Feu les armes nucléaires tactiques

Il faut oublier les armes nucléaires tactiques (ANT) — destinées à combattre une armée ennemie — qui ont existé, mais pendant une période assez brève.

Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, il n’existait qu’une seule force de frappe nucléaire au monde : la flotte de bombardiers du Strategic Air Command américain. On imaginait alors en cas de guerre — et l’Union soviétique est vite apparue comme l’ennemi des États-Unis le plus probable — lancer une campagne de bombardement des villes à la manière de celle menée récemment contre l’Allemagne et le Japon, mais beaucoup plus « efficace ». Le problème majeur pour les Américains à l’époque est que cela n’empêcherait pas la puissante armée soviétique d’envahir l’Europe occidentale.

Au tournant des années 1950, les choses changent. En premier lieu, les Soviétiques accèdent à la puissance nucléaire et même, comme les États-Unis, à la puissance thermonucléaire. Il se passera encore quelques années avant que les Soviétiques soient capables de frapper le sol américain, mais les principes de la dissuasion par l’équilibre de la terreur se mettent en place. En se dotant de moyens diversifiés, abondants et inarrêtables par une défense, chacun des deux camps dispose d’une capacité dite de « seconde frappe » : vous pouvez toujours m’attaquer même massivement avec des armes thermonucléaires, il m’en restera toujours assez pour vous ravager en retour. C’est terrifiant, mais au moins les choses à ce niveau clairement stratégique sont claires et plutôt stables.

C’est en-dessous que les choses sont plus compliquées. Concrètement, la question qui s’y pose est : que faire si je suis attaqué conventionnellement et que je ne peux pas résister ?

C’est là qu’intervient le deuxième changement majeur des années 1950. Les progrès technologiques sont alors tels qu’à côté des bombes H, on parvient aussi à miniaturiser les munitions atomiques. On peut donc dès le milieu des années 1950 en fabriquer en grande quantité, et de puissance très variable. L’US Army saisit l’occasion la première. Cela lui permet d’exister face à ses rivales institutionnelles, et surtout de pouvoir compenser son infériorité numérique face à l’armée soviétique. On assiste alors à un immense engouement pour les ANT et le champ de bataille atomique. On fabrique des lance-roquettes, des mines, des obus, des missiles anti-aériens ou des torpilles atomiques par milliers pour les lancer, après autorisation présidentielle, sur les Soviétiques.

Et puis surviennent quelques petits problèmes. On s’aperçoit que l’on a peut-être sous-estimé certains effets des armes atomiques, en particulier la radioactivité et les impulsions électromagnétiques. Et comme il est forcément question d’employer les ANT en grande quantité, sinon cela n’aurait aucun intérêt tactique (il a fallu l’équivalent en explosif de 4 ANT de gamme « Hiroshima » pour débloquer la bataille de Normandie à l’été 1944), on s’aperçoit que le champ de bataille futur sera particulièrement compliqué à gérer en soi. Il le sera encore plus dès lors que les Soviétiques se dotent aussi d’armes semblables. Tous les scénarios d’une guerre en Europe, qui serait ainsi forcément atomique d’emblée, donnent des résultats catastrophiques.

On ne voit pas bien alors ce qui distinguerait le niveau tactique du niveau stratégique, sinon que du point de vue des deux superpuissances le premier ne traiterait que de la destruction de l’Europe, tandis que le second les concernerait directement. Séparer les deux niveaux est une illusion. Une arme est nucléaire ou elle ne l’est pas, et que dès qu’on en emploie une, quelle que soit sa puissance, on déstabilise l’équilibre de la terreur. Les ANT sont d’autant plus dangereuses que l’on a décentralisé l’emploi à de nombreux petits décideurs en cas de coupure de la communication avec l’exécutif politique. Lors de la crise de Cuba en 1962, on s’est retrouvés ainsi avec deux sous-marins soviétiques isolés ayant armé leurs torpilles atomiques face aux navires américains. Les commandants ont sagement décidé de ne pas les utiliser.

Une arme est nucléaire ou elle ne l’est pas, et que dès qu’on en emploie une, quelle que soit sa puissance, on déstabilise l’équilibre de la terreur.

Michel Goya

Et puis, l’arme nucléaire est aussi une arme maudite. Son emploi par les Américains contre le Japon avait alors frappé les esprits, mais pas forcément suscité d’émotion, les massacres provoqués restant dans les normes terribles de la Guerre mondiale. Le bombardement de Tokyo du 9 mars 1945, entre autres, avait par exemple provoqué plus de morts que celui d’Hiroshima dans un immense incendie. Ce n’est que quelque temps après la fin de la guerre que l’on prend pleinement conscience de l’horreur de la destruction des villes et du caractère particulier de l’arme nucléaire. Si son usage reste admis dans un conflit existentiel, il devient tabou hors de ce contexte. Alors que tout milite pour son emploi, sauf peut-être la rareté des munitions disponibles, l’arme nucléaire n’est pas utilisée par les Américains en Corée malgré leurs difficultés sur le terrain. Elle ne le sera pas non plus contre le Nord-Vietnam malgré l’immense arsenal d’ANT alors disponible. Il en est de même dans tous les conflits engageant des puissances nucléaires, y compris des puissances nucléaires entre elles comme la Chine et l’Union soviétique en 1969.

En résumé, les ANT se sont avérées une illusion. Elles se sont révélées finalement de peu d’intérêt tactique et très dangereuses, en faisant franchir très rapidement et massivement un seuil nucléaire au-delà duquel on ne voit pas très bien comment arrêter la progression vers l’apocalypse. Elles ont donc été bannies des plans d’emploi de l’OTAN comme de l’Union soviétique dans les années 1970 et progressivement retirées des forces. Il n’y a plus désormais qu’un échelon conventionnel et un échelon nucléaire, forcément stratégique.

Stop ou encore ?

Mais tout cela ne résolvait pas la question évoquée plus haut de l’infériorité conventionnelle. Le problème est sensiblement le même que celui de la notion de légitime défense. Deux individus armés se faisant face et ayant toujours la possibilité de riposter si l’autre tire sont dans la même situation que deux puissances nucléaires hostiles — et disposant d’une capacité de seconde frappe. Cela fait peur, mais c’est dissuasif, et c’est dissuasif parce que cela fait peur. Les choses sont un peu plus compliquées si l’un des deux individus ne brandit pas son arme, mais s’avance vers lui avec l’intention de le frapper. Ajoutons qu’il y a autour des protagonistes un public qui jugera très négativement celui qui utilisera son arme en premier, sauf pour défendre sa vie.

C’est sensiblement le problème posé aux nations de l’OTAN jusqu’à la fin des années 1980, angoissées d’être subjuguées par les forces du Pacte de Varsovie. Une fois l’emploi des ANT oublié pour compenser cette infériorité, on a pu être tentés de franchir le seuil nucléaire en premier de manière limitée afin de calmer les ardeurs de l’autre, comme un tir de semonce ou un tir dans la jambe pour reprendre la problématique de la légitime défense. C’est le premier étage nucléaire de la doctrine de riposte graduée américaine élaborée au début des années 1960, ou l’idée française d’« ultime avertissement », destiné à montrer sa détermination et à placer l’adversaire devant le choix du « stop ou encore ». On parle alors d’un niveau « préstratégique » ou « substratégique » pour montrer que l’on n’est pas encore aux choses très sérieuses, qui seules apparemment méritent le qualificatif pur de « stratégique ». Admettons.

Premier problème : on ne sait pas très bien à quoi ressemblerait cet ultime avertissement. On imagine que l’on emploierait plutôt des armes nucléaires de faible puissance, en petit nombre et si possible sur des cibles militaires. Oui, mais ces armes sont généralement à courte portée, et lorsque vous êtes mêlés à l’ennemi et plutôt en retrait, vous risquez de toucher un territoire ami. C’était sensiblement ce que prévoyait la France en lançant d’un coup ses 25 missiles Pluton, anciennement « tactiques » et devenus « préstratégiques », sur les forces soviétiques qui auraient pénétré en République fédérale allemande. Outre qu’il était impossible de frapper 25 objectifs militaires mobiles en même temps, cela équivalait à provoquer 25 Hiroshima sur le territoire allemand (les Allemands adhéraient modérément à ce concept). À ce niveau de puissance, autant envoyer un missile intercontinental en Union soviétique. C’est ce qu’imaginait en 1978 le général britannique John Hackett dans The Third World War, à cette différence que c’étaient les Soviétiques bloqués en RFA qui frappaient les premiers en détruisant la ville de Birmingham. Les Britanniques ripostaient en détruisant Minsk. Dans le livre de Hackett, cette escalade permettait effectivement de désescalader, mais d’une manière imprévue. L’emploi de l’arme nucléaire provoquait des troubles profonds en Union soviétique, et en premier lieu en Ukraine, qui aboutissaient à l’éclatement du pays et à un changement de régime à Moscou, qui par la suite signait la paix.

Ce scénario est intéressant à plus d’un titre dans les temps qui courent, mais peut-être surtout pour montrer qu’en réalité on ne sait pas du tout ce qui se passerait après l’ultime avertissement. L’exercice Proud Prophet, réalisé aux États-Unis en 1983 afin notamment de tester plusieurs scénarios de guerre mondiale, a abouti à des conclusions beaucoup plus pessimistes que celui de John Hackett. En clair, l’ultime avertissement y a toujours débouché sur une escalade vers l’échange de frappes thermonucléaires. On concluait d’une manière générale qu’il valait mieux éviter tout cela en repoussant autant que possible le seuil nucléaire en étant plus fort conventionnellement. Face à quelqu’un qui veut vous frapper et sur lequel vous n’osez pas tirer, le plus simple — à condition d’avoir le temps — est d’être plus costaud que lui. C’est ce que les Américains ont réussi à faire dans les années 1980 avec une impressionnante démonstration de forces en écrasant l’armée irakienne en 1991. Ainsi, on a un peu oublié toutes ces considérations dans les pays occidentaux.

Twist again à Moscou

La Russie, au contraire, qui subissait de son côté une humiliante défaite à Grozny en 1994, découvrait son infériorité militaire face aux États-Unis. Les Russes ont alors intégré à leur tour dans la doctrine de 2000 l’idée d’un échelon substratégique où l’on s’efforcerait de refroidir les ardeurs de l’autre par l’emploi du nucléaire. C’est quelque chose qui est alors joué dans presque tous les exercices Zapad, tout en admettant sans trop le dire comme en Occident que c’est boiteux et incertain. Tout en conservant une force nucléaire pléthorique, les Russes ont conclu eux aussi qu’il fallait se renforcer conventionnellement pour éviter de se retrouver devant le dilemme de l’emploi du nucléaire en premier, d’où l’investissement massif dans des moyens destinés à contrer ceux des États-Unis avec une force de frappe à distance, aéronefs et surtout missiles balistiques ou de croisière, une défense antiaérienne de grande densité, etc.

Tout en conservant une force nucléaire pléthorique, les Russes ont conclu eux aussi qu’il fallait se renforcer conventionnellement pour éviter de se retrouver devant le dilemme de l’emploi du nucléaire en premier.

Michel Goya

Les Russes sont ainsi redevenus capables de résister conventionnellement à l’OTAN (les forces russes et précédemment soviétiques se présentent toujours dans la défensive contre l’OTAN, même lorsqu’elles envahissent des pays). Redevenus forts, ils sont revenus en 2020 à une doctrine proche de celle de la France : le « nucléaire » (il n’est plus question de tactique nulle part) ne sera utilisé que contre une menace sur l’existence même de l’État. Si l’on retient beaucoup les déclarations fréquentes des officiels russes quant à la possession de l’arme nucléaire, il faut constater que ce sont des rappels et non des menaces. Ces déclarations sont d’ailleurs presque toujours en deux temps : « Nous rappelons que nous disposons de l’arme nucléaire » puis le lendemain « mais qu’elle ne sera utilisée que pour défendre l’existence de l’État russe ».

Libre à quelques trublions de la télé ou à l’ex-président Dmitri Medvedev de jouer les « bad cops » et de faire peur, l’existence de l’État russe n’est pas menacée : ni nucléairement, ni conventionnellement, que ce soit par les États-Unis ou par l’armée ukrainienne. Cette dernière peut grignoter le territoire ukrainien conquis par les Russes tout en restant sous le seuil nucléaire, dont on rappellera que son franchissement, quelle que soit la puissance utilisée, aurait un coût énorme — mise au ban des nations, fin du soutien de la Chine, probables attaques conventionnelles américaines de rétorsion, peut-être déstabilisation interne — pour des gains très incertains.

La qualification de « russe » des territoires conquis n’a dissuadé personne. Kherson, une ville importante désormais « russe », est en train d’être conquise par les Ukrainiens. La guerre est déjà portée sur le sol de la Crimée par des attaques diverses. On appelait cela la stratégie de l’artichaut : la conquête successive de feuilles dont aucune n’est d’un intérêt vital. En Ukraine, les feuilles s’appellent des oblasts, et aucun n’est vital pour la Russie — pas même la Crimée, dont la Russie s’est très bien passée de 1954 à 2014. De toute façon, nous n’en sommes pas encore là, et la Russie a encore des ressources avant de commencer à imaginer l’emploi effectif du nucléaire.

Impasse mexicaine

Car en fait, l’arme nucléaire est utilisée tous les jours depuis 1945 mais dans le champ de la communication, même silencieuse. C’est avant tout une arme psychologique dont les Russes abusent. Le principal intérêt stratégique du nucléaire est qu’il fait peur. Il ne faut donc pas hésiter à utiliser le mot afin de diaboliser l’adversaire, légitimer une guerre qui ne l’est pas forcément et dissuader les acteurs extérieurs de s’en mêler. Les États-Unis l’ont fait contre l’Irak, la Russie fait de même contre l’Ukraine.

L’arme nucléaire est utilisée tous les jours depuis 1945 mais dans le champ de la communication, même silencieuse.

Michel Goya

Manque de chances de ce point de vue, contrairement à l’Irak (on s’en doutait un peu quand même), on sait pertinemment que l’Ukraine n’a pas d’armes nucléaires puisqu’elle a dû renoncer à celles qu’elle avait héritées de l’Union soviétique en échange, rappelons-le, de la garantie que ses frontières ne seraient pas touchées. On va donc lui en inventer.

À la fin du mois d’octobre, le général Shoigu, ministre de la Défense russe, a ainsi accusé successivement l’Ukraine de fabriquer une « bombe sale », de vouloir provoquer un accident nucléaire sur la centrale de Zaporijia et d’exiger des frappes nucléaires préventives américaines contre les armes russes. La ficelle est grosse (les Ukrainiens sont des affreux, ils ne méritent pas d’être soutenus, mais combattus), mais n’attache que ceux qui veulent l’être. Rappelons au passage qu’une « bombe sale » est un explosif enrobé de matières radioactives, et que cela n’offre pas le moindre intérêt militaire. Si elle peut constituer une arme intéressante pour des organisations terroristes (faire peur) à condition de survivre à la manipulation des matières radioactives, cela n’offre aucune utilité pour un État d’irradier un village ou un quartier d’une ville et d’y augmenter le nombre de cancers. Si l’on veut tuer des populations, autant utiliser directement des missiles comme celui lancé par les Russes ou les séparatistes sur la gare de Kramatorsk le 8 avril, qui a tué 57 personnes et blessé 109 autres. C’est à peu près et sur la longue durée la létalité de la bombe sale que pourraient éventuellement fabriquer les Ukrainiens.

Pour le reste, les Ukrainiens accusent aussi les Russes de menacer de vouloir les frapper atomiquement et de chantage à l’accident nucléaire, ce qui dans le premier cas est, on l’a vu, improbable, et dans le second pas plus sérieux que l’accusation inverse. Quant à la demande, vite effacée, de procéder à des frappes préventives américaines sur l’arsenal nucléaire russe, c’est évidemment d’une grande maladresse. C’est bien plus irréaliste encore que de demander une zone d’exclusion aérienne — et surtout embarrassant pour les États-Unis.

Les États-Unis de leur côté jouent à la fois de la dissuasion verbale, rappelant qu’il ne saurait être question de banaliser l’emploi de l’arme nucléaire, qu’eux-mêmes ne l’ont plus utilisée depuis 1945 alors qu’ils en avaient de multiples occasions, et qu’une frappe russe susciterait forcément des réactions militaires, sans aucun doute conventionnelles, afin de rendre le « coût d’entrée » dans la guerre nucléaire à un niveau prohibitif.

Les Russes menacent l’Ukraine qui implique les États-Unis malgré eux, et qui eux-mêmes menacent la Russie. Cela ressemble à une impasse mexicaine. C’est très impressionnant dans les films, mais cela débouche rarement sur autre chose que sur une négociation de désescalade. En conclusion, on n’a pas encore fini de jouer à se faire peur au-dessus des combats de tranchées.