a Hyperconnected Era, Heidelberg, Springer International Publishing, 2015.
- Myriam Revault d’Allonnes, Entre sens et non sens, dans le Grand Continent, Une certaine idée de l’Europe, Paris, Flammarion, 2019, p. 119.
- Yuk Hui, La question de la technique en Chine. Essai de cosmotechnique, Paris, Éditions Divergence, 2021.