La revue porte un débat ouvert, structurant – non structuré, sur la relation complexe de l’idée européenne à l’universalisme : après Pierre Manent, Hans KundnaniSouleymane Bachir DiagneMgr Matthieu Rougé, Christiane Taubira, Mireille Delmas-Marty et Rokhaya Diallo, nous ouvrons nos colonnes à Myriam Revault d’Allonnes.

Les valeurs européennes sont-elles universalisables  ? Tout d’abord, de quelle « universalité » ou de quel « universel » s’agit-il ? La dimension universelle des valeurs européennes relève-t-elle d’une universalité abstraite, a priori, que certains appellent « surplombante » parce que, partant d’une origine précise et assignée (une identité particulière), elle prétend uniformiser et aligner sur son propre modèle ce qui est autre que soi  ? C’est la critique constamment adressée à ce type d’universalité par ceux qui y voient, à juste titre, l’expression dissimulée d’une hégémonie (économique, coloniale, culturelle). Cette « universalité » n’est effectivement que la transplantation unilatérale d’une forme singulière effectivement dominée par la modernité occidentale. Or c’est précisément celle qui se trouve invoquée dans la revendication d’une identité européenne monolithique, investie par les valeurs chrétiennes et en quête d’un récit englobant.

Mais il y a une autre manière de penser l’universel, et cette manière n’est nullement étrangère à l’histoire ni à l’esprit européens  : à la fois comme exigence politique — qui doit valoir pour l’humanité tout entière — et comme exigence anthropologique qui affirme l’existence de structures de pensées communes et transcendantes à toutes les cultures. 

L’universel et l’historique se croisent et c’est de cette manière qu’un universel prétendu et revendiqué devient un universel reconnu.

Myriam Revault d’Allonnes

Un certain nombre de penseurs ont cherché depuis longtemps à échapper à la fausse alternative entre d’une part la position d’un universalisme abstrait et englobant qui non seulement transcenderait nos singularités mais les abolirait et d’autre part la diversité des contextes, des coutumes, des situations culturelles et historiques qui conduirait à invalider toute prétention à l’universalité au motif qu’elle émane d’un certain impérialisme culturel. Qu’il s’agisse de Merleau-Ponty invoquant la possibilité d’un « universel latéral » qui réside dans une « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » (et dont s’inspire notamment Souleymane Bachir Diagne), de Ricoeur parlant d’universaux « historiques », « potentiels » ou « inchoatifs » ou encore de Michael Walzer avec l’idée d’« universel réitératif »  : tous récusent un universel de surplomb qui d’une part se confond avec l’uniformité et l’homogénéisation (l’indifférence aux différences) et qui d’autre part s’auto-proclame en occultant sa position conquérante et/ou dominante. Ils prennent acte de l’impasse et des dévoiements de cet universel de surplomb mais ils ne renoncent pas pour autant à la possibilité, à l’horizon (ou à l’horizon de sens) d’une universalité plurielle. Cette recherche des possibles qui s’oppose à un universel englobant et donné a priori, s’énonce très clairement dans le choix des qualificatifs utilisés. L’universel « inchoatif »  désigne un processus commençant, en train de se faire, validé et reconnu comme tel à l’épreuve de la réalité. L’adjectif « réitératif » met l’accent sur la reprise incessante des expériences particulières, comme une sorte d’incitation à s’inspirer de ce qui a déjà eu lieu  : si c’est déjà arrivé, alors c’est encore possible. Ce que tous ces penseurs ont en commun, c’est l’insistance sur l’altérité, la rencontre, le voyage. Citons par exemple Merleau-Ponty qui tente de repenser en ces termes un universel prétendu (demandé, revendiqué ) qui deviendrait un universel reconnu  : il s’agit de constituer une « expérience élargie qui devienne en principe accessible à des hommes d’un autre temps et d’un autre pays »1.

Statue de bronze émergeant de la boue du site étrusque de San Casciano dei Bagni, 3 novembre 2022 © Ministère de la Culture (Italie)

S’il en est ainsi, l’origine historique (européenne ou occidentale) de telle ou telle valeur n’invalide pas sa prétention à l’universalité. Par exemple, la prétention d’universalité attachée à notre conception des droits de l’homme a pour origine les cultures européennes et occidentales où elle a été d’abord formulée. Elle a une source, une origine historique « particulière »  : mais cela ne veut pas dire qu’elle émane d’un soi-disant impérialisme culturel ou qu’elle n’est pas universalisable ou encore qu’elle ne contient pas d’authentiques universaux. Mais cette prise en compte nécessite que l’on articule les différences concrètes et les exigences d’un vivre-ensemble démocratique. Il ne s’agit pas d’un universel qui serait surplombant ou englobant mais d’un universel prétendu (demandé, revendiqué) qui devient un universel reconnu. Quelque chose comme une réinvention de l’universel dans chaque situation particulière  : je remarque au passage que l’universalité de l’algèbre n’est pas remise en question au motif qu’elle est née à Bagdad sous les Abbasside. Pourquoi en serait-il autrement pour les droits humains  ? 

Il m’apparaît que l’immense mouvement déclenché aujourd’hui par les femmes iraniennes se réclame d’un universel des droits de l’homme dont la source est européenne… On a ici un exemple d’appropriation et de validation culturelle et politique de valeurs européennes et occidentales… L’universel et l’historique se croisent et c’est de cette manière qu’un universel prétendu et revendiqué devient un universel reconnu. C’est le moment où se constitue cette « expérience élargie » qui devient accessible à d’autres dans un autre temps et dans d’autres pays…

Ces remarques sur un universel qui, loin de n’être qu’une transplantation unilatérale, est pensable comme une visée, comme une exigence qui s’aiguise dans les situations concrètes et singulières, pourraient être enrichies par une analyse critique de l’identité européenne  : c’est une identité ex-centrée qui ne trouve pas en elle-même mais hors d’elle-même son origine première.

Myriam Revault d’Allonnes

Une telle démarche n’est ni du côté de l’acceptation de la domination européenne ou occidentale ni du côté d’un relativisme généralisé et érigé en norme. D’autant que ce dernier, sous couvert de mobiliser l’histoire, convoque le plus souvent des particularités « ethniques », « raciales », « tribales », « comportementales » qui ne sont que des simulacres d’identité. 

Ces remarques sur un universel qui, loin de n’être qu’une transplantation unilatérale, est pensable comme une visée, comme une exigence qui s’aiguise dans les situations concrètes et singulières, pourraient être enrichies par une analyse critique de l’identité européenne  : c’est une identité ex-centrée qui ne trouve pas en elle-même mais hors d’elle-même son origine première. Comme l’attestent le récit mythique et la langue grecque d’où le mot est issu, Europe (Europè) était une princesse phénicienne enlevée par Zeus qui, métamorphosé en taureau, l’emmena en Crète. Europè est donc enlevée, arrachée au lieu où elle est née (l’Asie Mineure)  : elle est en quelque sorte une personne déplacée. Et selon l’étymologie couramment admise du nom, il est un composé de « eurus » (large, qui s’étend au large, en largeur) et de « ops » (l’œil, le regard, la vue). Europe, c’est donc le regard éloigné, le regard porté vers le lointain, celui qui s’étend au-delà et hors de lui-même, vers ce qui n’est pas soi, ce qui est autre que soi. Ce pourrait être une première approche de l’universel : non pas d’un universel englobant qui — partant d’une origine précise et assignée entend uniformiser et aligner sur son propre modèle ce qui est autre que soi — mais d’un universel marqué par la curiosité envers l’autre, le différent. À la question « Qu’est-ce donc que cette Europe ? » Paul Valéry répondait : « c’est une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l’Asie. Certes, il s’agissait au premier degré d’un commentaire élargi du mythe de la princesse Europe, mais Valéry n’entendait pas l’Europe au sens d’un territoire ou d’un ensemble de communautés définies par une identité stable et immuable. A l’inverse, il la considérait comme un composé de valeurs, un mélange d’éléments, un ensemble d’emprunts faits à l’extérieur et à partir desquels elle s’était construite. Sur la nature de ces emprunts, on peut discuter mais ce qui est clair — si on adopte cette vue — c’est qu’il est difficile voire impossible d’assigner à l’Europe une identité originelle, première. Comme l’affirme Edgar Morin dans son ouverture à Penser l’Europe, «  à l’origine de l’Europe, il n’y a pas de principe fondateur original ». Car aussi bien le « principe grec » que le « principe latin » viennent de sa périphérie et lui sont antérieurs. Quant au « principe chrétien », il vient d’Asie et ne s’épanouira en Europe qu’à la fin de son premier millénaire.

Statue de bronze émergeant de la boue du site étrusque de San Casciano dei Bagni, 3 novembre 2022 © Ministère de la Culture (Italie)

À quoi il faut ajouter que le « champ d’expérience » européen (le champ de ses diverses expériences passées) ne se laisse pas réduire à un vecteur linéaire. Le passé n’est ni un empilement ni une chronologie. L’héritage européen résulte d’une intégration très complexe, très enchevêtrée, pas du tout monolithique. Il est constitué par l’entrecroisement de traditions à la fois fortes et hétérogènes, voire contradictoires. L’ancien Israël et le christianisme primitif entremêlés à la culture gréco-latine, avec les mutations successives (les « crises ») qui se succèdent à travers la Renaissance, la Réforme protestante, la contre-Réforme, les Lumières (qui ne sont en aucun cas un mouvement homogène), le romantisme, la révolution industrielle, les processus de « sécularisation », etc… Tout cet ensemble constitue un tissu d’une grande fragilité non seulement en raison de son caractère composite et de ses dissemblances mais parce que la culture européenne assume la confrontation entre d’une part les convictions et les croyances issues de ces diverses traditions sédimentées et d’autre part la « critique » au sens fort du terme telle que l’a revendiquée la philosophie des Lumières : « penser par soi-même », pour reprendre la maxime kantienne de l’autonomie de la raison. On ne comprend pas pourquoi la « critique » ainsi entendue serait la marque d’une hégémonie ou d’un impérialisme culturel s’il est vrai qu’elle fait avant tout appel à la capacité d’autonomie et d’auto-réflexion. Car elle ne se porte pas seulement sur des contenus extérieurs auxquels elle refuse de souscrire sans avoir examiné leurs présupposés. Elle est aussi une attitude réflexive qui fait retour sur elle-même et revient constamment sur ses propres présupposés. Les grandes découvertes et la colonisation ne vont pas sans la puissance critique de Montaigne qui écrit en 1580 dans Des cannibales  : nous sommes les barbares du monde. Jonathan Swift, dans les Voyages de Gulliver (1726), dénonce la « pieuse » entreprise civilisatrice sous laquelle se dissimule « une expédition coloniale moderne »… Chaque moment de la domination et de la colonisation européenne, a vu émerger, de l’intérieur, des mouvements de lutte anti-coloniale  : c’est ainsi que l’Exposition universelle de 1937 a été violemment contestée par les surréalistes, etc… On peut multiplier les exemples de ces expériences contradictoires, de cette inquiétude, de cette « intranquillité »  qui fait de la conscience européenne une conscience de crise qu’on ne peut identifier purement et simplement à la satisfaction d’une culture dominante. Il y a donc une fragilité de l’espace d’expérience européen, liée à la discordance permanente entre la force des convictions et la force de la critique.  À ce titre, on pourrait soutenir que, paradoxalement, c’est cette conscience de crise — cette confrontation permanente entre les convictions et la critique incessante — qui peut nourrir un processus d’universalisation parce qu’elle le soumet à l’épreuve du réel. Il y a là de quoi récuser un universel dévoyé qui confond l’universel et l’uniforme et occulte la violence qui a accompagné son expansion. Mais cela permet aussi de ne pas invalider toute exigence d’universalité issue de la modernité occidentale — fût-elle bafouée dans les faits — en la réduisant à des simulacres ou à la vacuité d’un discours « utopique ». 

Il n’y a de véritable universel qu’ouvert à l’altérité et habité par la pluralité. Encore faut-il, pour le comprendre, sortir de cette logique binaire où s’affrontent d’un côté un universel de surplomb auto-proclamé et de l’autre la critique d’une universalité toujours réduite au discours de la domination.

Myriam Revault d’Allonnes

À cette fragilité constitutive — à cette conscience de crise — ne peuvent répondre que des récits qui s’entrecroisent et s’entremêlent. Car les hommes sont des êtres enchevêtrés dans des histoires et leur vie ne se contente pas d’être vécue : elle se raconte. Il existe donc une sorte d’identité à laquelle accèdent les individus — mais aussi les groupes et les peuples — et qui passe par la médiation de la fonction narrative. Cette « identité narrative » (Paul Ricoeur) est une identité construite dans le changement et non une identité invariable, permanente, toujours identique à elle-même. Encore une fois, cela vaut pour les communautés historiques et politiques comme pour les individus. Car les récits sont toujours à plusieurs voix. Nos identités personnelles sont liées aux identités collectives et nos aventures singulières sont toujours prises dans des aventures qui concernent les autres. C’est pourquoi le récit, qu’ils soit de fiction ou d’histoire, n’est jamais seulement « récit de soi » au sens d’un « soi » isolé : il nous fait partager d’autres expériences, il nous fait participer au monde. On voit bien que cette identité narrative, liée à la reprise incessante d’un récit antérieur par un récit ultérieur, n’est pas une identité stable et sans failles, puisqu’elle ne cesse d’opérer une chaîne de transformations, de remaniements, de rectifications. Elle ne cesse de se faire, de se défaire et de se refaire. Et par ailleurs, les récits que les communautés se transmettent à propos d’elles-mêmes mais aussi des autres, non seulement s’enchevêtrent mais s’entrechoquent et entrent en conflit : ce qui est récit de victoire et de gloire pour les uns est récit de défaite, d’humiliation voire de ressentiment pour les autres. On ne sort jamais de l’exposition à l’altérité. Elle est un aspect fondamental de l’universel à la fois comme horizon de sens, comme idée régulatrice et comme « se faisant » à l’épreuve de la réalité plurielle  : il n’y a de véritable universel qu’ouvert à l’altérité et habité par la pluralité. Encore faut-il, pour le comprendre, sortir de cette logique binaire où s’affrontent d’un côté un universel de surplomb auto-proclamé et de l’autre la critique d’une universalité toujours réduite au discours de la domination. Compliquons un peu les choses…

Sources
  1. Merleau-Ponty, «  Rapport pour la création d’une chaire d’anthropologie sociale au Collège de France  », 1958, hors-série n°2, 2 novembre 2008.