Économie

Écologie des banques centrales

Dans un contexte de resserrement des politiques monétaires, comment les banques centrales peuvent-elles intervenir pour accélérer la transition environnementale ? Nous traduisons et commentons pour la première fois le discours clef d’Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE et l’une des figures les plus influentes de la politique monétaire de la zone euro.

Auteur
Olivier Lenoir
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Jacob Lawrence, "The Architect" (1959)

Dans ce discours prononcé au colloque international sur l’indépendance des banques centrales à Stockholm le 10 janvier 2023, Isabel Schnabel montre combien politique monétaire et transition environnementale sont liées. En même temps, elle fait aveu de faiblesse : la politique monétaire restrictive actuelle réduit les marges de manœuvre de la banque en matière climatique.

Le sujet est en lui-même controversé, puisque de nombreux banquiers centraux considèrent que l’indépendance des banques centrales impose de ne pas se soucier directement de la transition climatique, qui doit rester du ressort des États et de leur politique budgétaire. Dans son discours, Schnabel tord le cou à cet argument et montre que la prise en compte du réchauffement climatique est nécessaire pour assurer la stabilité des prix, notamment — mais pas exclusivement — parce que, dans un monde instable où la valeur des choses change chaque jour, aucun investisseur ne souhaiterait s’engager sur des investissements « verts » à long terme. En se souciant de la transition environnementale, la BCE reste donc parfaitement dans son mandat défini par les traités et, en réalité, favorise le retour à la stabilité des prix.

Pour autant, Schnabel soutient que les moyens à disposition de la BCE sont relativement réduits dans le contexte actuel de resserrement de la politique monétaire. Après six années à 0 %, le taux d’intérêt directeur de la BCE a été relevé progressivement à partir de juillet 2022, pour atteindre autour de 3 % actuellement, et entraînant un renchérissement potentiel du coût d’investissement initial des infrastructures « vertes ». Par ailleurs, les programmes d’achats nets d’actifs par la BCE, lancés en 2014 dans le cadre de la politique d’assouplissement quantitatif, ou quantitative easing, se sont ralentis depuis le printemps 2022 et sont terminés depuis juillet 2022 également. Cela ralentit de fait le rythme de décarbonation possible des titres d’entreprises détenus par la BCE. 

Pour ce qui est des obligations souveraines, la BCE est de toute façon contrainte par des règles de proportionnalité qui ne lui permettent pas de privilégier tel ou tel État ayant une politique environnementale plus ambitieuse. Enfin, en matière de prêts aux banques commerciales, la politique monétaire restrictive actuelle ne permet pas d’irriguer massivement les institutions aux meilleurs scores climatiques. Quels moyens reste-t-il donc à la BCE ?

La transition écologique va transformer fondamentalement nos sociétés. La protection de notre planète nécessite des investissements à grande échelle sans précédent dans les innovations techniques et les énergies renouvelables afin d’amener nos économies sur la voie d’une émission nette nulle de gaz à effet de serre.

Comme le montre l’expérience des deux dernières décennies, les coûts initiaux relativement élevés de ces dépenses à forte intensité de capital sont particulièrement sensibles aux variations du coût du crédit. Les taux d’intérêt bas et en baisse ont contribué de manière mesurable à la baisse du « coût actualisé de l’électricité », ou LCOE, des énergies renouvelables. En conséquence, le coût de l’électricité produite à partir de sources renouvelables est désormais comparable, voire inférieur, à celui des centrales électriques conventionnelles.

Schnabel évoque ici le « coût actualisé de l’électricité » (levelized cost of electricity ou LCOE en anglais), qui correspond au coût complet de l’électricité pendant toute la durée de vie de sa source de production et s’exprime le plus souvent en €/MWh. Il est l’un des indicateurs clefs pris en compte par les investisseurs qui s’interrogent sur la rentabilité de telle ou telle installation électrique. Plus il est faible, plus l’investissement est intéressant. Pour le calculer, plusieurs éléments sont pris en compte, comme les coûts de maintenance, le coût du démantèlement final, etc. mais aussi et surtout le coût du capital lié à l’investissement initial.

Ce que Schnabel souligne, c’est donc que dans un monde avec des taux d’intérêt bas et de fait un coût du capital faible, le LCOE des énergies renouvelables est devenu très compétitif par rapport aux autres énergies ; le relatif faible coût du capital réduisait la part de l’investissement initial dans le total du LCOE et rendait donc ces sources d’énergie très attractives d’un point de vue financier par rapport aux autres sources fossiles.

Cette évolution risque maintenant d’être inversée par la hausse marquée des taux d’intérêt mondiaux au cours de l’année écoulée. Les centrales électriques à base de combustibles fossiles ayant des coûts initiaux comparativement faibles, une hausse persistante du coût du capital pourrait décourager les efforts visant à décarboner rapidement nos économies.  

En clair, les énergies renouvelables sont plus compétitives lorsque les taux d’intérêt sont bas. Alors que les simulations suggèrent que le LCOE d’une centrale électrique au gaz ne changerait que marginalement si les taux d’actualisation devaient doubler, celui de l’éolien offshore pourrait augmenter de près de 45 %. L’élargissement des écarts de crédit pourrait exacerber ces effets dans de nombreuses économies en développement et émergentes.

Comme l’indique Schnabel, la trajectoire durable de réduction du LCOE des énergies renouvelables est théoriquement contrecarrée par la hausse des taux d’intérêt : comme ils augmentent, le coût du capital pour l’investissement initial dans des panneaux solaires ou des éoliennes devrait augmenter par rapport à des centrales fossiles. Cela risque de décourager les investissements dans les énergies renouvelables et remet donc en question les politiques monétaires restrictives visant à faire augmenter les taux.

Schnabel s’apprête à remettre en cause cet argument de fond en comble dans la partie suivante du discours, où elle soutiendra combien, au contraire, une politique monétaire restrictive n’est pas responsable de faibles investissements verts, voire y est favorable à moyen terme.

 L’idée que les effets des variations des taux d’intérêt ne sont pas symétriques d’un secteur économique à l’autre n’est pas nouvelle et est bien documentée sur le plan empirique. Les enjeux exceptionnellement élevés de la transition écologique ont toutefois suscité un débat public controversé sur la question de savoir si le resserrement actuel de la politique monétaire ne risque pas, à terme, de ralentir le rythme de la décarbonation.

Certains affirment qu’un tel resserrement pourrait même être incompatible avec l’objectif de stabilité des prix : si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites rapidement, nos économies resteront exposées aux risques de « climaflation » et de « fossilflation », c’est-à-dire à des pressions inflationnistes persistantes associées à des catastrophes naturelles plus fréquentes et à une dépendance continue vis-à-vis du gaz, du pétrole et du charbon.  

Ces préoccupations doivent être prises au sérieux. Comme elles exposent un dilemme potentiel directement lié au mandat principal des banques centrales, à savoir la stabilité des prix, nous ne pouvons pas les ignorer pour des raisons juridiques.

La posture de Schnabel est ici très claire, et elle la tiendra pendant tout le reste du discours : elle est parfaitement consciente du mandat de la BCE tel qu’il est défini dans les traités. La BCE est une banque indépendante et elle a pour unique objectif la stabilité des prix autour d’une cible d’inflation de 2 %. Isabel Schnabel entame ainsi la partie la plus intéressante de son discours, car elle va montrer combien transition environnementale et stabilité des prix sont liées.

Il ne s’agit donc pas du tout d’outrepasser le mandat de la BCE, mais bien de justifier que la réponse à la crise climatique permet de l’assurer. Une position souvent mal comprise. Au même colloque de Stockholm, le président de la Fed Jerome Powell a ainsi assuré que la Réserve fédérale ne deviendrait pas un « faiseur de politique climatique ». Le gouverneur de la banque centrale belge Wunsch a quant à lui déclaré que le financement de la transition environnementale était du ressort des États — Schnabel le dira aussi un peu plus loin — et qu’une politique monétaire finançant la transition serait une — mécompréhension de ce qu’est notre rôle. Pour autant, Schnabel insistera encore dans la conclusion en fin de discours, sur le fait que les mesures présentées respectent parfaitement le mandat de la BCE. Comme l’a indiqué également le gouverneur de la Banque de France Villeroy de Galhau dans un discours de février 2021 : « La prise en compte du changement climatique par l’Eurosystème n’est ni un abus de mission, ni une simple conviction militante ou une mode ; c’est un impératif que nous devons poursuivre au nom même de notre mandat actuel et pour assurer la bonne mise en œuvre de la politique monétaire. »

Il n’est donc pas surprenant que le changement climatique figure en bonne place dans un colloque sur l’indépendance des banques centrales. L’indépendance confère aux banques centrales une importante marge de manœuvre dans leurs actions. Mais elle exige également que les banques centrales soient tenues responsables – un point que Stefan Ingves a souligné dans un discours l’année dernière. Nous devons justifier la ligne d’action que nous considérons comme la plus appropriée pour remplir notre mandat.

C’est ce que j’ai l’intention de faire dans mes remarques aujourd’hui. Je ferai valoir que le fait de ne pas mettre un terme à une inflation élevée en temps voulu compromettrait plus fondamentalement la transition écologique et qu’une orientation restrictive de la politique monétaire aujourd’hui sera bénéfique à la société à moyen et long terme en rétablissant la stabilité des prix.    

Je soulignerai également que la politique budgétaire doit rester aux commandes et accélérer la transition écologique, et que la diminution du bilan de la BCE dans le cadre du resserrement de notre politique monétaire nous oblige à faire des efforts supplémentaires pour aligner nos actions sur les objectifs de l’accord de Paris.

La transition verte ne peut prospérer qu’avec la stabilité des prix

Au cours de l’année écoulée, nous avons pris des mesures énergiques pour contenir l’inflation, d’abord en mettant fin aux achats nets d’actifs, puis en relevant nos taux directeurs de deux points et demi de pourcentage au total. Nous avons également annoncé que l’Eurosystème ne réinvestira plus la totalité des paiements en principal des titres arrivant à échéance dans le programme d’achat d’actifs (APP).  

Comme nous l’explique Éric Monnet, les titres de dette acquis par l’Eurosystème dans le cadre du programme d’achat d’actifs sont remboursés à maturité. Aujourd’hui les titres de dette publique détenus ont une maturité résiduelle égale à 7 ans en moyenne. Lorsque les dettes sont remboursées, l’Eurosystème peut réinvestir cette somme (le « principal ») en achetant  de nouveaux titres.  L’arrêt des achats « nets » signifie donc que le volume d’achat total ne doit pas augmenter mais il est possible de réinvestir les sommes déjà investies. Le portefeuille de l’APP comprend des titres de dette publique et des obligations du secteur privé.

Nous estimons que les taux d’intérêt devront encore augmenter sensiblement, à un rythme régulier, pour atteindre des niveaux suffisamment restrictifs pour assurer un retour rapide de l’inflation vers notre objectif de moyen terme de 2 %.  

Schnabel résume ici le tournant pris par la politique monétaire de la BCE depuis l’été 2022, au sortir de la pandémie et en réponse à la situation inflationniste provoquée par la reprise post-pandémique et surtout la guerre en Ukraine. Cette politique consiste à mettre un terme aux achats nets d’actifs dans le cadre des politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) mais également à augmenter le taux d’intérêt directeur de la banque centrale.

Après la dernière réunion de politique monétaire du 2 février, la BCE a ainsi encore relevé son taux d’intérêt sur les opérations principales de refinancement à 3 %, ce qui constitue la cinquième hausse depuis juillet 2022. C’est un mouvement général qui concerne toutes les grandes banques centrales du monde. Schnabel évoque une hausse « à un rythme régulier » des taux ; cependant, la plupart des analystes s’attendent à ce stade à un ralentissement de la hausse à partir de mai 2023.

À mesure que les taux d’intérêt augmentent, le financement des investissements dans les technologies vertes deviendra plus coûteux, générant le risque que les coûts plus élevés du capital ralentissent le rythme de la décarbonation. Toutefois, trois raisons interdépendantes expliquent pourquoi le durcissement des conditions de financement est la réponse appropriée aux défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.   

Premièrement, l’inflation élevée actuelle est une taxe sur l’investissement. Dans de nombreux pays, elle augmente le coût d’usage du capital en relevant le taux d’imposition effectif des investissements des entreprises. Une inflation élevée accroît également l’incertitude et fausse les signaux de prix relatifs pertinents pour les décisions d’investissement. Enfin, elle peut ralentir la croissance de la productivité, comme cela s’est produit aux États-Unis dans les années 1970. Par conséquent, la transition verte ne prospérerait pas dans un environnement à forte inflation. La stabilité des prix est une condition préalable à la transformation durable de notre économie.

Deuxièmement, l’inflation ne se résorbera pas d’elle-même. Ce qui a commencé comme un choc de prix relatifs s’est progressivement transformé en une augmentation généralisée du niveau général des prix. Les données préliminaires sur l’inflation pour décembre indiquent une accumulation persistante de pressions sous-jacentes sur les prix, même si l’inflation des prix de l’énergie a commencé à s’atténuer après avoir atteint des niveaux inconfortablement élevés.

Pour résoudre le problème de l’inflation actuelle, les conditions de financement devront devenir restrictives. Le resserrement des conditions de financement ralentira la croissance de la demande globale, qui est nécessaire pour réduire les pressions à la hausse sur les prix résultant des dommages durables infligés par la crise énergétique aux capacités de production de la zone euro. En rééquilibrant l’offre et la demande globales, nous accélérerons le processus par lequel l’inflation reviendra à notre objectif de 2 % et garantirons ainsi l’ancrage des anticipations d’inflation à long terme.   

Avec ces deux idées, Schnabel montre que le passage temporaire à une économie avec des taux d’intérêt élevé est crucial : quand bien même elle pourrait temporairement freiner les investissements verts — ce que, d’ailleurs, elle va remettre en cause juste après — la hausse temporaire des taux est nécessaire pour faire baisser les prix. Pourquoi ? Dans un monde avec une forte inflation, instable, les agents ne veulent pas investir : rien ne leur garantit la rentabilité future de leurs investissements — et si un euro aujourd’hui pouvait valoir la moitié d’un euro dans deux ans ? — ; il leur est difficile de connaître le prix des choses dans le futur et donc d’anticiper. Ainsi, la politique monétaire restrictive vise à rétablir la capacité d’anticipation des agents, leur prévision du futur et de manière générale une stabilité favorable aux investissements.

Troisièmement, l’expérience des années 1970 montre qu’une politique faussement calibrée sur l’hypothèse que l’inflation diminuera d’elle-même pourrait finalement mettre plus fondamentalement en danger la transition verte.  Dans ce cas, la politique monétaire devrait relever les taux d’intérêt encore plus vigoureusement pour rétablir la confiance dans l’ancrage nominal de l’économie. En conséquence, une grande majorité des principaux économistes spécialistes du climat interrogés l’année dernière ne voient qu’un impact léger ou très léger de la hausse des coûts d’emprunt sur la transition vers des émissions nettes nulles d’ici 2050.    

Jusqu’à présent, il n’y a pas non plus de preuve de pénurie de financement pour les projets d’investissement verts. Alors que les fonds d’obligations et d’actions conventionnels ont connu une baisse importante des entrées nettes en 2022, il n’en a pas été de même pour les fonds environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Les fonds d’actions ESG ont même connu des afflux soutenus.

Ce rééquilibrage du portefeuille a rendu les investissements verts relativement plus attrayants du point de vue du financement. Dans le cas des obligations d’État allemandes, par exemple, le rendement d’une obligation verte par rapport à celui d’une obligation classique présentant des caractéristiques similaires a baissé, ce qui implique que le « greenium » a atteint des niveaux record en termes absolus.

Ce dernier développement de Schnabel peut se résumer simplement : contrairement au raisonnement qu’elle présentait en début de discours, la hausse des taux d’intérêt ne s’est pas encore traduite par un ralentissement des investissements verts. Sur le marché financier, les fonds classiques ont connu une baisse des entrées nettes, alors que les fonds ESG — qu’on peut qualifier rapidement de « verts » — ont connu une hausse en 2022. De même, malgré le fait que la hausse des taux rend plus chers les investissements verts, les investisseurs n’ont pas été découragés. Le « greenium » a été très élevé, c’est-à-dire que les investisseurs ont consenti à payer plus cher ou à obtenir un rendement plus faible en faisant des investissements verts plutôt que des investissements classiques. En d’autres termes, à ce jour, les investissements verts restent intéressants aux yeux des investisseurs malgré la hausse du coût du capital et la politique monétaire restrictive.

Notons cependant que ce constat appelle à une plus grande observation en 2023, alors que les taux continuent à augmenter et que les acteurs prennent toujours une certaine période pour réagir et modifier leurs anticipations. Par exemple, le PDG de British Petroleum a annoncé en fin de semaine dernière une réduction des investissements verts au nom, précisément, d’une plus faible rentabilité.

Des recherches récentes mettent également en garde les entreprises contre la nécessité de retarder la transition en raison de la hausse des taux d’intérêt nominaux. Le personnel de la BCE documente une relation positive entre les émissions de gaz à effet de serre résultant des opérations d’une entreprise et les estimations du risque de crédit. En d’autres termes, les entreprises qui ne réduisent pas activement leur empreinte carbone seront confrontées à des primes de risque plus élevées et donc à des coûts d’emprunt plus importants, quel que soit le niveau des taux d’intérêt sans risque.

Tout cela signifie qu’il serait trompeur d’utiliser le resserrement des conditions de financement comme bouc émissaire pour expliquer les retards supplémentaires de la transition écologique. En faisant baisser l’inflation en temps voulu, la politique monétaire rétablit les conditions nécessaires à l’essor de la transition verte.

La politique budgétaire doit accélérer la transition verte

Dans ce contexte, la politique budgétaire doit rester le fer de lance de la lutte contre le changement climatique. Malheureusement, de nombreux gouvernements n’ont pas profité des taux d’intérêt bas de ces dernières années pour accélérer les investissements dans des sources d’énergie plus vertes et plus durables à un rythme proportionnel aux défis auxquels nous sommes confrontés.  

Par conséquent, le principal obstacle à une décarbonation rapide n’est pas le coût du capital, mais plutôt le manque considérable de progrès des gouvernements dans la mise en œuvre des engagements climatiques antérieurs. L’OCDE, par exemple, estime que le soutien fiscal mondial à la production et à la consommation de charbon, de pétrole et de gaz a presque doublé en 2021. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a presque certainement conduit à une nouvelle augmentation des subventions inefficaces aux combustibles fossiles pour assurer la sécurité énergétique à court terme.   

Les gouvernements doivent mettre fin à la dépendance à l’égard des combustibles fossiles le plus rapidement possible. Ils devraient intensifier leurs efforts à un moment où les coûts d’intérêt moyens – grâce à la longue période de taux d’intérêt bas et à l’allongement des échéances des obligations – devraient encore rester inférieurs aux taux de croissance pendant un certain temps, soutenant ainsi leur capacité à encourager les investissements privés et publics. Les dispositifs viables de soutien aux énergies renouvelables et aux technologies vertes, tels que les garanties de première perte, les bonifications d’intérêts et les mécanismes de financement parrainés par l’État, doivent être maintenus et étendus lorsque cela est possible.  

Contrairement aux transferts généraux non ciblés et aux subventions aux combustibles fossiles qui faussent les incitations, ces mesures sont les bienvenues du point de vue de la politique monétaire : leur impact positif sur la capacité de production de l’économie contribuera à la fois à rétablir la stabilité des prix à moyen terme et à soutenir la viabilité de la dette en stimulant la croissance potentielle.    

Plusieurs mesures structurelles sont tout aussi importantes.    

L’une d’entre elles consiste à utiliser pleinement les prix du carbone pour encourager le remplacement des combustibles fossiles. Toutes choses égales par ailleurs, un LCOE plus élevé des énergies renouvelables nécessite un prix du carbone plus élevé pour préserver les incitations à la décarbonation. La suppression des formalités administratives est un autre domaine dans lequel il est urgent d’agir. À l’heure actuelle, les goulets d’étranglement administratifs empêchent le déploiement des énergies renouvelables à un rythme compatible avec la neutralité climatique d’ici 2050 au plus tard.

Enfin, les gouvernements devraient renforcer leurs efforts pour approfondir les marchés de capitaux et créer une Union verte des marchés de capitaux. Les recherches de la BCE montrent depuis longtemps que les marchés boursiers sont plus efficaces que les banques pour soutenir la décarbonation de l’économie.

Pourtant, les marchés boursiers de l’UE restent fragmentés et souvent illiquides. La dépendance à l’égard des prêts bancaires à un moment où les bilans des banques sont soumis à des contraintes croissantes réduit considérablement l’éventail des options dont disposent les entreprises pour faire avancer leur programme écologique.

Le récent train de mesures législatives de la Commission européenne, notamment la proposition d’harmonisation d’aspects essentiels de la législation sur l’insolvabilité des entreprises et la suppression des formalités administratives pour les sociétés qui souhaitent s’inscrire à la cote et lever des capitaux sur les marchés publics, constitue un pas important dans la bonne direction ; mais d’autres mesures décisives sont nécessaires pour accélérer l’établissement d’une union européenne des marchés de capitaux verts.

Dans la partie précédente du discours, Isabel Schnabel montrait combien la politique monétaire restrictive actuelle de la BCE n’entrave en rien le financement de la transition écologique. Elle jette donc la responsabilité de la lenteur de la transition aux gouvernements : une manière habile de souligner que c’est surtout la politique budgétaire qui financera la transition.

Sans trop les détailler, elle souligne donc combien les États doivent renforcer une politique budgétaire favorable à la transition environnementale. Un prix du carbone unifié, imputé sur la valeur de chaque titre financier rendra logiquement les investissements verts plus rentables que les investissements fossiles. Faciliter les démarches administratives pour les investissements verts — installation d’éoliennes, de parcs photovoltaïques, etc. – accélèrera la transition. C’est d’ailleurs une mesure au cœur du plan présenté par la présidente de la Commission à Davos, que nous avons également commenté. Enfin, sujet constant de l’Union économique et monétaire, il faut unifier les marchés financiers de l’Union pour que les titres financiers « verts » puissent s’échanger facilement et que chaque investisseur « vert » dans un État soit moins dépendant des banques nationales de son État pour obtenir un financement — dans un monde où les banques elles-mêmes ont de plus en plus de restrictions à prêter.

La BCE doit intensifier ses efforts pour soutenir la transition verte    

Alors que les gouvernements doivent accélérer leurs efforts pour mettre l’économie sur la voie du zéro émission nette, le changement radical de l’environnement macroéconomique et financier au cours de l’année écoulée oblige également les banques centrales à revoir l’ampleur et la portée de leur propre contribution à la transition verte.    

Sans préjudice du mandat principal de la BCE, à savoir la stabilité des prix, nous sommes tenus de soutenir les politiques économiques générales de l’Union, conformément à notre objectif secondaire. Nous devons donc veiller à ce que toutes les politiques de la BCE soient alignées sur les objectifs de l’accord de Paris visant à limiter le réchauffement climatique à un niveau bien inférieur à 2 degrés Celsius.    

Les actions en faveur du climat ne sont toujours pas à la hauteur des objectifs de Paris    

Au cours des dernières années, nous nous sommes engagés dans un parcours exigeant pour rendre notre cadre de politique monétaire à l’épreuve du changement climatique. En 2021, nous avons décidé d’un ensemble complet et ambitieux de mesures dans le cadre de notre premier plan d’action contre le changement climatique et nous avons commencé à tenir ces engagements.    

Nous avons commencé à intégrer les considérations relatives au changement climatique dans nos modèles macroéconomiques. Nous publierons bientôt de nouveaux indicateurs statistiques expérimentaux liés au changement climatique. Et nous allons de plus en plus prendre en compte les risques climatiques dans nos cadres de contrôle des risques et de garantie, notamment en rendant obligatoire la communication d’informations sur le climat par les entreprises pour que les obligations restent éligibles en tant que garantie dans nos opérations de refinancement. L’Eurosystème lui-même commencera à divulguer les expositions au changement climatique de certaines parties de son propre bilan vers la fin du premier trimestre de cette année.

En outre, nous orientons désormais notre portefeuille d’obligations d’entreprises vers des émetteurs ayant un meilleur score climatique, afin de supprimer le biais existant en faveur des entreprises à forte intensité d’émissions.    

Bien que nos actions actuelles en matière de changement climatique soient ambitieuses, elles restent en deçà des objectifs de Paris car elles ne sont pas suffisantes pour garantir une trajectoire de décarbonation compatible avec la neutralité carbone de nos activités d’ici 2050. Trois domaines, en particulier, nécessitent des efforts supplémentaires.

Isabel Schnabel insiste ici sur la décision du Conseil des gouverneurs de la BCE de juillet 2021 d’approbation d’un « plan d’action complet assorti d’une ambitieuse feuille de route visant à continuer d’intégrer les questions liées au changement climatique au cadre de sa politique monétaire », dont le détail est ici. Elle va ensuite insister sur le renforcement de certaines mesures comprises dans ce plan.

Écologisation du stock d’obligations d’entreprises    

Premièrement, la baisse continue de notre bilan diminuera visiblement l’effet de certaines de nos actions à l’avenir.  

Par exemple, pour notre portefeuille d’obligations d’entreprises, nous suivons une approche de basculement basée sur les flux, dans laquelle nous ajustons nos réinvestissements d’obligations d’entreprises en fonction d’un score climatique qui reflète l’intensité en carbone des émetteurs, leurs plans de décarbonation et la qualité de leurs positions liées au climat.  

Notre principal outil de pilotage dans ce processus est le paramètre d’inclinaison, c’est-à-dire le poids que nous accordons au score climatique dans notre allocation de référence pour les nouveaux achats. Cependant, le paramètre d’inclinaison a perdu une partie de sa force lorsque nous avons décidé d’arrêter les achats nets d’actifs. La réduction à venir des réinvestissements limitera encore considérablement la capacité d’une approche fondée sur les flux à décarboner notre portefeuille d’obligations d’entreprise à un rythme compatible avec nos ambitions climatiques.    

La décarbonation de notre portefeuille d’obligations d’entreprises dépend non seulement de notre paramètre d’inclinaison, mais aussi considérablement du rythme auquel les entreprises de notre portefeuille décarbonent leurs activités. Par exemple, dans l’hypothèse d’un réinvestissement total, nous ne parviendrions qu’à la moitié de la décarbonation totale de notre portefeuille d’obligations d’entreprises d’ici 2030 si les entreprises cessaient de prendre des mesures pour décarboner leurs activités. Cet effet dépend dans une large mesure des actions de quelques entreprises fortement émettrices.

Ces points pris ensemble impliquent qu’en mettant fin à nos réinvestissements, la vitesse de décarbonation de notre portefeuille ralentirait considérablement et échapperait largement à notre contrôle.  

Une approche de basculement basée sur les flux est donc insuffisante pour atteindre notre objectif. L’Accord de Paris exige une trajectoire de décarbonation stable dans notre portefeuille, indépendamment de l’orientation de notre politique monétaire ou des actions individuelles des entreprises. Nous devons donc passer d’une approche basée sur les flux à une approche basée sur les actions pour notre portefeuille d’obligations d’entreprises. Cela signifie que, en l’absence de tout réinvestissement, il faudrait envisager de remanier activement le portefeuille en faveur d’émetteurs plus écologiques.  

Dans le même temps, nous ne devrions pas nous désengager complètement, du moins pas dans un premier temps, des entreprises dont les actions sont particulièrement importantes pour la gestion de la transition verte, mais plutôt les inciter à réduire davantage leurs émissions. L’approche fondée sur les actions devrait également s’appliquer aux autres catégories d’actifs privés de notre portefeuille, à savoir les obligations sécurisées et les titres adossés à des actifs. Cela nécessite un cadre pour évaluer l’impact climatique de ces expositions.   

Schnabel revient ici rapidement sur le « verdissement » du portefeuille d’obligations d’entreprises tel qu’il se faisait à l’heure du quantitative easing. Comme il y avait chaque jour de nouvelles obligations achetées par la BCE, dans le cadre d’achats nets d’actifs, il était relativement aisé de « verdir » le portefeuille : la BCE pouvait tout autant acheter de nouvelles actions nettes d’entreprises relativement « vertes » que remplacer une obligation d’une entreprise « fossile » par une entreprise « verte » (en simplifiant). Or avec la fin du quantitative easing et des achats nets, ce mécanisme devient de plus en plus compliqué. Comme la BCE ne va pas acheter de nouveaux titres nets et que les « flux » entrants deviendront de plus en plus rares, Schnabel pose donc la question du « stock » de titres financiers de la BCE : faut-il, rééquilibrer le portefeuille à un moment T pour se débarrasser des titres « fossiles » et avoir plus de titres « verts » ? Elle ne donne cependant pas suffisamment de détails pour que l’on puisse commenter davantage cette approche.

Par ailleurs, Schnabel explique que les entreprises sont trop lentes à décarboner leur activité et que, de toute façon, il n’est pas si facile de trouver des titres financiers de grandes entreprises qui aient un si bon score climatique. Il faut donc plus généralement inciter les entreprises à décarboner plus rapidement, ce qui rendrait les titres de ces entreprises de plus en plus verts, de plus en plus rapidement. Schnabel ne détaille cependant pas suffisamment le mécanisme qu’elle a en tête pour mettre en œuvre une telle dynamique.

Rendre plus écologiques nos obligations du secteur public

La deuxième question est de savoir comment mettre nos obligations du secteur public, qui représentent actuellement environ la moitié de notre bilan, sur la voie de l’alignement sur l’Accord de Paris.  

L’alignement de nos importants portefeuilles d’obligations du secteur public sur les objectifs de l’accord de Paris s’avère difficile pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les achats d’obligations souveraines sont guidés par la clé de répartition du capital, ce qui limite les possibilités de stratégies d’orientation basées sur l’intensité en carbone des pays. Ensuite, il n’existe pas encore de cadre fiable pour évaluer dans quelle mesure les portefeuilles d’obligations souveraines sont alignés sur l’Accord de Paris. Enfin, la quantité d’obligations souveraines vertes est encore limitée, en particulier si on la compare à la taille de notre portefeuille obligataire actuel.    

Il est essentiel de trouver des solutions pour surmonter ces contraintes dans le cadre de notre mandat : toute tentative de verdir le stock de nos avoirs obligataires doit inclure une solution pour notre portefeuille d’obligations souveraines, en particulier à la lumière de la révision du futur cadre opérationnel de la BCE, qui est susceptible d’impliquer un bilan stable plus important, incluant potentiellement un portefeuille obligataire structurel.  

À l’heure actuelle, il existe deux options pour rendre notre portefeuille d’obligations souveraines plus écologique en temps voulu. La première consiste à augmenter la part des obligations émises par les institutions et agences supranationales. Une fraction considérablement plus importante de leurs obligations en circulation est déjà verte. Orienter nos achats vers des obligations vertes émises par des institutions et agences supranationales serait conforme aux objectifs de l’Accord de Paris et n’entrerait pas en conflit avec l’exigence d’être guidé par la clé de répartition du capital.    

La deuxième option, complémentaire, consiste à réorienter progressivement notre portefeuille d’obligations souveraines vers les obligations vertes, à mesure que les gouvernements augmentent leur offre d’obligations vertes au fil du temps.  

Comme nous l’explique Éric Monnet, l’achat de titres de dette publique par l’Eurosystème dans le cadre de l’APP  doit respecter une clé de répartition de capital. En d’autres termes, son portefeuille doit se composer d’actions d’États membres de la zone euro en proportion de leur contribution relative au capital total de la BCE ; la part dans le capital de la BCE est elle-même déterminée en fonction du PIB et de la population totale des pays actionnaires.

La BCE ne peut donc pas privilégier des obligations vertes d’un État avec un mix énergétique très vert par rapport à un autre État plus fossile — elle doit conserver les proportions. De plus, le score climatique des obligations souveraines est jugé peu fiable par Schnabel — et, de toute façon, les bons du Trésor « verts » ne sont pas si nombreux.

Que faire ? Schnabel indique dans ce cas que la BCE peut privilégier les obligations d’institutions supranationales — auxquelles la clef de répartition du capital ne s’applique pas directement, car il ne s’agit pas d’États membres de la zone euro — qui sont en bonne proportion « vertes ». Elle peut aussi profiter de l’émission progressive et croissante de bons du Trésor « verts » par les États membres de la zone euro, et les cibler en priorité par rapport à des obligations plus classiques.

Notons bien entendu qu’il ne s’agit pas d’un achat direct d’obligations souveraines par la BCE, qui outrepasserait son indépendance : il s’agit d’achats sur le marché secondaire, à des entreprises qui elles-mêmes ont initialement acheté lesdits bons du Trésor.

Rendre nos opérations de prêt plus écologiques    

Enfin, nous devons intensifier nos efforts pour rendre plus écologiques nos opérations de prêt, y compris le cadre des garanties. Dans un premier temps, nous limiterons la part des actifs émis par des entités dont l’empreinte carbone est élevée et qui peuvent être apportés en garantie par les contreparties individuelles lorsqu’elles empruntent à l’Eurosystème. Nous tiendrons également compte des risques liés au climat lors de la détermination des décotes pour les obligations d’entreprises. 

Mais ces mesures n’auront qu’une faible incidence sur l’ensemble des garanties fournies par nos contreparties. L’écologisation systématique du dispositif de garanties de la BCE est donc un outil important pour garantir que toutes nos actions de politique monétaire soient conformes à l’Accord de Paris, en particulier dans un contexte où nous avons commencé à réduire notre bilan, car cela réduit l’ensemble des options disponibles pour soutenir la transition écologique pendant le cycle de resserrement actuel.

Les opérations de prêt ciblées vertes, par exemple, pourraient être un instrument à envisager à l’avenir, lorsque la politique devra redevenir expansionniste, à condition que les lacunes sous-jacentes en matière de données soient résolues. Mais elles ne sont pas une option pour l’avenir immédiat étant donné la nécessité actuelle d’une politique monétaire restrictive.

Cette dernière mesure proposée par Schnabel s’explique simplement : il s’agit pour « la banque des banques » de ne prêter plus qu’à des institutions ayant un bon score climatique. Cependant, le volume des prêts est à ce jour réduit en raison du resserrement de la politique monétaire ; cette mesure ne pourrait prendre forme qu’en cas de politique monétaire plus expansionniste. Par ailleurs, les données sur le score climatique ne sont toujours pas totalement fiables et leur fiabilisation est un objectif majeur de la stratégie climatique de la BCE lancée en juillet 2021 et évoquée plus haut.

Permettez-moi de conclure. De nombreuses banques centrales dans le monde réagissent à l’inflation élevée actuelle en resserrant les conditions de financement. Si un coût plus élevé du crédit rendra plus onéreux le financement des énergies renouvelables et des technologies vertes, il serait trompeur d’utiliser des taux d’intérêt plus élevés comme bouc émissaire d’un nouveau retard dans la transition verte, et ce pour deux raisons principales :    

Tout d’abord, le rétablissement de la stabilité des prix en temps voulu fournit les conditions dans lesquelles la transition verte peut se développer durablement. Deuxièmement, le principal obstacle à une décarbonation rapide reste le manque de progrès des gouvernements dans la mise en œuvre des engagements climatiques antérieurs. Les gouvernements doivent rester à l’avant-garde pour accélérer la transition verte. En promouvant les technologies vertes et les énergies renouvelables, ils renforceront la capacité de production de l’économie et contribueront ainsi à rétablir la stabilité des prix à moyen terme.  

Conformément à notre mandat, nous sommes prêts à intensifier encore nos efforts pour soutenir la lutte contre le changement climatique, en nous appuyant sur les réalisations de notre plan d’action sur le changement climatique. Notre objectif à long terme est de veiller à ce que toutes nos actions de politique monétaire soient alignées sur les objectifs de l’Accord de Paris. Cela implique d’écologiser notre stock d’obligations, y compris les obligations du secteur public, ainsi que nos opérations de prêt et notre cadre de garanties.    

L’écologisation de la politique monétaire exige des changements structurels de notre cadre de politique monétaire plutôt que des ajustements de notre fonction de réaction. Le rétablissement de la stabilité des prix par une politique monétaire appropriée aujourd’hui profitera à la société à long terme et facilitera la transition vers une économie plus verte.

Je vous remercie.

Crédits
Texte : Discours d'Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, au Colloque international sur l'indépendance des banques centrales, Sveriges Riksbank, Stockholm, 10 janvier 2023.

Image : Jacob Lawrence, "The Architect", 1959 © 2023 The Jacob and Gwendolyn Knight Lawrence Foundation, Seattle / ADAGP, Paris.
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