Un référendum en 2016 qui aboutit à la sortie de l’Union européenne, quatre Premiers ministres conservateurs en six ans, la mort de la reine Élisabeth II après un règne de soixante-dix ans, une crise économique et sociale sévère, des tensions en Écosse et en Irlande du Nord : le Royaume-Uni connaît depuis quelques années une instabilité inédite depuis la seconde guerre mondiale. Cet enchaînement d’événements nous interroge sur la solidité du système politique britannique, loin de l’image d’Épinal de la « mère » de la démocratie parlementaire. Elle révèle la profondeur de bouleversements qui se déroulaient à bas bruit depuis des années, en particulier l’affaiblissement des partis politiques traditionnels, la fragilité de l’union des nations qui composent le royaume et la méfiance de beaucoup d’électeurs à l’égard des élites et des institutions, tant européennes que britanniques.

Une constitution fragilisée  ?

La constitution britannique est constituée d’une série de textes de loi adoptés à diverses époques, depuis la Magna Carta  de 2015 jusqu’à la loi actant la sortie de l’Union européenne en 2020, ainsi que d’une série de conventions ou règles non écrites mais suivies par les représentants des trois pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. Dans l’image d’Épinal du «  modèle de Westminster  », cette plasticité a permis à la constitution d’évoluer au fil du temps et de s’adapter à l’évolution politique et sociale du pays. Sa stabilité repose toutefois sur le principe du respect des conventions par leurs représentants, et notamment par le gouvernement du moment, et plus généralement sur la confiance des citoyens. 

Or depuis le référendum sur l’Union européenne en 2016, on a assisté à une série de remises en question par les gouvernements conservateurs successifs de certaines de ces règles, écrites ou pas. Le choix même de recourir à un référendum, même s’il n’avait pas de valeur juridique théorique dans une démocratie représentative, pour prendre une décision aux conséquences aussi lourdes, est significatif d’un affablissement de la souveraineté du Parlement. La décision de sortir de l’Union a non seulement été prise par les seuls 52 % d’électeurs qui avaient pris part au vote, mais allait de plus à l’encontre de l’opinion d’une majorité des députés à l’époque. Cette contradiction fondamentale entre «  volonté du peuple  » et souveraineté parlementaire explique aussi la très longue séquence qui a suivi à Westminster, sous le mandat de Theresa May, lors de laquelle aucune majorité ne s’est dégagée sur les modalités de sortie de l’Union et le maintien ou non dans le marché unique. Seules les élections législatives anticipées de décembre 2019, remportées par le parti conservateur sous Boris Johnson, ont permis de sortir de l’impasse, tout en imposant un Brexit «  dur  » et un accord de libre-échange minimal avec l’Union européenne, qui n’avait jamais été envisagé pendant la campagne référendaire.

Le Royaume-Uni connaît depuis quelques années une instabilité inédite depuis la seconde guerre mondiale. Cet enchaînement d’événements nous interroge sur la solidité du système politique britannique, loin de l’image d’Épinal de la «  mère  » de la démocratie parlementaire.

Pauline Schnapper

Le Brexit a également eu pour conséquence d’affaiblir, au moins provisoirement, d’autres institutions comme la Cour Suprême, accusée par les Brexiters les plus zélés de s’opposer à la volonté populaire quand elle a statué sur la nécessité d’un vote aux Communes sur le déclenchement de l’article 50 du traité de Lisbonne en janvier 2017 ou quand elle a censuré le gouvernement Johnson qui avait suspendu (« prorogué ») le Parlement en septembre 2019 pour empêcher les députés de s’opposer à une éventuelle sortie de l’Union sans accord.

Le royaume désuni  ?

Le Brexit et peut-être la transition monarchique ont par ailleurs accéléré les tensions centrifuges entre les différentes composantes du royaume et interrogent sur l’unité territoriale du pays. La reine Élisabeth II était respectée et admirée dans tout le pays et avait contribué à maintenir un certain degré de cohésion, au moins symbolique, par sa présence régulière en Écosse et, par exemple, lors du voyage historique qu’elle avait effectué en Irlande en 2011, qui avait symbolisé la réconciliation entre les deux pays. Peu avant le référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014, elle avait aussi appelé les électeurs, à la demande du Premier Ministre David Cameron, à bien réfléchir à leur vote — sans que l’on puisse, bien sûr, mesurer son influence sur le choix des électeurs écossais qui avaient finalement rejeté l’indépendance à 55 %. Le référendum sur le Brexit, lors duquel les électeurs écossais ont souhaité rester dans l’Union à une large majorité (62 %) a toutefois relancé le débat sur une indépendance de l’Écosse dans l’Europe. Il n’est pas certain que le nouveau roi Charles arrive à jouer le même rôle entre l’Angleterre et l’Écosse. Aujourd’hui, le parti indépendantiste au pouvoir (régional) à Edimbourg, le SNP, annonce vouloir organiser un nouveau référendum en 2023, malgré l’opposition du gouvernement central et demande à la Cour Suprême britannique de l’y autoriser, même si la loi sur la dévolution prévoit que les questions constitutionnelles restent du ressort de Westminster.

Le problème se posera en des termes différents en Irlande du Nord, où les tensions communautaires entre unionistes (majoritairement protestants) et nationalistes (majoritairement catholiques) ont également été avivées par le Brexit puis par les tensions autour du protocole nord-irlandais inclus dans l’accord de retrait de l’Union. L’Irlande du Nord dans son ensemble a voté pour rester dans l’Union européenne, comme l’Écosse, mais de façon différenciée selon les communautés  : les électeurs catholiques ont voté à 85 % pour rester dans l’Union européenne, tandis que les protestants ont voté à 60 % pour en sortir, ce qui a provoqué de nouvelles tensions politiques dans la province. L’accord de sortie approuvé par Boris Johnson qui prévoit, pour empêcher l’imposition d’une frontière physique entre le nord et le sud de l’île qui matérialiserait la frontière de l’Union, des contrôles douaniers entre la Grande-Bretagne (Angleterre, Écosse et pays de Galles) et l’Irlande du Nord, les a exacerbées  : les unionistes protestants rejettent cette frontière symbolique avec le reste du pays, ce qui a conduit Boris Johnson et Liz Truss à remettre en question l’accord conclu avec Bruxelles et présenter un projet de loi qui le violerait en supprimant les contrôles douaniers de façon unilatérale. Les protestants bloquent désormais le fonctionnement de la nouvelle assemblée régionale élue au printemps, qui a vu pour la première fois le Sinn Fein arriver en tête, manifestant symboliquement le bouleversement démographique en cours dans la province, où les catholiques sont désormais majoritaires. La réunification de l’Irlande est devenue une vraie possibilité, à terme en tout cas.

Les protestants bloquent désormais le fonctionnement de la nouvelle assemblée régionale élue au printemps, qui a vu pour la première fois le Sinn Fein arriver en tête, manifestant symboliquement le bouleversement démographique en cours dans la province, où les catholiques sont désormais majoritaires.

Pauline Schnapper

L’instabilité politique et la tentation populiste

Le niveau de confiance des citoyens britanniques à l’égard de leurs institutions et de leur personnel politique a connu une baisse spectaculaire en quelques décennies, évaluée par les enquêtes du British Social Attitudes Survey ainsi que celles menées par la Hansard Society. Ainsi, le nombre de personnes interrogées qui ne font «  presque jamais confiance  » au gouvernement est passé de 11  % en 1986 à 34  % en 2019. À l’inverse, le nombre de personnes qui lui font «  presque toujours  » ou «  la plupart du temps  » confiance est passé de 38  % à 22 % en 2016 et seulement 15 % en 2019. Les partis sont logés à la même enseigne  : en 2019, 50 % des personnes interrogées par IpsosMori considéraient que les principaux partis et les hommes et femmes politiques ne se préoccupaient pas d’elles. En 2019, 72 % des personnes interrogées estimaient que le système politique aurait «  grand besoin d’être amélioré  », contre 50 % au début des années 1990. Cette défiance s’accompagne d’une demande de démocratie plus participative et, jusqu’à 2016 en tout cas, de davantage de démocratie directe. Il est à noter que l’expérience chaotique du Brexit a légèrement refroidi les ardeurs des Britanniques sur le recours au référendum.

La crise de légitimité ne rend pas la tâche des partis politiques traditionnels facile. Ils sont confrontés, depuis les années 1980-90, à une crise du militantisme d’une part et à une perte d’attractivité électorale de l’autre. Le tout s’est déroulé sur fond de plus grande volatilité de l’électorat, accentuée par le référendum sur le Brexit qui a fait exploser les distinctions idéologiques habituelles entre les partis1. Le bipartisme traditionnel du Royaume-Uni, encadré par le mode de scrutin uninominal à un tour, qui favorise les grands partis nationaux — où les partis solidement implantés dans une région et qui sont susceptibles d’arriver en tête dans ces circonscriptions — a été affaibli par l’irruption, momentanée ou durable, de partis tiers. Outre les partis nationalistes écossais et gallois, qui se sont renforcés aux dépends du parti travailliste, c’est le cas, au niveau national cette fois, du parti libéral-démocrate. Il a connu une renaissance depuis les années 1980, jusqu’à participer à un gouvernement de coalition avec les Conservateurs entre 2010 et 2015, avant de connaître une nouvelle éclipse jusqu’en 2019, puis aujourd’hui de profiter des déboires du gouvernement pour remporter quelques sièges lors de législatives partielles. C’est le cas surtout du parti UKIP, quasiment disparu aujourd’hui, qui a remporté la bataille du Brexit sans quasiment jamais avoir obtenu de sièges au Parlement de Westminster, par le simple fait d’exercer une pression sur le parti conservateur pour organiser un référendum sur la sortie de l’Union européenne et en obtenant des succès flatteurs aux élections européennes dans les années 2000 et 2010.

Confrontés à cette nouvelle donne, les principaux partis ont réagi de façon différenciée. Après leur double défaite en 2010 et 2015, les travaillistes ont d’abord opté pour une gauche radicale en élisant Jeremy Corbyn à leur tête, aboutissant à deux défaites supplémentaires aux élections législatives anticipées de 2017 et 2019. L’élection de Keir Starmer en 2020 a permis un recentrage du parti vers des positions proches du New Labour de Tony Blair — moins le charisme de celui-ci — et une remontée dans les sondages à mesure que le gouvernement de Boris Johnson s’enfonçait dans les scandales. Les premiers pas calamiteux de la nouvelle Première Ministre Liz Truss cet automne ont permis aux travaillistes de creuser l’écart dans les enquêtes d’opinion. On notera tout de même l’extrême prudence du parti sur les questions européennes depuis que le Brexit est devenu réalité, malgré le soutien personnel de Keir Starmer à l’option d’un second referendum avant 2019, qui s’explique par la crainte de ne pas arriver à récupérer les électeurs travaillistes favorables au Brexit en 2016 et qui s’étaient tournés vers les Conservateurs en 2017 et 2019. Starmer parle aujourd’hui de «  faire fonctionner le Brexit  », d’améliorer les relations avec l’Union, non de revenir dans l’Union ni même sur le choix de Johnson de sortir du marché unique et de refuser tout accord de coopération avec l’Union européenne en matière de politique étrangère et de défense.

Le bipartisme traditionnel du Royaume-Uni, encadré par le mode de scrutin uninominal à un tour, qui favorise les grands partis nationaux — où les partis solidement implantés dans une région et qui sont susceptibles d’arriver en tête dans ces circonscriptions — a été affaibli par l’irruption, momentanée ou durable, de partis tiers.

Pauline Schnapper

Le choix fait par le parti conservateur, dès le milieu des années 2000 mais de façon encore plus spectaculaire depuis le referendum sur le Brexit, a quant à lui été d’épouser l’air du temps et d’adopter une posture que l’on peut qualifier de populiste. Dès 2005, le parti, sous la houlette de David Cameron, adoptait un discours anti-immigration et s’engageait à réduire les arrivées de migrants à moins de 100 000 par an quand il reviendrait au pouvoir. Dans le même temps, la rhétorique anti-européenne ne cessait de croître, sous la pression de UKIP, jusqu’à la promesse de Cameron d’organiser un référendum sur le maintien dans l’UE, qui a abouti au résultat que l’on sait. Après 2016, Theresa May puis surtout Boris Johnson ont repris à leur compte un discours nationaliste anti-européen centré sur l’idée de la volonté «  du peuple  » de retrouver sa souveraineté (Take Back Control), accusant tous les adversaires du Brexit de vouloir le trahir. En septembre 2019, Johnson expulsait 21 députés conservateurs pro-européens qui voulaient voter en faveur de la proposition de loi visant à empêcher une sortie de l’Union européenne sans accord. Certains de ses proches au gouvernement s’en prenaient aussi aux hauts fonctionnaires, juges, hommes ou femmes politiques et autres journalistes de la BBC, accusés d’être des «  remoaners  » refusant d’accepter la volonté populaire exprimée lors du référendum.

Cette surenchère nationaliste a profité aux Conservateurs dans un premier temps, ou plus précisément à Boris Johnson, qui a fortement contribué à la victoire du leave en 2016, puis est devenu Premier Ministre après l’échec de Theresa May à faire voter son projet d’accord de sortie de l’UE, puis enfin a remporté une large victoire aux élections de 2019. Elle s’est cependant heurtée à la réalité politique et économique du pays. L’électorat pro-Brexit se partageait schématiquement entre des Conservateurs traditionnels attachés à la souveraineté et au libéralisme économique d’une part et d’anciens électeurs travaillistes moins éduqués, victimes des évolutions technologiques et de la mondialisation d’autre part, qui étaient au contraire demandeurs d’investissements publics dans leurs territoires après des années de coupes budgétaires qui ont conduit à des réductions sévères, de 15 à 20 %, dans les budgets sociaux, des services publics et des collectivités locales, accroissant les inégalités régionales (car affectant davantage les zones défavorisées) et sociales. Ces aspirations contradictoires ne pouvaient pas être réconciliées. Le Brexit a un coût économique important en termes d’échanges commerciaux et de main-d’oeuvre, évalué à -6 % du PIB en 10 ans par le Think Tank UK in a Changing Europe, auquel se sont ajoutées les dépenses liées à la crise sanitaire et aujourd’hui la crise énergétique et la récession annoncée, à laquelle le gouvernement Truss a opposé un projet de baisse des impôts non financé auquel elle a dû renoncer sous la pression des marchés financiers, entraînant une nouvelle crise politique. Rien ne pouvait mieux illustrer la dérive radicale et la déconnexion croissante du parti avec la réalité sociale et économique du pays que l’élection de Liz Truss par les militants sur un programme présenté comme rompant avec l’orthodoxie du ministère des finances.

Résilience du système

Le Royaume-Uni traverse une crise politique grave dont il n’a pas encore réussi à s’extraire depuis le vote en faveur du Brexit et qui est particulièrement inquiétante dans le contexte de crise économique mondiale actuel. On voit tout de même, avec une nouvelle Première Ministre en sursis, que le pays arrive à la fin d’un moment populiste, symbolisé par les excès et les contradictions d’un Boris Johnson et plus généralement du mouvement pro-Brexit qui a pris les rènes du pouvoir en 2016. Ce tournant pourrait se manifester soit à court terme, si le parti conservateur parvenait à s’unir autour de positions plus consensuelles ou à l’occasion des prochaines élections législatives, qu’elles aient lieu rapidement ou aux échéances prévues (fin 2024). Le parti travailliste, pour la première fois depuis 2010, est en mesure de se présenter de façon crédible comme prêt à gouverner, alors que les Conservateurs s’enfoncent encore pour l’instant dans la division et l’incohérence.

Le Royaume-Uni traverse une crise politique grave dont il n’a pas encore réussi à s’extraire depuis le vote en faveur du Brexit et qui est particulièrement inquiétante dans le contexte de crise économique mondiale actuel.  

Pauline Schnapper

L’institution parlementaire, malmenée comme jamais depuis le début du XXe siècle, a résisté aux coups de boutoirs des Brexiters et a été capable, par les élections de 2019, de reprendre un fonctionnement normal et de contrôler l’action du gouvernement. L’émotion proprement nationale qui a saisi le pays à la mort de la reine a manifesté un attachement à la monarchie et aux institutions qui n’allait pas de soi dans le contexte actuel et témoigne d’une forme d’unité qui avait été mise à mal par les fractures du Brexit.

Enfin, si l’indépendance de l’Écosse et la réunification de l’Irlande sont des hypothèses plausibles, rien n’indique que l’une ou l’autre pourrait avoir lieu à court terme. Ainsi en Écosse, et malgré le Brexit, les sondages indiquent que la population est très partagée sur la question. Un retour des travaillistes au pouvoir à Londres pourrait même affaiblir le mouvement nationaliste, qui s’appuie actuellement sur l’impopularité du gouvernement conservateur pour réclamer l’indépendance.

Il convient donc de ne pas enterrer trop vite le modèle parlementaire britannique, même si les conséquences politiques et économiques de la décision historique du Brexit se feront encore sentir longtemps. Il est à cet égard révélateur et préoccupant qu’aucun des deux grands partis de gouvernement n’ait le courage d’affronter publiquement la réalité des effets, tant politiques qu’économiques, du Brexit.

Sources
  1. Pour plus de détails sur cette question, voir Pauline Schnapper, ‘The Brexit cleavages in the 2017 and 2019 General Elections’, Observatoire de la société britannique, n° 26, mai 2021, pp. 219-238.