Le débat sur la réforme des retraites est obscurci par une focalisation trop exclusive sur la question du financement des prestations. Il a besoin d’être recadré, et il ne peut l’être que si l’on comprend que trois domaines politiques habituellement distingués sont en fait étroitement liés dans cette question : protection sociale, construction européenne et géopolitique — à condition cependant d’entendre ce dernier terme, comme Bruno Latour, dans le sens étymologique de son préfixe, qui veut dire « terrestre » 1. Une réforme des retraites en France aujourd’hui doit en effet répondre simultanément à trois questions : comment donner à nos vies un peu de sécurité grâce à la solidarité ? Qu’attendre du projet qui s’élabore à travers les institutions européennes ? Et quelles trajectoires terrestres choisit-on de favoriser par nos politiques publiques et nos actions collectives et individuelles ? Il se pourrait que cette réforme qui nous agite en ce moment ne soit pas seulement un moyen pour assurer l’équilibre des comptes de la branche retraite de la Sécurité sociale française, mais qu’elle soit aussi, et plus profondément, un coup de Gaïa…
La réforme des retraites dans son contexte écologique et géopolitique
Une chronique de la journaliste Françoise Fressoz publiée le 24 janvier 2023 pose les bases de ce recadrage 2. Elle y propose une analyse du raisonnement qui a conduit Emmanuel Macron à persévérer dans sa réforme des retraites, contre l’avis de certains de ses alliés les plus proches, alors même que l’équilibre du système n’est pas vraiment menacé et que les risques sociaux et politiques d’une telle réforme sont considérables. Françoise Fressoz part du déplacement d’Emmanuel Macron à Barcelone le jour de la première grande journée de mobilisation pour signer un traité entre la France et l’Espagne, qui s’inscrit dans le cadre de l’agenda européen du président français. Elle assure qu’il ne s’agit ni d’une coïncidence anecdotique ni d’une manœuvre maladroite, mais bien d’un message de la part du Président : la réforme des retraites s’inscrirait dans la volonté d’Emmanuel Macron de reconstruire une « souveraineté européenne en matière de défense et d’industrie ». Quel rapport y a-t-il donc entre la protection sociale française et les ambitions de puissance de l’Europe ?
Pour l’autrice, la réponse est simple et s’inscrit dans une tradition biopolitique : travailler plus permettrait aux nations de gagner plus de puissance. Elle écrit : « le recul de l’âge de départ à la retraite (…) ne vise pas seulement à équilibrer le régime de retraite par répartition en tentant de dégager 12 milliards d’euros à l’horizon 2030. Il doit permettre d’augmenter durablement le volume de travail en France, au moment où le pays et ses alliés européens sont confrontés au retour de la guerre à leur porte et à l’affrontement sino-américain ».
Il s’agirait ainsi d’aborder en position de force les conflits de puissance qui se profilent à l’horizon (rivalité sino-américaine, résurgence d’un conflit Est-Ouest, protestations d’un certain nombre de pays du Sud autour de la question climatique, difficulté de la France à lutter contre l’influence russe en Afrique). À cette fin, le gouvernement français compte sur la construction d’une politique de puissance au niveau européen. Pour s’en faire le leader, il doit se montrer convaincant face à ses partenaires continentaux et expliquer où il se propose de trouver les moyens de ses ambitions. Augmenter la quantité globale de travail serait la réponse – réponse rassurante à tous égards, puisqu’elle ne touche pas aux capacités d’investissement, autrement dit aux mécanismes d’accumulation et de circulation des capitaux, et parie plutôt sur l’amélioration de leur rentabilité grâce à l’augmentation de la quantité de travail susceptible d’être louée par ces capitaux. Elle contribuerait ainsi à financer la réindustrialisation des vieilles nations européennes, la conversion aux énergies renouvelables, la baisse des dépenses énergétiques (par la rénovation des logements), toutes mesures qui permettront de sortir de notre dépendance à l’égard d’acteurs de moins en moins alignés, tels que la Russie ou la Chine. Pour ceux qui attendent de l’Europe une plus grande ambition géopolitique et qui pensent que la France peut être motrice dans cette conversion des institutions européennes, d’une position de régulateur à celle de force d’action dotée de ressources propres, la réforme des retraites marquerait le début d’une ambition politique pour l’Europe.
Cette interprétation peut paraître tirée par les cheveux, mais elle converge avec d’autres qui éclairent aussi le raisonnement de l’exécutif, notamment celle avancée par l’économiste Jean Pisani-Ferry, proche du chef de l’État. Dans Le Monde le 19 janvier 2023 3, il écrivait que les défis de l’avenir obligeaient à envisager des investissements publics massifs « dans l’éducation, la santé, la transition écologique, la réindustrialisation et la défense, pour ne citer que les grandes priorités » et que la réforme des retraites avait pour objectif la baisse du volume global des dépenses publiques afin de libérer des marges de manœuvre pour ces investissements. Il ne s’agit pas de prendre dans les caisses de retraite pour financer d’autres budgets, mais d’une part de faire baisser le niveau général des dépenses publiques (qui est scruté au niveau européen et dans lequel on inclut la part des retraites), et d’autre part d’augmenter le niveau global d’activité, donc les capacités productives de l’ensemble de l’appareil économique, générant ainsi des bénéfices et des capacités d’investissement publiques et privées.
L’économiste avait déjà contribué à attirer l’attention du public sur l’importance des investissements nécessaires à la transition écologique 4. Dans l’analyse qu’il propose de la réforme des retraites, il reprend cette idée en l’inscrivant dans un ensemble plus vaste d’investissements. Précisons cependant qu’il n’approuve pas le choix fait par le Président de la République de jouer sur le recul de l’âge de départ à la retraite, et qu’il soutient qu’un allongement de la durée de cotisation aurait eu les mêmes avantages en termes de financement, sans les désavantages politiques et sociaux de l’option choisie par l’exécutif.
Jean Pisani-Ferry ne les nomme pas, mais l’on peut sans doute compter parmi les postes auxquels ces investissements sont censés être affectés certains des grands enjeux de notre temps que les récentes « crises » ont mis en évidence : la santé, en réponse au Covid ; la transition écologique, en réponse au bouleversement climatique ; la défense, en réponse à l’invasion de l’Ukraine ; la relocalisation des activités industrielles, en réponse à la fragilité des « chaînes de valeur », qu’ont révélées la guerre en Ukraine et le Covid ; et enfin l’éducation, en réponse aux révolutions technologiques en cours (notamment numérique) — soit les ingrédients d’un changement de paradigme par rapport aux 50 dernières années, en réponse à ce qu’Adam Tooze a appelé une « polycrise » 5.
Ajoutons enfin que ces deux interprétations convergentes rejoignent aussi un certain nombre d’éléments de la communication du gouvernement qui avaient d’abord été mis en circulation au début de sa campagne en faveur de la réforme, avant d’être abandonnés devant les malentendus et les incompréhensions qu’ils suscitaient ; ils n’en restent pas moins manifestement au cœur de la stratégie de l’exécutif. Aussi la Première Ministre a-t-elle déclaré lors de ses vœux à la presse le 23 janvier dernier : « L’urgence ne doit pas nous faire oublier le long terme. Notre responsabilité, c’est de préparer l’avenir de notre pays ». Le député Renaissance des Hauts-de-Seine Pierre Cazeneuve déclarait quant à lui : « Le système par répartition est un joyau qu’il faut sauvegarder. Et, à long terme, cela permet de garder une crédibilité financière pour pouvoir investir dans d’autres domaines, par exemple la transition écologique ou le système de santé. » 6
En somme, Emmanuel Macron pense qu’une transition ne peut être menée qu’à un niveau européen ; il veut pour cela rassurer à la fois les partenaires européens et les marchés sur lesquels il souhaite se financer, et à cette fin il a besoin de libérer des marges de manœuvre pour les investissements lourds qu’il prévoit à l’avenir – d’où la réduction de la part du revenu allouée aux inactifs et l’accroissement global de l’activité.
Que ce scénario soit devenu passablement illisible, qu’il ne soit plus assumé comme tel par celles et ceux qui l’ont imaginé n’empêche pas qu’il faille prendre au sérieux le raisonnement qui le sous-tend. Il ne s’agit pas seulement d’un « narratif » visant à faire accepter une réforme impopulaire ; il s’agit bien d’une authentique stratégie politique, qui mérite d’être discutée comme telle.
Trois remarques préliminaires
Quelques remarques préliminaires sont cependant nécessaires avant de proposer une évaluation de la rationalité de cette politique.
L’ampleur des investissements attendus tient d’abord à l’ampleur du changement que nos sociétés doivent opérer par rapport à ce qu’elles ont hérité de leur passé récent. Mais comment caractériser ce changement de paradigme ? L’on peut dire qu’il s’agit de nous faire sortir de 50 ans de néolibéralisme. En quoi ces politiques néolibérales consistaient-elles ? Il s’agissait, en somme, de faire confiance à la libéralisation des marchés à toutes les échelles, aussi bien mondiales que locales, pour améliorer l’humaine condition, et cela à partir d’une idée simple : cette libéralisation permet de faire exploser la « productivité ». Dans une nouvelle version à grande échelle de la fable des abeilles de Mandeville, on a parié que la satisfaction maximale des intérêts privés servirait le bien public, précisément parce qu’elle libère la productivité. On a donc levé les entraves aux entreprises, convaincus que cette frénésie d’enrichissement privé aboutirait toujours à une solution optimale à tous les problèmes, sans avoir besoin d’être orientée par des visions du bien commun définies a priori, ou du moins continûment négociées.
L’efficacité de ces politiques, si on les mesure en termes de croissance de la production et de sortie de la pauvreté, a grisé celles et ceux qui y croyaient, de sorte qu’elles continuent d’être la seule boussole pour nombre de personnes en position de décision dans les politiques publiques et économiques. Mais ce demi-siècle d’enthousiasme néolibéral bute depuis plusieurs années sur des murs qu’il n’avait pas anticipés, qui tiennent à l’incapacité organisée de ces politiques à prendre en compte leurs externalités négatives. Le réchauffement climatique en est le modèle : mondialiser les économies permet certes de faire baisser les coûts des produits pour les consommateurs du Nord tout en donnant de l’emploi aux travailleurs du Sud, de créer des puissances capitalistiques massives pour des investissements inédits, mais accroît aussi considérablement la masse de carbone dans l’atmosphère, qui finira par détruire beaucoup de ces richesses acquises et bien d’autres richesses non acquises, dont l’appareil productif use sans avoir à s’en occuper et qui ne peuvent être détruites sans mettre en péril l’idée même d’avenir.
Si nous étendons la notion d’externalité au-delà de son champ de validité originaire, nous pourrions dire que c’est l’incapacité du néolibéralisme à donner une bonne indication du rapport coûts-avantages de nos initiatives étalé dans le temps et dans l’espace, qui se manifeste aujourd’hui à travers la conjonction des différentes crises. Ainsi la mondialisation néolibérale, qui prétendait favoriser la paix grâce au doux commerce, a accru les dépendances réciproques au niveau global. La dépendance est certes susceptible d’accroître la solidarité et donc de diminuer la probabilité de la guerre, mais elle peut devenir un fardeau selon les puissances dont on se rend dépendant – la Russie a rappelé cette évidence aux élites dirigeantes européennes. Quand bien même les politiques néolibérales seraient prêtes à assumer leurs conséquences sociales souvent brutales, elles ne peuvent pas justifier des externalités qui mettent en péril la pérennité même de leur objectif : le développement et la croissance.
Il semble que les élites économiques et politiques de nos nations en aient finalement pris acte et qu’elles cherchent des moyens pour changer de cap. Le chantier est immense : reconstruire toutes nos chaînes de valeur, retracer les sentiers dont nous sommes dépendants, faire revenir sur terre nos économies. Ces élites dirigeantes ont donc l’intention de corriger le tir ; mais elles semblent espérer pouvoir le faire sans revenir sur leur grammaire de base : la logique de la production, de son accroissement par la mise en concurrence généralisée et de son harmonisation a posteriori à travers le seul mécanisme des marchés.
C’est ici qu’intervient la réforme des retraites. Pour opérer un tel changement d’infrastructure, il faut des investissements publics massifs. Or la masse d’endettement héritée des précédentes « crises » — crise financière de 2008 pour une part, Covid surtout, et guerre en Ukraine dans l’immédiat — rend cette passe délicate à négocier. Emmanuel Macron espérait trouver ces ressources en faisant travailler plus longtemps les Français afin de baisser les dépenses publiques, comme il l’a promis à ses partenaires européens, et d’avoir plus d’actifs mobilisables par les capitaux et imposables par l’État. Il ne s’agirait donc pas d’équilibrer les comptes de la retraite (ni de prendre dans les caisses de retraite cet argent nécessaire aux grands investissements), mais d’augmenter la productivité générale, afin de se donner les moyens d’organiser cette bifurcation de grande ampleur.
Ajoutons cependant une deuxième remarque : cette « transition écologique », et plus généralement cette bifurcation politique, n’est pas un choix fait de gaieté de cœur et porté par la vision enthousiaste d’un idéal de société future ; elle est surtout une manière de se résoudre à tenir compte des contraintes que nous imposent les limites planétaires, au premier rang desquelles la décarbonation de l’économie. Il y a ici un acteur qui fait pression sur la situation, un acteur qui a été longtemps compté comme négligeable dans les calculs politiques des décideurs qui ont fabriqué les infrastructures matérielles et immatérielles du monde présent : la Terre, au sens de l’ensemble des mécanismes biogéochimiques enchevêtrés au niveau planétaire. C’est bien le fait que la Terre réagisse à ces politiques de la manière qu’avaient anticipée les scientifiques depuis longtemps (aussi bien les auteurs du GIEC depuis les années 1990 que, dès les années 1970, les scientifiques maison des grandes compagnies pétrolières 7), qui force ces politiques à se réorienter. L’exigence de transition est une expression de la pression qu’exerce à tous les niveaux l’actant Terre sur nos manières de tisser nos existences dans les boucles de rétroaction fragiles de cette planète. À travers cette réforme des retraites, le gouvernement veut donc contribuer à « atterrir », pour reprendre le mot de Bruno Latour. Il est dès lors légitime de se demander s’il le fait de la manière la plus adroite et la plus efficace au regard d’un objectif de transition socio-écologique.
Mais cela nous conduit à une troisième et dernière remarque préliminaire. Pourquoi cet objectif n’est-il pas assumé clairement par le gouvernement ? Beaucoup de bonnes âmes ne seraient-elles pas plus disposées à accepter la réforme des retraites dans une telle perspective ?
L’insurrection des « Gilets Jaunes » est cependant passée par là : l’exécutif sait que l’argument écologique n’est pas porteur tant qu’il est perçu comme impliquant des sacrifices trop inégalement répartis sur l’ensemble des parties prenantes. La seule transition politiquement praticable est une transition juste, ou du moins perçue comme telle. C’est en ce point que les questions de justice sociale s’articulent concrètement, politiquement et économiquement, aux questions de transition écologique. Il ne s’agit pas d’une question de morale, mais d’efficacité : seule une politique de transition juste est une politique de transition efficace.
La réforme des retraites à contre-sens de la transition socio-écologique
Nous pouvons désormais proposer une évaluation de la réforme des retraites décidée par Emmanuel Macron ; elle n’est précisément pas juste – raison pour laquelle elle ne sera pas non plus efficace. Elle n’est pas seulement injuste parce qu’elle pénalise les retraités les plus pauvres, les femmes et les moins diplômés, comme beaucoup d’analystes l’ont montré ; mais aussi plus largement parce qu’elle va chercher dans l’augmentation de la quantité de travail (ou plus exactement du temps consacré au travail dans la vie des personnes dont c’est la seule ressource) les moyens supplémentaires qu’elle souhaite trouver, ayant exclu a priori d’autres sources de financement, pour la transition elle-même. Jean Pisani-Ferry le disait d’ailleurs : « nos marges de manœuvre par l’endettement, l’impôt ou le redéploiement des dépenses sont trop étroites pour répondre aux besoins » (Le Monde, 19 janvier 2023). Quels que soient les fondements d’une telle affirmation, elle implique que le coût de la transition sera porté une fois de plus par le travail, aggravant encore l’inégale redistribution de la part de la valeur ajoutée entre travail et capital. Cela est d’autant plus vrai que le gouvernement s’est mis lui-même dans une situation budgétaire plus difficile en baissant les impôts dits de production et en prenant des mesures fiscales – comme la suppression de la taxe d’habitation – qui avantagent à l’inverse les segments les plus favorisés de la population. Remise dans son véritable cadre, qui est celui du niveau des dépenses publiques, on comprend donc que cette réforme envoie un terrible signal : elle dit que la transition socio-écologique devra être payée par les travailleurs et les travailleuses, et notamment les moins bien rémunérés, au prix d’une aggravation supplémentaire des inégalités qui grèvent déjà nos sociétés.
Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que l’ordre politique actuel, en France et ailleurs, soit prêt à réviser drastiquement son programme et ses alliances politiques, afin de commencer une transformation profonde des infrastructures d’interdépendances qu’il a lui-même mise en place. Par exemple, si des États comme la France ont besoin de réduire leur niveau de dépenses publiques pour être capables d’investissements de grande ampleur, c’est qu’ils se financent auprès des marchés financiers, et non plus des banques centrales. Celles-ci ont certes repris récemment leurs prérogatives d’émission monétaire à l’occasion des crises précédentes (crise financière puis Covid), mais elles ne l’ont que pour maintenir à flot l’appareil productif devant une menace immédiate d’effondrement, sans toucher à la structure de cet appareil productif. C’est ainsi qu’elles ont financé à très grands frais et sans contreparties des secteurs en nécessité de transformation profonde (comme le transport aérien et l’industrie automobile), et que l’on demande désormais aux travailleurs les plus modestes un effort supplémentaire. Il est frappant de constater que les banques centrales n’envisagent pas de mettre en œuvre des mesures semblables de quantitative easing pour la transition socio-écologique ; c’est notamment parce que cela sort de leur mission. Mais cette situation, particulièrement vraie en Europe, est le résultat d’un très grand nombre de réformes qui sont au cœur de la construction européenne. Revenir sur cette infrastructure juridique, économique, réglementaire, diplomatique, présente la même difficulté que de revenir sur des infrastructures de transport ou des infrastructures urbaines. Elle est peut-être même plus difficile, parce qu’elle impliquerait aussi de se demander quelles formes de raisonnement économique et politique ont été élaborées et transmises dans des institutions concrètes, écoles, universités et cabinets de conseil, pour exclure une autre manière de faire du champ des possibles. Nous avons besoin aujourd’hui de « réformes de structure », et non de réformes paramétriques comme celle proposée par le gouvernement français. Ce ne sont cependant plus les réformes d’ajustement structurel prônées depuis les années 1980 : ce sont des réformes qui modifient la structure générale de financement et d’organisation de la reproduction de nos conditions d’existence afin qu’elles ne contribuent pas à rendre l’environnement planétaire inhabitable.
Jean Pisani-Ferry a donc bien raison : la transition écologique ne sera pas indolore. Elle constitue un effort considérable pour nos sociétés. Mais une transition d’une telle ampleur est un peu comme une guerre : elle ne sera pas tolérée sans remise en question de la hiérarchie sociale. Quand on paie pour un bien commun, on demande des comptes – c’était à vrai dire le sens exact de l’expression « les jours heureux » qui avait été utilisée au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, pour être détournée récemment par Emmanuel Macron. Les gagnants du dernier demi-siècle sont-ils prêts à payer leur part ? Ou bien vont-ils risquer une intensification du conflit civil et finalement un rejet populaire de cette transition, avec toutes les catastrophes que cela implique, y compris pour eux ?
La réforme des retraites est donc une répétition discrète de la politique qui a conduit le gouvernement à l’insurrection des Gilets Jaunes. À supposer même qu’une insurrection populaire ne mette pas un terme à cette réforme, on voit mal comment elle pourrait réaliser les objectifs qu’elle se propose, s’il est vrai que ceux-ci vont au-delà du simple rééquilibrage des caisses de retraite et concernent le financement de la transition.
Cette réponse montre le manque d’imagination des élites politiques, économiques et sociales — nationales et internationales — pour aborder les défis du présent. Elles n’ont pas encore pris la mesure de l’énormité du chantier au milieu duquel nous nous trouvons déjà. La bifurcation dont on parle exige bien plus que des ressources financières : elle exige des réformes de structure. Croire qu’on s’en donnera les moyens sans mettre en cause une architecture institutionnelle qui ne permet d’obtenir des investissements qu’en mettant en concurrence les sociétés sur la rentabilité de leur capital, c’est saper les conditions mêmes de la transition socio-écologique. Il faudra en effet nécessairement, en ce cas, que les personnes travaillent plus pour produire plus dans les conditions actuelles de la production, qui sont insoutenables pour la planète elle-même. Certes, on ne peut pas rompre avec cet appareil de production du jour au lendemain et c’est bien pour cela qu’on a besoin de financements importants et d’anticipation méticuleuse : mais une planification écologique ne doit pas se contenter de substituer certaines infrastructures matérielles à d’autres ; elle doit changer la structure même du financement de l’activité et de la coopération humaine, leur manière de se projeter dans l’avenir, avenir qui de nos jours est en même temps celui des sociétés humaines et du système planétaire.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans cette situation curieuse où les instances qui ont si longtemps œuvré pour nous faire comprendre cette notion de « réforme de structure » semblent incapables d’appliquer ce concept à la situation qu’elles ont-elles-mêmes produite. Il est très souhaitable que la France se décide à être leader de la transition écologique dans l’espace européen. Mais cela veut dire porter un certain nombre de réformes de structure permettant de prendre au sérieux l’urgence écologique. La construction européenne est le bon niveau pour accomplir cette transformation précisément parce qu’elle a été construite pour stimuler et accompagner des réformes de structure. Il est temps qu’elle se rende compte qu’on a en effet besoin d’elle dans ce rôle, mais pour d’autres réformes de structure que celles qui ont fondé sa légitimité historique pendant la période néolibérale. L’Europe saura-t-elle opérer cette bifurcation ? C’est une autre grande question de notre temps qui se trouve derrière ce débat sur la réforme des retraites.
L’impasse géopolitique de la réforme des retraites
C’est en ce point que nous devons réintroduire, avec gravité, la dimension géopolitique de la question. Car, on l’a vu, ces politiques s’inscrivent dans un thème d’actualité dans les sphères dirigeantes : la nécessité de renouer avec une politique de puissance au niveau européen. C’était au demeurant l’apport propre de Françoise Fressoz à l’analyse de Jean Pisani-Ferry. Derrière la réforme des retraites joue un enjeu géopolitique : construire une puissance continentale à la fois délivrée de ses dépendances envers des partenaires peu fiables et forte des richesses qu’elle produit, en mesure de peser dans un contexte de redistribution des fractures et des solidarités au niveau mondial articulées aux rapports de forces militaires.
La réforme des retraites serait ainsi à sa manière aussi l’expression d’une certaine « écologie de guerre » 8. Aussi doit-elle être évaluée à l’aune de sa pertinence de ce point de vue : à quel genre d’écologie de guerre participe-t-elle ? Est-ce la plus raisonnable ?
Pour cela, il faut se poser cette question : qu’attendre d’une politique de puissance dans un monde fini ? Dans un monde aux ressources infinies, on peut toujours imaginer à la rigueur que des forces se tiennent en équilibre en montant en puissance l’une face à l’autre, comme deux animaux sauvages capables de se grandir chacun de l’intérieur pour tenir l’autre en respect. On peut ainsi imaginer que les différentes puissances d’échelle continentale redéploient leurs dépendances respectives afin de se séparer les unes des autres, pour se mesurer à leur capacité à augmenter leurs volumes propres de production (en même temps que leurs capacités militaires).
Mais si on prend au sérieux l’idée de limites planétaires, ce projet même d’accroissement de puissance ne pourra aboutir qu’à une concurrence toujours plus féroce sur les ressources finies de la puissance — dont fait désormais partie une certaine stabilité climatique ; de fait, il n’est plus forcément nécessaire de nos jours, pour couper une puissance de ses ressources, d’envahir son territoire : une bonne sécheresse induite indirectement par une politique énergétique très émettrice peut suffire. C’est là un aspect de la stratégie russe. La conséquence d’une telle concurrence serait très probablement la même que celle à laquelle a abouti la séquence de mondialisation au tournant du XXe siècle : la guerre.
L’analogie avec la dissuasion nucléaire peut être éclairante : on peut toujours discuter de savoir si la course aux armements nucléaires est un facteur de paix ou de risque aggravé, et si le désarmement nucléaire ne serait pas la meilleure réponse à l’existence de l’arme atomique ; mais il est certain qu’il ne peut rien y avoir de rationnel dans la course à la puissance productive dans un monde fini : seul un désarmement de cette puissance est une option raisonnable. Cela est désormais évident dans le cadre des négociations climatiques internationales : que font certains pays du Sud, lorsqu’ils exercent aujourd’hui un chantage à l’égard des pays du Nord (comme la République Démocratique du Congo à la dernière COP) en leur disant qu’ils relanceront l’exploitation des énergies fossiles ou la déforestation de leurs puits de carbone naturels si les pays riches ne compensent pas le manque à gagner de cette exploitation, au titre de leur responsabilité particulière dans le réchauffement climatique ? La réponse est que ces pays ne font rien d’autre qu’appuyer sur le bouton rouge dans le terrible jeu de dissuasion auquel les négociations climatiques sont désormais en partie arrivées. On peut les comprendre : l’incapacité de ces pays du Nord à tenir leurs engagements, ne serait-ce que dans le financement des fameux 100 milliards promis pour aider les pays en développement à faire face au dérèglement climatique, est aussi une manière d’appuyer sur le bouton rouge… Les négociations climatiques ont rejoint la grande tradition de la réflexion stratégique, en son point le plus terrifiant : la dissuasion.
Il n’y a tout simplement pas de solution de puissance à la structure conflictuelle du monde présent. Les logiques de puissance à l’âge de l’Anthropocène, en prise avec Gaïa, conduisent uniquement à un jeu perdant-perdant. S’il y avait quelque chose à apprendre de ces dernières 15 années de « crise », ou de polycrise, c’est qu’il faut sortir collectivement d’une logique de la puissance.
On retrouve ici, sur la question géopolitique, le même paradoxe que nous avons vu sur la question économique. La mondialisation s’était faite au nom de l’accroissement de la production. La démondialisation, imposée par une certaine forme de réalisme géopolitique se fait paradoxalement au nom de l’accroissement de la production. Les élites politiques et économiques de ce monde sont en train de commettre, au moment de sortir du paradigme néolibéral, la même erreur qu’elles ont commise en y entrant : croire qu’il n’y a de salut que dans la puissance, croire que l’harmonisation ne pourra se faire qu’en aval, une fois libérées les énergies particulières en concurrence les unes avec les autres – soit, en somme, ne pas mettre la solidarité avant la rivalité. La mondialisation n’a pas été négociée en vue d’un meilleur partage des richesses à toutes les échelles (internationales autant qu’intranationales et même intragénérationnelles), conduisant à une augmentation des tensions géopolitiques entre entités gorgées de puissance. Une démondialisation non négociée, menée dans la panique, nous conduira encore plus loin : vers un déchaînement de ces puissances en rage, convaincues de lutter pour leur survie et œuvrant en réalité à leur destruction collective. Nous n’avons besoin ni de mondialisation, ni de démondialisation, mais d’une autre mondialisation. Le protectionnisme n’est pas en soi une solution ; il ne l’est qu’à condition de ne pas faire de la puissance son objectif principal, mais de fonctionner comme un outil pour réorienter la mondialisation afin qu’elle tienne compte de sa signification terrestre.
Ici comme ailleurs il faut réintroduire le sens étymologique du préfixe « géo », voulant dire « terrestre ». Il n’y a pas de sens à inscrire la réforme des retraites dans une stratégie géopolitique européenne si on ne définit par cette stratégie en tenant compte des limites planétaires et des réactions du Système-Terre. On comprend donc que c’est pour la même raison que la réforme des retraites est un enjeu écologique et qu’elle est un enjeu géopolitique : parce qu’elle touche à la manière dont on conçoit la place de la production dans les ruses par lesquelles les êtres humains se font un séjour vivable sur cette terre.
Plutôt que de miser sur l’échelon européen pour construire une puissance, il faudrait miser sur lui pour proposer une voie de désescalade productive. On doit rêver non pas d’une Europe-puissance, mais d’une Europe-transition, qui œuvre à maximiser les chances d’un authentique projet cosmopolitique redéfini en intégrant la dimension planétaire sans laquelle il n’a pas de sens. Cela implique bien des choses – avant tout une tout autre politique de migration, un autre rapport à la coopération internationale, plus généralement un effort pour prendre acte de la fin des impérialismes et mettre au point une politique de solidarité mondiale opposable aux méchants de ce monde et susceptible de rallier les pays du Sud – mais aussi, en interne, un autre rapport à la question sociale. Cela ne veut pas dire se désarmer et s’exposer démuni aux très nombreux méchants de ce monde, mais chercher à se protéger en œuvrant à un monde capable de mieux coopérer en vue d’un objectif qui intéresse l’humanité entière : un réencastrement des manières de vivre dans les limites planétaires.
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On voit ainsi que cette question des retraites permet d’évaluer la capacité des projets politiques actuels à prendre au sérieux la nouvelle donne qu’impose à toutes nos questions la perception de notre indépassable condition terrestre — bref, à faire, comme disait Latour, face à Gaïa. Notre système de protection sociale doit atterrir, c’est-à-dire intégrer l’existence de limites planétaires. Il ne sert à rien de prétendre engager une « transition verte » si l’on n’est pas capable de refonder la protection sociale sur un modèle de projection historique qui intègre ces limites planétaires.
On craindra peut-être qu’un tel recadrage finisse par dissoudre la spécificité du débat actuel sur le système des retraites français. C’est pourtant aussi une manière de prendre acte de la particularité de la question des retraites dans la vie et dans la politique. Les retraites engagent l’avenir sur un très long terme, elles engagent la conception qu’on se fait de la place du travail dans la vie et, plus généralement, ce qu’il faut appeler le sens de la vie. Dans un monde où l’on prend conscience que ce genre de questions n’est plus séparable de la manière dont on agit sur des mécanismes de régulation de l’environnement planétaire, elles engagent aussi la manière dont on est capable de se projeter dans des avenirs terrestres divergents. À différentes réformes de retraite actuelles, correspondent non pas seulement différents niveaux de pensions ou de cotisations, mais aussi différentes Terres. C’est entre ces Terres que nous avons aussi à arbitrer. Il n’est donc pas surprenant que les retraites mettent en jeu des orientations politiques tout à fait fondamentales et plus généralement géopolitiques.
L’un des principaux défauts du débat actuel sur les retraites est qu’il est cadré pour ne pas présenter ces questions, en les supposant séparées des simples problèmes d’équilibre budgétaire. D’un côté la calculette, de l’autre les questions écologiques… Mais précisément, le moment présent se caractérise par une urgence : il faut faire entrer la Terre dans la calculette, et reconstruire les circuits de la calculette pour qu’elle permette enfin de saisir les vraies balances d’avantages et de désavantages des décisions que nous prenons, pour nous, pour les générations futures et pour l’habitabilité même de notre planète. Car « il n’y a pas de planète B ». Ce fait est bien plus important à prendre en compte — au sens même de la comptabilité — que le propos thatchérien que reprend aujourd’hui le gouvernement : il n’y a pas d’alternative 9. Une chose est sûre cependant : c’est qu’il n’y a pas d’avenir à l’organisation du monde qui a été soigneusement construite lors des cinquante dernières années. Il y a beaucoup d’alternatives ; la poursuite du business as usual n’en fait pas partie.
Sources
- Sur ce concept voir Bruno Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, et Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le Virus, Bruno Latour expliqué par l’actualité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.
- Françoise Fressoz, « Réforme des retraites : « En toile de fond, le risque de marginalisation de l’Union européenne » », Le Monde, 23 janvier 2023.
- Jean Pisani-Ferry, « Jean Pisani-Ferry : « La réforme des retraites aurait dû donner la priorité à l’augmentation de la durée de cotisation, au regard de l’équité comme de l’efficacité » », Le Monde, 19 janvier 2023
- Cf. sa Note d’analyse « L’action climatique : un enjeu macroéconomique », France Stratégie, novembre 2022
- Voir Adam Tooze, « Welcome to the world of polycrisis », Financial Times, 28 octobre 2022
- Matthieu Goar, « Réforme des retraites : Emmanuel Macron tente de se projeter vers le « jour d’après » », Le Monde, 3 février 2023
- Sur ce point, voir l’article de G. Supran, S. Rahmstorf & N. Oreskes, « Assessing ExxonMobil’s global warming projections », Science, 379 (6628), Jan 2023, et Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet & Benjamin Franta, « Total face au réchauffement climatique (1968-2021) », Terrestres, 26 octobre 2021.
- Sur ce concept, voir Pierre Charbonnier, « La naissance de l’écologie de guerre », Le Grand Continent, 18 mars 2022 (https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/18/la-naissance-de-lecologie-de-guerre/) ainsi que tout le dossier « Écologie de guerre : un nouveau paradigme ? », GREEN, n°2, septembre 2022 (https://geopolitique.eu/numeros/ecologie-de-guerre-un-nouveau-paradigme/).
- Bruno Le Maire, France Inter, 6 février 2023 : « Il n’y a pas d’alternative crédible au financement du régime des retraites ».